Colloques en ligne

Luc Ruiz

Sur quelques scènes prophétiques dans Le Diable amoureux de Cazotte et Le Moine de Lewis

1Dans la deuxième moitié du xviiie siècle apparaît un type de fiction romanesque qui met en avant le surnaturel sur un tout autre mode que le conte de fées, entré en littérature à la fin du siècle précédent avec le succès que l’on sait. On a pu y voir le signe avant-coureur du fantastique, qui va se développer au début du xixe siècle, et qui va mettre l’accent sur l’intrusion ou l’irruption de la surnature à l’intérieur d’un cadre qui est celui de la vie réelle1. Au rang de ces fictions qui accordent une place au surnaturel, il y a le Gothic Novel, le roman gothique anglais. Le tout premier, celui qui fonde le genre en 1764, est Le Château d’Otrante d’Horace Walpole. Si nous évoquons ici le texte de Walpole, c’est parce que la trame de l’histoire est fondée sur une prédiction. Il s’agit d’une « antique prophétie », exposée dès la première page du roman2, que le lecteur, pas plus que la majorité des personnages, n’est pas en mesure de comprendre. Il faut attendre les dernières pages du livre3 pour que le mystère soit éclairci : la prophétie est expliquée et justifiée par une intervention surnaturelle. Une apparition, « une image d’Alfonso », légitime maître du principat d’Otrante assassiné par l’usurpateur Ricardo (le grand-père de Manfred), va faire exploser les murs du château et prendre la parole pour rétablir dans ses droits Théodore, son « véritable héritier4 », assurant par là même la réalisation de la prophétie de saint Nicolas et le retour à l’ordre. Refermons ce préambule sur Le Château d’Otrante par trois remarques : d’abord, l’élucidation du mystère est au cœur de la trame du premier roman gothique (et cela vaut sans doute pour l’ensemble du genre, ainsi que pour les récits fantastiques) ; ensuite, la prophétie semble étroitement associée au gothique dès son apparition ; enfin, la destinée des personnages est tout entière écrite à l’avance et ces derniers vont voir à l’œuvre (tout comme le lecteur va voir se déployer dans le récit) « la volonté divine », « la volonté du Ciel5 ». Finalement, la trame narrative est donnée pour la pure et simple réalisation de la Providence ; il y a là une forme d’innocence qui n’a rien à voir avec de la maladresse, mais est une recherche de l’auteur.

2Si nous sommes parti de la description de ce modèle primitif (au sens de « premier »), c’est pour pouvoir aborder deux œuvres qui utilisent elles aussi la prédiction ou l’avertissement, mais de manière plus retorse. Bien que fort différentes, ces deux fictions ne manquent pas de points communs. Rappelons brièvement ce qui s’y passe. Dans Le Diable amoureux de Cazotte (1776), c’est Alvare, à la fois protagoniste et narrateur, qui rapporte son évocation du diable dans les ruines de Portici et l’apparition de Biondetta : d’abord plein de méfiance, le jeune homme en vient à tomber amoureux d’une créature qui finit par le convaincre qu’elle est humaine ; au moment où les deux personnages semblent avoir consommé leur union6, Biondetta disparaît. La mère et un théologien de Salamanque tirent la leçon de l’aventure : sous des traits séduisants, le diable a tenté d’abuser Alvare, qui s’en tire à peu de frais, mais le mariage est un moyen d’empêcher le malin de renouveler ses attaques. La trame principale du Moine7 (1796) de Lewis raconte, dans une narration à la troisième personne, comment Ambrosio est séduit par Mathilde, un agent diabolique qui le pousse d’abord à la luxure puis à différents crimes (entre autres, l’assassinat d’Elvire, le viol et le meurtre d’Antonia). Le moine finit par signer un pacte avec Lucifer qui, s’étant joué de lui, lui réserve une mort horrible, annonciatrice des tourments de l’enfer.

3Notre projet consiste ici à mettre en évidence quelques scènes de prédiction présentes dans les deux œuvres, et à proposer des éléments d’analyse qui mettent en lumière l’ambivalence ou la polysémie de ces épisodes.

1. Présence d’un paradigme de la prédiction

4Dans Le Diable amoureux comme dans Le Moine sont présentes plusieurs figurations de l’avenir, qui jouent sur des motifs différents :

5a) Le héros annonce sa destinée, sans nécessairement le savoir, qu’elle soit négative ou positive.

