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Paul Pelckmans

« Le moins prévoyant est toujours le plus sage »Prévision et Providence dans les Fables de La Fontaine

1« Le Cochon, la Chèvre et le Mouton » reprend une anecdote d’Ésope, mais en inverse la conclusion. Dans la version originale, les compagnons de route du cochon se montrent importunés par ses criailleries incessantes ; il a beau jeu de rétorquer que leur paisible silence prouve surtout qu’ils n’ont même pas compris qu’on les mène à l’abattoir. Le cochon de La Fontaine est tout aussi clairvoyant et est apparemment lui aussi le seul à l’être ; il a tort de crier et ferait mieux de se résigner sans récriminations à l’inévitable :

Dom Pourceau raisonnait en subtil personnage :
Mais que lui servait-il ? Quand le mal est certain,
La plainte ni la peur ne changent le destin ;
Et le moins prévoyant est toujours le plus sage. (VIII/12, 29-32)1

2Ne nous appesantissons pas sur ce « toujours » : les leçons des Fables ne font pas système et ne sont jamais le dernier mot de leur auteur ni même des conclusions mûrement réfléchies. Il leur suffit de faire mouche. Le Second Recueil aligne donc aussi quelques fables qui font état, avec éloge, d’une sage prévoyance. Toujours est-il qu’en l’occurrence notre « Cochon » suit immédiatement la célèbre fable des « Deux Amis », qui a quelque chance, je crois2, d’être plus ironique qu’on ne le dit communément et qui fait elle aussi état d’une prévoyance mal avisée. L’un des « vrais amis » s’inquiète mal à propos d’un songe et va éveiller l’autre au beau milieu de la nuit :

Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu ;
J’ai craint qu’il ne fût vrai, je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause. (VIII/11, 21-23)

3Le « maudit songe » a paru, un instant, prémonitoire. La vérification immédiate qui suit prouve sans doute qu’ « un ami véritable est une douce chose » (VIII/11, 26), mais est aussi, et peut-être d’abord, un esclandre parfaitement inutile, qui tire toute une maisonnée de son sommeil…

4Le thème de la prémonition oiseuse revient quelques pages plus loin dans « L’Horoscope », qui aligne d’abord deux anecdotes qui semblent illustrer le thème de la précaution inutile :

On rencontre sa destinée
Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter. (VIII/16, 1-2)

5Suit alors la mésaventure d’un roi auquel un devin prédit que son fils mourrait infailliblement s’il rencontrait un lion avant ses vingt ans ; le père interdit donc qu’on le laisse jamais sortir du palais. Devenu adolescent, le prince, fort marri de ne jamais pouvoir partir à la chasse, donne un jour un coup enragé à un lion qui figure sur une tapisserie et tombe malencontreusement sur un clou qui se trouvait sous la toile et qui le blesse à mort. La suite enchaîne sur l’histoire bien connue d’Eschyle, auquel on aurait prédit qu’il mourrait sous « la chute d’une maison » (VIII/16, 46) et qui essayait de s’en garder en dormant désormais à la belle étoile. Les choses se gâtent quand un aigle, qui a enlevé une tortue et prend le crâne chauve du dormeur pour un rocher, y laisse tomber sa proie pour en casser la carapace. La carapace est bien une maison tombée du Ciel.

6Pareilles anecdotes prouvent traditionnellement qu’on n’échappe pas à son destin et que les horoscopes ne sont bons qu’à faire « tomber dans les maux que craint celui qui le(s) consulte » (VIII/16, 56-57). La Fontaine, là encore, écarte cette conclusion prévisible et préfère arguer que ses deux accomplissements n’ont rien de décisif et que les étoiles sont de toute façon trop lointaines pour exercer une quelconque influence sur les incidents de l’ici-bas. Il s’est trouvé seulement qu’à côté de milliers de prédictions qui tombent à plat, ces deux-là auront fini par tomber juste. Argument à son tour tout sauf inédit, qui remonte au moins au De divinatione de Cicéron ; La Fontaine avait pu le retrouver plus près de lui chez Charles Sorel et même dans La Princesse de Clèves3. Il n’en est pas moins surprenant dans ses Fables, qui sont vouées par définition aux anecdotes typiques ou du moins à un certain degré généralisables ; c’est ici, sauf erreur, la seule fois qu’il choisit de raconter des incidents qui, à l’en croire, ne prouvent rien :

