Colloques en ligne

Marie Martin

Conductivité des corps et transports en commun dans le cinéma contemporain

1En 1987, dans l’émission de télévision Cinéma cinémas, Guy Girard et Michel Boujut filment Jean‑Luc Godard qui prépare ses Histoire(s) du cinéma et juxtapose un plan de Lillian Gish gisant sur la banquise dans Way Down East (David Wark Griffith, 1920) et la photo du corps et du visage convulsé d’Augustine. « C’est la même image. Et, du reste, c’est les transports en commun. Et qu’est‑ce que le cinéma ? C’est un transport en commun, au sens affectif. » Commentant près de trente ans plus tard cet aphorisme, Georges Didi‑Huberman décrit ainsi le geste de montage godardien : « Les mains du cinéaste rapprochent donc ces deux images […] en livrant ce qui semble constituer leur cheville dialectique, qu’il nomme les ‘‘transports en commun’’, une métaphore bien connue pour signifier à la fois le progrès dans les communications urbaines et la passion amoureuse, voire l’acte sexuel lui‑même1. »

2Pourtant, sa glose ne prend pas toute la mesure du propos de JLG puisqu’il s’agit, entre les mains de ce dernier, de deux corps de femmes respectifs, hors moyen de locomotion et, pour le personnage incarné par Lillian Gish du moins, loin de toute préoccupation sexuelle. Ainsi, sauf à assimiler survie et libido, c’est surtout la conflagration, dans la prédation du regard masculin, des deux motifs photographiés qui assure la validité de la métaphore : le montage comme remise en mouvement, transport, et rapprochement d’images, en commun. Sa pertinence a donc moins à voir, ici, avec « les communications urbaines » ou « la passion amoureuse » qu’avec une circulation plus vaste qui, et c’est ce qui importe au premier chef, ne peut dire l’effet affectif ou sensoriel des images sur le spectateur qu’en termes métaphoriques — métapherein, étymologiquement, signifie porter au‑delà —, c’est‑à‑dire en utilisant la capacité du langage à déplacer les mots et les faire jouer les uns à la place des autres, du propre au figuré et retour, en conservant un peu de chair aux signifiés.

3Bien plus, si l’on suit la démonstration phénoménologique de Vivian Sobchack à la fin de son article « What my fingers knew2 », une description n’est ressentie comme métaphore qu’après coup, lorsque le corps du spectateur n’est plus cette surface sensible au contact même du corps du film. Tout trope est écart par rapport à un usage sémantique normé, qui, précisément, passe au second plan et n’est plus le cadre de référence dans l’expérience sensorielle dont le cinéma réactive plus ou moins, suivant les films, la part synesthésique3 et cénesthésique4. C’est pourquoi ce qu’on a coutume de caractériser, en mauvaise part, comme une métaphore n’est jamais que la traduction, dans la matière ambivalente de la langue, d’un impact, d’une sensation ou d’un affect puissants mais difficiles à nommer hors image et, pour cela même, trop souvent dénié comme objet d’analyse5.

4Inversement, les fables filmiques semblent parfois prendre au mot les représentations métaphoriques par lesquelles s’approxime le sensorium qui fonde le rapport de l’homme au monde, du spectateur au film aussi bien. Ici, c’est donc en fonction des deux versants de la métaphore des transports en commun, figuré et littéral, dans le carambolage des affects et des automobiles, que j’ai choisi de constituer un corpus qui permette d’envisager, dans le sillage du sensible merleau‑pontien, l’organicité du corps technologique en termes de conductivité, la métaphore conjoignant la présence dans un véhicule et la transmission d’influx nerveux ou électriques.

