Colloques en ligne

Évelyne Grossman

Corps, chimères, mères : nativités technologiques (Patricia Piccinini1)

1Dans l’un de ses tout premiers livres, L'environnement non humain2, le psychiatre et psychanalyste américain Harold Searles analyse l’angoisse qu’éveille parfois notre proximité à ce qu’il nomme « l’environnement non‑humain » : les arbres, les nuages, les animaux mais aussi les objets, automates ou robots. Il décrit l’inquiétude qui étreint certains de ses patients psychotiques qu’il décrit comme frôlant la régression à un stade animal ou végétal, un stade « non humain » du développement. Chez ces patients, la capacité de discrimination entre leur propre personne et leur environnement est affectée au point que s’affaissent parfois en eux les frontières entre le dedans et le dehors. Les patients très régressés vivent dans un état de fusion ou d’indifférenciation. Searles rapporte le cas d’une patiente qui se croyait régulièrement transformée en entité non humaine : arbre, rocher, poisson, oiseau, vache… Un jour, elle lui raconta avoir été dans un endroit où l’on changeait les personnes en arbres et qu’elle s’était sentie très inquiète. « Il y avait un bras, (se reprenant) une branche, arrachée à l’un d’eux, et ça ne ressemblait pas à du bois. On pouvait voir les fibres, comme des fibres musculaires 3». À l'angoisse panique de devenir non humain – une machine par exemple – répond aussi le désir fasciné de le devenir, de s'identifier à un paysage, à un arbre, à un chien. Commentant ses propres dessins, Antonin Artaud écrivait en 1947 : « J’ai fait venir parfois, à côté des têtes humaines, des objets, des arbres ou des animaux parce que je ne suis pas encore sûr des limites auxquelles le corps du moi humain peut s’arrêter. »

2Cette angoisse de ne plus nous sentir un individu distinct des autres, voire de ne plus nous sentir humains peut resurgir par brève fulgurance dans les rêves ou les fantasmes, dans les processus de création aussi. Dans sa pire version, la peur de régresser à une étape archaïque d’indifférenciation, de perdre son « je », de ne plus être sûr des limites entre soi et l’autre, peut conduire à se crisper sur son état séparé, par défense de ses propres limites. Ce qui est exclu risque alors d’être étiqueté comme inhumain, version paranoïaque du non‑humain.

3En fait, comme Searles le rappelle, l’élément non humain constitue l’un des composants les plus fondamentaux de la vie psychique. Comme nombre de psychanalystes l’ont repris et précisé après Freud, il existerait un stade primitif du développement dans lequel l’enfant n’est pas encore conscient de la limite entre lui‑même et ce qui l’entoure ; il est incapable de « faire la distinction entre lui‑même et son environnement non humain, qu’il soit inanimé, végétal ou animal — incapable donc de prendre conscience du fait qu’il est vivant et non pas inanimé, qu’il est une créature humaine et non une plante ou un animal ». Cette étape de fusion originelle inclut la pièce dans laquelle vit le nourrisson, les objets autour de lui, l’air caressant son visage, l’eau dans laquelle son corps baigne, tout ce qui accroche son regard, le chant de l’oiseau… Le moment crucial de l’individuation consiste pour l’enfant à se sentir distinct de son entourage, non seulement humain mais aussi non humain et Searles rappelle les travaux ethnologiques qui retrouvent dans bien des civilisations archaïques des traces de ce voisinage enfoui, cette sensation d’être interchangeable avec l’élément non humain qui nous entoure.

4Plus encore, Searles nous rend sensibles à cette étrange proximité à la psychose où s’origine la création. Bien des psychanalystes en effet ont montré que tout processus créateur émerge d’un affaiblissement des frontières entre soi et non soi, entre le corps et le monde. Il s’initie d’une régression impliquant un provisoire affaissement des limites identitaires. Ce « moment psychotique non pathologique » est aussi troublant que dangereux : ressenti sur le mode exaltant de la « dilatation toute‑puissante », il peut correspondre à l’inspiration artistique ; s’il est vécu dans l’angoisse, surgit un risque de dépersonnalisation4.

