Colloques en ligne

Lara Haddad Gélalian

L’écriture de la résilience dans l’œuvre romanesque de Vénus Khoury-Ghata

1Un cheval fou faisant irruption dans la maison cossue d’une femme ordinaire terrassée par la maladie, un fantôme surgi de nulle part dans la morne existence d’une infirmière, les récits de vie rocambolesques de trois compères croupissant sans espoir dans un couloir de la mort, la singularité menaçante, obstinée et sulfureuse d’un raté neutralisé par le conservatisme vertueux des siens, telles sont les images et les situations par lesquelles je propose d’entamer mon cheminement dans l’œuvre romanesque de Vénus Khoury-Ghata et qui m’autorisent à dire que celle-ci nous saisit d’abord par son étrangeté. Une inquiétante étrangeté pour des romans assez récents comme La Maestra (1996) et La Revenante (2009) ou une étrangeté aux accents tragiques dans les romans de la première heure comme Le Fils empaillé (1980) ou Les Inadaptés (1971)1. Chez Khoury-Ghata, les frontières sont pulvérisées entre réalité et fiction, poésie et trivialité, folie et raison, langue(s) natale(s) et langues étrangères, vie et mort, licite et tabou. Le roman finit toujours par soutenir l’insoutenable et réussit la gageure de représenter l’informe. Mais au lieu de correspondre à une poétique de l’hybris, le récit d’expériences extrêmes dans ces romans résiste à toutes les entreprises d’anéantissement. Aussi transgressive que puisse être la survivance des morts dans les vivants (LR), aussi insoutenable l’indifférence d’un monde en détresse face à l’agonie d’un individu esseulé (LM), ou cruelle l’imminence de l’exécution toujours différée de condamnés à mort (LI), le récit se transforme en étreinte vitale et sourire de fraternité, si bien que l’écriture nous apparaît être ici par excellence un théâtre de la résilience qui se joue sur les plans psychique, linguistique et ontologique.  

Résilience psychique

2À l’origine, le terme « résilience » est utilisé en Physique pour caractériser la résistance au choc d’un métal. Boris Cyrulnik rappelle aussi2 que quand « un agronome parlait de la résilience d’un sol, il voulait dire qu’une terre, après un incendie ou une inondation était apte à redonner vie à une autre flore […] ». Le concept s’articule donc autour d’un renversement de paradigmes : celui de la répétition se voit concurrencer par celui du changement. Pour les psychologues, « la résilience est définie par le maintien d’un processus de développement malgré des conditions difficiles ». Il s’agit donc de quelque chose de dynamique et non point de la simple résistance au choc, comme l’indique la définition initiale du terme. La résilience s’oppose à la résistance en ce sens que la première indique un processus dynamique alors que la seconde caractérise un état, une prédisposition, elle est de l’ordre du statique. Le concept de résilience s’articule autour de deux composantes essentielles : la première est une souffrance telle qu’elle peut mettre en péril toute chance de bonheur dans le déploiement de la vie, la seconde est une transformation de statut : de victime à acteur. Ceci étant posé, nous ne nous intéresserons pas à décrire les mécanismes psychiques de la résilience chez les personnages de notre corpus mais à voir comment la résilience est d’abord celle d’une psyché en devenir, bien qu’initialement en souffrance.

3La souffrance première, celle qui a une place et un rôle matriciels dans l’ensemble de l’œuvre de Khoury-Ghata, n’est pas la violence individuelle ou collective, ni les différentes formes d’injustice sociale, mais la simple inadéquation au réel. Si le premier roman de Khoury-Ghata s’intitule très éloquemment Les Inadaptés, c’est pourtant la souffrance existentielle du personnage de Frédéric dans Le Fils empaillé, postérieur aux Inadaptés, qui incarne le vécu et le souvenir du traumatisme. Frédéric souffre de ce qu’il est, sous le toit paternel, et dans les filets maternels. Le personnage tyrannique du père est pour lui cause de souffrance morale et physique puisque pour le punir de sa singularité qui résiste au moule du patriarcat, le père inflige à son fils reproches, brimades, exigences outrancières, châtiments moraux et physiques. Mais, pour paternelle qu’elle soit à prime abord, la figure du bourreau ne se complète qu’avec le personnage de la mère coupable de bêtise, de servitude et d’amour fusionnel pour son fils. En effet, la mère est le produit d’un conservatisme social et religieux l’asservissant à la loi du père. La morale bien-pensante lui dicte des comportements de dénégation à l’égard de la souffrance croissante de Frédéric. Cependant, c’est sa fusion avec un fils maintenu à tout prix aux normes acceptées3, donc « empaillé », c’est-à-dire dépouillé de sa flamme, de sa passion et de son ironie grinçante, qui transforme la mère nourricière gaveuse en ogresse4.