Corpus / configuration

5Mon propos se fonde sur un dispositif minimal incarné par le couple Holy Motors de Leos Carax et Cosmopolis de David Cronenberg, tous deux sortis en 2012 et présentant tellement de coïncidences qu’on pourrait à bon droit imaginer le metteur en scène français lecteur du roman éponyme de Don DeLillo dont s’est inspiré le cinéaste canadien. Dans ces deux fables rhapsodiques, attractionnelles et réflexives conçues selon la figurabilité onirique6, une limousine blanche permet à un être solitaire de sillonner une mégalopole déliquescente sans véritablement la regarder ni d’ailleurs vraiment se déplacer, accomplissant un circuit physique et psychique aux apparences de destin au cours de nombreuses tentatives pour se connecter aux autres et à soi‑même. Le comédien quintessentiel auquel Denis Lavant prête sa dépouille la modifie avec toutes les ressources low‑tech du HMC — habillage, maquillage, coiffure — pour mieux incarner l’ensemble des états possibles du corps : homme ou femme, banquier hautain ou mendiante, athlétique ou mourant, tué tuant voire père autant que descendant de grands singes. Cette façon d’incarner à chaque fois l’acteur et ses personnages, lui‑même ou l’autre indique bien comment l’altérité s’accomplit et se propage à l’intérieur du corps. Le circuit même que décrit le véhicule‑loge abritant ces métamorphoses fonctionnelles sert de recharge à cette interface énergétique.

6La conductivité suppose l’hétérogénéité des matières qu’elle traverse : la limousine, dans Holy Motors, est à la fois le truchement nécessaire de la participation toujours renouvelée du comédien aux diverses saynètes dans lesquelles il figure, et le lieu unique d’une identité vacante que seule subsume une plasticité offerte à la diversité des échanges. La limousine, chez Cronenberg, devient le prolongement high‑tech du corps, ainsi que le centre névralgique d’un empire financier apparemment fondé sur la capacité du héros à sentir de l’intérieur les pulsations organiques de la finance mondialisée : véhicule connecté aussi bien aux cours des bourses qu’aux battements de cœur du héros, elle est, pour le protagoniste Eric Packer, autant le lieu d’examens physiologiques allant de l’échographie au toucher rectal que l’instrument de visions partagées ou encore le réceptacle d’une énergie sexuelle plusieurs fois déchargée.

7Ce couple de films ainsi décrit forme une configuration, c’est‑à‑dire l’agencement condensé d’un même petit nombre de motifs, gestes et figures fabulant, c’est l’hypothèse, un imaginaire d’époque : ici, la médiation machinique du déplacement motorisé comme tentative de connexion augmentée au monde et à soi sur le mode de la virtualisation. À partir de ce précipité minimal, il est possible d’esquisser un corpus hétéroclite à la croissance aussi bien organique qu’anarchique, fondé sur des répliques libérant l’énergie initiale à plus ou moins grande échelle, de façon localisée ou dans le continuum d’un film entier. À une conception horizontale, successive et fugace de la rencontre, hors de la voiture ou dans son habitacle étiré, dans Holy Motors et Cosmopolis, répond en effet, dans Inception (Christopher Nolan, 2010), la verticalité des niveaux de rêves technologiquement partagés au cœur d’un unique véhicule. Notamment lors de la synchronisation de la secousse qui doit opérer le réveil de toutes les couches oniriques malgré des temporalités et des vitesses différentes, où les rêveurs en commun sont à la fois transportés, endormis et reliés, dans un camion qui tombe au ralenti, leurs corps rêvés soumis à l’apesanteur d’une chute libre en ascenseur, le montage alterné de Nolan se donne comme la mise en perspective volumétrique de cette configuration qui unirait à la fois les automobiles, les corps simultanément actuels et virtuels ainsi que le partage d’images, d’affects ou de fictions sur le mode d’une expérience somatique dédoublée, à la fois passive et active, inerte et incessamment traversée d’influx nerveux.

