Colloques en ligne

Emmanuelle Sempère

Prophétisme et prévoyance : les négociations de Rozelli avec la Providence (L’Infortuné Napolitain, 1704-1721)

Je suis ce Colli infortuné, dont la conception a fait périr mon Père, et qui en venant au monde ai déchiré le sein de ma Mère. Le Ciel qui m’avait destiné aux plus grands malheurs, les avait comme ébauchés dans le commencement de ma vie […]1.

1C’est ainsi que commence l’histoire personnelle de Rozelli au début de L’Infortuné Napolitain, affichant le caractère fictionnel de cette vie d’aventures dont le modèle réel est très succinctement évoqué par Challe et Voltaire2. Comme dans de nombreux romans-mémoires, l’annonce proleptique des malheurs est aussi une analepse, un retour aux origines. Tout serait déjà écrit, puisque déjà vécu. Pourtant, les jeux ne sont pas faits : « peut-être déjà écrit, le futur reste incertain », écrivait Claude Brémond à propos du Décameron, remarque dont Marc Escola fait un outil d’analyse pour le régime « prospectif » du roman-mémoires du xviiie siècle3. Le livre, c’est la transformation de l’« ébauche » en « destinée ».

2Présentés comme un récit authentique, ces pseudo-mémoires4 ont interpellé les contemporains. Challe, qui témoigne avoir connu le personnage, écrit ainsi dans sa lettre du 22 janvier 1714 au Journal littéraire, que Roselli « a donné sa vie au public sous le nom de l’Infortuné Napolitain5 » mais, demandant des « nouvelles » de cet « aventurier » aux journalistes, se voit répondre le 1er février suivant que Roselli « n’a jamais eu de part à cet ouvrage romanesque, et que même on ne l’a fait imprimer que pour lui faire tort6 ».

3De fait, la naissance du personnage constitue au début du roman un morceau romanesque particulièrement symptomatique de la mythification dont fait l’objet cette vie hors du commun : le héros naît au pied du cercueil où son père fut enfermé vivant, déterré trop tard par une mère expirante. Désignant sa naissance comme un « mystère », le narrateur donne à son existence une double dimension providentielle : il est destiné aux malheurs par une naissance illégitime et secrète où « l’amour a eu toute la part7 », mais ses malheurs ont aussi une dimension religieuse, au sens spirituel autant que politique. Sur le plan spirituel, la vocation du personnage est une énigme, une hésitation (plus qu’une quête) qui court sur tout le texte. Elle renvoie aussi, sur un plan politique, à une identité complexe, dans laquelle se lisent les déchirements de l’Europe chrétienne aux prises avec la menace ottomane et les guerres intestines : né d’un aventurier de haute naissance attaché à l’Église romaine – sa famille a, rapporte le narrateur, « donné plusieurs Cardinaux à l’Église, et deux grands Maîtres à la Religion de Malte8 » – et d’une « belle Grecque », qui se dit « d’une religion opposée aux Chrétiens9 », le héros poursuit, autant qu’il en est poursuivi, une vocation ecclésiastique qui lui apportera, selon le dernier continuateur, Olivier, une fin édifiante. Dès la première partie de cette vie, passant du sein d’une mère qu’il ne connaîtra qu’en rêve au cou d’un Cordelier, le héros est « lié » à l’Église romaine. Ce lien est figuré symboliquement, et inscrit fantasmatiquement dans le nom propre :

Le petit Enfant […] n’eut pas plutôt ouvert les yeux, qu’il porta ses deux petites mains au cou du Sacristain, qui l’échauffait toujours sur ses genoux. On le nomma Colli, c’est-à-dire, caressant et tendre10.

4Or, comme le précise Érik Leborgne, « il collo désigne tout simplement le cou en italien11 » : la sensibilité du narrateur est, par cette fiction linguistique, motivée par l’attachement à l’Église romaine dont pourtant le héros ne cessera, tout au long d’une histoire racontée à trois ou quatre mains, de vouloir négocier l’emprise sur son destin.

5Pouvoir prédire – écrire avant son terme – le destin de Roselli c’est, d’une certaine façon, affirmer à la fois l’efficacité de l’Église romaine en tant qu’institution à ramener le moine défroqué en son sein, et celle de la Providence divine à guider le pécheur jusqu’à la rédemption. Or il y avait là, au tournant des années 1700, matière à controverse : « les plus grandes difficultés de la théologie roulent sur la prédestination12 » écrit le Dictionnaire de Trévoux. Mais le destin de Rozelli est aussi affaire d’« étoile » – c’est-à-dire de cette forme laïcisée, originellement païenne, de Providence ; le dictionnaire de Trévoux présente prudemment le sens « métaphorique » de l’étoile, venu « de l’astrologie », pour écarter aussitôt cette encombrante dimension : « dans l’usage elle n’a point ce sens qu’on lui donne dans cet art : elle sert seulement à marquer le bonheur ou le malheur, les conjonctures heureuses ou malheureuses, en un mot des causes inconnues, ou supposées telles. » L’imprévisibilité de l’étoile permet le roman, l’aventure, et c’est en cela que la question de l’authenticité des mémoires et de l’invention du roman importe : qu’un romancier ait pris le nom de Rozelli ou que Rozelli se soit lui-même raconté, en inventant sa vie sous le signe de l’« étoile », l’auteur a donné à l’inachèvement du récit une fonction dynamique. L’alternance des mentions de la Providence et des signes divers de cette destinée qu’il faut déchiffrer – prédictions, prémonitions, prophéties – donne aussi à cette écriture de l’aventure en train de se faire un autre enjeu, qui touche à la liberté humaine. Une liberté qui ne se mesure pas seulement sur une échelle métaphysique, mais qui renvoie à la position de l’individu dans l’histoire, à sa marge de manœuvre dans le jeu des grandes causes et des grands événements.

