Colloques en ligne

Antigone Vlavianou

La compassion des mo(r)ts chez Vénus Khoury-Ghata

1« Il n’y a rien après la mort / du brouillard sur du brouillard / de la neige sur la neige / un temps circulaire / cri[e] un macchabée » dans un poème du recueil de Vénus Khoury-Ghata « Les mères et la Méditerranée », inclus dans son Livre des suppliques, « mais personne ne le cr[oi]t »1 ; surtout pas elle qui, dans son recueil homonyme Elle dit affirme « qu’ il suffit d’attendre la cinquième saison / pour que ses morts lui reviennent larmes doucereuses / sur les joues du pommier »,2 chevauchant « le brouillard », souillant « le palier » pour revenir auprès d’elle et se mettre à lui parler.

2Si « mourir donne l’impression de courir »,3 selon un autre vers extrait de son recueil Inhumations, en trouant le brouillard, en enjambant les murs, en se précipitant dans les pages du sommeil4 des siens, à quoi ressemble la parole des morts chez Khoury-Ghata, qui prétend « qu’il suffit de ramasser le[ur]s mots pour en faire des livres »5 et précise qu’elle « écri[t] comme on crie pour transformer les morts en vivants [et] retrouver des lieux perdus »6 ?Et partant, où s’arrêtent ses propres paroles et où commencent les mots dictés par les trépassés ? Comment démêler la fiction de la réalité, le mensonge de la vérité, le présent du passé7 dans une œuvre où — de son propre aveu — « il [lui] est impossible de faire la part du vrai et de l’inventé »?8 Bref, où la mort commence-t-elle, où la vie s’arrête-t-elle ? Comment en faire le tri dans une écriture prolifique et confirmée, alternant prose et poésie, chez cette écrivaine qui déclare qu’elle écrit comme elle jardine,« branches et phrases ciselées avec le même soin que le bois des cercueils fabriqués jadis par [s]on oncle menuisier dans ce village au nord de tous les nords »9, jusqu’à « ne plus savoir où commence le poème, où s’arrête le jardin »?10  

3Trop de questions pour un trop-plein de vie qui dépasse toute fiction ;11 pour un trop-plein de morts qui s’attachent à ses pas,12 s’entassent dans ses pages, hantent ses rêves ou font partie du jardin de Khoury-Ghata, dont l’écriture — selon ses propres dires — « ne va pas au-delà de [s]a peau et des maisons qu[‘elle a] habitées ».13 C’est dans ces mêmes maisons d’aujourd’hui et d’autrefois qu’apparaissent les « obscurcis », c’est-à-dire, « les disparus qui peuvent revenir »14 sur leurs pas, d’après Pierre Brunel, faisant de leur propre mort l’occasion d’une seconde vie. Est-ce à cette volonté de renouveau, voire de réapparition, qu’aspire « l’énergie » poétique qui s’obstine à « préparer la mue entre trépas et vie »15 dans un vers des « Obscurcis » ?  

4En effet, il y a plusieurs espèces de morts dans l’œuvre de Khoury-Ghata, comme il y a plusieurs moyens d’expression et espèces de parlé chez les « retournants ». Tout d’abord, il y a les morts du village maternel au nord du Liban, de ce « là-haut, où les légendes sont plus crédibles que la réalité, les rumeurs plus tangibles que la vérité » et dont« le sol des maisons […] était en terre battue, pour mieux écouter la respiration des morts avides de confidences ».16 De ces morts souterrains qui font allusion à la rotation souterraine de la jeune morte chez Wordsworth , dont le corps tournoie éternellement en compagnie de rochers, de cailloux et de troncs (« A slumber did my spirit seal »17), on passe aux morts souverains des veuves de ce même village, dont leurs appels aux défunts bien-aimés devant la haute cascade « leur revenaient doublés de leur écho »,18 les persuadant que « les morts leur répondaient à travers les interstices de l’eau ».19