8Le corpus s’augmente alors, comme une arborescence, d’autant de films qui prolongent, en partie, ce noyau séminal. Toute l’œuvre de Cronenberg pourrait être mobilisée à propos de l’articulation de l’organicité et de la technologie mais, concernant les véhicules et les visions partagées, en particulier Crash (1996) et eXistenZ (1999) : avant Inception le second inaugure, via la connectivité du jeu vidéo, la biotechnologie de batraciens mutants et l’excitation épidermique de la chair, un dispositif de disjonction corporelle et de mise en commun immersive et interactive d’images fantasmatiques ; le premier fait des accidents de voiture le moyen le plus efficace de connecter les corps ou de transformer la carrosserie en une peau conductrice du désir. Tous envisagent l’actualité de l’homme comme la réduction de l’action au regard, du vivre au voir via la médiation virtuelle de la sensation, en particulier le toucher et la proprioception kinesthésique. Les interactions dans les films du corpus n’étant que des simulations, leurs protagonistes en sont réduits à être des spectateurs déroutés dans leur corps même entre la réalité de la sensation et l’irréalité de son contexte, à moins que ce ne soit l’inverse et que la société du spectacle double à ce point le réel que les corps s’anesthésient, comme en témoignent, dans Inception, Cosmopolis ou Crash, le rapport à la douleur qui, seule, permet de se sentir vivant, de coïncider avec son incarnation.

9Il y a donc autant un constat que, peut‑être, un antidote, au cœur de ce nouage profondément contemporain, au sens que Giorgio Agamben donne à ce mot : l’instrument rare d’une vision d’époque à la fois frontale et oblique qui parvient à saisir la « sombre intimité » du siècle et, « par la division et l’interpolation du temps, est en mesure de le transformer et de le mettre en relation avec d’autres temps7. » Ce jeu temporel conjoint en effet, au service d’une réflexion sur le cinéma au temps du numérique, la légère anticipation des diégèses et l’archéologie des machines‑à‑voir‑en‑mouvement, depuis la revendication de l’héritage de la chronophotographie dans Holy Motors jusqu’aux drippings pollockiens au générique de Cosmospolis qui font de l’écran le substitut d’une toile réceptacle d’un mouvement appareillé, c’est‑à‑dire, selon Pierre‑Damien Huyghe, produit par l’automatisme d’un appareil hors de toute pré‑vision, qu’il soit caméra ou corps mécanisé de peintre8.

10Plus largement, le corpus semble faire jouer à la voiture le rôle qu’a longtemps assumé le train dans la réflexion du cinéma sur lui‑même9, au point qu’Inception mobilise l’un et l’autre, le chemin de fer étant désormais l’emblème spectaculaire des obstacles placés sur la route de la vision en commun. Car dans cette configuration qui noue le partage d’images mentales et les corps augmentés par des véhicules, les machines de transports en commun sont pourtant moins traitées comme des outils de déplacement ou des appareils optiques orientés vers le panorama extérieur, façon Hale’s Tours10, que comme des instruments destinés, au contraire, à faire l’expérience organique — sensorielle, nerveuse, épidermique — d’un espace intérieur conducteur.

À corps perdus, corps augmentés ? Intensités et réversibilité à l’ère de la « technosphère11 »

11Giorgio Agamben a théorisé la perte des gestes humains et leur sauvetage par le cinéma12. L’ère postmoderne dans laquelle, selon Fredric Jameson, la révolution électronique a fait entrer le capitalisme semble avoir plus généralement escamoté le corps ou, du moins, tellement altéré les modalités de sa présence et de son expérience qu’il s’agirait désormais de le reconquérir. Dans Cosmopolis, Eric Packer est par exemple fier d’apprendre à son épouse qu’il a fait « prouster » sa voiture, néologisme désignant l’opération d’ouverture à la scie de l’habitacle pour le doubler d’une pellicule de liège destinée à l’insonoriser (comme l’était la chambre du 102 boulevard Haussmann où Marcel Proust écrivit A la recherche du temps perdu). Cette invisible augmentation, sans aucune efficacité, reconnaît‑il lui‑même, envers un bruit qui, loin de le déranger, lui transmet de l’énergie, il la nomme précisément « geste » (a gesture) : inutile, dérisoire mais accompli. Encore faut‑il remarquer combien, loin de retrouver le corps, ce geste d’une part s’attache au véhicule qui en est le support ou le prolongement et, d’autre part, ne consiste qu’en un élément de discours, une posture langagière allant même au rebours du réquisit des organes.