6L’Infortuné Napolitain témoigne assez exemplairement de ce « nouveau rapport13 » de l’individu à l’histoire étudié par René Démoris dans les romans qui ont voulu penser le « vertige » des années 1700. L’histoire semble décider des destinées humaines et les malmener au gré des désordres des temps, mais le personnage peut aussi imposer ses choix. L’Infortuné Napolitain, dès le second tome de 1704, oppose à la logique historique de l’« infortune » du héros une forme de prévoyance et de prescience, qui n’est pas une simple prémonition individuelle mais qui suggère une forme de pouvoir du personnage sur son temps. Que cette prescience vienne de ses connaissances cabalistiques, de son talent d’espion ou encore soit le fruit de sa propre influence, elle permet au héros de ne pas être (seulement) le jouet du destin. Plus encore, le modèle prophétique que cette prescience emprunte fait des princes, des monarchies, des États, de l’Église romaine même des sortes de « personnages » d’une histoire en train de s’écrire et de s’inventer.

7Le titre évacue la question de l’authenticité ou de la fiction : si « l’infortuné Napolitain » est évidemment un titre de roman, l’absence du terme de « mémoires » dans le sous-titre – « les aventures du seigneur Rozelli » – suggère l’indifférence dans laquelle on doit tenir cette qualité plus ou moins historique. Si le récit personnel de Rozelli peut avoir une portée historique, ce n’est ni comme document ni comme témoignage, et l’enjeu de la fictionnalisation est lui-même ailleurs que dans la construction d’une personne qui écrit « je ». La portée historique est autre, questionnant la forme de déterminisme que cette histoire imprévisible et hautement tourmentée produit pour le personnage. Dès lors, la question de la « prédiction » dans L’Infortuné Napolitain semble devoir se poser sur le terrain de la capacité du héros-narrateur à prévoir les « influences » qui traverseront ou favoriseront son existence et, corrélativement, à accorder les impératifs d’une « destinée » désignée comme « malheureuse » avec le formidable appétit de savoir et de pouvoir qui est le sien.

8Pour y voir clair, il faut d’abord rappeler que, structurellement, la logique de la Providence est battue en brèche par l’écriture fractionnée de ce roman « prolongeable » et même « palimpseste », pour reprendre les termes de l’analyse d’Érik Leborgne14. Prolongeable, car les deux premiers tomes de 1704 se terminent avec l’arrivée du héros à Utrecht, sur une promesse implicite de continuation :

Douze jours après, j’arrivai à Utrecht, avec cette secrète satisfaction d’être échappé de tous mes ennemis, et d’être arrivé en pays de liberté, avec l’espérance de vivre à ma fantaisie, sans crainte d’être inquiété ni sur mon état, ni sur ma Religion15.

9Palimpseste, parce que la seconde suite, publiée en 1708 à Paris avec les deux premiers volumes, est suivie d’une autre continuation en 1721. Celle-ci se superpose à la continuation de 1708 pour la corriger sans pour autant l’évacuer de l’édition complète qui paraît en 172916. L’écriture est également géographiquement et idéologiquement fractionnée : publiées à Bruxelles en 1704, Les Aventures du seigneur Rozelli ne se présentent pas en deux parties, mais en un premier volume suivi d’une « suite », sans rupture apparente mais avec des distorsions idéologiques qui pourraient suggérer l’intervention de deux auteurs comme l’avait supposé un temps René Démoris. De fait, le décalage est grand entre la pierre d’attente de la fin du premier tome, selon laquelle le héros, effrayé des dangers évités à Patras, « rendi[t] grâces à Dieu » et « lui promi[t] de [s]’attacher uniquement à lui, et de rompre avec toutes les créatures de la terre17 », et le grand détour du héros par la cabale juive dans la première Suite. Il est vrai que le personnage réitère ce type de promesse dans cette seconde partie, mais avec un glissement très net : à l’opposition entre les mondes chrétien et musulman de la première partie succède une position plus complexe, interne au judéo-christianisme, et opposant les religions juive, protestante et catholique. Reste que ces deux tomes semblent bien former un ensemble cohérent par l’unité morale de la destinée « malheureuse » du personnage, marquée par une vocation involontaire et tourmentée. Une vraie rupture est marquée en revanche par la Suite de 1708, qui développe l’épisode hollandais du personnage – le volume sera imprimé à Paris – sous les couleurs du charlatanisme et de l’escroquerie ; le continuateur déclare achever le récit, non par la mort du héros – Roselli n’était sans doute pas mort dans la réalité à cette date – mais par une ironique fin de non-recevoir concernant le sens spirituel de sa destinée :

Au reste, avant que de te dire tout à fait adieu, il faut que je t’avertisse encore d’une chose. C’est qu’il y a quantité de personnes qui se rompent tous les jours la tête, pour savoir quelle est ma Religion ; et comme j’ai en quelque façon pitié de l’inquiétude de ces personnes, je veux les avertir, [123] et leur conseille en même temps de se mettre l’esprit en repos à cet égard, car ils s’embarrassent d’une chose qu’ils ne sauront jamais tant que je vivrai : mais si c’est un sujet qui leur paraisse si digne de leur curiosité, ils ont quelque lieu de se consoler, car ils l’apprendront après ma mort, par un ample Traité qui sera mis au jour. Cependant ceux qui liront ces Mémoires pourront, en attendant, à peu près la deviner18.