6Dans Le Moine8, Ambrosio ne sait pas encore qu’il présage son propre sort malheureux dans le sermon qu’il prononce pour les fidèles de Madrid :

(1) […] il dénonçait les vices de l’humanité et décrivait les châtiments prévus pour eux dans un monde à venir. […] (M 221)

7Mais cela va plus loin, puisque le protagoniste annonce également en termes généraux un destin qui correspond à celui d’une Antonia qu’il n’a pas encore rencontrée :

(1’) […] Ambrosio, changeant de sujet, parla de la perfection d’une conscience impollue, de la perspective glorieuse que l’éternité faisait apparaître à l’âme nette de tout reproche, et de la récompense qui attend celle-ci au royaume de la gloire infinie […]. (M 221)

8Quant à Alvare, dans Le Diable amoureux9, juste après avoir évoqué le diable et bénéficié de ses faveurs, contre l’avis de son compagnon Soberano qui prévoit le pire (« Vous nous donnez un beau régal, ami ; il vous coûtera cher », dit l’un d’eux, DA 324), il semble chercher à se convaincre qu’il sort indemne d’une aventure désormais terminée :

(2) [… je] conclus que je venais de sortir du plus mauvais pas dans lequel une curiosité vaine et la témérité eussent jamais engagé un homme de ma sorte. […] Mais ceci ne durera pas, je m’en donne parole. (DA 325)

9b) Un personnage fait un rêve à valeur prémonitoire, qui signifie symboliquement ce qui va advenir dans la suite et/ou un danger qui le menace.

10(3) C’est le cas dans Le Moine du songe de Lorenzo, qui vient de rencontrer Antonia et de tomber amoureux d’elle : le jeune homme s’assoupit et fait un rêve terrible (M 227-229). Au moment où il va épouser la jeune femme, un inconnu surgit, la lui enlève et tente d’abuser d’elle ; le monstre s’abîme finalement dans les flammes de l’enfer, tandis que la jeune femme monte au ciel. Le passage rappelle les généralités du sermon d’Ambrosio (voir 1 et 1’) ; il annonce non seulement le viol et la mort d’Antonia dans les caveaux de Sainte-Claire (M 517-529), mais encore les tortures que subira le moine, ainsi que sa damnation (M 571-572).

11Alvare fait lui aussi un songe qui apparaît comme une transposition dans le domaine concret du danger moral qui le menace :

(4) Comme nous passions dans un défilé étroit où je m’engageais avec sécurité, une main tout à coup me pousse dans un précipice ; je la reconnais, c’est celle de Biondetta. Je tombais, une autre main me retire, et je me trouve entre les bras de ma mère. Je me réveille, encore haletant de frayeur. (DA 344)

12c) Une Bohémienne ou des Égyptiennes (ce qui est strictement la même figure) disent son avenir à un protagoniste.

13Dans Le Moine, c’est Antonia qui est la destinataire de la prédiction (et avant elle, sur le mode comique, sa tante Léonella). Nous ne retenons que l’essentiel de cet « oracle » qui annonce à Antonia, à la lecture des lignes de sa main, qu’on va conspirer contre elle, et qu’elle mourra sous peu :

(5) Chaste et douce, jeune et belle,
Dotée d’un esprit et d’un corps parfaits,
Vous seriez une bénédiction pour quelque homme de bien,
Mais hélas ! Cette ligne montre
Que la destruction plane au-dessus de vous ;
Un homme concupiscent et un artificieux démon
S’associeront pour provoquer votre perte.
Et chassée de la Terre par le chagrin,
Bientôt votre âme vers le Ciel se hâtera.(M 237)

14Dans Le Diable amoureux, Alvare attend de deux Égyptiennes présentes à la fête donnée pour le mariage de Marcos et Luisia des informations, on ne sait trop lesquelles. On constate en tout cas que le chant des deux femmes est interrompu juste avant une révélation :

(6) Le bonheur qu’on vous présage
Est volage, et pourrait vous quitter.
Vous le tenez au passage :
Il faut, si vous êtes sage,
Le saisir sans hésiter.
Quel est cet objet aimable ?
Qui s’est soumis à votre pouvoir ?
Est-il......... (DA 365)

15L’interruption de la prophétie par Biondetta, qui vient arracher Alvare aux Égyptiennes manu militari, laisse planer le mystère ; le lecteur a tout loisir de participer au petit jeu de la reconstitution d’un heptasyllabe avec rime en « -able ». Pourquoi ne serait-ce pas « Est-il …femme ou est-il diable ? » ? Mais nous voyons bien que cette question, quand bien même elle serait complète, ne donne pas directement de réponse10.