12Alors même que, dans Cosmopolis, Cronenberg tourne pour la première fois en numérique, ce que pointe ce geste proustien n’est donc rien moins que la tentative, infructueuse, de retrouver le sentiment nostalgique du passé traditionnellement attribué à l’ère photographique. Au cœur de la technosphère électronique, avec son présent absolu fait d’informations et non de sensations, de désirs impatients d’avoir et non d’être, sa recherche de stimulation perpétuelle et sa structuration en réseaux plaçant ses usagers dans un état sensoriel et psychique tellement diffus qu’il semble n’appartenir à personne (« no‑body », selon Vivian Sobchack lisant Jameson dans une perspective d’analyse phénoménologique des films13), il ne serait ainsi désormais plus possible de vivre les rétentions et protensions temporelles qui furent l’apanage d’un moment cinématographique et d’une phénoménologie dont Carax ou Cronenberg semblent redouter l’obsolescence, du moins dans leur œuvre de transition vers cette nouvelle technologie14.

13Dans les films du corpus, c’est donc dans l’entre‑deux du manque et de l’excès que se donnent les corps, sujets d’une dépersonnalisation autant que d’un intense investissement. Si Jameson décrit le champ social et culturel du libéralisme tardif moins en termes de sentiments que d’ « intensités flottantes et impersonnelles », il ajoute qu’il en ressort principalement une sorte d’euphorie15. Ce pourrait être le versant maniaque d’une cyclothymie essentielle dont le revers explique la profonde mélancolie des protagonistes du corpus : Monsieur Oscar avoue, dans Holy Motors, redouter que la beauté ne disparaisse dès lors que les caméras numériques miniaturisées au sein des téléphones remplacent le regard porté sur les choses. Chaque film se donne alors comme un dernier sursaut de l’épuisement16, « pour la beauté du geste17» que des fins ouvertes suspendent selon une dynamique d’éternel recommencement.

14Dans Crash, l’émoussement de la sensibilité entraîne la recherche violente et éperdue, toujours relancée — « maybe the next one »— d’une commotion organique où se réalisent enfin les potentielles « surfaces de contact » qui, selon le dernier Merleau‑Ponty, passent entre les corps et le monde. En s’adonnant à des caresses plus ou moins brutales à fleur de métal et en instaurant entre eux une circulation d’images, de mots et de gestes redoublant leur impact, les protagonistes de Crash semblent en effet parvenir à expérimenter cette réversibilité qu’atteste l’expérience du touché touchant de la main dans la phénoménologie merleau‑pontienne et qui oblige à penser les corps mais aussi le monde comme chair, c’est‑à‑dire « sensible au double sens de ce qu’on sent et ce qui sent18. » Le carambolage opère cet échange de propriétés sensibles entre les corps organiques et la technologie automobile, laquelle fournit aux personnages l’imperméabilité à la douleur de son enveloppe de métal tandis que l’excitabilité des épidermes humains s’accroît des froissements de tôle jusqu’à la jouissance.