10De ce destin sans panache, débarrassé de la destinée malheureuse comme de la Providence, l’abbé Olivier (seul nom connu de cette transmission littéraire, dont il conserve cependant l’anonymat), quelque onze ans plus tard, fournit une tout autre version : renouant avec la cabale juive détournée en rite rosicrucien et avec le protestantisme, le personnage voit véritablement sa vie entrer en résonance avec l’histoire contemporaine. Olivier renoue avec l’histoire documentaire déjà présente dans la seconde partie de 1704 en soulignant le poids des enjeux religieux dans l’histoire européenne : si la seconde partie imaginait Rozelli emprisonné avec le fondateur du Molinisme, Olivier imagine l’habileté d’un Rozelli spectateur des désordres du monde et manipulateur des superstitions de ses contemporains. Sa force de caractère et non le hasard ou la contrainte le conduit à revenir au catholicisme, tandis qu’autour de lui les destinées humaines semblent bien fragiles, comme le montre par exemple le suicide de l’athée anglais, désespéré de l’instabilité du monde19. Tout aussi exemplaire de cette présence « négociée » du religieux dans les existences individuelles est le destin compliqué de Thérèse, huguenote de naissance, catholique par conversion, mais qui retrouvera son identité, ses biens et son fils non pas par son mérite, la Providence ou la clémence politique, mais grâce au héros, devenu maître des destinées.

1. D’une comète et d’un rêve

11L’Infortuné Napolitain, dans sa mouture de 1704, présente un personnage plus maître de son destin que le martèlement de ses malheurs voudrait nous le persuader. La fonction poétique de l’infortune est exhibée et le champ lexical du destin omniprésent. Les « troubles » et les « douleurs » sous le signe desquels s’écrit le texte inscrivent notre personnage dans la série de ces héros dont la sensibilité fait la grandeur :

O stelle ! o sorte ! anco tu non finissi ? Ô Ciel, ô Fortune, ô Destin ? Ne veux-tu pas cesser de me persécuter20 ?

12Cette esthétique tragique est illustrée par un très beau rêve qui souligne l’ignorance du héros, aggravée par son incompréhension des signes, corrélativement à l’anticipation du narrateur :

Ce rêve n’est jamais sorti de mon esprit, et il me fit une trop grande impression pour que je puisse l’en puisse effacer de [59] ma vie. […] Je me préparais à parler, et à demander à cette belle Dame par quel malheur le Ciel était si irrité contre moi : mais ce [60] qu’elle me dit, était un langage si obscur et si barbare pour moi, qu’il me fut impossible de le comprendre. […] Ce spectre [autre figure] me regarda fixement, et m’ayant touché dans la main, il y écrivit je ne sais quels caractères qui ne paraissaient pas, mais que j’ai sentis pendant plus de dix ans, et qu’un fameux Cabaliste m’a expliqués à Venise, sur les dimensions de la douleur que je sentais. Le Signor Carlocio et sa femme entrèrent encore dans ce rêve, lesquels après m’avoir longtemps embrassé, me dirent de fuir ma patrie, si je ne voulais y encourir la même disgrâce que mes malheureux parents ; que ce Chevalier que je voyais là, était mon Père, fils de la princesse C... ma bienfaitrice, que cette femme qui m’avait parlé un langage fort obscur, m’avait donné le jour, en perdant elle-même la vie, et que tous ces malheurs étaient arrivés par ce monstre qui avait accompagné mon Père. En entrant dans la chambre, comme je n’avais jamais rien [61] su de mon origine, je voulais m’éclaircir un peu plus sur ce sujet, et voulant embrasser le Signor Carlocio, je le pressai de ne me pas abandonner, et de me mener avec lui21.

13Le personnage non seulement ne comprend pas les signes, mais échoue à formuler toute question (au verbe « éclaircir » s’oppose l’imploration de protection, « presser », « abandonner », « mener »). Le cryptage dont fait l’objet la révélation sur l’origine est souligné par la métonymie qui substitue au contenu du discours le « langage » dans lequel il est prononcé. La seule chose qu’il peut comprendre, à savoir la prédiction funeste de ses parents adoptifs, est une pure menace du destin qui annonce son errance à travers l’Europe. À l’inverse, le narrateur annonce au lecteur, par le rêve, le personnage du Juif de la seconde partie. Mais la pierre d’attente interprétative qui lui est associée se trouvera déçue, puisque le Cabaliste n’aura pas le temps alors d’exercer son art divinatoire – le motif des caractères dans la main associe la chiromancie et la graphomancie – que le personnage s’effraiera de cette inscription du surnaturel dans son existence :

J’avais entendu parler de l’habileté de ce Juif dans la science de la cabale […]. [E]n deux vers hébreux il me dit que dans un rêve que j’avais fait à Rome, la meurtrière de mon père m’avait imprimé cette douleur dans la main. Je n’en voulus pas savoir davantage pour le coup : je fus saisi d’une secrète frayeur, qui ne se dissipa que par l’extrême curiosité que j’avais d’apprendre cette science22.