4Frédéric exprime la souffrance d’un être singulier que la société libanaise conservatrice des années 50-60 veut diluer. Il manifeste cette souffrance de différentes manières jusqu’aux affres de la toxicomanie qui l’isole davantage. Le paroxysme de l’horreur lui est alors infligé par l’internement en asile psychiatrique scandé par des séances d’électrochocs censés, à la demande du père, le purger de son mal. Malgré cela, le véritable risque pour lui n’est ni l’internement prolongé ni les électrochocs répétés, mais la loi du réel. L’abdication totale serait dans son cas l’acquiescement au principe de réalité et l’alignement sur les vues étriquées des autres. Cela pour lui est synonyme d’anéantissement. S’il faut étouffer ses désirs, son besoin de liberté, sa résonance avec le monde et sa curiosité, comment continuer à être ? Dans la folie, répond Frédéric.

5Paradoxalement, la folie est une manière de continuer à être soi-même après avoir éprouvé toute une gamme de douleurs infligées par le carcan de la normalité. La résilience est ici non pas une manière de continuer à se développer dans le réel, puisque cela est impossible pour Frédéric, mais une manière de ruser avec l’entreprise d’effacement dont il est l’objet. Étouffé, Frédéric, dans son asile, entre les murs de sa cellule ou sous sa camisole ? Certes marginalisé, mis à l’écart, hors d’état de nuire ou de perturber l’ordre familial ou social, mais toujours là, hantant les rêves de la mère, les souvenirs de la narratrice (dont découle le récit tout entier), les rues de Beyrouth (comme on le voit dans l’épilogue), et plus poète que jamais (comme l’attestent les dialogues avec la mère à la fin du roman et l’interview avec une journaliste française). La folie de Frédéric, à défaut de pouvoir changer le monde, est une manière de transformer son face-à-face violent et stérile avec ce monde en manière particulière de l’habiter.5 Le Fils empaillé peut se lire comme un pamphlet cinglant dénonçant le statut du poète dans la société libanaise et l’épilogue du roman n’est pas sans rappeler un autre poète libanais, tout à fait réel celui-là, Fouad Gabriel Naffah, qui a glissé dans une forme de déréliction psychique lorsqu’arpenter les rues de sa ville lui a été rendu impossible6 par les mêmes francs-tireurs qui s’amusaient à blesser Frédéric, son double. Le comportement perçu comme déséquilibré et inquiétant est la réponse du poète au danger véritable : la confiscation de sa liberté et, avec elle, la possibilité de vivre pleinement sa singularité.

