Colloques en ligne

Jan Herman

 Le roman médiéval et les chemins de l’aventure

1J’aimerais commencer ma contribution à l’étude du problème de l’anticipation dans la littérature narrative de l’Ancien Régime par une réflexion sur la notion d’aventure. Cette réflexion, qui se focalise sur quelques romans de chevalerie, m’amènera ensuite tout naturellement au roman de Cervantès, Don Quichotte, écrit au début du xviie siècle. C’est à peu près le moment où commence l’épisode de l’histoire du roman que nous survolons dans ce colloque et qu’on appelle l’Ancien Régime ou les siècles classiques. Si je me place hors période en reculant de quelques siècles, c’est pour mieux sauter et mieux saisir les problèmes qui nous intéressent. Le roman de chevalerie est le type de roman que Cervantès relègue définitivement au passé d’un grand coup de pied quichottesque. C’est ce passé que j’aimerais interroger ici, pour voir mieux ensuite les contours du nouveau type de roman que prépare Cervantès.

1. L’aventure dans le roman médiéval

2Nous sommes encore nombreux à avoir été formés par le structuralisme, qui s’est beaucoup occupé du « récit ». Les premiers grammairiens du récit se plaisaient à ramener la structure élémentaire d’un récit à celle de la phrase : un récit est le développement de la phrase et la phrase se compose d’un sujet et d’un prédicat qui sont joints par un verbe. En d’autres termes, le sujet est le héros et le prédicat est l’aventure qui lui arrive. Quelque utile qu’ait été cette formule pour l’élaboration d’une théorie du récit, elle ne résiste pas aux objections que suscite l’étude de la narrativité dès qu’on l’aborde d’un point de vue historique. Est-il bien vrai que l’aventure est ce qui arrive au héros ? Prenons Perceval, Lancelot ou Tristan, qui sont trois héros du roman médiéval. Il est indéniable que certaines aventures leur arrivent, mais leur vraie aventure, celle qui est au centre de leur vie, ne leur arrive pas, elle les attend. Elle est toujours déjà là et elle attend qu’ils arrivent, eux, car ils sont les seuls à pouvoir l’accomplir. Cette aventure est la leur, elle leur est destinée. L’aventure dans le roman de chevalerie médiéval n’est pas un événement qui arrive au héros, c’est une structure de l’attente, c’est un vide que le héros viendra remplir. Le héros accomplit l’aventure, et l’accomplir, c’est la terminer. La formule-type dans le roman médiéval est « achever l’aventure ». L’aventure est donc là, elle était déjà là quand le héros n’était pas encore né. Elle était là à l’attendre longtemps avant son arrivée. Elle a connu un certain déroulement, mais elle est arrêtée, bloquée. Le temps s’est arrêté au milieu de l’aventure, jusqu’à ce qu’arrive le héros, qui, en achevant l’aventure, remet en marche le temps. C’est dans ce rapport très particulier entre le héros et l’aventure, mais plus encore entre l’aventure et le temps, qu’il faut essayer de saisir le sujet qui nous intéresse, l’anticipation.

3Voyons l’histoire de Perceval racontée par Chrétien de Troyes. Quand Perceval arrive au château du Roi pêcheur, il y est attendu. Ce n’est pas le hasard qui l’a amené à cet endroit mystérieux, c’est l’aventure. L’aventure mène le jeu. Perceval est appelé à achever l’aventure qui le mène. En achevant l’aventure, Perceval réalise son propre destin. Son destin, qu’il ignore encore mais qu’on lui expliquera bientôt, est de poser des questions, les bonnes questions, quand il voit passer l’étrange cortège du Graal. S’il pose les bonnes questions, l’aventure sera achevée. L’achèvement de l’aventure remettra en branle le temps, le Roi pêcheur sera guéri de son infirmité et la fertilité sera rendue au pays. L’aventure, au sens où je veux la saisir ici, a un nom dans les romans médiévaux : c’est la « mauvaise coutume ». La mauvaise coutume est un blocage du temps, c’est le temps enfermé dans sa propre répétition. Ceux qui sont victimes de cette « mauvaise coutume » attendent quelqu’un qui fasse redémarrer le temps et qui donc, littéralement, achève l’aventure.