14Si l’expression de la « dimension » de la douleur, dans le récit de rêve, peut s’entendre au figuré au sens d’intensité, la seconde occurrence (la douleur « imprimée » dans la main) fait nettement image : par cette métalepse de la cause à la conséquence, qui redouble le cryptage des marques de la main, devenues « signature », l’auteur du texte propose une allégorie du fonctionnement du signe occulte, directement efficace et pourtant irréductiblement caché. Le spectre préside aux destinées du héros : la Comtesse a tué (et fait disparaître) le père et a du même coup condamné le personnage à la non-existence, au point que l’identité retrouvée s’accompagnera toujours de menace. Reconnu par la mère de Zébine à Patras, il manque d’être circoncis et fait musulman ; reconnu par sa demi-sœur la marquise, fille de la comtesse et de son père, il doit renoncer à l’amour sous peine d’inceste. La comtesse écrit aussi, en enfermant le père dans un coffre, une part non négligeable du destin du personnage, profanateur lui-même de sépulture puis, sur un tout autre registre, enfermé avec Molinos dans cette prison qui sera sa tombe. Olivier se souviendra de ce motif avec le « désenterrement » heureux de Thérèse par lequel Rozelli parvient à la rétablir dans ses titres et ses droits.

15La fonction prémonitoire du rêve est accentuée par la reprise du motif du songe une centaine de pages plus loin, avec des indications proleptiques plus précises, mais toujours formulées de manière très symbolique. L’analyse freudienne de ces rêves permet à Érik Leborgne de dégager deux plans : « [s]a partie émergée, visible, correspond à la fonction prémonitoire traditionnelle : annonce des épisodes ultérieurs (oriental, vénitien) et avertissement des dangers qui menacent le héros dans sa patrie23 ». Quant à la « partie immergée », elle donne à lire « les angoisses liées au traumatisme de la naissance, les désirs refoulés (la passion incestueuse pour Rosalie), la volonté de puissance associée à l’activité de déchiffrage des signes ». La partie émergée permet d’observer l’effort du personnage pour prendre en main une destinée qui semblait tout devoir à l’origine : de fait, la deuxième partie du roman montre un « père Colli » devenu « Lucius Azor » pour avoir savamment prophétisé la ruine de l’Europe chrétienne après le passage de la comète de 167924. Sont en jeu ici non seulement le pouvoir du personnage de lire les signes, mais aussi sa capacité à transformer son destin par ce pouvoir : la comète est d’abord présentée comme l’annonce des malheurs de Rozelli, mais dans les prédictions du personnage, ce malheur est comme subsumé par une sorte d’apocalypse générale25. L’auteur manipule le matériau historique de sorte à perdre son lecteur non pas tant parmi les signes, que parmi les lectures qui en sont faites. Si la prédiction de la ruine de la chrétienté énoncée en chaire par le père Colli peut être créditée du siège de Vienne par les Turcs de 1683, de même que celles des deux Allemands annonçant la guerre de Succession d’Espagne dans la quatrième partie, les horoscopes débités par ce Lucius Azor à des religieuses crédules pour couvrir ses rendez-vous avec la Marquise sont visiblement pure pacotille. Les circonstances soulignent cette opposition, en mettant dans la bouche de Colli les mots mêmes du prophète biblique prédisant la ruine de l’Égypte et des royaumes de Moab et d’Israël (Jérémie, 45-4926), et en affublant ensuite le personnage d’un « habit d’arménien » qui annonce la robe de chambre du charlatan de la troisième partie. Reste que le personnage acquiert, par ce don, renommée, puissance et prestige ; mais si son pouvoir de prédiction supplante la Providence, cela n’est pas sans conséquence, comme en témoigne son arrestation par l’Inquisition et son enfermement, fort instructif et déjà philosophique, avec Molinos – on pense, par contraste, à l’Ingénu enfermé avec le janséniste Gordon. En prison il apprend à écrire ce qu’il pense – lui manquent encore la prudence et la capacité à lire les signes27.

2. De quelques cercueils ou de la nécessité d’être prévoyant

16Trévoux cite à l’article « Prévoyance » cette phrase de Valentin Esprit Fléchier : « Il y a une Providence divine qui se joue de toutes les prévoyances des hommes28 ». Cette phrase, publiée en plein débat sur la dimension surnaturelle du passage des comètes et, conséquemment, sur la capacité des hommes à en tirer des connaissances sur l’avenir, forme un contraste particulièrement intéressant avec les orientations données par le premier et le dernier auteur de L’Infortuné Napolitain. De fait, pour ce qui concerne la continuation de 1708, le héros n’y a plus ni pouvoir de décision, ni capacité prédictive, ni prudence : facilement convaincu par les « Messieurs » venus de Rome pour le convertir, il l’est derechef dans l’autre sens par Janine29 ; même la Providence semble avoir perdu tout sens, puisque le narrateur annonce la suite de ses « aventures malheureuses » tout en insistant complaisamment sur sa fortune grandissante, tant matérielle que sociale.