Il ne se faut point arrêter
Aux deux faits ambigus que je viens de conter.
Ce fils par trop chéri ni le bonhomme Eschyle
N’y font rien. Tout aveugle et menteur qu’est cet art,
Il peut frapper au but une fois entre mille ;
Ce sont des effets du hasard. (VIII/16, 98792)

7Nos trois fables dénoncent un certain penchant mal avisé à s’inquiéter de déboires à venir. Elles le font à partir d’attendus très différents, voire opposés : le monde du « Cochon » semble régi par le destin, celui de « L’Horoscope » serait plutôt voué au déploiement infini des hasards. « Les deux amis » ne touche à notre sujet que de façon incidente ; c’est aussi la seule des trois qui ne semble menacée d’aucun malheur et où la prémonition apparente n’indique de même qu’un inconvénient des plus bénins.

8Il serait bien sûr parfaitement vain de se demander quel cas de figure correspond le plus à la pensée profonde de La Fontaine. Le fabuliste, nous l’avons déjà dit, ne se soucie pas vraiment de proposer une vision du monde dûment élaborée. Reste que ses Fables, même s’il ne cherche guère à y délivrer aucun message global, pouvaient difficilement ne pas comporter une Weltanschauung au moins implicite, qui, à défaut d’être leur enjeu, serait, si l’on peut dire, leur terreau. Les histoires pour rire présupposent une certaine connivence entre le fabuliste et son public, qui partagent toute une normalité implicite – autant dire une « mentalité » – dont les personnages mis en scène s’écartent, pour leur part, risiblement. Leurs gaffes ont dès lors quelque chance de nous édifier sur les évidences coutumières d’un monde qui commence, trois siècles et demi plus tard, à se faire lointain.

9Nos fables aboutissent, à partir de présupposés très hétérogènes, à une même réserve devant le souci de scruter l’avenir ; on peut présumer qu’aucun des argumentaires mobilisés ne définit tout à fait le vrai ressort de cette méfiance. La question est donc de savoir s’il y a moyen de faire un pas de plus et d’entrevoir un peu mieux les psycho-logiques sous-jacentes à cette réserve diversement motivée devant des anticipations qui semblent – dans toutes les acceptions du terme – indues.

10Les Fables nous introduisent dans un monde où l’avenir, le plus souvent, n’est guère difficile à prévoir. Il ne faut pas être grand astrologue pour deviner que, la fourmi n’étant pas prêteuse, la cigale qui la sollicite a peu de chances d’obtenir ses « quelques grains pour subsister » (I/1, 10) ; et il semble plus évident encore que l’agneau qui rencontre un loup ne saura jamais le convaincre de le laisser repartir vivant ; « la raison du plus fort est toujours la meilleure » (I/10, 1). Ces aboutissements sont si évidents qu’il serait oiseux de chercher à les deviner.

11Aussi les devins ne s’attachent-ils pas à ces généralités. Les animaux des fables sont en effet des animaux génériques, dûment munis d’un article défini et d’une majuscule, dont les mésaventures illustrent des scénarios certes inéluctables, mais qui ne le sont qu’au niveau des espèces : tant qu’il y aura des loups et des agneaux, il y aura beaucoup d’agneaux croqués par des loups, mais il y aura bien sûr aussi des brebis plus chanceuses, qui auront l’heur de ne jamais se heurter à aucun loup. Le sort commun est un risque commun, les uns y échappent alors que d’autres en deviennent la victime.