4Mais Perceval ne pose pas les questions et l’aventure n’est donc pas achevée. Il apprendra bientôt pourquoi. Le lendemain de la scène où il a vu passer le Graal, le château est vide, les portes sont grandes ouvertes et le pont-levis est baissé. Perceval est donc invité à s’en aller. Il a manqué le but, il n’a pas achevé l’aventure. C’est bien ce que lui explique la demoiselle qu’il rencontre peu après dans la forêt. Elle le connaît et déclare être sa cousine. Ils ont été éduqués ensemble, mais Perceval l’a oublié. Elle est au courant de ce qui s’est passé la veille au château et elle reproche vivement à Perceval de s’être tu. Elle lui explique aussi la raison de son silence : il a causé la mort de sa mère en se faisant chevalier et c’est pourquoi il n’a pas pu poser les bonnes questions. En d’autres termes, Perceval était destiné à achever l’aventure, mais il est devenu indigne de l’accomplir à cause d’une faute.

5Il y a autour de Perceval d’autres personnes qui le connaissent. Ils appartiennent tous à la même famille, la sienne : la demoiselle rencontrée dans la forêt est sa cousine, le Roi pêcheur est son oncle, frère de sa mère, l’ermite qui lui expliquera plus tard que le Graal contient une hostie est un autre oncle.

6L’origine celtique du roman est indéniable. Quand il arrive au château du Graal, Perceval entre certainement dans un autre monde, mais cet autre monde est aussi le sien, c’est là où s’est déroulé le drame de sa famille. À l’origine de ce drame de famille se trouve une « mauvaise coutume ». Quelque part, dans l’histoire de la famille de Perceval, quelque chose s’est produit qui a bloqué le temps : une blessure dont il faut guérir. Le temps est blessé. Tout cela, Perceval ne le verra jamais clairement lui-même. Ce qu’il apprend cependant dans la rencontre avec la demoiselle, c’est son nom. Tout à coup il se souvient qu’il s’appelle Perceval le Gallois. L’aventure est donc aussi une anamnèse, une découverte progressive de l’identité.

7Le récit de Perceval est donc en quelque sorte écrit d’avance. Perceval est appelé à effectuer un scénario qui a prévu les événements d’avance. Et l’aventure est précisément cela : c’est le vide de l’événement anticipé. L’aventure est ce qui précède l’événement, c’est l’attente de l’événement, c’est l’événement posé comme virtuel, souhaité mais incertain. L’aventure au sens de « mauvaise coutume » est l’événement posé comme anticipation.

8Dans les romans médiévaux, on rencontre souvent la formule « par aventure », qui est le plus souvent traduite comme « par hasard ». Cette traduction est sans doute la bonne. Cependant, comme je l’ai suggéré plus haut, le mot « aventure » souligne aussi, dans le texte médiéval, un rapport plus explicite avec le destin, avec un récit composé d’avance, dont l’aventure est l’effectuation anticipée.

9L’étymologie du mot « aventure » peut nous aider à conforter cette idée. « Aventure » s’écrit adventure en Ancien Français. Adventure est liée à l’avenir dans son étymologie latine : advenio, adventum. Adventura, forme plurielle du participe futur adventurum signifie « les choses qui vont arriver ». L’aventure médiévale est donc inséparable d’un ordre caché derrière les choses et les événements. Dans l’étonnante harmonie de l’univers, l’homme médiéval reconnaît la main de Dieu. L’adventure médiévale est dès lors catégoriellement différente de l’aventure au sens (pré)moderne, où l’aventure devient un événement qui « arrache le lecteur à son univers familier et le fait assister à un enchaînement de péripéties où dominent l’héroïsme, l’intrépidité, l’angoisse, etc. ». Voilà une définition de l’aventure tirée d’un dictionnaire de termes littéraires moderne1.

10Mais qu’est-ce alors que le Graal ? On ne l’apprendra pas dans ce roman inachevé de Chrétien de Troyes. De nombreuses continuations et suites donneront les explications les plus diverses et je n’y insisterai pas ici. Ce qu’il me plaît cependant de suggérer, c’est que le Graal, qu’il s’agisse d’une écuelle ou d’une coupe, est l’emblème du vide : le vide de l’aventure qui attire le chevalier à l’endroit où il est attendu. Et là il trouvera son destin. L’aventure mène le jeu. Où mène-t-elle ? Au destin ? Non. L’aventure est le destin. Elle est l’endroit où le destin, resté virtuel, resté anticipation, se réalise enfin.

11Il y a d’autres coupes dans le roman médiéval. Pensons à la coupe qui contient le breuvage magique qu’avalent Tristan et Iseut sur le bateau qui les amène d’Irlande en Cornouailles. L’iconographie médiévale en a fait de magnifiques images en miniature. Le breuvage magique qui rend Tristan et Yseut, contre leur gré, passionnément amoureux l’un de l’autre, constitue l’élément central de toutes les versions de la légende. Sans le breuvage, la légende de Tristan et Iseut n’existe pas. Le philtre est à la foi la cause et l’excuse de leur amour. En l’avalant, ils boivent leur destin. Tristan et Iseut ne s’aiment pas, parce que Tristan est le meurtrier de l’oncle d’Iseut. Mais leur destin n’est pas ce qu’ils veulent, c’est ce qui les attend. En avalant le breuvage, ils boivent leur destin. Ils boivent l’aventure qui les attend. L’aventure est dans la coupe. L’aventure, comme vide anticipatoire, c’est la coupe. Tout est là, tout le drame de la vie de Tristan et Iseut est d’emblée dans cette coupe. Quand ils regardent dans ce vide et boivent la potion magique, ils accomplissent le destin qui les attend.

12Un autre emblème de l’aventure, une autre cavité qui renferme le destin et l’événement posé comme anticipation, est le tombeau. L’aventure de Lancelot, on s’en souvient, consiste à délivrer la reine, qui a été enlevée par un chevalier qui s’appelle Méléagant. Lancelot est constamment confronté à un choix, sur les routes à prendre ou sur les moyens de transport. Chaque fois, il choisit le moyen qui le mènera le plus directement au but. Le but est la délivrance de la reine, dont il est passionnément amoureux. L’épisode avec la charrette dans laquelle Lancelot n’hésite pas à monter pour avancer plus vite est bien connu. La reine n’est pas seule à avoir été enlevée. Avec la reine, un grand nombre d’habitants du royaume du roi Arthur sont prisonniers de Méléagant. Ils sont dans un autre monde, un monde dont en principe on ne revient pas. C’est le monde de la mort, où le temps s’arrête.

13Le troisième jour de sa quête, Lancelot arrive à un cimetière où un vieillard lui montre une tombe recouverte d’une très lourde dalle que quatre hommes des plus forts ne parviendraient pas à soulever. Sur la tombe, Lancelot lit une inscription qui dit ceci : 

Celui qui soulèvera cette dalle à lui tout seul libérera ceux et celles qui sont retenus prisonniers en cette terre dont nul ne peut sortir, même clerc ou gentilhomme, une fois qu’il y est entré. Nul n’en est encore revenu2.

14Mais aussitôt, Lancelot soulève la dalle sans la moindre difficulté. Par cet effort, il apprend deux choses. Il comprend qui il est et il apprend son destin : il est celui qui est destiné à délivrer les prisonniers. L’épreuve de la dalle soulevée a montré que c’est lui, et lui seul, qu’on attend pour achever l’aventure. Et l’aventure est une « mauvaise coutume ». Le temps s’est arrêté dans l’étrange royaume où il est entré.

15Le destin de Lancelot est donc écrit d’avance sur la tombe. On peut le lire comme un Livre de la Destinée qui un jour s’effectuera par celui qui est appelé à le réaliser. La cavité du tombeau n’est pas seulement le lieu, vide, de l’aventure qui attend le chevalier élu, mais aussi le lieu d’où parle le destin par une voix d’outre-tombe.

16Mais qui parle ? Qui a écrit ce Livre de la Destinée ? La définition particulière que reçoit la notion d’aventure dans la narratologie médiévale est, je crois, intimement liée à la conception qu’a le Moyen Âge du statut d’un « auteur ». L’auteur du roman médiéval a l’air de dire qu’il n’invente rien. Ce qu’il raconte, en définitive, a déjà été écrit par un autre auteur. Qu’on l’appelle Dieu si l’on veut, mais le fait est que le livre précède l’aventure, il précède le héros. Pour revenir à la définition linguistique du récit, on peut affirmer que dans le roman médiéval, le Livre de la Destinée précède le sujet et le prédicat. Ce n’est pas l’aventure qui devient livre, c’est le Livre de la Destinée, écrit d’avance et par anticipation, qui devient réalité.

17Le roman médiéval contient aussi un mouvement en sens contraire sur lequel je n’insisterai pas ici. Très souvent, le roman de chevalerie intègre ce que j’ai appelé un « récit génétique ». C’est-à-dire que le roman, et surtout le roman en prose du xiiie siècle, raconte aussi l’histoire de sa propre composition. Dans le Lancelot en prose par exemple, les chevaliers qui rentrent à la cour d’Arthur racontent leurs aventures. Tout de suite, pendant qu’ils racontent, des clercs spécialement désignés par le roi, écrivent ce qu’ils entendent dans le grand livre de la Table Ronde, qui sera la base du récit que nous lisons. Les chevaliers ne partent à l’aventure qu’après avoir prêté serment d’être de retour dans un an plus un jour, et de raconter fidèlement leurs aventures. Le Livre de la Destinée qui devient aventure et réalité est donc recomposé par les scribes de la Table Ronde, qui transforment le récit des aventures en un autre livre, que j’appelle Livre de la Renommée. Livre de la Destinée et Livre de la Renommée sont deux entités livresques entre lesquelles l’aventure mène son existence. L’existence de l’aventure est triple : elle se trouve d’abord dans un Livre de la Destinée qui « anticipe », ensuite devient réalité grâce à un chevalier élu qui l’effectue, et enfin elle entre dans le Livre de la Renommée des chevaliers où elle est reproduite. Ou, pour vous livrer toute ma pensée : l’aventure est d’abord Fatum, le destin, elle est ensuite Fata, la mauvaise coutume qui est « merveilleuse », et elle devient Fama, la gloire du héros.

2. L’aventure de Don Quichotte

18Je peux maintenant faire la transition vers le Don Quichotte. Don Quichotte, personne n’en doutera, est un grand lecteur. Lui aussi est convaincu qu’il a un destin. Ce destin est de faire revivre la chevalerie errante. Son destin, il l’a lu dans un livre, mais ce livre n’est plus écrit au ciel comme au Moyen Âge. C’est un livre tout à fait humain. C’est même une bibliothèque. Le Livre de la Destinée que Don Quichotte croit devoir réaliser est le genre littéraire du roman de chevalerie, où est écrit d’avance tout ce qui lui arrivera. Partout où il va, Don Quichotte voit des ressemblances avec ce qu’il a lu. Partout il croit que c’est lui qu’on attend pour achever l’aventure. Don Quichotte a très bien lu les romans de chevalerie. Il a si bien lu qu’il est convaincu qu’il est accompagné d’un écrivain invisible qui écrit tout ce qui lui arrive. On peut illustrer cet aspect par le curieux passage où Sancho donne à Don Quichotte le surnom de « chevalier de la Triste Figure ». Don Quichotte explique à Sancho comment ce surnom lui est venu en tête : 

Je vais vous le dire, répondit Sancho ; c’est parce que je vous ai regardé un instant à la lueur de la torche que porte cet éclopé et, véritablement, vous avez depuis peu, monsieur, la plus triste figure que j’aie jamais vue ; et ce qui doit être la cause, c’est ou bien la fatigue du combat, ou bien la perte de vos dents et de vos molaires.

– Ce n’est pas cela, répondit don Quichotte ; c’est que le savant à qui il incombe d’écrire l’histoire de mes exploits aura jugé qu’il serait bon que je prenne quelque surnom, comme le faisaient tous les chevaliers du temps jadis3.

19Le sage qui doit écrire le Livre de la Renommée de Don Quichotte est donc aussi celui qui écrit le Livre de sa Destinée : c’est lui qui a mis dans la tête de Sancho le surnom de « chevalier de la Triste Figure ».

20Mais je voudrais surtout parler du deuxième Don Quichotte. En 1615, dix ans après le premier Quichotte, Cervantès publie une suite. On y retrouve l’idée de la cavité, qui est l’emblème de l’aventure posée comme anticipation. Et cette fois-ci, la cavité n’est pas une coupe ni une tombe, c’est une caverne, qui contient une tombe. C’est la fameuse grotte de Montesinos.

21Qu’est-ce qui s’est donc passé dans la grotte de Montesinos ? Après les noces de Gamache, Don Quichotte a envie d’aller explorer cette caverne légendaire, qui se trouve au cœur de la Mancha. Assisté de Sancho et d’un guide, il se laisse descendre au bout d’une corde au fond de la caverne. Après un certain temps, Sancho et le guide sentent que la corde est devenue plus légère et craignent que Don Quichotte soit tombé dans le fond de la grotte. Mais quand ils sentent que la corde se raidit de nouveau, ils remontent notre héros. Alors commence le chapitre 23, où Don Quichotte raconte à ses compagnons ce qu’il a vu dans la grotte, pendant le court temps qu’il y est resté. À mi-chemin de sa descente, Don Quichotte avait vu dans une galerie latérale des choses extraordinaires : une prairie verdoyante, un palais transparent de cristal… Mais surtout, un vieillard était venu à sa rencontre et lui avait déclaré : 

Valeureux chevalier don Quichotte de la Manche, il y a bien des années que nous, qui demeurons enchantés en ces solitudes, attendons ta venue, afin que tu informes le monde de ce qu’enserre et recèle la profonde caverne en laquelle tu es entré, appelée la caverne de Montesinos ; un exploit seulement réservé à ton cœur invincible et à ta merveilleuse résolution4.

22L’auguste vieillard est Montesinos lui-même, gouverneur perpétuel de la caverne qui porte son nom. Il déclare que l’enchanteur Merlin y tient enfermées, par enchantement, plusieurs personnes du temps de la bataille de Roncevaux et notamment Durandarte, son amante Belerma, et lui-même, Montesinos, cousin de Durandarte. Don Quichotte connaît évidemment ce Montesinos, dont il a pu lire l’histoire dans les Romances ou quelque autre livre.

23Nous voyons immédiatement la ressemblance entre cette scène et la question de l’aventure que nous avons étudiée dans la première partie de cette communication. Don Quichotte est attendu, depuis longtemps. On l’attend pour qu’il achève une aventure. Et cette aventure est l’enchantement d’une série de personnes qui sont prisonnières dans la caverne, lieu de l’aventure.

24Montesinos apprend ensuite à Don Quichotte ce qu’on attend de lui. Don Quichotte ne le sait que trop car c’est lui qui invente toute cette scène.

[Durandarte] est ici retenu par enchantement, comme moi et bien d’autres, par Merlin, cet enchanteur français dont on dit qu’il était le fils du diable ; or, à ce que je crois, il n’était pas le fils du diable, mais il savait, comme on dit, un tour de plus que le diable. Comment ou pourquoi il nous a enchantés, nul ne le sait, on le verra avec le temps, un temps qui n’est pas très loin, à ce que j’imagine5.

25Il s’agit de désenchanter les prisonniers. Voilà ce qu’on attend de Don Quichotte. Il doit achever l‘aventure, qui est une mauvaise coutume, Fata.

26Dans la suite, nous allons retrouver d’autres détails qui nous sont familiers. En effet, dans une salle basse attenante au palais de cristal, Don Quichotte aperçoit un sépulcre de marbre d’un travail admirable sur lequel est étendu un corps humain, non pas de marbre ou de bronze, mais en chair et en os. C’est Durandarte, un mort vivant. Depuis plus de cinq cents ans qu’ils sont enfermés dans la caverne par Merlin, aucun de ses habitants n’est mort. Le héros est présenté à Durandarte comme le fameux Don Quichotte de la Manche de qui on peut espérer qu’il les délivrera enfin de leur enchantement. Il est celui qu’ils ont attendu pendant cinq siècles. Les autres enchantés de la caverne sont présentés à Don Quichotte : Guadiana, l’écuyer de Durandarte, la Dame Ruidera et ses sept filles, qui ont l’air pâle. La raison de cette pâleur est soufflée à l’oreille de Don Quichotte : depuis qu’elles sont enchantées, les femmes n’ont plus leurs règles. Le cycle du temps s’est arrêté.

27Mais que voit-on dans le fond de la caverne ? D’une autre salle un cortège s’avance lentement, conduit par une très belle Dame qui porte solennellement un cœur embaumé. Elle est accompagnée de belles demoiselles en deuil. C’est Belerma, l’amante de Durandarte, elle aussi enchantée par Merlin.

28Ce cortège ne peut pas manquer de rappeler celui du Graal. Montesinos montre alors à Don Quichotte trois paysannes qui folâtrent, bondissant comme des chèvres dans de merveilleuses campagnes. Don Quichotte reconnaît aussitôt Dulcinée sa bien-aimée. Et il continue son récit à Sancho comme suit : 

Je voulus la suivre, et l’aurais fait si Montesinos ne m’avait conseillé de ne pas prendre cette peine, qui serait vaine, d’autant que s’approchait l’heure où il me fallait ressortir de l’abîme. Il me dit encore que, dans un certain temps, on m’aviserait de la façon de les désenchanter, lui, Belerma et Durandarte, ainsi que tous ceux qui se trouvaient là6.

29Don Quichotte déclare donc à Sancho que par le personnage interposé de Montesinos, il a entendu une prophétie de Merlin : à lui-même, Don Quichotte, a été annoncé le désenchantement de toute la troupe, Dulcinée comprise. Il n’a qu’à attendre que Merlin l’avertisse du rôle qu’il aura à jouer dans cette importante entreprise.

30Voilà ce que Don Quichotte prétend avoir vu dans la caverne. Quoiqu’à peine une heure se soit écoulée entre la descente et la remontée de Don Quichotte, il est sûr d’être resté trois jours dans le palais de Montesinos puisqu’il a vu le soleil se lever trois fois. Ces circonstances et ce séjour dans un univers où les enchantés ne mangent ni ne boivent se heurtent à l’incrédulité de Sancho, qui ne trouve aucune vraisemblance à cette histoire. Mais le guide lui répond, fort pertinemment : 

Comment, dit le cousin, le seigneur don Quichotte aurait-il pu mentir ? L’eût-il voulu qu’il n’aurait pas eu le temps d’imaginer et de fabriquer tant de millions de mensonges7 !

31Pour nous, qui sommes moins simples que Sancho, il est évident que Don Quichotte a inventé toute la scène. Toutefois, plusieurs éléments signalent le statut très particulier de l’épisode de la grotte de Montesinos. Il est d’abord très vrai que Don Quichotte n’aurait jamais pu inventer une aussi longue histoire avec tous ces détails en une heure de temps. Aussi n’a-t-il rien inventé : dans la bibliothèque de Don Quichotte, dont on peut admettre qu’il la connaît par cœur, se trouvent plusieurs versions de cette même scène.

32Si ce colloque avait un autre sujet, je pourrais montrer que le canevas de cette scène est emprunté au troisième chant de l’Orlando Furioso et que la scène racontée par l’Ariosto a de fortes ressemblances avec un roman français du xiiie siècle intitulé Guiron le Courtois. Je n’aurai pas besoin de rappeler que la descente de Don Quichotte dans la grotte de Montesinos rappelle la descente d’Énée aux enfers, où il retrouve son père, qui l’attend, pour lui montrer, par anticipation l’avenir du peuple romain. Devant les yeux émerveillés d’Enée défilent les Scipion, Jules César, Auguste et tous les héros qui ne sont pas encore nés. Cette scène trouve à son tour son origine dans l’Odyssée, où Ulysse apprend par voix infernale comment il pourra retrouver le chemin d’Ithaque. Ce sont là les récits d’anticipation les plus célèbres de toute la littérature. Je l’ai dit : Don Quichotte est un grand lecteur.

33En sortant des entrailles de la terre, Don Quichotte apporte à Sancho un récit qu’il n’a pas inventé, mais qu’il a composé à partir d’épisodes qu’il a trouvés dans les livres et qu’il a imbriqués les uns dans les autres.

34Reprenant les mêmes idées à un niveau d’abstraction que j’ai mis en place plus haut, j’ajouterais que Don Quichotte compose, dans la profondeur de la terre, le Livre de sa destinée. Sancho va en effet raconter cette histoire à d’autres. On s’imagine sans difficulté Sancho lançant autour de lui des propos du genre : « Merlin fera bientôt savoir à Don Quichotte comment Dulcinée peut être désenchantée ». Le récit que Don Quichotte apporte à Sancho et au guide constituera le canevas d’une comédie qu’on va très bientôt jouer devant ses yeux. Au chapitre 30, Don Quichotte et Sancho arriveront dans les domaines du Duc et de la Duchesse, qui ont lu les histoires de Don Quichotte publiées en 1605 et qui voudront se moquer de lui en l’entraînant dans des mises en scène dont ils sont eux-mêmes les auteurs. On verra Don Quichotte sur un cheval volant qui n’est qu’une construction technique raffinée fabriquée par les serviteurs du noble couple. On verra Don Quichotte dupe d’une tête parlante, etc. Mais il en ira un peu autrement de la scène de la grotte de Montesinos dont le duc et la duchesse ont pris connaissance et qu’ils veulent maintenant mettre en scène. Au chapitre 35, ils organisent une rencontre de Don Quichotte avec Merlin, qui arrive assis sur un magnifique char tiré par des mules superbement harnachées et accompagné d’un groupe de musiciens qui jouent de la trompette, du luth et de la harpe. Merlin annonce ensuite solennellement et en vers comment Dulcinée pourra être désenchantée. Mais le duc et la duchesse, qui sont les démiurges de cette colossale scène d’opéra, ignorent que leur mise en scène n’est toujours que l’exécution d’un livret que Don Quichotte a lui-même composé, dans la caverne, en l’extrayant de sa bibliothèque intériorisée. Il s’agit d’un livret qui contient des aventures par anticipation.

35L’épisode de la grotte de Montesinos que des comédiens vont jouer se distingue encore des autres aventures du héros de la Manche par un autre aspect. Une note a été trouvée en marge du manuscrit dont le « traducteur » de l’histoire de Don Quichotte s’est servi. Cette note concerne la véracité de l’histoire vécue par Don Quichotte dans la caverne. Et cette note dit ceci : 

Toi, lecteur, juge en homme sage ce que bon te semblera, car je n’en dois ni n’en puis davantage, encore que l’on tienne pour certain qu’au moment de sa fin et de sa mort il se rétracta, dit-on, et déclara que c’était lui qui l’avait inventée parce qu’il lui semblait qu’elle s’accordait et cadrait fort bien avec les aventures qu’il avait lues dans ses histoires8.

36Cette révélation est inattendue et extraordinaire. Un très étonnant renversement des rôles se produit ici. En effet, si dans la première partie du Quichotte, le héros se dupe lui-même par autosuggestion, c’est lui qui trompe ceux qui veulent le tromper dans la seconde partie. L’apothéose de ces brillantes mises en scène, dans lesquelles on fait jouer à Don Quichotte un triste rôle, est le désenchantement de Dulcinée. Elle ne sera définitivement désenchantée que dans la deuxième continuation du Don Quichotte, que publiera Robert Challe en 1713.

37Mais voilà que Don Quichotte, que tout le monde prenait pour un fou, trompe ceux qui veulent le tromper. « À trompeur, trompeur et demi », aurait pu dire Sancho, amateur de proverbes. Don Quichotte ne croyait pas à l’enchantement de Dulcinée, ni à l’existence de Merlin ou de Montesinos. C’est dans ce séjour souterrain qu’il a composé, en une heure, le livret de la superbe scène d’opéra qu’on lui jouera et dont tout le monde le croira dupe. Dans la profondeur de la caverne se manifeste le désir de Don Quichotte de se conformer à un « livre ». Et pour mieux le faire, il compose lui-même le scénario qu’il tend, sous une forme orale bien sûr, à ses compagnons pour qu’ils le mettent en scène. Don Quichotte, du fond de la caverne, orchestre lui-même, par anticipation, sa propre aventure. Et c’est dans ce superbe geste qu’il trouve son ultime liberté. Mais en est-il moins fou ?

38La problématique du Livre de la Destinée et du Livre de la Renommée, que je considère comme centrale dans la narratologie médiévale, est donc au centre du Don Quichotte de Cervantès. Ce que le passage du roman de chevalerie des xiie et xiiie siècles au roman de Cervantès écrit au début du xviie siècle montre, c’est que le Livre de la Destinée n’est plus écrit au ciel. Il est devenu littérature. Et il est devenu possible à l’homme de se construire un destin. Et c’est peut-être là la nouvelle lumière sous laquelle on peut lire les romans de l’Ancien Régime. À l’orée de cette nouvelle époque dans l’histoire du roman occidental, Cervantès montre que l’homme, même s’il est fou, est maître de son destin. L’anticipation pourra désormais se penser comme calcul, comme une causalité dont on peut prévoir les effets. On peut délivrer la question de la liberté de l’homme de l’ombre de la transcendance.