17La prévoyance de Rozelli dans les textes de 1704 et 1721 est d’autant plus frappante qu’elle s’assortit d’une ambiguïté morale qui rappelle que prévoyance n’est pas prudence : le héros est plus arriviste que sage. René Démoris et Érik Leborgne ont étudié cette dépravation déjà très présente dans la seconde partie du roman. Cette dégradation est facilitée par les pouvoirs magiques qu’acquiert le personnage auprès du Cabaliste et la seconde partie montre à quel point ces pouvoirs infléchissent le libertinage en crime : alors que Colli, installé sous le nom de Marquis Piroti, vit des plaisirs assez innocents – la plaisanterie du porte-clystère à son encontre est la preuve de son impuissance –, il fomente ensuite d’« exécrables » séductions grâce à un « talisman30 » qui anticipe le Gallouin des Illustres Françaises. Certes la cabale, sous la plume d’Olivier, prend un tour autrement plus moral, ne servant aucun mauvais projet pour le héros et le protégeant même des attaques de ses ennemis, mais elle est créditée d’une omniscience de plus en plus inquiétante au fil du texte : si le pouvoir du Rose-Croix permet au héros d’échapper à une tentative d’assassinat – notons quand même qu’il couvre aussi sa double vie, en suscitant un génie à sa place dans le lit de Janine – et à Thérèse de retrouver son fils, c’est de plus en plus le personnage lui-même qui s’empare de ce pouvoir. C’est alors que le cynisme du héros envers les engagements –  abandonnant Esther dans la seconde partie, il précisait à son lecteur qu’il ne s’était fait juif que pour apprendre la cabale31 – se tourne en une « prudence » politique bien entendue, dont le narrateur gomme l’insincérité par le recours à la volonté divine :

Je le mis chez un Maître de pension dans un petit Bourg, à une lieue de la Haye ; et comme il était de la Religion Catholique, je priai le Maître, qui en était aussi, de l’élever dans ces sentiments, sachant bien que rien n’est plus fort, en fait de Religion, que les préjugés de l’enfance. J’eus une vue encore plus éloignée, je pensai pour lors que cet enfant serait un jour reconnu, et que professant la Religion Catholique, il lui serait aisé d’entrer dans ses biens. Je formai même le dessein de catéchiser sa mère ; et comme je savais qu’elle avait le plus excellent naturel du monde, et un très bon esprit, j’attendis que l’occasion s’en présentât, pour lui parler de sa conversion ; je dirai dans son lieu comme le Seigneur la fit naître32.

18La prévoyance du héros peut se mesurer, réciproquement, à l’échec des pouvoirs magiques par lesquels il avait acquis, dans la seconde partie, outre des richesses la réputation d’« homme extraordinaire ». Olivier, après leur avoir donné du crédit par le biais des pouvoirs du Rose-Croix, en présente une vision de plus en plus illusoire et négative : alors qu’il a appris la Cabale et a été initié, le héros échoue par exemple à reconnaître Esther sous son masque de tireur d’horoscopes, et le Rose-Croix lui-même devient un sinistre personnage, « parent dénaturé » qui rejette violemment Esther33 et lui enlève son fils, avant de disparaître totalement du roman. Enfin, on retrouve les motifs plus proprement alchimiques de la seconde partie, tournés en ridicule dans le Sorcier auquel Rozelli fait appel pour « désenterrer » la marquise. Non seulement la connaissance divinatoire du destin est devenue inopérante, mais elle n’est qu’un instrument aux mains d’un héros fort habile à manipuler les superstitions d’une part (quand lui n’y croit pas, les spectateurs des simagrées de ce « Chiaravalle34 » en sont fort impressionnés) et les croyances d’autre part (Esther et Thérèse ne trouvent rien à répondre aux prédications de Rozelli). La « curiosité » du héros est mise au service de la connaissance des destinées : la quatrième partie le voit enquêter sur la comtesse Bernouli, maîtresse de son ami le père Ambroise, jusqu’à découvrir qu’elle est la sœur de la marquise, celle-ci étant sa propre demi-sœur… Cet écheveau qui parle de l’origine du héros – trois enfants, trois bâtardises différentes – est dénoué par lui-même : Olivier fait de Rozelli un prodige de sagacité.

19Aussi nous faut-il revenir sur le motif de l’enfermement sous l’angle de la connaissance des signes. Le héros, qui ne sait d’abord déchiffrer les « caractères » écrits dans sa main par le spectre de la comtesse qui a enfermé son père, apprend tout au long du roman à produire lui-même des signes. Cette écriture est thématiquement liée à l’enfermement de façon très littérale dans la seconde partie, qui voit à deux reprises le héros emprisonné par l’Inquisition : une première fois, il est incarcéré trois mois pour avoir composé un brûlot anti-chrétien (c’est son traité des Deux imposteurs35) et sa fameuse prédication au passage de la comète le fait enfermer une seconde fois près de deux ans en attente de jugement. Cette seconde incarcération est marquée par la rencontre de Molinos et par l’écriture d’un second ouvrage, cette fois entièrement assumé par le narrateur, dénonçant l’injustice de l’Inquisition, « Tribunal si tyrannique, et si peu conforme à l’esprit de l’Évangile, et aux Maximes de Jésus-Christ36 ». Le narrateur ne se dissocie plus ici de son personnage, et l’écriture a pris une autre dimension pour se faire directement polémique. L’anticléricalisme du héros peut ainsi servir un éloge du christianisme – avec dans la seconde partie une inspiration de plus en plus œcuménique, comme en témoigne l’ultime prédication du personnage inspirée de la religion naturelle d’Herbert de Cherbury.