16Cet inventaire témoigne du nombre assez conséquent des prédictions (et encore est-il sans doute incomplet), de même que d’une ressemblance dans les procédés utilisés. Certes, Lewis développe plus abondamment les épisodes à valeur d’avertissement, mais c’est lié à l’ampleur de son roman ainsi qu’à une intrigue plus complexe et plus riche en personnages, là où Cazotte, dans sa nouvelle, concentre l’action sur la relation entre Alvare et Biondetta. En tout cas, un procédé est commun aux deux textes : les destinataires des prédictions – et parfois même ceux qui les formulent (voir 3) – semblent ne pas comprendre de quoi il retourne. On peut donc légitimement se demander quelle est la signification de ces passages. Nous proposons quelques hypothèses en mettant en évidence plusieurs dimensions.

2. Une esthétique liée au surnaturel

17Le surnaturel est mis à distance par certains personnages des œuvres, que ce soit par Alvare (qui se prétend capable de tirer « tir[er] les oreilles au grand Diable d’enfer », DA 317) ou, dans Le Moine, par Raymond, qui n’accorde absolument aucun crédit à l’histoire de la nonne sanglante11, jusqu’à ce qu’il parte avec elle en croyant s’enfuir avec Agnès.

18Dans les scènes de prédiction que nous avons indiquées, le surnaturel est convoqué dans l’acte même de divination, qu’il intervienne par le truchement d’un personnage tiers ou sans intermédiaire. Les figures de la Bohémienne ou des Égyptiennes – au-delà d’un certain exotisme, d’une « couleur locale », ici liés à l’Espagne – semblent ouvrir une fenêtre sur l’occulte plutôt que sur le divin, sur une surnature profane. La Bohémienne du Moine, qui est une sorte de géante, qui possède une baguette magique avec laquelle elle trace « diverses figures singulières », qui danse « dans toutes les attitudes excentriques de la folie et du délire » (M 234) n’est pas sans rappeler les sorcières et les magiciens que, d’ailleurs, elle prétend pouvoir côtoyer12 ; quant aux Égyptiennes de Cazotte, elles sont décrites comme des êtres affreux et tantôt qualifiées de « vieux monstres » par Biondetta, tantôt de « sorcières » par le narrateur (DA 365-366). Objets ambivalents, ces créatures sont différentes, ce que tend à prouver leur mode d’expression, le chant, qui témoigne du caractère décalé et inspiré de leur discours, surtout chez Lewis : toutes les paroles de la « prophétesse basanée [swarthy Prophetess] » (M 236) sont des ballades versifiées.

19Le songe prophétique renvoie quant à lui à une intervention de forces tutélaires. C’est parce que la divinité ou les forces du bien sont les destinateurs du message que l’imagerie utilisée (ou, si l’on préfère, « le code ») est directement empruntée à la religion. Ainsi, dans Le Moine, la damnation et le salut apparaissent clairement dans le songe de Lorenzo (voir 3). Dans le rêve d’Alvare (voir 4), la figure qui avertit le héros du danger qu’il est en train de courir est la mère : non seulement cette dernière est « la femme la plus religieuse, la plus respectable qui [soit] dans l’Estramadure » (DA 325) (voir 2), mais encore elle porte le nom de doña Mencia, sous lequel on reconnaît la « mancie », autrement dit la divination13.

20Au total, la dimension surnaturelle est double : dans la prédiction de l’avenir en soi, qui suppose un pouvoir plus ou moins lié à la magie ou d’origine divine, mais également dans les éléments qui apparaissent dans l’épisode prophétique : le récit est peuplé de démons, d’abîmes qui s’ouvrent, d’anges, demains secourables, etc. Ces éléments surnaturels relèvent d’une imagerie que Cazotte et Lewis n’inventent pas, mais réemploient ; ils ont par ailleurs contribué à faire lire ces œuvres sinon comme explicitement fantastiques, du moins comme en étant les balbutiements.

21Ce qui frappe, face à la débauche de moyens employés dans les séquences prophétiques (on pourrait parler, au plan esthétique, d’une certaine surcharge), c’est leur absence d’efficacité, nous l’avons mentionné : les personnages ne comprennent pas les messages qui leur sont adressés. Cette surdité ne cacherait-elle pas un effet d’ironie14 ?