12C’est précisément dans cette faille que s’inscrit la curiosité que les devins et autres astrologues prétendent satisfaire. Le vrai souci de leurs clients est d’apprendre si telle ou telle chose espérée ou redoutée, qui peut en principe arriver à tout le monde, mais dont on peut aussi se voir préservé ou privé (c’est selon), leur arrivera ou non à eux en particulier. La question n’a pas lieu de se poser dans le monde générique des Fables, où les animaux mis en scène subissent à peu près infailliblement le sort commun. Il reste que tout se passe comme si La Fontaine estimait aussi que, même en dehors du contexte très spécifique de son genre, la question est intrinsèquement déplacée : nos trois fables enseignent qu’on ne devrait pas trop tâcher de savoir d’avance à quel avenir concret on finirait par se trouver exposé. Pourquoi pas?

13Chrétiens au moins d’habitude, la plupart des lecteurs de La Fontaineestimaient que la répartition inégale des biens et des maux inséparables de la condition humaine tenait à une régie divine, qui les distribuait souverainement sur les uns et les autres comme il convenait à ses voies insondables. La Fontaine n’est pas un auteur édifiant ; les bienséances de son époque, qui interdisaient de mêler les registres sacré et profane, l’obligeaient à éviter, dans son œuvre d’amuseur, tous accents pieux prolongés. Ses Fables ne parlent donc pas trop d’un dessein d’En-Haut devant lequel il n’y aurait qu’à s’incliner ; il se pourrait qu’elles permettent du coup de mieux appréhender les soubassements secrets de ces rhétoriques plus que coutumières.

14La révérence pieuse ou confiante devant la Providence telle que la préconisent nos Maîtres les Théologiens pose en effet au moins autant de problèmes qu’elle en résout. La fable L’Âne et ses Maîtres évoque les importunités d’un âne, qui s’adresse à trois reprises « au Destin » (VI/11,1) pour demander un nouveau maître et un meilleur sort. À sa troisième demande, le Destin se montre excédé :

Croit-il être le seul qui ne soit pas content ?
N’ai-je en l’esprit que son affaire ? (VI/11, 23-24)

15Cette exaspération, que la fable trouve de toute évidence parfaitement justifiée, conviendrait mal au Vrai Dieu du xviie, qui ne saurait craindre de se voir débordé par trop de demandes. Sa sagesse et sa puissance infinies lui permettraient de s’occuper, avec tout le détail et toute l’efficacité souhaitables, d’une répartition équitable des biens et des maux et même, à la rigueur, des moindres convenances de chacune de ses créatures. S’Il ne le fait pas, c’est qu’Il n’est pas tenu de le faire.

16L’idée d’un Dieu provident qui se soucierait plutôt nonchalamment du bonheur particulier de ses créatures nous paraît presque contradictoire. Ce serait, je crois, oublier que la Providence a elle aussi une histoire4. Les Philosophes du xviiie siècle, qui prendront argument du tremblement de terre de Lisbonne pour lui adresser de sanglants reproches, estimeront effectivement qu’un Dieu vraiment bon et tout-puissant devrait aménager dès l’ici-bas un confort maximal à un chacun. On les comprend d’autant mieux que les apologistes auxquels ils s’opposent évoquent de même, de la physico-théologie de l’abbé Pluche5 aux harmonies préétablies du grand Leibnitz, une telle sollicitude. L’idée n’est bien sûr pas absolument neuve et avait inspiré, depuis les origines du christianisme, tout un légendaire édifiant. N’empêche que, jusque-là, la théologie et partant aussi la pastorale la plus courante de l’Ancien Régime engageaient plutôt les fidèles à se contenter d’une Providence plus austère, qui assurait une conduction globale du monde et se préoccupait assez peu du détail des biographies particulières : les chances les plus inouïes comme les malheurs les plus extrêmes permettaient pareillement de faire son salut6 et étaient donc, en dernière analyse, foncièrement équivalents. Le dogme de la Providence, dans ce sens, engageait moins à s’émerveiller de la sagesse divine qu’à se soumettre à ses décrets. Cette soumission même était le principal mérite que le croyant, quels que fussent les aléas de sa vie, pouvait acquérir dans l’ici-bas : fiat volontas tua !