5L’art serait‑il par définitionexploration des territoires du non‑humain ? C’était aussi l’intuition de Gilles Deleuze : « écrire est un devenir, écrire est traversé d’étranges devenirs qui ne sont pas des devenirs‑écrivain, mais des devenirs‑rat, des devenirs‑insecte, des devenirs‑loup, etc.5. » Bien antérieurs aux nécessaires réflexions actuelles sur le statut de l’animal, les devenirs guattaro‑deleuziens s’inscrivent dans la logique des réflexions post‑nietzschéennes sur ces forces pulsionnelles et créatrices assumant leur animalité. Il n’est pas jusqu’aux cyborgs de la science‑fiction moderne qui ne militent (à leur corps défendant ?) pour des formes hybrides, simultanément animales et machiniques. Le cyborg est la créature d’un monde post‑genre, suggérait Donna Haraway6. Qu’en est‑il alors des étranges créatures hybrides de certains artistes contemporains, explorant ces territoires où s’affaissent les limites des identités et des genres, de l’humain et du non humain (voire du post‑humain) ? Que nous donnent‑ils à penser quand nous nous approchons d’eux avec plus ou moins de crainte, de dégoût ou de fascination ?

6L’un de mes plus grands chocs esthétiques est ma rencontre avec l’œuvre de l’artiste plasticienne australienne Patricia Piccinini, lors de la visite d’une exposition d’art australien à Tokyo où quelques‑unes de ses sculptures étaient montrées. Certaines œuvres nous touchent sans que l’on puisse en déterminer exactement les raisons ; mystère des effets de transfert, comme dit Freud, écho de ce qui en‑deçà de toute rationalité résonne en nous.

7Patricia Piccinini est née à Freetown en Sierra Leone en 1965 ; son œuvre est désormais mieux connue en France où une partie de son travail a été exposée à Paris à la Maison rouge en 2012. Elle mêle souvent dans sa démarche nature, science et biotechnologie. Dès les années 1990, elle s’interroge sur les notions de gène et de mutation : elle invente ainsi « un projet de génome mutant » qu’elle nomme « LUMP® » — pour Lifeform with Unevolved Mutant Properties (« Forme de vie à propriétés mutantes non développées »). A « lump » en anglais, c’est une bosse mais aussi une grosseur, une protubérance, un nodule, voire une tumeur. On retrouve nombre d’étranges excroissances et protubérances dans ses sculptures : comme des poussées de vie alternatives qui viennent déborder les organismes ; des sortes de cellules cancéreuses, si l’on veut, mais qui n’auraient pas forcément mal tourné. Ses sculptures nous donnent à voir des êtres différents, « humanoïdes relatifs », nouvelle espèce hésitant entre viable et non‑viable, interrogeant la frontière entre humain et non humain. On sait que certaines de ses œuvres ont influencé le réalisateur canadien David Cronenberg, spécialiste des images de science‑fiction au fantastique inquiétant.

1. Mutations monstrueuses

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Nature’s Little Helpers : Offspring (for the Leadbeater’s Possum) (détail), 2005 (silicone, fibre de verre, cuir, contreplaqué, 75 × 35 × 35cm.) source image : patriciapiccinini.net

8L’une de ses créations, mi‑sculpture, mi‑objet technologique, se nomme « Nature’s Little Helpers : Offspring (for the Leadbeater’s Possum) » [Les petits assistants de la nature : rejeton (pour le phalanger de Leadbeater)].

9Le phalanger de Leadbeater est un opossum australien, espèce menacée qui appartient à la famille des marsupiaux, tout comme le kangourou, le koala ou le diable de Tasmanie. Le nom même de marsupial vient du grec marsipos (« sac »), et se réfère à la poche ventrale des mères contenant les mamelles et dans laquelle elles gardent protégés leurs petits. Offspring, en anglais, renvoie à l’idée de progéniture, au lien biologique (les petits, les rejetons, la descendance) et s’utilise aussi bien pour les êtres humains que pour les animaux, sans connotation péjorative. Ce qui frappe ici est d’abord l’alliance paradoxale entre corps biologique engendré, mère serrant son enfant, et corps technologique façonné (résine, silicone). Ajoutons le choc étrange que produit la rencontre entre l’un des plus vieux thèmes de l’art (la nativité) et son déplacement sous l’égide de chimères technologiques, animaux fabuleux, êtres hybrides mi‑merveilleux, mi‑menaçants auréolés de tous les fantasmes contemporains de manipulation du vivant (biotechnologies, cellules souches, génie génétique, clonage…).