5Un fil invisible relie la descente en pente de ces femmes « en file indienne »,20 habillées –selon la coutume– avec les habits amples de leurs maris « les quarante premiers jours du deuil »,21 à la tombe du poète Khalil Gibran,22 fouettée par le vent au creux d’un rocher qui domine le village, et plus encore à la tombe « ombragée par un mûrier »23 de la feue mère, dont le corps« repousse dans chaque chapitre,dans une odeur de terre remuée, un magma de boue et de feuilles pourries »,24 habillée des mots de sa fille qu’elle domine. « Penchée par-dessus mon épaule, mon analphabète de mère dirige ma plume comme bon lui semble […] [et] me donne des leçons d’écriture »,25 déclare Khoury-Ghata, dont l’enfance a été partagée entre la triste obscurité de la maison paternelle, encerclée par des orties qui la transformaient en espace de silence,26 et la combustion du cannabis inhalé dans le village maternel, qui faisait somnoler « hommes et bêtes […], [même] les serpents lovés dans les trous »27.

6Comment cette mère pouvait-elle lui ordonner de dessiner la mer grise dans une maison assiégée par des orties jamais arrachées, lesquels les « regardaient à travers les fenêtres, […] leurs sombres têtes dentelées bougeant comme têtes de serpents » ?28 Comment cette mère peut-elle lui conseiller d’écrire « des choses plus gaies »29 du loin d’« une maison au bord des larmes » où les larmes de la mère elle-même — à l’instar des larmes de la Vierge — tiennent lieu d’un « langage muet » ?30

7Du même mutisme est frappé son jeune mari mort, dont« les lèvres palpit[ent] comme prêtes à parler mais n’arriv[ent] à exprimer aucun son ».31 Ceci dit, le « jeune mort » ne cessera de vivre entre la jeune veuve et son enfant, suivant du regard sa femme dans ses moindres déplacements, tournant les pages du livre de sa fille avec son souffle froid, se réfugiant « dans un angle de la cuisine »32 pour se réchauffer, laissant les vapeurs qui s’échappent de la casserole dessiner son visage sans traits,33 occupant même le côté gauche du lit de la veuve.34 Est-ce à cette cohabitation des morts et des vivants sous le même toit que fait allusion l’aveu des « obscurcis » dans le dit recueil :« […] nous ne faisons pas la différence entre un drap et un linceul35 »?

8« Les objets et les êtres ne meurent pas complètement »,36 déclare un ami mage à la femme-veuve de tous les hommes de sa vie, qui sait que « la théière wild rose » perpétue la vie du jeune mort et attise sa nostalgie, à moins qu’elle ne se fracasse,37 tandis que l’homme âgé, « discret de son vivant, […] occupe tout l’espace depuis sa disparition »,38 réclamant de nouveau son attention, remplissant le vide des journées de la femme en noir.

9Allongés sur le parquet pendant son absence ou recroquevillés sur eux-mêmes « au bruit de la clé dans la serrure »,39 repérés à leur « odeur de poussière qui mont[e] à ses narines »40 ou devinés dans « les taches d’humidité des murs »,41 ses morts dont l’âme refuse de quitter les lieux, silencieux dans la journée, se mettent à parler à la femme-veuve dans l’obscurité, avec une « voix qui chuchote, marmonne, menace et se plaint »,42 ou bien à crier avec des » cris qu’elle [est] seule à entendre ».43

10Parmi ces morts perdus, retrouvés ou égarés, aperçus, rêvés ou inventés, avides de confidences ou peu loquaces, « rancuniers » ou « insatisfaits », qui lui reprochent de n’avoir « rien fait pour sauver l’un de la maladie, l’autre de la folie ou de la guerre »,44 il y a une figure dominante, autant dans l’œuvre que dans la vie de Khoury-Ghata, qui est celle d’un frère harcelé et mutilé à la fois.« Celui que tu attends de tout temps. Ton personnage principal / Il détient toutes les ficelles car tout converge vers lui »,45 avoue-t-elle à elle-même dans son poème « Orties ».