17La Fontaine parle peu de l’au-delà et n’aurait guère pu, là non plus, s’en occuper de façon très suivie. Il n’est pas sûr pour autant qu’il l’évite seulement par discrétion. On peut penser en effet que l’argumentaire eschatologique des théologiens était lui aussi à sa façon, en dernière analyse, une sorte de rationalisation. Elle pouvait rencontrer une adhésion très partagée parce qu’elle ajoutait une motivation d’appoint à certaine prédisposition immédiate, quasi instinctive, à accepter en masse les biens et les maux d’un monde qui comportait inévitablement les uns et les autres et qui se montrait assez capricieux, voire chaotique, dans leur distribution. Le xviie siècle pratiquait une culture de la soumission7 qui nous est devenue largement inimaginable ; elle engageait à s’aligner sur un monde à la fois très répétitif, voire immuable dans la succession indéfinie des plaisirs et des peines qui faisaient sa trame essentielle, et fort peu soucieux d’en assurer une répartition tant soit peu égalisée. Le bon Dieu, si l’on me permet ce raccourci, n’était pas encore dans le détail. Il suffisait pour sa gloire – ou, si l’on préfère, pour l’acceptabilité élémentaire du monde – que ce monde redéploie constamment son infinie récurrence.

18La Fontaine retrouve un instant ce contraste dans L’Astrologue qui se laisse tomber dans un Puits, qui est aussi, dans le Livre deuxième, la première fable où il s’occupe de la curiosité indue de l’avenir. La chute imprudente dudit astrologue8 lui vaut quelques contusions qui n’ont rien de catastrophique ; expédiée en quatre vers, l’anecdote introduit une longue diatribe contre l’astrologie, qui résume une fois de plus des objections hautement traditionnelles9. Le fabuliste souligne à son tour l’inutilité foncière d’annonces qui avertiraient de malheurs inévitables ; on reconnaît l’argument qui resservira dans Le Cochon, la Chèvre et le Mouton contre « la clameur à rendre les gens sourds » (VII/12,9) du premier. L’Astrologue y ajoute une fin de non-recevoir plus absolue :

Du reste, en quoi répond au sort toujours divers
Ce train toujours égal dont marche l’univers ? (II/13, 39-40)

19Les cheminements louvoyants du sort des hommes diffèrent du tout au tout du cours parfaitement réglé des astres ; comme il serait absurde de prétendre découvrir une quelconque correspondance entre deux allures si dissemblables, les calculs compliqués des astrologues, qui conviennent aux belles régularités de la voûte céleste, n’étaient pas pertinents pour la réalité plus confuse du sublunaire. Le contraste, pour radical qu’il soit (on notera les deux « toujours »), ne signifie pas pour autant que le sublunaire serait coupé sans recours de l’ordre du monde ou voué au désordre absolu :

Le firmament se meut, les astres font leur cours,
Le soleil nous luit tous les jours,
Tous les jours sa clarté succède à l’ombre noire,
Sans que nous en puissions autre chose inférer
Que la nécessité de luire et d’éclairer,
D’amener les saisons, de mûrir les semences… (II/13, 30-35)

20La tournure restrictive écarte toutes inductions astrologiques, mais salue du même mouvement une belle « nécessité » – à la fois une régularité parfaite et un bienfait fondamental –, que le bariolage des sorts particuliers ne compromet ni ne déprécie aucunement. Ce bariolage fait partie, à sa place (ptoloméenne si l’on veut) et selon son régime propre, de l’ordre essentiel d’un monde qui ne laisse d’ailleurs pas, en l’occurrence, de comporter certain anthropocentrisme : « le soleil nous luit ». La Providence des Fables pouvait encore se contenter de ce bienfait global et prodigué indifféremment, mais aussi bien magnifiquement, à tout le monde.