10Si, comme dit Freud, devant toute œuvre d’art il faut interroger « l’effet d’affect » qu’elle produit en nous, Nature’s Little Helpers et la série de sculptures auxquelles elle appartient ne peut laisser le spectateur indifférent, soit qu’il éprouve un certain dégoût devant ces formes hybrides quasi post‑humaines, soit qu’il se sente au contraire bizarrement attiré par ces petites créatures si lointaines et pourtant étrangement familières. Comment qualifier cet affect ? Peut‑être un attendrissement mêlé de répulsion, aussi hybride que la créature chimérique qui le soulève… Qualifions‑le, faute de mieux, de « dégoût attendri ». L’attendrissement n’est pas la compassion ni la pitié. Ce qui nous attendrit (un enfant, un nouveau‑né) est par définition désarmant, inoffensif. Face à lui, nous abandonnons provisoirement nos défenses psychiques, nous nous approchons sans méfiance. Le dégoût signe apparemment le mouvement inverse : rejet, mise à distance. C’est donc cet affect paradoxal de « dégoût attendri », cette alliance contradictoire (hybride ? quasi non humaine ?) entre attachement et rejet, qu’il faut interroger.

11On peut faire l’hypothèse que Patricia Piccinini nous invite à affronter ici la pulsion antinomique qui unit‑désunit toute mère et sa progéniture, haine et amour mêlés. Ce qui nous fascine ici c’est alors, projeté sous nos yeux, la violence de ce qui tout à la fois lie et délie mère et enfant. On comprend que le travail de Piccinini ait beaucoup intéressé Donna Haraway7 : en même temps que la filiation biologique affleure ici la question des créations biotechnologiques : cet opossum mutant et sa progéniture, ce « monstre » à demi animal, à demi humain, avec son épiderme de silicone, hérissé çà et là de poils et cheveux, entrelace étrangement nature et culture, l’humain et l’artificiel technologique. Donna Haraway tout comme Judith Butler ont repris à la psychanalyse en l’affectant d’une puissance de renversement neuve, l’idée que, loin d’être naturel, tout corps humain est culturellement construit.

12C’est aussi le rôle de l’art contemporain de nous aider à élargir le champ de nos perceptions et sensations, à reconnaître et à affronter ce qui nous était autrefois inaudible, illisible, invisible — ce qui veut dire parfois aussi : insupportable. Les écrivains, les artistes, on le sait, nous ouvrent à de nouveaux apprentissages sensoriels. Ils nous apprivoisent ; ils nous apprennent peu à peu à supporter des affects qui auraient pu nous détruire et inversement ils nous enseignent à être sensibles aux impressions et qualités fines, imperceptibles, « inframinces » comme disait le plasticien Marcel Duchamp. Ils réactivent la force de pulsions inconscientes que tout un chacun a dû affronter et traverser. Cette sculpture, le phalanger de Leadbeater, date de 2005. Patricia Piccinini a réalisé ainsi une série de petits personnages hybrides qui font partie de cette progéniture, de ces rejetons au service de la nature, qui viennent « assister » la nature. Mais dans quel sens entendre cette assistance ? Il ne s’agit sans doute pas d’interpréter ceci dans le sens d’une amélioration de la nature, comme le suggèrent certaines utopies post‑humaines ou transhumanistes visant à imaginer un nouveau corps capable de dépasser les défaillances supposées du corps biologique, son vieillissement programmé, sa mort à venir. Ici les corps sont plutôt, comme le suggère Piccinini, underachieved, « sous‑achevés » comme on dit en anglais, pas vraiment terminés, encore moins réussis que dans la nature, voire sacrément ratés. On a en effet l’impression que ces « petits assistants », ces marsupiaux mutants, ne vont pas aller très loin avec leurs nez trop longs, leurs douze pattes, leurs gros corps difformes et mous, bref : leur motricité de mollusque. Certains sont présentés dans un écrin ouvert sans doute protecteur (tente, capuchon, boîte) qui fait penser aux tentes Décathlon pour les sans‑abris qu’on voit couramment sur les trottoirs de Paris et d’ailleurs.