15Dans sa monographie, Paul‑Marie Battestini écrit : « Le film lui‑même est cette juxtaposition, intensive, non narrative, de morceaux de peaux hétérogènes — une syntaxe désarticulée — où le corps, découpé, recollé, défiguré, s’étend maintenant sur une seule surface, traversée d’intensités, que l’on parcourt, nous, spectateurs, comme cette peau se déroule, comme Crash se déploie19. » Critiquant la lecture technophile et post‑humaniste que Jean Baudrillard fit du roman de James Ballard, Vivian Sobchack, elle‑même douloureusement amputée d’une jambe et appareillée d’une prothèse, rappelle la vanité de cette célébration de la chair nouvelle au prix de la mutilation et de la mort et la considère comme une aberration qui, loin d’épanouir, devrait au contraire révulser le corps du lecteur, ce corps humain qui est là, selon Merleau‑Ponty, « quand entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand s’allume l’étincelle du sentant sensible, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n’aurait suffi à faire20. » L’enjeu est crucial puisqu’il n’est pas seulement question de réfléchir ici abstraitement aux corps sans organes que deviennent les personnages dans la tactilité synesthésique de leur chair de métal. À travers la pellicule considérée comme la petite peau d’une surface de contact possible entre le film et son public, il s’agit désormais d’envisager, en termes de corps senti et sentant (embodiment), l’effet organique de la configuration sur les spectateurs.

Corps appareillés, mouvements incorporés

16Si eXistenZ21, Inception, Cosmopolis et Holy Motors mettent en scène, chacun à sa manière, un usager postmoderne qui, ayant perdu le contact intime avec le corps, ne le connaît plus que de l’extérieur, à l’aide de machines qui l’auscultent ou le stimulent artificiellement, ils mobilisent en outre les spécificités esthétiques de la technologie numérique mais en les intégrant au sein même du dispositif originaire du cinéma, c’est‑à‑dire, selon le critère retenu par Jacques Aumont pour en conserver la spécificité minimale à l’ère des images numériques, multiples et nomades22, en soumettant le corps du spectateur au temps du film. Or les films du corpus conduisent à envisager, au cœur de la nécessité du « regard tenu dans le temps », la part cruciale du mouvement : quelques scènes opèrent en effet la commensurabilité phénoménologique entre les flux et motions vus à l’écran et l’énergie cinétique transitant dans la salle — autre aspect des « transports en commun ».

17Inception, par exemple, favorise d’autant plus ce partage que les protagonistes et les spectateurs connaissent une disjonction analogue entre l’immobilité du corps rêvant et l’animation hallucinatoire vécue comme une perception par le rêveur. Parce qu’il est censé reproduire le sursaut du réveil tout en restant tributaire de la figurabilité inconsciente, le kick dans Inception repose sur des effets rythmiques et cinétiques travaillés comme une accumulation énergétique à chaque niveau du rêve, de manière à franchir la rampe. Les sensations endogènes et les stimulations exogènes se répondent et oscillent, selon un montage alterné étiré sur un grand laps de temps filmique, entre la frénésie du blockbuster et le mol abandon des dormeurs au bercement des véhicules.

18Mais moins que d’envisager le public effectif comme un seul homme et qui serait en outre le sismographe exact des intensités différentielles du film, il s’agit surtout de considérer le spectateur idéal métaphorisé par Inception comme un corps sensible pris, pour le dire avec Deleuze, dans « un mouvement virtuel, mais qui s’actualise au prix d’une expansion de l’espace tout entier et d’un étirement du temps. » Le « rêve impliqué » théorisé dans L’Image‑temps suppose un mouvement « dépersonnalisé », « un mouvement de monde qui supplée au mouvement défaillant du personnage23 » : cette sensation onirique est naturellement propice à être sentie à nouveau, réactivée en commun dans le cadre de la projection cinématographique. Or ces mouvements vecteurs de sensations sont d’autant plus spectaculaires — pour les caractériser, Deleuze recourt à la comparaison « comme sur un tapis roulant » — que la technologie numérique en parfait la réalisation, aussi bien par son extrême portabilité que sa capacité hallucinante à escamoter la coupe en réencodant la fluidité ou encore à abstraire et sculpter la perfection d’une évolution gymnique.