11Néanmoins, ce grand frère Victor — poète prématuré qui ne ressemble à aucun membre de sa famille, écrit « des vers non rimés »,46 exacerbe la colère de son père par son « manque d’austérité »47 et remplace Dieu par Rimbaud —, c’est le seul trépassé qui reste sourd aux appels de sa sœur. « Faut-il croire que ceux qui n’ont pas aimé leur vie refusent de frayer avec les leurs? »,48 se demande Khoury-Ghata.

12Ficelé à même le sol par son propre père, humilié, rejeté hors de la maison paternelle, enfermé pendant dix-huit ans dans un asile psychiatrique où il a subi plusieurs séances d’électrochocs jusqu’à ne plus savoir où s’arrête le sommeil et où commence la mort, ce frère — « parti comme un grand »49 et devenu « tout petit »,50 frère-saint qui porte « avec fierté ses stigmates »,51 frère-ange comme « tout être qui souffre l’est »,52 frère-fou privé de ses poèmes « porteur[s] de folie »53 selon son père, frère-oiseau amputé aux ailes coupées, frère-Lazare « à la sortie du tombeau54 » — renvoie directement à un autre mort-vivant dans l’œuvre de Khoury-Ghata, le poète Ossip Mandelstam dont elle a décrit récemment la déchéance tragique.

13Il suffit de lire attentivement le merveilleux récit Les derniers jours de Mandelstam pour se rendre compte que la figure dominante de ce frère à jamais regretté trouve son pendant dans celle du grand poète russe. Même vieillissement prématuré d’un « poète devenu fou à force d’épreuves »;55 même obstination résolue de « celui qui ne vi[t] que pour sa poésie »;56 même condamnation à mort de celui qui « paiera [ses poèmes maudits] de sa vie »;57 mêmes interdiction de publication et arrestation ; mêmes enfermement forcé et glissement progressif dans la folie et la paranoïa ; bref, une même idée de la mort comme « unique issue ».58

14Peu importe si l’un a été persécuté et traqué par Staline et l’autre par son propre père, si l’épouse de l’un (la fidèle Nadejda qui a mis sa mémoire au service de son mari) équivaut vraiment à la sœur de l’autre (Vénus, elle-même, qui a pris la relève « par devoir de remplacer ce frère mutilé »59). Ce qui compte c’est la flagrante ressemblance des deux hommes qui se sont acharnés à les réduire au silence ; le dévouement identique des deux femmes qui se sont entêtées à « ouvrir les bouches scellées par le silence »60 de ces deux poètes indésirables et pourchassés pour avoir voulu écrire, comme si« un poème qui n’est même pas publié mérite l’exil ».61 Ils sont pétris de la même glaise ces deux poètes morts-vivants, incapables de marcher et de fuir, qui n’en finissent pas de mourir, murés dans l’obscurité pour réciter le même poème d’une voix presque inaudible,62 terrés sous une « couverture mitée »63 pour voir défiler leur passé multiplié à l’infini sur un fond d’orties et de ruines :

Même âge, même visage, même taille, à croire qu’il s’agissait du même homme multiplié à l’infini.

Ils défil[ent] dans un ordre parfait avant de disparaître à l’horizon.

Laissant sur leur passage des pages couvertes de [leur] propre écriture.

Qui s’ébrou[ent] sous le vent prêtes à s’envoler.64

15À « chacun sa chimère »65, aurait dit un Baudelaire visionnaire, puisqu’ils vont « renaître de l’autre côté de la planète »66 pour avoir été de leur vivant des hommes indésirables et » superflu[s] ».67

16N’a-t-on pas là affaire au vertige de l’ » homme qui n’en finit pas de mourir »68 et, en même temps, à la notion du mourant-pèlerin dans sa marche à l’envers de la vie, qui est également un retour en arrière ? Revenant avec insistance à son passé, Mandelstam constate que sa mémoire a tout effacé de la maison de son enfance à part le souvenir des larmes de sa mère jouant du piano.69 À l’instar du poète russe mourant, le frère de Khoury-Ghata, « si pauvre en souvenirs et en repères »70 vers sa fin, ne garde en mémoire que les larmes de sa mère, seul moyen pour le défendre et le protéger au moment où son père voulait « l’enterrer vivant ».71 Est-ce un hasard si après sa mort même « sa tombe modeste […] suinte des larmes »72 parfois ?