6Dans La Maestra, Emma qui est mourante, cloîtrée chez elle dans une grande maison où elle ne se retrouve pas, se lance dans une folle aventure, sans pour autant guérir. Elle se soustrait à l’horreur de l’agonie, sans que la donne essentielle de son existence ne soit modifiée, en passant du statut de victime, objet du destin, à actant sujet embrassant son destin et accomplissant sa mort (« Buena Muerte la Maestra » lui ont écrit ses petits élèves en guise d’adieu). Ici, la prise en compte de notre finitude – irrévocable – dans l’entrelacs de ce que nous sommes les uns pour les autres transforme le personnage d’Emma de pitoyable femme à ladérive en source de vie pour le village, le pueblo. Continuer à vivre c’est faire des gestes quotidiens, instaurer un rituel, mais surtout s’arracher à la simple matérialité des choses, non pour soi-même, mais pour les autres. Lorsqu’Emma arrête de vivre pour elle-même, alors elle n’est plus victime passive de sa mort. Et quoi de mieux pour actualiser l’intersubjectivité que cette relation de maître à élèves, où le maître ne s’impose pas comme l’origine du savoir, mais se présente comme un simple passeur. Emma assume pleinement sa nouvelle fonction dans le village tout autant qu’elle la redoute. Elle est donc loin d’abuser du pouvoir de cette fonction et éprouve, jusque dans les limites les plus restreintes de son corps, le besoin qu’elle a des autres autant – sinon plus – celui qu’ils ont d’elle. Sa prodigalité croissante avec tous les autres protagonistes lui confère un rôle de médiatrice au sein de la communauté. Elle qui n’avait plus rien à espérer de la vie devient le seul espoir des villageois, et, aux portes de la mort, se retrouve mère (du bébé Arco-Iris, d’Isabelita..). La voilà plus que jamais tournée vers la vie, même si la sienne la quitte et qu’elle le sait. Elle soutient par sa présence et son action le village tout entier qui endure l’indigence extrême, la mise au ban de la modernité, l’abandon par l’État, l’éloignement géographique, le risque d’expulsion et l’inondation. Et pourtant, ce village reste là. Or, si les habitants du pueblo perché sur une montagne noire sont décrits comme d’éternels enfants plus sensibles à la magie du monde qu’aux injonctions de la raison moderne, et donc si la résilience dont ils font preuve peut paraître absurde (aussi bien à nous, à Emma qu’aux agents de l’État), celle d’Emma ne l’est pas moins. À cause de l’inanité de cette résilience pour elle-même. Sauf qu’elle aura appris chemin faisant à mourir, c’est-à-dire à vivre dans la conscience de sa finitude, en chérissant les minutes de son existence. Le vécu jadis fragmenté est immergé dans la conscience d’un être-au-monde. Et cette ouverture du sujet au monde dans la conscience de sa mort se fait phénoménologie de la mort dans la vie. Pour bien mourir (selon les recommandations des enfants à la maestra), il faut non seulement bien vivre, mais également bénir son existence, l’approuver.

7Mais comment approuver ce qu’on ignore ? C’est le sens de la quête entreprise par Laura dans La Revenante. Certes, les croyances druzes (notamment le principe de réincarnation et celui de l’endogamie nécessaire à la foi des Unitaires) sont à l’origine de l’intrigue romanesque. Laura se sent irrésistiblement attirée vers des lieux où, à priori, elle n’a aucune attache : Beyrouth au Liban, puis Saouda dans le Djebel druze en Syrie. En réalité, le malaise provoqué par ses rêves, une figure énigmatique attirant son attention sur des faits historiques datant de 1941 dans la Syrie sous Protectorat français et l’impression irrationnelle de déjà-vu au fur et à mesure qu’elle avance dans son enquête sont crédibles et communicatifs car adossés à des réminiscences mystérieusement enfouies dans sa mémoire et qui affleurent à la surface de celle-ci à mesure que se verbalise un traumatisme passé : Nora, la fille d’un émir du Djebel druze, coupable d’aimer un officier français (donc d’enfreindre la loi des Ukkals, les initiés de la communauté), enceinte de lui et sur le point de quitter les siens7 mourra sous les décombres d’un site archéologique après avoir donné naissance à un garçon… qui n’est autre que Luc, l’homme dont Laura tombera amoureuse (un amour frappé cette fois-ci d’un double interdit, celui de l’inceste et celui de la loi druze). L’âme de Nora s’incarnant en Laura continue de vivre, malgré la séparation brutale d’avec son amant et son arrachement à la vie. Cela dit, la persistance de la vie ne suffit pas pour parler de résilience, qui est assurément – comme nous l’avons souligné plus haut – un processus de transformation. Dans La Revenante, ce dernier se fait révélation.