20L’enfermement est donc pour le personnage aussi libérateur qu’il fut meurtrier pour son père. Le thème est également à l’œuvre à un niveau plus symbolique, plus « étroit » pourrait-on dire, avec le motif du cercueil. Dans la seconde partie, Colli se fait profanateur de tombe pour voler un Défunt37 qui avait demandé à être inhumé avec ses bijoux. La scène reprend les circonstances effrayantes de la tentative de sa mère pour tirer son père du coffre. Mais il y a plus encore : le testament. Le continuateur de 1708, inspiré par la « bizarrerie » du testament de ce Défunt, fera rédiger à notre héros un testament tout aussi « bizarre », mais strictement inverse. Les volontés dernières des deux personnages se répondent : l’abbé « de distinction » de la seconde partie demande à être exhumé un an plus tard et son cadavre exposé « pour en voir la difformité38 » ; Rozelli demande au contraire un enfouissement sans retour possible, grâce à un « cercueil de plomb bien soudé » recouvert d’un second cercueil de chêne qui devra être « coul[é] à fond » « à dix-huit lieues avant dans la mer39 ». Si la recommandation de l’abbé est compréhensible – on peut penser aux volontés de Rousseau et à leurs motivations – elle fait cependant l’objet, nous dit le narrateur sans plus de précision, de « différents jugements » qui nous invitent à une forme de méditation herméneutique. D’un prosaïsme plus concret, le héros narrateur de 1708 déclare laisser des « manuscrits » qui donneront toute lumière à ses dernières volontés ainsi qu’à sa « religion » comme l’indiquent les dernières lignes de cette livraison. La transparence des signes est ici maximale et ne va pas dans le sens d’une grande subtilité romanesque ; mais reconnaissons qu’en dépit de sa médiocrité littéraire, la troisième partie du roman explicite à l’extrême cet idéal de maîtrise des signes associé au héros dès la première partie, comme l’a montré Érik Leborgne. De fait, Rozelli écrivain est pour ce continuateur le maître de son destin – il l’écrit à double titre : « envisage[ant] déjà la pourpre », Rozelli entreprend d’écrire très vite « l’ouvrage le plus démonstratif, en faveur de la Cour de Rome et de l’autorité du Pape, qui ait jamais paru40 ». Mais qu’un cabaliste circoncis pût devenir évêque relevait du fantasme plus encore que de la présomption et l’anticipation est un leurre ou une maladresse.

21Dans sa continuation, Olivier reprend le motif du cercueil en imaginant un double subterfuge d’enfants substitués et de faux veuvage. Les cercueils de la marquise enfant et de la marquise adulte sont vides de cadavres, on y trouve cependant des papiers, qui là encore soulignent l’importance des signes à déchiffrer : c’est parce que le Roi (Louis XIV) reconnaît sur les lettres du jeune Joseph et sur les papiers trouvés dans le cercueil un même « caractère » qu’il réunira le fils et mère. Thérèse a donc pu vérifier, à son tour, qu’écrire transforme l’infortune en destin : « Cette infortunée Dame avait écrit de sa propre main ses malheurs, et les avait mis dans le Cercueil, enfermés dans une boîte de fer-blanc41. » Elle ne s’en reconnaît pourtant pas la maîtresse, puisqu’en effet sans la prévoyance de Rozelli elle ne serait rien devenue. Au point que c’est par la bouche de ce personnage que Rozelli est crédité d’un pouvoir providentiel proprement surnaturel : « mon Dieu, j’adore votre Providence42 » déclare-t-elle au personnage qui revient lui annoncer la réussite de son entreprise. Le verbe « désenterrer » employé comiquement à cet endroit par le personnage, fait signe vers un pouvoir divin auquel l’auteur semble vouloir nous faire songer avec distance. Car le pouvoir du héros est plus une habileté politique qu’un don surnaturel, comme le montre sa capacité à percer à jour les complots contre lui :

Il n’y a guère de chiffre que je ne connaisse ; celui dont ce malheureux se servait, était des plus communs, je l’eus [261] bientôt déchiffré, et j’y lus avec horreur toutes les mauvaises intentions de ce Banquier Italien, qui avait voulu être de mes amis, et m’avait offert plusieurs fois, en qualité de Compatriote, d’aller manger chez lui43.

3. Si l’esprit de vengeance des nations mène les destinées

22L’écriture de l’ouvrage témoigne des sensibilités idéologiques des trois, ou peut-être quatre, auteurs qui s’y sont succédé. Olivier donne une place de plus en plus importante au fil de la cinquième partie aux convictions catholiques de son héros. Mais la vocation de Rozelli est, comme dans le cas de Vordac44, davantage une réconciliation qu’une véritable conversion, après un engagement irréfléchi dans l’enfance. En dépit de son caractère édifiant, elle préserve l’indépendance du héros envers l’Église romaine : invoquant la méchanceté des dignitaires ecclésiastiques romains, le héros refuse de se rendre auprès du pape, se contentant d’un acte écrit lui permettant de réintégrer son Ordre en Allemagne – ou plus exactement, d’entrer dans un Hermitage qui en dépende.