19Dans Holy Motors, le deuxième rendez‑vous de Monsieur Oscar consiste en un tournage en motion capture. Cette nouvelle technique reconfigure autant la performance du comédien que le regard du spectateur. Le visage masqué et le corps moulé dans une combinaison noire couverte de capteurs lumineux, l’acteur enchaîne les figures athlétiques pendant que l’ordinateur, seulement matérialisé par ses rayons lasers et une caverneuse voix de synthèse, enregistre sans les voir les données schématiques du mouvement. La caméra de Carax recueille, pour sa part, les manifestations que cet appareillage produit automatiquement, c’est‑à‑dire moins les résultats de la computation que le mouvement inouï que la motion capture fait paraître au moment de la captation. De l’absorption de la figure par le fond noir surgit l’abstraction d’un mouvement qui ne semble plus supporté par le corps mais flottant, se rétractant ou s’épanouissant au rythme de prouesses physiques dont ne subsiste que le squelette de points lumineux, au point d’évoquer parfois une danse macabre. Pour autant, il est impossible de parler de désincarnation tant le corps résiste à son recouvrement, dans sa respiration de plus en plus forte ou le bruit mat de ses pieds retombant sur le praticable.

20Que crée donc pour le spectateur cette nouvelle forme de comparution du mouvement à l’écran ? Les tensions qui la constituent, moins sur le mode de l’intermittence que du flux continu — léger, pesant ; abstrait, incarné ; visible, invisible — ainsi que la performance physique qu’elle représente la rendent à ce point incommensurable au corps du spectateur que, sans forcément déclencher de sensation cinétique, elle coupe le souffle et capture le regard en l’arrimant aux seules circonvolutions anatomiques. Richard Bégin a récemment nommé « mobilographie24 » la capacité du medium cinématographique à enregistrer et transmettre, autant que le déplacement profilmique, les mouvements du corps maniant la caméra. C’est‑à‑dire à rendre sensible la présence d’un corps d’opérateur qui s’atteste par la trace de ses à‑coups, alors même que le cinéma, plus d’un siècle après son apparition, a vu banaliser sa puissance de saisie du vif à l’écran, cette impression de réalité que Christian Metz faisait reposer sur la nature uniquement visuelle du mouvement : « Le mouvement est ‘‘immatériel’’, il s’offre à la vue, jamais au toucher, c’est pourquoi il ne saurait admettre deux degrés de réalité phénoménale, le ‘‘vrai’’ et la copie.25 » La motion capture telle que Carax la met en scène est une manière de pratiquer cette écriture sensible de la gestualité sans pour autant la cantonner, comme dans la mobilographie, aux tremblements du cadre, à l’intérieur de l’appareil d’enregistrement. Si elle atteste d’un corps, c’est aussi de celui du spectateur qui, via la conductivité d’une ligne de mouvement continue et magnétique, en prend conscience dans l’incorporation de son regard. Du point de vue de l’embodiment, et n’en déplaise à Christian Metz, la lisibilité du mouvement comme tracé le rend, ici, tangible.


***

21Pour terminer sans conclure sur la configuration à l’œuvre et augmenter un corpus encore en devenir, évoquons un autre film, moins connu que les précédents, qui en est le revers et le prolongement puisqu’il ne consiste qu’en des images soi‑disant captées par une interface neuronale directe26. Réalisé en 2011 avec un téléphone portable, Panexlab d’Olivier Séror se présente comme une compilation de rêves enregistrés par un ordinateur directement connecté au cerveau de sept rêveurs, sans qu’on puisse déterminer si les accidents aléatoires de pixellisation qui émaillent la matière d’images sont dus à la déficience de la machine ou à la texture même des rêves27. Panexlab exploite les puissances oniriques inédites d’un appareil, en l’occurrence la caméra numérique, et en décuple les pouvoirs dans l’interaction avec la sensibilité humaine, puisque chaque projection est aussi une démonstration de VJing où Olivier Séror intervient en direct sur l’enchaînement des frames de la bande image. Ainsi, la captation de la performance live qui a paru faire surgir les figures plastiques les plus intéressantes constitue le film sans pour autant en épuiser les virtualités. Chaque caméra possède en propre des déterminations optiques et une maniabilité qui dessinent les conditions de possibilité sensibles de son apparaître propre. Celle de l’Iphone, ultralégère, ne fait qu’un avec la main qu’elle prolonge comme un appareil photo ou un miroir et épouse le rythme organique de la marche et de la respiration. En outre, le point de vue adopté oscille sans cesse entre focalisation sur le rêveur, dont l’expression ne reflète jamais l’émotion dominante mais affiche au contraire un masque impénétrable légèrement interloqué, et focalisation immersive par le rêveur — voire les deux à la fois comme autant de selfies animés, réalisés par ces automates endormis que sont les somnambules. La caméra portée soit par Olivier Séror, soit par les personnages censés rêver, produit ainsi des images somatiques qui sont, comme dirait Cocteau, les meilleurs « véhicules » du rêve pour les corps conducteurs du transport en commun qu’est le cinéma.