8Le dévoilement progressif de la vérité pour que le Moi coïncide avec le Soi s’opère au gré d’un déplacement dans l’espace et d’une quête qui révèle l’identité en modifiant la conscience qu’on en a. Laura ne peut rester Laura qu’en se découvrant Nora. Et celle-ci ne peut continuer à être qu’en devenant autre, jusqu’à la synthèse réussie de la permanence et de la diversité, dans l’unité de l’Être. Le druzisme est envisagé dans le roman comme une mystique de la résilience qui déborde le terrain psychique sur l’ontologique. Grâce au principe de la métempsychose, la souffrance – qui est dans le cas de Nora douleur de mourir lorsque la mort est sanction éternelle de l’amour interdit – ne s’accommode pas du néant. La résilience est érigée ici en dogme religieux. En effet, la permanence de l’âme dans le cycle de vie se traduit pour les Unitaires par la non-dispersion de l’Être intrinsèquement liée à la préservation de l’intégrité physique de la communauté malgré toutes les vicissitudes du temps et du milieu. La résilience devient un impératif sociologique, d’ailleurs souvent incompris des autres, les non-initiés. Les exemples de l’incompréhension de l’entourage de Laura par rapport à sa quête sont légion dans le roman.

9Le processus de résilience envisagé comme quête et dévoilement de la vérité dans LR est indissociable du récit au second degré. Laura ne saura vivre avec la sourde douleur du passé8 qu’en se faisant raconter ce passé par différents narrateurs jusqu’à être capable de l’identifier (« je saurai la retrouver »9), c’est-à-dire se raconter cette même douleur à elle-même. Or, « le récit sert de métaphore psychologique et sociale à un sentiment de bascule »10. Il est l’épiphanie de la métamorphose du désordre affectif (dans l’univers intérieur du personnage) en monde du dehors doté de qualités telles que l’organisation, la beauté, l’utilité, etc.11 En ce sens, c’est évidemment la narratrice dans FE qui tente surtout de dépasser la douleur causée par le naufrage de Frédéric en le racontant. Mais ce sont surtout les narrateurs seconds dans Les Inadaptés qui offrent par leur récit la meilleure illustration et interprétation de la résilience.

10Dans ce roman filant la métaphore de l’existence selon une vision beckettienne, la vie n’est rien d’autre qu’un couloir de la mort, ce que le caporal se fait un devoir de rappeler tous les jours aux trois compères partageant la même geôle :

— Je viens vous avertir… disait à chaque fois le caporal. […]

Je viens vous avertir que votre tour n’est pas pour aujourd’hui.12

11Pourquoi continuer à vivre dans ces conditions, et surtout comment ? Bouba, Yoakim et Anton retenus dans la prison de San Luca passent leur journée à raconter le passé, leurs rêves ou ce qu’ils perçoivent à partir de la lucarne de leur prison. Cependant, il est difficile de prendre au sérieux les récits parfois décousus de ces trois énergumènes tant les versions d’une même histoire peuvent se multiplier. Peu importe la vérité, c’est la variété des regards sur le monde qui est privilégiée ici. D’ailleurs, les trois protagonistes se retrouvent en prison pour leur goût immodéré de la liberté : Bouba a tué sa femme aux désirs tyranniques et s’est affranchi ainsi de l’esclavage dans lequel le maintenait le travail de la terre. Il représente le désir de vie entendu comme effort d’individuation impossible sans rupture définitive, donc violente, d’avec les origines naturelles (terre-mère, cycle de vie, pulsions). Bouba échappe à la répétition mortifère du labeur et de la libido impersonnelle. Quant à Yoakim, gauchiste déserteur, il est capable lui aussi de tout quitter, y compris peut-être lui-même. Anton est par contre un résistant, adepte de la lutte armée. Le point commun entre eux est la liberté pour laquelle ils ont tout fait. Cependant, même la liberté paraît dérisoire et la résistance inutile : « lutter pour la liberté de sa personne lui sembla soudain futile »13. Comment supporter alors l’angoisse d’une vie étroite et inutile avec pour seul horizon certain la mort ? Par le récit que domine la fonction poétique. Autrement dit, par la création langagière.