Je n’eus pas plus tôt consenti à mon [445] retour vers la Religion Catholique, que le Père Ambroise partit en poste pour Rome. Je demandai qu’après avoir reçu mon absolution par l’Évêque du lieu, il me fût accordé d’aller vivre dans un Hermitage dans l’Allemagne : que je serais dépendant d’un Couvent de l’Ordre, et par conséquent du Général ; et que je pourrais employer l’argent et les bijoux que j’avais, à faire des réparations dans le Couvent de mon Ordre, qui serait le plus près de la solitude que je choisirais. Ma requête fut écrite en Latin, que je dictai moi-même, Clément XI, un des plus grands Humanistes qui aient encore été assis sur la Chaire de Saint Pierre, la reçut des mains du Père Ambroise, la lut, et ayant quelque connaissance de mes affaires, il dit qu’il souhaiterait me voir. Saint Père, dit le Père Ambroise, il ne viendra pas à Rome, il est si fort épouvanté de l’Italie, qu’il demande d’aller en Allemagne pour mourir en sûreté ; c’est un homme chargé d’années, et qui veut se convertir, je suis assuré de son repentir. Vivat, dit alors le Pape, et convertatur [qu’il vive, et qu’il se convertisse]45.

23Cette « épouvante » a quelque raison d’être nous l’avons vu, et l’habileté d’Olivier est d’infléchir le roman, pour le guider vers le retour du personnage au catholicisme, sans lui faire perdre sa cohérence. L’équilibre enrichit l’œuvre en faisant porter l’ambiguïté de la narration entre la sensibilité protestante (notamment dans le premier tome), l’ésotérisme de la cabale juive, la critique des superstitions et l’anticléricalisme (notamment dans la continuation d’Olivier46) sur le personnage. Olivier utilise le motif de la « vengeance » pour donner à la « fortune contraire » annoncée dans l’avertissement de 1704 une dimension à la fois spirituelle et politique :

[J]’ai mes raisons qui m’ont obligé de me retirer dans ces lieux pour y mener une vie cachée [368] à l’abri des insultes de la Cour de Rome, qui est une Cour toute mondaine et politique, et où la vengeance se trouve dans son suprême degré47.

24En cela, Olivier ne fait que reprendre une donnée de la première partie mais qui était alors déconnectée de la dimension religieuse : tous les Italiens sont, écrivait le narrateur, sujets « à la passion de vengeance48 » ; Olivier avait peut-être lu, de Bayle, ces lignes assassines sur l’esprit de « vengeance » de l’Europe catholique aux alentours de 1680-1689 :

La cour de France sous Louis XIV, et la Cour de Rome sous Innocent XI, étaient animées du même esprit de fierté, et d’inflexibilité, et par là ont fourni à toute l’Europe un long spectacle d’assaut de réputation à l’égard de cet esprit. C’était à qui se vengerait le plus hautement ; mais enfin il a fallu que le monde cédât à l’Église : le Pape a fait voir que ce n’est pas sans raison qu’il se qualifie Lieutenant de Dieu en terre ; de Dieu, dis-je, qui s’est réservé la vengeance, et qui a déclaré que c’est à lui qu’elle appartenait, et qu’il la rendrait. Le Pape, comme lieutenant du Dieu des vengeances, a soutenu admirablement les droits de ce beau vicariat49.

25Le dénouement voit Thérèse et Esther, toutes deux converties au catholicisme, se réfugier dans les Cévennes, terre protestante s’il en est, et le héros chercher en Allemagne la paix d’une terre tolérante. Entre ces deux pôles géographiques de la tolérance religieuse, les états pontificaux se caractérisent par une intolérance institutionnalisée – incarnée par les prisons de l’Inquisition – et par la noirceur morale de ses lieutenants. La « vengeance » romaine est un leitmotiv du roman, donnant un sens politique à l’« étoile » contraire qui poursuit le héros. Perpétuellement menacé de mort50, le héros apparaît comme l’obscur témoin d’une histoire secrète de l’Europe au tournant des années 1700, qui nous parle de ces princes venant incognito rencontrer leurs espions et hommes de main dans les arrière-salles des cafés, de ces cadavres défigurés, de ces rues où tout peut arriver et de ces jeux d’alliance qui peuvent à tout moment rompre la tranquillité des citoyens et les jeter dans l’exil.

26Un fil secret semble attacher le destin du personnage à la succession des papes51 entre les années 1640 (Rozelli est écolier au moment de la conspiration contre le roi d’Espagne en 1647) et les années 1715 (Esther se convertit au moment où la paix d’Utrecht est signée en 1713). Le personnage naît à une période où la papauté n’est guère favorable aux intérêts français – Innocent X était « grand ennemi » de Mazarin, écrit Bayle – et où les alliances romaines compliquaient les différends entre monarchies. La fin du roman à l’inverse souligne la concomitance de la conversion des personnages et de l’apaisement entériné par la paix d’Utrecht ; tout se passe même comme si la conversion de la Juive et de la Protestante – l’athéisme de Janine la condamne – couronnait l’effort d’apaisement politique au niveau européen. Le destin du héros est marqué par quelques dates historiques clés qui tissent un faisceau de liens symboliques entre l’histoire individuelle et l’histoire politique collective. Le premier rêve du héros est daté : « Innocent X venait d’expirer52 ». Cette mort est concomitante de celle de la Princesse C…, mère du Chevalier, et toutes deux le laissent sans appui. Car le personnage avait obtenu la faveur du pape par ses formidables capacités de mémoire et d’éloquence. Très tôt en effet dans le roman apparaît le motif de la mémoire extraordinaire du personnage, qui lui permet de composer son ouvrage sans l’écrire dans les prisons de l’Inquisition. C’est elle qui lui attire l’heureuse prédiction d’Innocent X :