22En ce sens, Panexlab est loin d’être le dernier avatar d’une configuration que le cinéma contemporain n’en finit pas de retravailler tant elle condense tous les fantasmes de la virtualisation28, en leur conférant à l’occasion un tour politique, comme par exemple dans Cemetery of Splendour (Apichatpong Weerasethakul, 2015). Chez le cinéaste thaïlandais, il est en effet à nouveau question de corps endormis connectés aussi bien par les variations d’ondes lumineuses que par la perception extrasensorielle d’un médium : la scène centrale où les lampes curatives s’allument dans la salle des soldats narcoleptiques est d’ailleurs montée en parallèle au défilement ralenti des escalators d’un multiplexe dont sortent les deux protagonistes après avoir vu un film ensemble. À ce titre, par un « raccord de souvenir » aléatoire, la fameuse « Description d’un rêve » de Sans Soleil (Chris Marker, 198329), au cœur du métro tokyoïte peuplé des visions télévisuelles d’un peuple japonais refoulant son traumatisme historique, s’impose comme l’une des premières occurrences, au croisement de la pellicule argentique et de la vidéo analogique, de ce nouage entre le mouvement dépersonnalisé des transports en commun, la circulation d’influx nerveux et la figurativité partagée.

23Du côté d’une archéologie des médias, la part de nouveauté radicale de cette configuration filmique se voit ainsi minorer puisque, d’une part, elle opère dans l’entre‑deux d’un low‑tech revendiqué (véhicules obsolètes, appareillages orthopédiques que retrouve d’ailleurs l’actrice Jenjira Pongpas chez Weerasethakul) et des possibilités high‑tech de l’ère (CGI30, motion capture, caméra de smartphones) et, d’autre part, elle prend soin de s’inscrire, comme mise en abyme de l’effet du spectacle cinématographique, dans une histoire des dispositifs d’images qu’elle prolonge en en héritant. Sur le versant anthropologique, cette articulation du technique, du perceptif et du psychique situe l’organicité de ces corps technologiques à la surface d’un « Moi‑peau »31, sous les espèces d’une innervation où la tactilité immersive bouleverse les limites spatio‑temporelles du sujet, les catégories du dedans et du dehors, et substitue ses sensations cénesthésiques aux visions de l’œil, soit qu’elle ne s’actualise pas directement en images mais s’inscrive en graphes et diagrammes (les appareils de mesure du corps dans Cosmopolis), soit qu’elle fonctionne comme embrayeur synesthétique et réactive, en chaque spectateur, pulsions et motions primitives (l’excitation sexuelle dans Crash, le dégoût dans eXistenZ (1999), la virtuosité motrice dans Holy Motors). Enfin, au niveau éthique et esthétique, les mouvements appareillés, captés et transportés entre des corps posent la question de la simulation et pointent, malgré l’incroyable portabilité des caméras transmettant leurs images en direct, l’impossibilité d’une expérience par procuration, sauf à la penser sur le mode hallucinatoire du rêve, ce qui est loin d’en minorer les effets.