12La logique du processus de résilience veut que le mouvement de bascule transformant le trauma en souffrance vivable soit immanent au plan de la blessure originelle. Le langage informé en récit où prédomine la fonction poétique ne peut donc détrôner l’angoisse installée aux commandes de la psychéque si le langage lui-même a été préalablement ébranlé. Il est champ et miroir de ruptures, tout autant qu’espace de jointures.

Résilience linguistique : ruptures et ligatures

13À la rupture psychique fait écho une déchirure identitaire structurelle, laquelle se traduit dans les romans de Vénus Khoury-Ghata par un écartèlement géographique constitutif de la diégèse et par une certaine forme de discontinuité linguistique du texte narratif.

14Le personnage est toujours un étranger. Même chez lui. Déjà dans la maison de son mari, Emma est une étrangère. Originaire du Canada, elle n’a jamais éprouvé ce sentiment d’adéquation avec son milieu immédiat («Ta maison ne m’aime pas », écrit-elle à son époux). Pire encore, dans le souvenir qu’elle recompose de sa vie avec ses parents avant le mariage, ne subsiste que l’incompréhension des siens face à l’énigme qu’elle a toujours été pour eux. Le détachement d’avec ses origines est donc antérieur à son exil au Mexique. Est-il étonnant que Frédéric soit constamment aimanté par un ailleurs ? Typique de la trajectoire du héros du roman francophone libanais des années 50-6014, le départ de Frédéric, en Rastignac de l’identité francophone, est certes motivé par l’ambition littéraire et la soif de liberté mais il est surtout lié au rapport entretenu avec la langue française. La perpétuelle tension vers l’ailleurs est liée à l’absence d’unité linguistique, à la fois dans la diégèse et dans le récit.

15Dans la famille de la narratrice, curieusement, le père impose la maîtrise parfaite de la langue française à sa progéniture. Nostalgique de la période du Mandat français où il occupait une fonction lui donnant l’impression de participer à l’Histoire, le patriarche tyrannique, moqué en cela par la narratrice, veut perpétuer la domination française dans un Liban pourtant désormais indépendant car, comme pour beaucoup de Libanais de l’époque, le français est un moyen d’ascension sociale : « On ne parle que le français, seule langue admise par le chef de famille qui ne s’est jamais consolé du départ de la France et qui clame à la moindre contrariété : ‘j’aurais dû me tirer une balle dans la tête, le jour où Weygand est rentré chez lui.’ »15 La langue natale, c’est-à-dire le dialecte libanais, pourtant constitutive de la vie familiale et sociale, doit partager le territoire de l’identité avec le français. Voilà l’altérité qui devient constitutive de l’identité. Le dialecte « franbanais » est l’allégorie linguistique de ce métissage : « on parle aussi le « franbanais » lorsque les mots de la languematernelle font des bulles de savon à la surface de la langue du pays protecteur et vaguement colonisateur »16. La langue natale devient périphérique. L’onomastique des lieux et des personnages secondaires, connote toutefois la persistance de cette langue et sa vitalité (« la nôtre [langue vivante, par opposition aux langues mortes évoquées], touchons du bois, se porte très bien »17). Persistance, mais décentrement faisant du départ de Frédéric à Paris une démarche susceptible non pas de le déporter hors de lui-même, mais au contraire d’augmenter les chances pour son moi social de coïncider avec son moi intime, autrement dit d’éprouver le bonheur d’exister. En Bouba doublement malheureux car incapable de rompre ses liens mortifères avec les forces telluriques des origines (et du « ça »), Frédéric retourne à l’esclavage de la drogue et à la claustration physique de l’asile psychiatrique. Il vit son retour de Paris au Liban sur le mode de la déchéance, preuve du décentrement18 nécessaire à une identité heureuse chez Vénus Khoury-Ghata.

16La même dynamique du décentrement est à l’œuvre dans LR et LM. Elle acquiert même un rôle fondateur de la quête (de Laura) ou de la réappropriation de soi (par Emma). Laura quitte Paris pour aller à Beyrouth, puis voyage en Syrie. Elle refait le trajet en sens inverse puis entame un retour vers un lointain apprivoisé, finalement redécouvert comme originel. La découverte de ce qui apparaît de prime à bord comme exotique se mue en redécouverte d’une identité première. Ici, ce n’est pas le métissage de l’identité et de l’altérité qu’ambitionne de réussir le récit, mais la mystérieuse mue de l’altérité en identité. Laura se découvre Nora (« J’étais là »19). La révélation est mesurable à la transformation du statut de la langue arabe dans le récit. Les vocables de cette langue sont d’abord totalement étrangers à l’héroïne, et donc incompréhensibles :

— C’est pourtant simple. Il suffit de poser la nara sur le tombak puis de souffler dessus.