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Nature’s Little Helpers : Offspring (for the Leadbeater’s Possum) patriciapiccinini.net

13Les matériaux qui composent ces sculptures sont eux‑mêmes hybrides entre biologie et technologie : silicone, résine, fibre de verre, contreplaqué, cuir, cheveux humains. Cette technique qui mêle la résine, la silicone (matériaux froids, cliniques mais qui imitent la souplesse de la peau humaine) et des matériaux organiques (cheveux ou poils humains), fait penser aux sculptures d’autres plasticiens très connus comme Duane Hanson ou Ron Mueck. Duane Hanson (1925‑1996), sculptrice américaine, a elle aussi présenté des représentations de corps humains en résine mais il s’agissait pour elle de montrer des personnages de la classe moyenne ou des marginaux loin des idéaux de l’American Way of Life, témoignant ainsi de situations qui dérangent notre confort : le racisme, la maltraitance, ou simplement le laisser‑aller des repus du capitalisme. Un peu comme le photographe britannique Martin Parr, qui s’est rendu célèbre par ses photographies de la classe moyenne britannique dans ce qu’elle a de plus banal et caricatural à la fois : plus vrais que nature dans leur exhibition à la fois triomphale et obscène. Les personnages de Duane Hanson sont grandeur nature, à la fois « comme nous » (ils nous ressemblent) et « trop » comme nous : le réel exacerbé déchire toute ressemblance narcissique – définition même de l’hyperréalisme. Autre représentant de l’hyperréalisme moderne, le sculpteur australien Ron Mueck, né en 1958 à Melbourne, beaucoup plus connu en France et récemment invité à la fondation Cartier pour l’art contemporain. Les sculptures de Ron Mueck donnent à voir des corps humains aux dimensions souvent démesurées, parfois écrasantes ; les corps sont reproduits dans leurs plus minutieux détails à l’aide de silicone, résine polyester, peinture à l’huile. Certains critiques s’accordent à reconnaître, derrière la précision clinique de cet artiste, un certain goût du morbide qui transparaît parfois à travers la déchéance de corps obèses et vieillissants accentuée par leurs dimensions hors‑normes. Devant les sculptures hyperréalistes de ces deux artistes auxquels on peut comparer Patricia Piccinini, il s’agit sans doute moins de « dégoût attendri » que du choc que procure la révélation troublante de corps humains transformés en objets pétrifiés, devenus conjointement proches (familiers) et démesurément éloignés (étrangers) par ce soudain changement d’échelle.

14Face aux sculptures de Patricia Piccinini, il convient d’interroger d’abord la nature du monstrueux qu’elle semble exhiber. Ces marsupiaux mutants et les autres « personnages » qu’elle crée seraient‑ils des monstres échappés à nos cauchemars ? Que veut dire monstrueux ? Le terme renvoie d’abord à ce que l’on montre puis qualifie ce qui effraie, qui s’écarte de la norme pour toutes sortes de raisons. Le monstrueux non seulement ne passe guère inaperçu mais il choque notre convention de l’ordinaire, du normal. Il n’est pas sûr, donc, que les créatures de Patricia Piccinini soient des monstres. D’abord, ils ne sont guère exhibés : soit ils semblent se cacher, comme prêts à rentrer soudain se blottir dans leur tanière, soit ils sont paisiblement posés là, dans un abandon de nouveau‑né : ils dorment ou nous regardent. Il leur arrive parfois de laisser toucher, explorer par des enfants curieux ; ils sont alors montrés comme intégrés à notre univers quotidien, accueillis par le regard bienveillant ou amusé des enfants. Ils ont d’ailleurs eux‑mêmes quelque chose de fragile et d’enfantin. Ces créatures ne cherchent nullement à nous effrayer ; par un curieux renversement sur lequel joue l’artiste, c’est nous qui faisons peur à ces doubles un peu ratés de nous‑mêmes qui parfois, curieusement, lèvent vers nous un regard inquiet.