3. Rôle des prédictions dans la narration

22Les prédictions occupent une place de choix dans le cours de la fiction, elles sont donc nécessairement liées à l’histoire (ou aux histoires) qui s’y déroule. C’est d’autant plus sensible que ce sont des épisodes soigneusement construits. Mais dans quelle intention ?

23Cazotte utilise les prédictions à des fins particulières. Ce qui est traditionnellement un élément d’annonce apparaît chez lui dans une volonté de rappel: le rêve prémonitoire et la bonne aventure des Égyptiennes ne sont pas à proprement parler des prophéties, au contraire.Des signes indiquent à Alvare ce qu’il semble avoir oublié, phénomène d’autant plus étrange qu’il est le narrateur. Sauf à penser qu’il se refuse à prendre en compte l’avertissement – et que son récit mime ce refus. Avançons l’hypothèse que la narration, ferme mais elliptique, reproduit l’aveuglement du personnage qui a vécu l’aventure. En trois occasions majeures, les mises en garde sont refusées : d’abord, après l’évocation du diable, Alvare néglige d’écouter ses initiateurs et fait sa propre prophétie (voir 2)15 ; ensuite, amoureux de Biondetta, il rêve qu’alors qu’elle le pousse dans un abîme, sa mère le sauve (voir 4) ; enfin, de retour en Espagne, il rencontre deux Égyptiennes qui lui disent sans vraiment le lui dire que Biondetta a partie liée avec le diable (voir 6). Aussi bien l’oubli du début de son aventure que l’impossibilité d’entendre les rappels révèlent que le personnage est sous le charme, en tous les sens du terme. Qui plus est, le flottement entre prédiction et rappel témoigne dans la nature même du texte (parce que contradictoire ou oxymorique, mais aussi parce que son émetteur ne le comprend pas) de la confusion du protagoniste narrateur.

24Avec Lewis, la prophétie intervient dans une perspective radicalement différente. Apparemment, il s’agit de mettre en garde les personnages à trois reprises. D’abord, Ambrosio fait un sermon enflammé où il décrit les risques de la damnation – ce discours de prédicateur préfigure son propre sort et, en opposition, celui d’Antonia (une mort cruelle qui lui vaudra le paradis) (voir 1) ; ensuite, la prédiction de la Bohémienne, faite à Antonia cette fois, vient confirmer le sermon du moine (voir 3) ; mais enfin, juste auparavant, Lorenzo, dans son rêve prémonitoire, a eu une vision identique en entrevoyant la séparation avec celle qu’il a aimée dès qu’il l’a aperçue, et qui n’est promise qu’au bonheur céleste (voir 2). Autrement dit, le premier chapitre du Moine, où se trouvent toutes ces prophéties (avérées cette fois !), répète de manière obsessionnelle ce qui va advenir. Mais personne ne les entend, sauf (à condition qu’il soit attentif) un lecteur favorisé par sa position surplombante devant le récit ; dans le pire des cas, ce lecteur pressentqu’il se joue là quelque chose d’essentiel.

25L’incompréhension des protagonistes signale l’échec de la prophétie dans l’histoire racontée. Cela semble montrer, revenons-y enfin après l’avoir annoncé à plusieurs reprises, que ce discours ne leur est pas spécifiquement adressé. Il prend donc une valeur autre: il n’a pas seulement une fonction dans l’action, mais il a aussi – ou surtout – une valeur de commentaire. Le destinataire visé serait ainsi un lecteur invité à déchiffrerune énigme impénétrable dans la dimension de la diégèse.

26La fonction desdifférentes prédictions serait doncmétanarrative. La prophétie tendrait à montrer, sur des modes divers (par une narration à la première personne dans Le Diable amoureux ou à la troisième dans Le Moine) que le destin des héros leur échappe, que les enjeux les dépassent et ouvrirait, entre autres, à une dimension tragique : leur vie dépendrait d’un combat entre des forces supérieures, susceptibles de se manifester, mais incompréhensibles.

27Il est une autre implication. Dans cette perspective, il revient au lecteur de combler le défaut d’interprétation des protagonistes (surtout chez Cazotte) ; ou bien ce même lecteur est amené, par divers indices, à anticiper sur l’action à venir. Chez Lewis, le procédé ne manque pas de rouerie : le lecteur normalement constitué (pas forcément très attentif) voit que quelque chose va advenir, sans savoir exactement quoi. Il faut dire que Lewis joue conjointement avec un art consommé sur l’effet d’annonce et la rétention d’information, c’est-à-dire sur deux procédés opposés : la prolepse et le suspens.