Laura entend pour la première fois les mots nara et tombak.20

17L’arabe injecté dans le récit crée une discontinuité dans le texte en langue française. Par le biais du bilinguisme responsable de la polyphonie dans l’écriture « une altérité se crée dans la littérature qui traduit la signification d’une autre conscience culturelle »21. De plus, même si la fonction référentielle d’un énoncé bilingue est la même en arabe qu’en français, le bilinguisme manifeste un écart entre deux réalités et la manière de les percevoir (Luc/Khawaja Louka)22. Le bilinguisme n’est pas dédoublement mais manifestation de l’inadéquation qui peut être l’œuvre de mots en arabe, noms propres, toponymes, expressions ou images empruntées au dialecte syro-libanais : « — Maudit jour ! soupire-t-elle, le visage tourné vers la fenêtre. Le diable avait remplacé les noces par des événements terribles. Dans la même journée : un incendie, un meurtre et un bombardement. »23

18Les événements narrés (incendie, meurtre, bombardement) sur une toile de fond historique de la Seconde Guerre mondiale au Levant sont interprétés dans une image récurrente du parler syro-libanais, celle du diable s’immisçant par malice dans la vie des hommes, brouillant les cartes, pour faire de leur vie sur terre un véritable enfer (le diable avait remplacé les noces par des événements terribles). Mais contrairement au bilinguisme des œuvres d’une Assia Djebar, par exemple, où « l’écart linguistique est vécu comme une castration qui a éloigné [l’auteure] des voix et des bruissements des femmes de sa lignée [c’est-à-dire de ses origines], de toute une oralité, qu’elle essaie […] de ressusciter en retournant vers son passé, comme sujet »24, celui de Vénus Khoury-Ghata pose l’écart pour une traversée/saisie des distances, appropriation des hiatus. Ainsi, en traversant plusieurs fois les distances qui séparent Paris du Djebel Druze et Beyrouth de Damas, Laura identifie la raison de son inadéquation à sa propre vie et celle du vide longtemps éprouvé par elle. En comprenant les raisons de la mort de Nora, la fille de l’émir druze à laquelle – à priori – rien ne la relie, et l’étendue de la souffrance de celle-ci qui a perdu son amant, son enfant, sa propre vie et la possibilité d’aimer un jour le Commandant Morfeuille, Laura embrasse la béance qui fracturait son être pour « se réconcilier avec elle-même»25, en dépit de la sanction qui prévaut toujours (Morfeuille/Luc sont à jamais des amours interdits). Si le bilinguisme inhérent à l’écriture de Khoury-Ghata est d’abord révélateur de cette béance de l’être et d’un déficit de la conscience (entendue au sens phénoménologique du terme comme conscience de quelque chose), c’est aussi le bilinguisme26 qui opère et manifeste la jointure (l’absence devient présence à la conscience), l’inconnu devient souvenir, l’ignoré devient savoir intériorisé :

Des voix récitant l’alphabet proviennent d’une fenêtre ouverte :

Aleph, ba, ta….

Dal, mim, noun, aïn, zaïn, enchaîne Laura comme si elle se remémorait une leçon.

Tu connais l’alphabet arabe ?

Luc est admiratif.