21On sait que toute une réflexion anthropologique désormais bien connue10 engage à penser que le décalage qui sépare le xviie siècle du xviiie rejoint un clivage plus fondamental, qui oppose notre monde moderne aux sociétés traditionnelles. Ces dernières – qui sont donc les premières en date – se caractériseraient notamment par un certain esprit holiste : on n’imaginait pas encore, comme nous le faisons presque spontanément, que le droit à l’initiative librement choisie et à l’épanouissement personnel des individus pût avoir le pas sur les traditions des groupes, qui étaient largement admis à imposer leurs encadrements et leurs contraintes. Le tout étant plus important que la partie, il semblait évident que les convenances et les aises des particuliers ne faisaient pas vraiment le poids. Ils ne valaient surtout pas qu’on dérangeât pour si peu la marche ordinaire des choses. Avant même d’être, comme le voulait Pascal, haïssable, le Moi paraîtrait d’abord ridicule de se montrer trop susceptible ou trop douillet.

22Le Gland et la Citrouille illustre à sa façon ce ridicule. Il s’agit sans doute de la fable la plus théologique du recueil tout entier, qui s’aventure pour une fois dans un domaine d’habitude interdit et peut le faire sans inconvénients excessifs en invitant surtout à rire d’une religiosité très plébéienne. La religion qui commandait le respect – et que les Fables devaient donc passer sous silence parce qu’il aurait été indécent de la mêler aux frivolités de la littérature d’amusement – était plutôt celle des honnêtes gens. La Fontaine se moque dès lors sans scrupule excessif du naïf égo-centrisme d’un paysan très infatué de lui-même ; sa caricature se trouve, pour qui la relit trois siècles plus tard, dénoncer d’avance un argumentaire dont la physico-théologie fera ses délices.

23Il n’y fallait au demeurant aucun esprit prophétique. L’abbé Pluche et ses émules se contentent, nous l’avons déjà rappelé, de systématiser un type de raisonnement qui avait déjà inspiré, de façon plus disparate, bien des propos pieux sur les infinis bienfaits de la Providence. La fable annonce un propos apologétique, mais indique aussi d’emblée, par le recours à un mot paysan, qu’il s’agira d’un pastiche :

Dieu fait bien ce qu’il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet univers, et l’aller parcourant,
Dans les Citrouilles je la treuve. (IX/4, 1-3)

24Il la treuve moins lui-même qu’il ne la fait découvrir par « un villageois » (IX/4, 4), le très suffisant Garo, qui se flatte un beau jour de constater un défaut dans la Création. Les citrouilles étant plus volumineuses que les glands, les proportions auraient été mieux respectées si les premières avaient été pendues aux chênes. Et Garo de se décerner un satisfecit :

C’est dommage, Garo, que tu n’es point entré
Au conseil de celui que prêche ton Curé ;
Tout en eût été mieux… (XI/4, 12-14)

25Le Dieu que le Curé de Garo prêche à son auditoire paysan n’est sans doute pas exactement celui des lecteurs des Fables. Toujours est-il que la suite semble le justifier : Garo ne tarde pas à découvrir que la distribution des glands et des citrouilles a été sagement calculée pour prévenir de terribles catastrophes. Fatigué de ses méditations transcendantales, « il va prendre son somme » (XI/4, 22) sous un chêne et est réveillé par un gland qui lui tombe sur le nez. Garo se dit aussitôt que les choses auraient pu être pires :

Son nez meurtri le force à changer de langage ;
Oh, oh, dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc
S’il fût tombé de l’arbre une masse plus lourde,
Et que ce gland eût été gourde ?
Dieu ne l’a pas voulu ; sans doute il eut raison ;
J’en vois bien à présent la cause. (XI/4, 26-31)

26Cette seconde découverte ne vaut évidemment pas mieux que la première11, d’autant plus que la citrouille, qui ne pèse pas vraiment lourd, ne risquerait toujours pas, comme la tortue du malheureux Eschyle, de casser la tête du dormeur. Elle le réveillerait tout au plus un peu plus brutalement – et Garo doit bien être le seul à croire pour de bon que son sommeil de rustre fasse un objet d’assez de conséquence pour intervenir dans l’économie globale de la Création.