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Patricia Piccinini, Newborn (détail), 2010

15S’agirait‑il, étrangement, face à ces marsupiaux mutants, d’un appel à l’empathie, à cette fameuse « éthique du care », du soin, du souci de l’autre dont on nous parle si volontiers de nos jours ? Nombre d’approches critiques abondent dans ce sens. Certains ne sont pas loin d’y voir une quasi ode à l’amour maternel (seule une mère peut aimer un être aussi difforme). Ainsi par exemple, cette remarque de Peter Hennessey : « Piccinini a choisi de s’exprimer à travers la bouche de bébés, de petits rejetons. Ce ne sont pas des bébés ordinaires ; ce sont des rejetons étranges, littéralement mutants, dont l’origine est douteuse et la place dans ce monde loin d’être assurée. Et pourtant, comme tous les bébés ordinaires, ils pleurent pour qu’on prenne soin d’eux (« to care for them »). Piccinini nous met au défi d’aimer ces pauvres petites puces et c’est en effet un défi8. » Gardons‑nous toutefois de la bien‑pensance un peu appuyée de ces éloges attendris à l’amour maternel universel ; l’œuvre de Patricia Piccinini n’est sans doute pas un plaidoyer pour : « laisser les vivre ! » On interprète par ailleurs volontiers ces marsupiaux mutants comme une mise en garde à visée éthico‑écologique. Ainsi, par exemple ceci, du même critique : « nous sommes en présence d’un travail chaleureux, sincère, qui est capable de s’ouvrir à une sentimentalité malheureusement passée de mode de nos jours […] Patricia Piccinini déploie finalement une confiance extraordinaire dans la nature humaine. En demandant à son public d’aimer ces créatures, elle demande à une société qui a besoin d’ériger des lois contre toutes les formes de discriminations raciales de trouver dans son cœur une place pour ce genre de petit être de chair molle et humide, presque sans cheveux, écologiquement raté et qui ne doit son existence qu’à la folie et aux excès de l’industrie biotechnologique9 ». Nouveau catéchisme biotechnologique : aime ton prochain (mutant) comme toi‑même. Autrement dit encore, les marsupiaux mutants ne sont pas des monstres ; le monstre manipulateur de l’industrie biotechnologique dont ils sont les victimes potentielles, c’est nous‑mêmes, êtres humains aveuglés et maladroits, fascinés par le progrès technologique. Est‑on sûr cependant que l’artiste ait voulu transmettre un aussi naïf message moralisateur ? Ne risque‑t‑on pas, si l’on se borne à ce simple décryptage à visée éthique, de ne rien voir des subtiles chimères contemporaines que Picinini met en scène ?

2. Saint Thomas et les corps technologiques

16Saint Thomas, l’un des douze apôtres, est celui qui douta de la résurrection du Christ. Face au corps du Christ ressuscité, il aurait déclaré ceci : « Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, et si je ne mets mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. » Emblème de l'incrédulité, Saint Thomas est resté dans l’iconographie chrétienne le symbole de celui qui veut toucher pour croire.

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L’Incrédulité de saint Thomas (Incredulità di San Tommaso), Le Caravage, 1603, Palais de Sans‑Souci, Postdam.

17C’est apparemment cette imagerie de l’incrédulité qu’interroge Piccinini dans l’une de ses œuvres, Doubting Thomas dans laquelle un garçonnet reprend apparemment le geste de l’apôtre mettant le doigt dans la plaie sanglante du Christ. Cette œuvre a donné lieu à bien des commentaires qui soulignent le caractère transgressif du geste de l’enfant. De même que Thomas, il ose toucher ce qui devrait demeurer intouchable, sacré (le corps du Christ, l’œuvre d’art) mais plus encore, il surmonte parce que sans doute il l’ignore, la répulsion que devraient inspirer les profondeurs terrifiantes du corps. Naïveté ou perversion enfantine ? Désir de connaître, d’expérimenter, de toucher par soi‑même (combat contre la crédulité superstitieuse ?) ou désir transgressif d’explorer ce qui doit rester inconnu (le corps du Christ, le corps maternel ?).