17Les larmes de cette mère, comme celles de sa fille, s’avèrent finalement être des larmes « pierreuses »73, à l’instar des « mots [qui] sont des larmes pierreuses »,74 tel le « soliloque [de la mère] sous terre / [qui] imite les pierres par temps d’avalanche ».75 Si« les galets / c’est des noyés devenus pierreux à force de retenir leurs larmes »76 et « les mots / [sont des] cailloux dans la poche du mort distrait / […] / [qui] se disloquent en alphabets / [et] mangent une terre différente »,77 il y a dans l’œuvre de Khoury-Ghata une métaphore filée dominante qui associe les larmes aux âmes des morts, les pierres aux mots et, partant, au poème, les liant entre eux par une relation de cause à effet, au point de faire du mot pierre un « mot de passe »78 pour celui qui veut atteindre ceux qui habitent le dessous et d’en faire, en même temps, le symbole de la « chute d’un poème »79 ou d’une déchéance.

18« Une pierre a roulé et reste dans le val / Comment a-t-elle chu ? Nul ne le sait ici / S’est-elle elle-même arrachée au sommet / Ou fut-elle jetée par une main pensante… »80, se demande Mandelstam mourant dans un éclair de lucidité. Et Khoury-Ghata de rétorquer: « […] comment […] / te faire admettre que ce que tu prends pour écriture n’est que pierres écroulées d’une haie »?81

19Si chaque « mot [a] la valeur d’un caillou »,82 c’est dans l’entassement de pierres-lambeaux d’un mur écroulé que l’écriture va puiser les mots pour décrire la chute d’une disparition et l’affliction d’une déchéance. Est-ce honte83 de reconstruire sur le dos d’un passé brisé, ou bien chance de seconde vie et résurgence de l’eau d’une pluie absorbée par des cavités souterraines ? Si « les mots […] c’est comme la pluie »84 et les rêves suivent sa trajectoire,85 les deux vers mis en exergue dans Le livre des suppliques

Je veillerai à ce que ton âme

ne manque pas de mots

20font de l’écriture un espace de survie et d’espérance.

21De la passion christique des morts malmenés, torturés, oubliés de leur vivant même par les murs,86 tels le poète russe et le frère fou, on passe donc à la compassion des mots avec l’effacement de la lettre (r) mise entre parenthèse dans le titre de cette intervention, à la manière de cette même lettre » r » qui disparaît de la bouche du frère fou suite à une séance d’électrochocs.

22Mais « la page cess[e] [parfois] d’être page »87 après le choc d’une perte irrécupérable et « le crayon [,] happé »88 par la poussière d’une obscurité dense, s’émiette aux pieds de la « pierre du récit ».89

23Face à cette impuissance de l’écriture, voire à cette « finitude de la page »90 — pour reprendre la formule de Pierre Brunel — qui fait des voyelles et des consonnes « un ramassis de sons »91 désaccordés, vis-à-vis de cette mort des mots, Vénus Khoury-Ghata, atteinte alors de surdité, s’avoue incapable de transcrire les messages qui lui sont destinés.92

24Écrasée sous le poids de sa propre promesse (ce « Je veillerai à ce que ton âme / ne manque pas de mots » dont on a déjà parlé),anéantie par la futilité de la veillée auprès de ses morts, elle tourne le dos aux mots-lambeaux qui ne savent plus les « écrire ou les vêtir »93 et sort du livre d’un pas résolu.

25C’est elle « la femme vue de dos dans son sommeil […] / [qui] va dans les livres comme on va à l’herbe / le sécateur dans une main / le silence dans l’autre [.] / [Elle] entre dans la page sans frapper / remplace un mot par un cri / essuie la sueur d’un autre / croise des voix flétries / s’essuie les pieds dans la marge [.] / / [M]ur impénétrable son dos lorsqu’elle sort du livre ».94

26Dorénavant, « sa voix ayant soufflé la lampe »95, elle n’a que ses rêves pour y entrer sans frapper.