Je ne savais pas que c’était de l’arabe, avoue-t-elle, sincère.27

19La perte de l’unicité par rupture linguistique est ouverture à la vaste gamme des possibles. Le bilinguisme comme espace de rupture lézarde l’édifice du texte et favorise l’avènement de l’impossible. Bien au-delà d’une dialectique morale de la tolérance, le bilinguisme littéraire de Vénus Khoury-Ghata intégrant l’arabe ou l’espagnol au français (par emprunts lexicaux, calques syntaxiques ou greffe rhétorique) est proprement cette troisième langue dont parle l’écrivain marocain Abdelkebir Khatibi.28 Ici, le champ des possibles ne se fonde pas sur une banale capitalisation linguistique, mais sur le vide éprouvé. Le clivage linguistique entre langue maternelle (l’arabe de Nora) devenu pour Laura langue étrangère dans l’exil de sa seconde vie, et le français (langue maternelle de Laura mais qui n’est pas celle de ses origines) inscrit dans le texte le fait même que le bilinguisme est vécu d’abord sur le mode du manque.

20L’écriture de tout écrivain francophone est une forme d’oraliture à partir du moment où l’écriture prend le parti d’adjoindre à la « pure » langue française l’imaginaire de langues différentes. 29 Cependant, cette modalité d’écriture pour consciente et partagée qu’elle soit ne produit pas toujours l’effet escompté, ni le même effet chez tous. Abdelkebir Khatibi assigne au bilinguisme littéraire la capacité de transformer les oppositions en interaction dialogique30. Chez Khoury-Ghata, l’écriture ne s’intéresse pas à une quelconque mise en valeur du clivage arabe/français ou français/espagnol, mais forge à partir du tissage des deux langues, un langage singulier qui dit dans La Maestra comment apprendre à mourir et dans La Revenante comment accepter sa mort, c’est-à-dire vivre en apprenant finalement qui on est. Le bilinguisme est bien « objet de réflexion, d’interrogation, d’enquête mais aussi de transformation et de création. »31 Il témoigne dans les œuvres de notre corpus d’une déchirure existentielle, fruit de la double appartenance culturelle du sentiment d’exil et de solitude. Le bilinguisme de Khoury-Ghata ne dilue pas les contraires, ne soude pas la déchirure existentielle, il la manifeste. Notons que le parler espagnol dans LM connote non seulement le caractère enfantin des villageois, mais aussi l’effort attendu de la part d’Emma pour comprendre cette langue qui n’est pas la sienne, de l’intégrer à ses échanges et d’en faire le support de son enseignement. Jusqu’à la dernière page du roman les deux langues distinctes diront l’impossible fusion d’Emma au groupe des villageois et l’irréductible singularité de ces derniers. Mais Emma n’est pas partie de chez elle32 pour disparaître dans un groupe. Elle creuse les distances entre elle et sa vie passée, elle et ses origines, tant en termes de conditions de vie matérielles et sociales qu’au niveau d’une posture existentielle jadis caractérisée par la soumission et la passivité, désormais par une disposition à être saisie par l’étrangeté (comme le texte en français se laisse saisir par l’espagnol) pour découvrir dans l’urgence la grandeur de l’homme conscient de sa misère. Elle qui n’avait fait que remplacer la première femme de Miguel Cuervas dans son fauteuil de malade devient le pivot du pueblo, s’ouvrant à l’altérité avec ce que celle-ci représente comme risques, c’est-à-dire commuant son désespoir initial – en dépit de l’angoisse persistante – en espérance. Pour cela, le souhait d’une « Buena Muerte » ne peut se dire qu’en espagnol. Le bilinguisme littéraire de Khoury-Ghata valide la théorie de l’expressivité de Charles Bally telle que redécouverte par la critique contemporaine33. Un parallélisme possible entre la pensée et son expression présupposant une similitude de nature entre les faits psychiques et les faits linguistiques nous autorise donc pleinement à parler de résilience linguistique dans l’œuvre romanesque de Khoury-Ghata. S’articulant autour de la résilience psychique des personnages et des instances narratives, celle-ci trouve son aboutissement dans une forme de résilience ontologique d’autant plus efficace qu’elle ne prétend à aucun discours idéologique et n’affirme aucune vérité, si ce n’est celle des personnages eux-mêmes. Et c’est grâce à l’humour qui la caractérise que l’écriture de la résilience échappe ici au piège de l’idéologie.