27Les Fables participent d’une mentalité restée très traditionnelle, à vrai dire quasi immémoriale, caractérisée entre autres par une robuste insouciance des désagréments particuliers. Il leur suffit encore que le monde aille son train, mêlé depuis toujours et pour toujours de biens et de maux qui se répartissent assez au hasard – et où ceux qui se trouvent être les victimes de ces hasards sont toujours malvenus à s’en plaindre ou trop s’en inquiéter par avance.

28Peut-on imaginer, dans un tel monde, un bon usage de l’anticipation ? Les Fables racontant surtout comment ne pas faire, les bons exemples y sont rares. Je découvrirais pourtant volontiers quelque chose de ce genre dans Le Charlatan, qui, une fois n’étant pas coutume, ne délivre aucun avertissement : La Fontaine s’y contente d’admirer la belle prestesse avec laquelle son protagoniste évite de devoir revenir sur une promesse imprudente. Ce protagoniste est une manière de professeur de rhétorique ambulant, qui se vante devant un auditoire ébahi qu’il saurait même apprendre son art à un âne. Quand le roi du lieu le prend au mot, il se dérobe si peu qu’il promet « d’abord » (VI/19, 19) de s’exécuter et y risque même sa tête :

Il devait au bout de dix ans
Mettre son Ane sur les bancs ;
Sinon il consentait d’être en place publique
Guindé la hart au col, étranglé court et net. (VI/19, 21-25)

29Les courtisans ne manquent pas de se féliciter d’avance du spectacle hautement réjouissant qui les attend ; le Charlatan répond qu’ils auraient tort de se réjouir trop tôt :

30Avant l’affaire

Le Roi, l’Ane, ou moi, nous mourrons. (VI/19, 35-36)

31La morale de la fable, qui suit immédiatement, applaudit sans réserve :

Il avait raison. C’est folie
De compter sur dix ans de vie.
Soyons bien buvants, bien mangeants,
Nous devons à la mort de trois l’un en dix ans. (XI/4, 36-40)

32Le dernier vers renvoie à une démographie d’Ancien Régime : son « de trois l’un » relève d’une manière de statistique intuitive. La Fontaine se montre en l’occurrence plus « optimiste » que sa source, où un bonimenteur italien, sous la plume de Bonaventure des Périers, se faisait fort « de faire parler un singe en six ans »12 Cela ne signifie bien sûr pas, que du xvie au xviie siècle, les espérances de vie moyennes auraient augmenté de quatre ans : elles ne commenceront à s’améliorer quelque peu, et de façon bien moins abrupte, que vers le milieu du xviiie siècle. La Fontaine et des Périers se réclament d’un même savoir vernaculaire, où les chiffres disent une imminence toujours proche, et se soucient peu de lui assigner une durée précise.

33C’est dire combien nous sommes toujours, avec notre fable, dans un très ancien « monde de l’à peu près »13, qui est donc aussi un monde où mieux vaut ne pas « compter sur » un avenir lointain et où le plus court, dans toutes les acceptions du terme, est ne pas trop le scruter puisqu’il suffit de savoir qu’il ne manquera jamais de déboucher sur la même échéance inéluctable. La beauté de la réplique du Charlatan est d’invoquer impartialement trois morts possibles, qui le tireraient pareillement de sa passe délicate et où la sienne propre ne paraît pas plus pénible à envisager que les deux autres.

34Comme quoi ce bonimenteur aura respecté à sa façon la loi fondamentale de toute société traditionnelle : on a rarement si bien réussi à ne pas se croire plus important que ses entours.