28Cette virtuosité, affichée par Lewis, acquiert de plus une dimension ludique dans la mesure où la prophétie (et sa valeur de prolepse) ne prend sens qu’après que le roman est achevé, dans quelque chose qui a à voir avec la relecture. Mais on sait que la prophétie ne devient telle qu’une fois accomplie (ici, par le récit lui-même).

4. Dimension théorique, paratexte et intertexte

29D’autres indices amènent à mettre en relation ces prédictions ou prophéties avec des implications, ou une réflexion, théoriques. Cette réflexion figure implicitement dans ce qui précède : le récit, disent avec des moyens différents Cazotte et Lewis, est un compromis, une tension constante, entre ce que l’on doit savoir pour anticiper sur la suite et ce que l’on doit ignorer pour que l’histoire reste surprenante et, partant, séduisante. Alvare en fournit le magnifique exemple, lui qui prend en cours sa propre histoire et décode mal les signes (il faudrait réfléchir sur l’étrange variante du roman-mémoires qu’écrit Cazotte) : il se fourvoie pour avoir cru que Biondetta, parce que blessée, était humaine (D 343-345), comme s’il entrait dans son histoire in medias res. Son « Je ne vois plus qu’une femme adorée » (D 343) signifie je ne veux plus voir que cela. Les implications psychologiques d’une telle attitude ne sont pas neuves : la raison est bien peu de choses face à la force des passions, un des Grieux, avant Alvare, en a fait l’expérience ; mais ici il s’agit du diable…

30Mais la théorie passe avant tout par un discours auctorial. Cazotte, conscient de la nécessaire opacité que devait garder sa nouvelle, fait tout pour conserver le mystère jusqu’au bout. Dans la première version du Diable amoureux (1772), un très spirituel « Avis de l’éditeur » (de l’auteur, évidemment) donne explicitement le sens moral de l’œuvre16 ; dans la seconde (1776), il disparaît et cède la place à un « Épilogue » qui vient in fine brouiller toutes les pistes. La prolepse auctoriale est soigneusement effacée de l’édition définitive d’une œuvre qui fonctionne sur le mode du rappel insistant d’une donnée de départ oubliée.

31Au rebours, Lewis multiplie les prolepses (trois dans le premier chapitre), dont la plus belle sans doute figure dans sa « Préface de l’auteur », qui est le pastiche d’une épître d’Horace (Ad librum suum). L’auteur dit à son livre : « Adoptant maintenant le rôle de magicien, / Me voici qui prophétise la fortune qui t’attend […] » (M 205). Lewis joue à se représenter en auteur-prophète, dans un roman qui, par ailleurs, est raconté par un narrateur omniscient. De plus, la destinée tragique annoncée au livre ressemble à s’y méprendre à celle du héros, Ambrosio17 ; mais de cette nouvelle prolepse à la valeur ludique indéniable, le lecteur, une fois encore, ne prend conscience que le livre achevé.

32La « Préface » se prend au même jeu que le premier chapitre, un jeu d’annonces et de cachotteries qui permet en outre, sous l’hommage à l’Horace latin (Quintus Horatius Flaccus) d’en rendre un, plus discret, à un autre, Horace Walpole cette fois, père du roman gothique.

33Ces différents mouvements (déplacements et ambivalences) du paratexte témoignent bien qu’il y a là autre chose qu’un discours de circonstance : que déjà il s’y noue les fils de l’intrigue.

34Il convient, à l’approche de la fin, de revenir sur les différences de fonctionnement entre Le Diable amoureux et Le Moine pour mettre en évidence leurs affinités profondes. Les épisodes prophétiques utilisés par Lewis ressemblent à tel point, dans le choix des motifs, à ceux de Cazotte qu’ils lui paraissent empruntés18. Les prolepses de Lewis ne seraient-elles pas autant de rappels pour renvoyer au texte de Cazotte ? Ce jeu intertextuel montrerait ainsi la parenté entre les deux œuvres.