[Sa Sainteté] eut la bonté de me donner des marques de son estime, accompagnées de présents proportionnés à mon âge ; Elle voulut que je fusse habillé de violet, et Elle me fit présent d’une soutane de la même couleur, qui fut la première que je portai ; Elle m’exhorta de me consacrer à Dieu, en me disant que l’Église était une bonne Mère, qui avait des trésors et des couronnes pour ses enfants, qui l’honorent par leurs soins et par leurs services ; ajoutant enfin à toutes ses bontés, qu’il voudrait vivre assez longtemps pour voir quel usage je ferais des précieux talents que Dieu m’avait donnés, afin de pouvoir me dire, comme ce Père de Famille de l’Évangile, Euge serve bone et fidelis [C’est bien, serviteur bon et fidèle]53.

27Le personnage a quelque chose d’extraordinaire en lui qui lui donne par endroits une stature surnaturelle. L’auteur de 1704 donne à ce trait une dimension quasi messianique qu’Olivier prolonge en 1721 au travers du fils de Rozelli : l’enfant, baptisé Emmanuel par le cousin Rose-Croix se voit promis aux mystères de l’initiation54. Mais, sur le plan biographique, la prolepse est, dans la bouche d’Innocent X, une promesse narrative qui est aussi le rappel d’une vocation providentielle dont le héros n’est pas le maître. Elle lui est d’ailleurs rappelée par une « voix » tout aussi surnaturelle, au début de la seconde partie, lorsqu’il se réfugie dans une église après avoir fui le poignard de Dongan, un scélérat qui entraîne le héros dans le crime et profite de lui :

Je fus à peine entré dans l’Église, que je reconnus celle des Cordeliers. M’étant mis à genoux devant le Saint Sacrement, je crus que Dieu me parlait, et m’ordonnait de le servir dans l’état Monastique, où il m’avait si souvent appelé55.

28Olivier transforme la prédestination en projet : « j’ai toujours eu la pensée de me réconcilier avec l’Église56 ». Mais si la volonté du personnage rencontre les décrets de la Providence57, elle manifeste aussi son libre arbitre. C’est d’abord, encore une fois, une forme de prudence politique, qui lui souffle de se « conformer au temps58 » en louant Guillaume d’Orange, ce qui lui attire les bienfaits des Anglais installés à Utrecht. Et plus généralement, la réconciliation du héros avec l’Église pourrait relever du calcul : abandonné par Esther qui a rejoint Thérèse59, trahi par Janine qui s’est enfuie avec son amant – elle avait aussi projeté de livrer Rozelli à l’Inquisition –, le héros reste malade et seul. Les « nouvelles de l’Europe » ne suffisent plus à le distraire. Les retrouvailles avec le père Ambroise opèrent une forme d’ouverture des possibles, et relancent le récit de vie par le motif du double : également défroqué, mais plus heureux en amour, moins savant certes, cet ancien joaillier a abandonné femme et fille pour rentrer dans le sein de l’Église après le pardon d’Innocent XII obtenu par son frère. Par comparaison, la conversion de notre héros apparaît davantage comme une sage précaution, lorsque des maladies et des fièvres lui font craindre à tout instant la mort. Le personnage affirme ainsi une forme de liberté de conscience, qui déconnecte quelque peu sa conversion édifiante de la « Providence » du Ciel : si le héros pensait pouvoir être un « instrument » du Ciel auprès de Thérèse et d’Esther pour les convertir (tome II, p. 359), il continue de tenir ses distances avec Rome, et l’éloquence de son ami n’ébranle pas sa résolution de préférer l’Allemagne à l’Italie.

29La même année qu’Olivier livrait cette fin au Rozelli, Montesquieu publiait ses Lettres persanes, où Rica décrit le pape, alors Clément XI, comme « un magicien60 » aux côtés de cet autre « grand magicien », Louis XIV. Olivier propose avec Rozelli un personnage non pas étranger, spectateur pseudo-naïf des mœurs et de l’histoire occidentales, mais bien partie prenante de cette grande aventure religieuse et politique européenne. Dans sa « réconciliation » même, devenu narrateur (le détail souligné par René Démoris de la mort écrite « au passé » renforce l’identification entre le héros et le narrateur dans les dernières pages), Rozelli est capable de se tenir à distance, jusque dans l’éloge : Clément XI est dit « grand humaniste », ce qui peut poser question en 1721 après toutes les conséquences de la Bulle Unigenitus en particulier en France ; mais bien sûr, il faut lire ici un amoureux des arts61. Le regard de Rozelli sur l’histoire et sur sa propre vie permet aux romanciers d’interroger le pouvoir de décision de l’individu dans la marche de l’histoire et la sincérité des engagements en particulier religieux, à une époque où la spiritualité est d’abord une forme de positionnement politique. Ni décor, ni main invisible, l’histoire est dans ce type de romans un personnage à part entière, multiple et changeant. Dès lors, la « prédiction » et l’anticipation romanesque, au creux d’une Providence introuvable, parlent des permanentes renégociations dont font l’objet les projets et les choix d’un individu pris dans les événements.