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Patricia Piccinini, Doubting Thomas, 2008 patriciapiccinini.net

18Quel est d’ailleurs l’objet de cette exploration incrédule ? Les critiques divergent même si toutes insistent sur le caractère répulsif du geste (sans doute davantage pour le spectateur que pour le garçonnet, tranquillement explorateur). Ainsi par exemple l’un d’entre eux écrit ceci : « Un enfant sceptique au visage pâle et lumineux va mettre sa main à l’intérieur de la bouche d’une créature en forme de taupe génétiquement modifiée qui a soulevé son museau poilu en révélant une mouche suavement baveuse pleine de ventouses et de dents… » Chez une autre, la description est légèrement différente : « un petit garçon curieux s’approche de l’hybride terrifiante d’un croupion de poulet déplumé avec des pattes de rat ; le geste, si codifié dans l’iconographie occidentale, du saint mettant sa main dans la plaie divine devient celui d’un enfant osant affronter une bouche répugnante suintante de pustules dentées, juste pour savoir10. » Ceci tendrait à prouver que les formes hybrides ne sont pas faciles à identifier (taupe, poulet, rat…) ? On peut pourtant y voir l’inverse de l’imaginaire masculin du fameux vagin denté, ce gouffre maternel terrifiant prêt à broyer et avaler à nouveau le fœtus. Ici au contraire, la bouche‑vagin apprivoisée s’ouvre et accueille les doigts de l’enfant. Il n’a pas peur ; curieux, il caresse, explore. Il touche, non par incrédulité seulement, mais par désir de voir et savoir ce qui était là, à l’origine. La répugnance éventuelle est celle du spectateur, non de l’enfant.

19… et l’on retrouverait le marsupial. Rappelons qu’une des particularités du marsupial c’est qu'il ne se développe pas complètement dans l'utérus de sa mère, comme les autres mammifères. Les petits naissent dans un état de développement rudimentaire, qu’on appelle la larve marsupiale. Immédiatement après la naissance, celle‑ci migre vers les mamelles de leur mère qui sont situées dans le « marsupium » (étymologiquement : le sac). La mamelle va ensuite se dilater dans la bouche, et les épithéliums de la larve et de sa mère fusionner jusqu'au stade juvénile du petit. La mère continue d'allaiter ses petits encore de longues semaines jusqu'au sevrage.

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Doubting Thomas (détail)

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Larve marsupiale (larve de kangourou tétant un mamelon). Source image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Kangourou

20Ce qu’explorent les doigts de Thomas, c’est aussi sans doute la poche marsupiale, à la recherche des larves, des petits. Pour un imaginaire australien, c’est finalement assez banal. Ce qu’il interroge ? Le mystère de la maternité, de la création et de la procréation (biologique ou biotechnologique). Les marsupiaux sont enfermés dans des poches qui s’ouvrent, comme les tentes‑écrins de la première image et eux‑mêmes ont des poches ventrales — poupées gigognes, de procréation en procréation, de rejeton en rejeton ; lequel finalement a créé l’autre ? Nouvelles Nativités biotechnologiques, donc, où les poches techniquement articulées révèlent leur parenté avec les poches ventrales biologiques des marsupiaux. Pas plus étonnant, finalement, que la naissance du Christ engendré par l’opération du Saint‑Esprit.


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21À travers le monde des mutants biotechnologiques, Piccinini explore ici notre imaginaire de la Nativité, cet engendrement indissociablement humain et surnaturel, le Père‑Mère divin des mythes enfantins. Comme l’artiste Louise Bourgeois qui, comme je l’ai montré ailleurs11, recycle des débris de culture savante, tisse et retisse inlassablement les mythes freudiens (la famille œdipienne, le secret de la chambre parentale, la bonne et la mauvaise mère, les fantasmes cannibales…), Patricia Piccinini revisite les concepts psychanalytiques tout comme les peintres de la Renaissance reprenaient indéfiniment les mêmes motifs : Annonciation, Nativité, Crucifixion, Descente de croix. Aux thèmes religieux ont succédé chez elles nos modernes mythologies sexuelles et organiques. Comme bien des artistes ou écrivains contemporains, Louise Bourgeois, Patricia Piccinini façonnent des débris de cultures, des restes de mémoire.

22Le wombat, finalement, est‑ce une mère ou un père ? Qu’est‑ce que créer … et procréer, dans notre univers technologique ? Questions que pose Patricia Piccinini.