35Il semble que Cazotte, prophète à ses heures (si l’on en croit La Harpe qui le rapporte dans un texte de 1806 intitulé Prophétie [ou Prédictions] de Cazotte), prévoie Lewis. On peut en lire un indice dans la fin du Diable amoureux, là où don Quebracuernos, le théologien de Salamanque, dit à Alvare qu’il est inutile qu’il entre dans les ordres pour fuir le diable :

[« Votre ennemi », c’est-à-dire le diable] a soigneusement isolé l’idée de ce fantôme agréable [Biondetta] dont il s’est longtemps servi pour vous égarer ; il la rapprochera si vous le lui rendez possible. Je ne crois pas cependant que la barrière du cloître, ou de notre état, soit celle que vous devez lui opposer. Votre vocation n’est point assez décidée ; les gens instruits par leur expérience sont nécessaires dans le monde. (DA 376)

36La barrière du cloître et la sortie dans le monde, c’est là très précisément ce que prend Le Moine comme point de départ : Ambrosio est un moine en tout point exemplaire, mais sans expérience du siècle, ce qui va le perdre. Lui aussi se trouve confronté aux ruses du diable fait femme en la figure de Mathilde. On est, semble-t-il, au-delà de la coïncidence pour entrer dans le jeu intertextuel. C’est d’autant plus intéressant que Le Moine développe également une potentialité refusée par Cazotte, celle d’un personnage qui « […] devenu possédé, n’[est] plus qu’un instrument entre les mains du diable, dont celui-ci se [sert] pour mettre le désordre partout. » (DA 377) C’est là, si l’on en croit Cazotte dans son « Épilogue » de 1776, le premier état qu’aurait eu Le Diable amoureux avant deux réaménagements de la nouvelle, ses deux éditions « officielles » de 1772 et 1776. À ceci près que cette version première n’a sans doute jamais existé, elle n’est qu’un possible de l’œuvre.

37Pour résumer, les deux textes présenteraient ainsi deux fonctionnements différents, mais articulés. Dans Le Diable amoureux, Cazotte montre la faculté d’oubli d’Alvare, d’où la nécessité de placer les prophéties le plus tard possible. La dynamique du texte ménage un premier mouvement de rationalisation qui culmine sur l’attentat de Biondetta – par là devenue femme –, puis elle ouvre un mouvement d’inquiétude qui sape l’amour d’Alvare, sans vraiment l’altérer, par une série d’annonces prophétiques qu’il entend sans les entendre. Ce ne sont pas des prolepses, mais des rappels de ce qu’on sait déjà – pour le lecteur comme pour le personnage. Dans Le Moine, Lewis joue à annoncer (au moins à quatre reprises) et à montrer que les annonces ne sont pas comprises, ce qui ménage une dimension ludique et favorise la mise en place d’un suspens destiné à l’appréciation du relecteur. Il y a de la virtuosité et du plaisir à mettre en place des éléments qui ne sont pas saisis immédiatement (ce qui est à lier à une structure narrative complexe qui, sous la direction d’un narrateur omniscient et parfois facétieux, isole les personnages les uns des autres). Mais cela se prolonge, en plus de l’invitation à la relecture, dans un jeu de récriture, non seulement de sa propre œuvre, mais également, si l’on accepte notre hypothèse, de celle de Cazotte.

38Qu’en conclure ? Cazotte l’a rêvé, Lewis l’a fait – on peut le dire sans paraître trop facétieux puisque l’histoire d’Alvare est aussi donnée pour un rêve. De la prolepse (l’objection formulée à soi-même) du premier découle la mise en œuvre des effets d’annonce incompréhensibles (entendons : dans le temps de la lecture) de l’autre. Les prolepses de Lewis sont des renvois (des analepses, des effets de reprise, des hommages ?) à Cazotte, à un hypotexte salué comme le substrat de son propre texte.

39Le lien sensible qui unit Cazotte à Lewis n’est pourtant pas le seul : Hoffmann à son tour, dans Les Élixirs du diable (1816), part du Moine pour raconter l’histoire de son héros Médard. On constate alors la mise en place d’une chaîne ténue – qui concerne aussi bien l’histoire littéraire que sa géographie (les domaines français, anglais, allemand) –, dont trois maillons sont forgés par Cazotte, Lewis et Hoffmann avec une régularité fortuite mais frappante, de vingt ans en vingt ans (1776, 1796, 1816) : Le Diable amoureux se prolonge dans Le Moine, lequel trouve sa récriture quasi officielle dans Les Élixirs du diable19. Nous avons seulement examiné ici l’articulation des deux premiers maillons, il faudrait donc prolonger l’enquête. Mais c’est là une autre histoire.

40Nous laisserons le mot de la fin à Voltaire : « l’intelligence des prophètes est l’effort de l’esprit humain. C’est pourquoi je n’en dirai pas davantage20. »