Résilience ontologique 

21Nous l’avons vu, la résilience ne s’assimile nullement dans l’écriture de Khoury-Ghata à la permanence. Il s’agit d’un processus impliquant déplacement, rupture, discontinuité, transformation et apprentissage, dont la finalité est de marcher vers la mort sans jamais oublier les ressorts dont on dispose, à l’instar de Yoakim qui quitte sa cellule au petit matin pour aller à l’échafaud sans « oubli[er] qu’il avait une colonne vertébrale qui le maintenait » pour ne pas « se laiss[er] couler par terre »34. Dans la conscience de sa finitude et de sa disparition imminente, Yoakim ne se départit pas de sa confiance dans l’être et ne se résout pas à l’indifférence à l’égard de la vie qu’il quitte. Et si la mort cesse d’être un scandale35 c’est parce qu’elle est appréhendée avec humilité et humour (« La peur s’entassait au fond de lui ainsi que l’humour »36, « Et Yoakim sourit [au gardien] d’un air entendu et complice. (D’ailleurs, la vie n’est que sourires complices qui découvrent des dents longues et jaunes, eut-il le temps de penser.) »37). Intégrant diverses formes de décalage, l’humour dans l’écriture de Vénus Khoury-Ghata est une posture qui résulte d’une manière d’accepter l’inacceptable, de domestiquer l’hybris, de banaliser l’horreur et de digérer l’absurde.

22Le lecteur est surpris par la légèreté de ton sur laquelle les situations tragiques peuvent être évoquées dans les romans qui nous intéressent. Le ton humoristique caractérise les récits de La Maestra et des Inadaptés. Il est omniprésent dans l’œuvre la plus tragique de notre romancière : Le Fils empaillé, à la fois la plus tragique et la plus drôle. En effet, certains personnages (comme Yaya et Madame Rosa) font sourire à chaque fois qu’ils ouvrent la bouche. Les situations loufoques y sont nombreuses. Il suffit de se rappeler le défilé des prétendants. Quant aux dialogues, ils sont empreints de désinvolture, de légèreté et de dérision. L’humour comme contrepartie à l’horreur participe de l’écriture pragmatique de la résilience comme sortie de l’effroi par la mise en mots et la maîtrise des émotions négatives38. L’humour est un des mécanismes défensifs qui aident à se protéger face à la menace de désorganisation psychique en atténuant les effets délétères de la blessure ou du trauma pour éviter l’effraction psychique. C’est en tant que média que l’humour libère de l’emprise d’une réalité « délabrante » pour rendre celle-ci partageable. L’expression – de la souffrance, du malaise, d’un traumatisme, d’une angoisse écrasante – fait passer les émotions liées au traumatisme du statut de l’indicible, propre aux émotions mortifères, à celui du ludique, donc du maîtrisable. « To truly laugh, you must be able to take your pain and play with it », dit Charlie Chaplin. C’est certainement le souvenir lancinant de la maltraitance subie par Frédéric et de toutes les émotions mortifères qui y sont liées (révolte, impuissance et culpabilité) qui est à la base du récit dans Le Fils empaillé. Or, la tonalité de ce récit nous renseigne sur la perspective adoptée par l’auteure sur son monde intérieur au moment où celui-ci se constitue en récit. Il suffit de mettre certains éléments de la diégèse de ce roman autobiographique en regard du récit qui en est fait pour constater un décalage certain et un effet de contraste entre les deux.

23L’intention humoristique agit ici à travers l’opposition entre la gravité de l’événement narré et la mise en scène de celui-ci dans le récit. Le trauma est ainsi théâtralisé et les actants deviennent des acteurs jouant un rôle. Autrement dit, la mise à distance est double : d’abord celle de la narratrice par rapport à l’événement raconté qu’elle réussit à mettre en mots, ensuite celle des personnages par rapport au rôle qu’ils jouent dans l’action. Dans cette double distance, le tragique moderne se mue en comique. Du coup, l’humour révèle la réversibilité des situations et s’affiche comme la signature d’une conscience libre capable de s’abstraire de la gangue existentielle. Voilà les « monstres » de l’enfance et de la jeunesse réduits aux proportions de pantins ridicules par l’effet de distanciation que permettent la verbalisation et la théâtralisation. