Colloques en ligne

Dominique Rabaté

Nicolas Bouvier et la précieuse connivence avec les choses

1L’expression que j’ai choisi de mettre en exergue, cette « précieuse connivence avec les choses », se trouve à la fin de L’Usage du monde1. Avant d’aller en chercher la provenance, je voudrais qu’on entende bien la frappe de cette formule, qui combine heureusement la précision d’un terme avec la généralité indéfinie de toutes « les choses » qui constituent le monde. Bouvier utilise cette formule dans un moment capital de son premier livre, lorsqu’il se montre, écrivant ce même livre que nous lisons, saisi de doutes, incertain sur le sens de son entreprise, ne sachant plus comment rendre présent son séjour au Château des Païens, avec des archéologues français occupés à fouiller les ruines des anciens Kouchan. Typographié en italiques, ce passage est l’un des très rares moments d’éloignement temporel et affectif où l’auteur se présente en plein désarroi, où le temps de l’écriture surgit pour dire le blocage du temps de la remémoration. C’est lui-même qui note en entrée de ce nouveau développement : « Pour retrouver le fil. / Écrit six ans plus tard »2.

2Et c’est une question qui lance la réflexion désabusée : « Et le sens de ces fouilles ? ». La question porte certes d’abord sur l’entreprise archéologique elle-même, mais elle déborde aussitôt sur le sens de cette « fouille » dans des souvenirs qui se dissipent, qui perdent leur tranchant et leur nécessité. Il avoue qu’il a rempli des pages de notes « sur ces feuilles de papier pelure jaune » dont il se sert pour les textes dont il n’est pas sûr. Il a perdu le sens de son entreprise. Il ajoute :

D’ailleurs, à mesure que les années passent, je le suis de moins en moins, sûr. Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à des choses fraîches qui s’en passaient si bien ? Et comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre… et malgré qu’on le sache, cette peine qu’on prend, ce travail de persuasion, cette lutte contre le refroidissement considérable et si insistant de la vie. (p. 407)

3La suite aggrave encore le procès intenté à soi-même :

Et puis pourquoi s’obstiner à parler de ce voyage ? quel rapport avec ma vie présente ? aucun, et je n’ai plus de présent. Les pages s’amoncellent, j’écorne un peu d’argent qu’on m’a donné, je suis presque un mort pour ma femme qui est bien bonne de n’avoir pas encore mis la clé sous la porte. Je passe de la rêverie stérile à la panique (p. 407).

4Il faut aller à la fin de ce développement, suivre Bouvier acharné à comprendre pourquoi il doit « creuser la terrifiante épaisseur de terre » (p. 408) qui le sépare désormais de son passé. Car voilà bien la tâche insensée :

Forer à travers cette indifférence qui abolit, qui défigure, qui tue, et retrouver l’entrain d’alors, les mouvements de l’esprit, la souplesse, les nuances, les moirures de la vie, le hasard riche, les musiques qui vous tombent dans l’oreille, la précieuse connivence avec les choses, et ce si grand plaisir qu’on y prend. (p. 408)

5Ce passage est très important parce qu’il articule très exactement le rapport entre voyage et écriture, sans superposition facile. Il est tout aussi significatif qu’il pointe la difficulté de travail de remémoration qui fonde l’entreprise de Bouvier, dans un processus de reviviscence active mais douloureuse. C’est bien le verbe « forer » qui vient sous sa plume, en un écho involontaire avec l’emploi que Beckett en fait dans sa lettre à Axel Kaun, le 7 juillet 19373. Forer comme un mineur ou un forçat.

Reprise et décantation

6Il faut donc d’emblée souligner que les livres de Nicolas Bouvier ne sont jamais un simple enregistrement de l’expérience du voyage. Ils ne se présentent jamais comme le simple recueil de notes prises en cours de route, ou comme la compilation de carnets tenus au jour le jour. Au contraire, le travail du livre exige un long temps d’écart pour une reprise différée. Il faut presque dix ans pour que l’écrivain mette en forme, non sans mal de son aveu même, L’Usage du monde, et Le Poisson-Scorpion exige encore plus de délai puisque Bouvier ne réussit à écrire son séjour à Ceylan que vingt-cinq ans4 après y avoir été. Dans ce deuxième cas, la nature de la reprise, impliquant la nécessité de composer véritablement ce « récit », est plus manifeste pour un livre moins linéaire, plus évidemment réfléchi dans sa structure générale.

7Le voyage doit donc se décanter et passer par une phase d’éloignement temporel, pour aboutir à sa recomposition postérieure. Car voyager et écrire, ces deux expériences sont à la fois unies et différentes, si elles visent bien toutes deux à trouver et retrouver cette « connivence » avec le monde, qui est une grâce fugitive et presque miraculeuse. Le mot, je l’ai dit, est heureusement choisi : il désigne une intelligence secrète, un accord tacite, ou encore une entente spontanée. Il marque donc une forme de complicité évidente et immédiate, un accord exclusif – qu’il faudra cependant faire partager, en agrandissant le cercle de la complicité selon un mouvement de l’écriture qui fait du lecteur de Bouvier un de ses proches. Ce sont ces moments de connivence qui sont le prix et le gage même du voyage, ce qui lui donne son sens et sa valeur, mais justement parce que l’écriture doit s’en ressaisir.

8Ce sont des moments épiphaniques qui situent Nicolas Bouvier dans un courant capital de la littérature du vingtième siècle depuis que Joyce a ainsi nommé ces étranges expériences quotidiennes où quelque chose vient se révéler, à la fois directement mais en demandant la médiation de l’écriture. De tels instants prennent relief sur la monotonie du quotidien, ils ne sont pas donnés à foison ou avec libéralité. Même le routard, peut-être surtout le routard, connaît les moments de creux, les inquiétudes et les pannes, les galères minuscules ou plus importantes que comporte tout voyage. Ces instants se dégagent donc des passages à vide et des moments de découragement ; ils tranchent sur le régime, plus ordinaire dans l’écriture du voyage, des anecdotes et des portraits.

9Ce sont des moments d’évidence qui se signalent, on le verra plus en détail, par la qualité lumineuse de leur apparition, qualité qui ramène au sens étymologique du mot « épiphanie ». Mais cette évidence est un défi pour les mots. Elle réclame un véritable travail littéraire pour en préserver la dynamique précaire. Ces moments sont comme les talismans du voyageur, dont ils justifient l’entreprise, mais ils restent exceptionnels en ce qu’ils ne fondent rien de définitif. C’est donc la structure particulière de ces instants épiphaniques qu’il faut examiner de plus près.

Des moments de suspension

10La crise de découragement qui marque la fin de L’Usage du monde n’est qu’un passage à vide de la mémoire, avant que les souvenirs se réenclenchent autour de notations concernant les archéologues, et surtout que se cristallise le portrait de Dodo, ce compagnon de séjour qui, alors qu’il a atteint la quarantaine, est toujours « à l’aise dans son nomadisme frugal », Dodo à « l’âme rincée par les tribulations, l’esprit dispos et disponible » (p. 412). On notera que Bouvier utilise le même verbe lorsqu’il définit dans Le Poisson-Scorpion l’essence du voyage. Je rappelle ce passage célèbre : « On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous prenne, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées5 » que l’on trouve dans les bordels de l’Orient.

11Le processus de décantation de l’écriture qui suit le voyage correspond donc à son mouvement profond, à la vertu abrasive et soustractive du voyage qui doit délester le voyageur du superflu. Dans le même passage du Poisson-Scorpion, Bouvier insiste encore en notant :

Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de table avant de piper mot6.  

12On voit que tels moments exigent aussi une mise au silence, un retrait intérieur. Ils ne visent pas une extase hors-langage, ni une prolongation définitive du mutisme, mais ils doivent composer avec une modestie du langage, pour qu’on puisse ensuite se contenter de « piper mot » selon la jolie formule de Bouvier. De piper mot de cette transparence obtenue, conquise qui est à la fois une grâce mystérieuse qui vient du dehors, mais aussi le résultat d’un lent processus d’apprentissage et d’épreuve.

13Revenons à la fin de L’Usage du monde et à Dodo. Bouvier évoque ses sorties avec lui. Voici comment il raconte leurs balades :

Ces balades nous menaient fort tard. On rentrait à la nuit noire avec des chevaux harassés. Aux alentours de la fouille, les paysans passaient la veillée dans leurs champs, un mousquet entre les genoux, pour éloigner les sangliers qui ravageaient les cultures. Malgré la pipe et la théière, ils trouvaient le temps long. De temps en temps, on entendait un brin de soliloque ou un interminable soupir monter d’un carré de concombres. L’air était d’une fraîcheur exquise. (p. 412).

14Si j’ai cité longuement ce finale, c’est pour faire entendre le phrasé tout à fait flaubertien de ce paragraphe. Du plus trivial du monde, d’un carré de concombres, s’exhalent un soupir et une fraîcheur où le monde semble se suspendre. Le régime subjectif de la notation est celui d’un impersonnel diffus, que traduit le « on », fréquent sous la plume de Bouvier, quand le Moi se dilue hors de ses frontières trop strictes. On pense aux belles analyses que Genette a proposées de ce qu’il appelle « les silences de Flaubert »7. Le ralentissement de l’imparfait y joue le même rôle pour laisser monter une forme de vacuité habitée qui est toujours favorablement accueillie comme accord sensuel avec le monde alentour.

15Ce sentiment de connivence est encore amplifié dans le dernier temps de L’Usage du monde, quand le voyageur parvient enfin à la frontière afghane. C’est la récompense d’un « an et demi de voyage » (p. 414) et Bouvier s’accorde une longue pause, laissant aux douaniers le temps de revenir à leur bureau. Il prend littéralement l’air.

Au sommet, à vingt kilomètres de mon banc, des plateaux maigres et doux écumaient de soleil. L’air était d’une transparence extraordinaire. La voix portait. J’entendais des cris d’enfants, très haut sur la vieille route nomade, et de légers éboulis sous le sabot de chèvres invisibles, qui résonnaient dans toute la passe en échos cristallins. J’ai passé une bonne heure immobile, saoulé par ce paysage apollinien. Devant cette prodigieuse enclume de terre et de roc, le monde de l’anecdote était comme aboli. (p. 418)

16Dans la disponibilité que procure ce moment de vacance, Bouvier éprouve une joie sans partage. Le paysage se donne sans obstacle, dans une transparence bénéfique qui signe la puissance d’apparition incontestée du monde comme tel. Le temps s’abolit, tout est à sa place, immobile et nécessaire. Mais qualifier un tel moment de grâce n’est pas aisé et Bouvier multiplie, comme par jeu, les expressions possibles pour la grâce de cette heure magique : « Pérennité… transparence évidente du monde… appartenance paisible… » (p. 418). Il en vient, de façon un peu pédante, à convoquer la définition que Plotin donne de la tangente. Sous l’humour, on sent que pointe ainsi une expérience quasi métaphysique d’accord complet du sujet et du monde, accord « qu’on ne peut ni concevoir ni formuler ».

17Le prix de ce moment est assurément « précieux » puisque « dix ans de voyage n’auraient pu payer cela » (p. 418). Et Bouvier tient à souligner encore le pouvoir positif de ce qui apparaît comme l’acmé de son voyage. Il ajoute dans un paragraphe souvent cité :

Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous donne ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être le moteur le plus sûr. (p. 418)

18La morale que l’écrivain tire de sa courte extase est une sagesse du provisoire. De tels moments comblent, mais ne remplissent que de façon éphémère, soulignant presque par contraste ce vide qui les fonde. Cette « espèce d’insuffisance centrale de l’âme », dont Bouvier emprunte partiellement à Artaud la formule magnifique, est en effet ce que révèle le voyage, mais aussi bien ce que révèle l’écriture comme dépossession de soi, comme accès à un « vous » généralisant, à un « on » partageable.

19Une expérience du même type a déjà été évoquée par Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde. Elle se situe après son départ d’Erzerum. Cette fois, l’écrivain la transcrit au présent, et utilise comme on l’a déjà vu le « on » qui marque une transparence heureuse du Moi qui s’efface. C’est un autre passage souvent cité, qui est devenu justement célèbre.

Adossé à une colline, on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui s’en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix s’en mêlent… et on s’empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s’étire, on fait quelques pas, pesant moins d’un kilo, et le mot « bonheur » paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive. (p. 123).

20Ici encore c’est bien d’un « instant souverain » qu’il s’agit, et que le passage de la nuit au jour dessine. Si l’image du corps mort lui donne une légère teinte plus funèbre, la tonalité d’ensemble est tout à fait positive. C’est un instant qui se rend immédiatement mémorable, et qui se signale par cette capacité heureuse à suspendre le cours du temps. La qualité de ces instants tient à l’allègement physique qu’ils procurent : ils mettent leur spectateur en état d’apesanteur, comme en lévitation. Cette caractéristique très singulière présente un défi au vocabulaire courant, et Bouvier cherche à nommer le plus exactement possible le contenu de ces expériences qui ne relèvent plus des cadres de la pensée occidentale, ni de son vocabulaire convenu. Les mots d’amour ou de bonheur ne suffisent plus. Ces instants souverains font signe vers ce qui est le plus solide, le plus concentré d’une existence comme l’explique la suite de ce magnifique passage :

Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur. (p. 123)

21Ces moments sont rares, ils sont donnés avec une « parcimonie » qui en fait le prix. Il faut les saisir dans leur temporalité spécifique, au ralenti, en étirant par l’usage du présent ou de l’imparfait le déroulement magique des suspensions. Alors se communique un équilibre précaire entre le vide et le plein, un forme d’effacement subjectif qui rappelle le vers de Philippe Jaccottet : « Que l’effacement soit ma façon de resplendir »8. La joie que délivre un tel instant tient à l’harmonie qu’elle restaure entre l’homme et le monde, selon une mesure que note avec précision l’adjectif « apollinien », qui qualifie le paysage de la frontière afghane à la fin de L’Usage du monde.

Des clés de voûte

22Ces moments sont la récompense du voyage. Ils sont aussi les arcs-boutants de la structure des livres où ils occupent une place stratégique, parce qu’ils se répondent et se font écho à l’intérieur des volumes. Cette position architectonique est très frappante dans la composition du Poisson-Scorpion, qui est exactement encadré par deux expériences euphoriques avant la longue plongée au centre de la dépression, et presque de la folie9. Il faut donc que le récit du séjour à Ceylan commence par un moment de grâce, juste avant l’embarquement pour l’île. Bouvier note tous les signes positifs : « La matinée était chargée de présages, et plus légère qu’une bulle » (p. 12). Il évoque les silhouettes voisines et isole une jeune fille vêtue d’un sarong rouge, qu’il suit du regard.

J’avais mis la main en casquette pour mieux voir ses magnifiques seins nus dans le crépitement de la lumière. Par-dessus le ressac, j’entendais les voix chaudes et précipitées et le grincement des calandres de bois. Le temps était suspendu. Dans ce gracieux agencement d’échos, de reflets, d’ombres colorées et dansantes il y avait une perfection souveraine et fugace et une musique que je reconnaissais. La lyre d’Orphée ou la flûte de Krishna. Celle qui résonne lorsque le monde apparaît dans sa transparence et sa simplicité originelle. Qui l’entend, même une fois, n’en guérira jamais. (p. 12)

23Ce passage est vraiment magnifique. On y reconnaît les motifs, devenus familiers, de la transparence, l’acuité de quelques sons naturels et humains, le sentiment d’un accord de toutes les choses, selon une musique qui unifie les régimes d’existence d’habitude séparés. De façon rare, Bouvier ajoute ici un élément érotique avec l’attrait pour la poitrine dénudée de la jeune femme. Et c’est bien le caractère « souverain », quasiment au sens de Georges Bataille, mais sans transe ni excès, qui prédomine. Souverain parce que fugace, donné comme une grâce sans que le spectateur n’ait rien demandé.

24On voit dans l’écriture de cette petite scène toute la densité de l’épiphanie poétique, que Bouvier souligne avec une légère emphase dans le redoublement des références mythologiques, grecque et indienne. Ce moment est nécessaire avant le départ vers Ceylan. Il assure le voyageur d’un inguérissable savoir, ou plutôt d’un précieux talisman avant d’affronter les forces négatives de l’île. Même les épreuves qui l’y attendent ne pourront sans doute pas le déposséder de ce qu’il a éprouvé alors, et qui ne peut pas se perdre, peut-être seulement temporairement s’égarer. Je lis donc cette page qui semble comme un hors d’œuvre comme le gage que la grâce souveraine qui a été accordée ne sera jamais abolie, qu’elle fonctionnera malgré tout comme une sorte de sauf-conduit.

25Car cet instant premier fait boucle avec celui qui conclut le récit, avec le « grondement d’allégresse » (p. 207) qui emporte le voyageur enfin rendu à la mobilité dans les dernières pages du Poisson-Scorpion. On se souvient sans doute de tout l’épisode final, de la purge nécessaire qui doit s’accomplir pour permettre que le narrateur se réaccorde avec le monde et avec lui-même. Là encore dans ce « grondement d’allégresse qui montait autour de moi », une force extérieure pénètre le sujet, l’envahit du dehors. Elle n’a pas sa source à l’intérieur du Moi, mais provient du monde, des choses. Elle s’impose comme un transport, provoquant une joie irrésistible. Elle est selon la belle expression de Clément Rosset, une « force majeure »10 qui balaie tous les doutes, tous les scepticismes.

26Elle met un terme à une longue descente négative du narrateur qui est pris dans l’engourdissement, gagné par une véritable terreur. Comme à la fin de L’Usage du monde, mais de façon encore plus pathétique, c’est une panne de la mémoire qui est le signe le plus critique de la décomposition intérieure. Chez Nicolas Bouvier, la paralysie du souvenir est le pire qui puisse arriver, parce que le sujet n’arrive dès lors plus à se réaccorder à son passé, à retrouver précisément cette « précieuse connivence avec les choses ». C’est dans cet état d’égarement physique et psychique que Bouvier en arrive à heurter un écriteau, qui le fait saigner à l’arcade sourcilière – en un curieux écho avec l’étymologie du mot « connivence » qui renverrait au verbe « nictare » qui signifie « cligner des yeux »11. Alors, grâce à cet accident, se produit un « épanchement miraculeux » (p. 207) qui libère d’un coup toutes les humeurs noires accumulées. L’effusion bénéfique se fait par les larmes qui coulent toutes seules, et culmine dans la libération du lieu où le narrateur semblait prisonnier, cette chambre que la dernière phrase du livre présente de façon magnifique comme vibrant « d’une musique indicible » (p. 208).

27Les larmes sont le signe de la réconciliation. Le flux lacrymal redonne la fluidité qui était négativement bloquée. Elle anticipe sur le retour d’une mise en branle générale, du sujet qui retrouve sa capacité à bouger et du monde qui fait réentendre sa musique oubliée. Le voyage en Corée donne une preuve supplémentaire de ce pouvoir bénéfique des larmes, si l’on se souvient que c’est en pleurant qu’Éliane, la femme de Nicolas Bouvier, retrouve la force de descendre de nuit les pentes du volcan. L’écrivain souligne lui-même cette ressource de l’émotion, cette vertu de « l’épanchement intérieur qui réconcilie et régénère »12.

28Ces moments de joie, qui bouleversent jusqu’aux larmes, qui remettent en circulation les flux vitaux, sont toujours chez Bouvier des moments stratégiques, à la fois du voyage et de l’écriture. Ils ne sont pas tout à fait ce qui leur redonnent à l’un comme à l’autre un sens, mais plutôt ce qui les recharge en sel (comme celui qui provient justement du liquide lacrymal). Ce sont les moments qui donnent prix et saveur à l’existence réconciliée.

La relation de connivence

29Car cette « précieuse connivence avec les choses » est bien de l’ordre d’une relation, d’un rapport. Elle ne relève d’aucune méthode assurée – même si elle se gagne sur le chemin, mais précisément un chemin de hasard. Elle n’est pas le résultat d’une sagesse, ou le fruit d’une philosophie. Elle tient plus de la saveur, d’un don qui vient du dehors et qu’il faut savoir accueillir et recueillir. Si cette relation est précieuse, c’est justement parce qu’elle est rare, parcimonieuse. Elle ne fonde aucun régime normal ou durable. Mais elle fait éprouver au plus profond de soi une résonance entre le monde et l’individu, en le rendant à sa transparence, selon une thématique – littéraire et existentielle – qui obsède depuis Rousseau tous les grands écrivains suisses. Cet accord, il était d’une certaine façon déjà et toujours là, mais il peut aisément se laisser recouvrir par les vicissitudes de l’existence, par les soucis du quotidien, par les fatigues, les contrariétés, tous ces aléas dont l’œuvre de Bouvier sait aussi nous parler. Il peut, plus gravement, se laisser obscurcir comme à Ceylan par le jeu de forces maléfiques, ou par ces agents de distraction et d’énervement que représentent les mouches dans L’Usage du monde.

30L’œuvre nous rappelle combien facilement nous accablent ces facteurs d’indisponibilité (c’est-à-dire : tout ce qui nous détourne de la fondamentale disponibilité qu’il faut garder comme Dodo envers le monde), sous la forme du corps souffrant ou de la déréliction solitaire. Mais ce sont des aléas qui continuent de maintenir le lien de dépendance premier envers le monde et le contraire de tout sentiment de l’absurde.

31Un passage significatif de L’Usage du monde permet de préciser un axiome capital de la pensée de Nicolas Bouvier. C’est lorsqu’il évoque une de ses élèves à Tabriz, qui cherche à savoir ce qu’est « l’absurde », selon la mode existentialiste qui a fini par gagner l’Iran. Incapable de répondre, le professeur Bouvier se lance dans une tirade ironique qui lui permet de régler son compte à ce qui lui semble une fausse notion.

Mais l’absurde… l’absurde ! Je restai interdit. Pourtant en Suisse, nous sommes plutôt bons pions ; mais comment expliquer ce qu’on ne ressent, et surtout dans une ville qui déborde à ce point les catégories. Pas d’absurde ici… mais partout la vie poussant derrière les choses  comme un obscur Léviathan, poussant les cris hors des poitrines, les mouches vers les plaies, poussant hors de terre les  millions d’anémones et de tulipes sauvages qui, dans quelques semaines, coloreraient les collines d’une beauté éphémère. (p. 221)

32C’est bien le monde, son énergie et sa poussée qui rendent tout sentiment d’absurdité inadéquat. La vie précède l’existence, pourrait-on dire en parodiant Sartre, et en le retournant. Elle s’impose, en impose et lance partout, du dehors comme du dedans, comme dans la barbe qui pousse toute seule, des forces qui obligent à suivre. Car c’est le monde qui vous prend « constamment à partie », et Bouvier poursuit ainsi ce qui est à la fois un réquisitoire et un plaidoyer :

Impossible ici d’être étranger au monde – parfois pourtant,  on aurait bien voulu. L’hiver vous rugit à la gueule, le printemps vous trempe le cœur, l’été vous bombarde d’étoiles filantes, l’automne vibre dans la harpe tendue des peupliers, et personne ici que sa musique ne touche. Les visages brillent, la poussière vole, le soleil fait son miel dans la sombre ruche du bazar, et la rumeur de la ville – tissu de connivences secrètes – vous galvanise ou vous détruit. Mais on ne peut s’y soustraire, et dans cette fatalité repose aussi une sorte de bonheur. (p. 221)

33C’est le contraire d’une déclaration existentialiste. Nulle possibilité d’être « étranger » à la façon de Meursault. La pose devant la racine du marronnier semble un luxe d’occidental ennuyé. Et c’est l’occasion pour l’écrivain de rappeler fortement, et avec humour, le primat d’une dépendance heureuse envers le monde.

34On aura noté que, dans ce passage aussi, le mot de « connivence » revient à un moment stratégique, pour cette fois désigner le bruissement indéfini des villes, l’activité commune et partagée des hommes, dans leur commerce le plus quotidien. Car il n’y a pas un sujet monade, coupé des autres et du monde, qui déroule son soliloque pour trouver un sens à ce qui paraît en être privé, mais avant tout individu, une interrelation constitutive avec les choses. Cette antécédence de la réalité extérieure, on le devine, est la condition même du voyage qui doit composer avec tout ce qui se présente de pratique, de concret, dans un monde environnant qui n’est jamais dominé. Mais cette énergie de la réalité doit aussi devenir la condition de l’écriture qui doit se ressourcer dans la poussée vitale à laquelle elle ne peut jamais cesser d’être abouchée.

35Cette relation de « connivence », on comprend aussi qu’elle est l’enjeu d’une relation agonique, de combat : le monde peut « détruire » ou « galvaniser ». Il exige un sursaut d’énergie en retour, une disponibilité éveillée, une mise à niveau de l’individu. C’est cette énorme présence du monde qui oblige justement à tenir, à se tenir debout, à répondre et à continuer. C’est donc bien un impératif éthique autant qu’esthétique qui fait la consistance singulière de l’écriture de Nicolas Bouvier : le rappel constant qu’il faut s’alléger pour être à l’unisson de la transparence des choses, la nécessité de se tenir – avec une modestie enjouée – dans le reflet heureux du monde, dans son écho tout résonnant de musique.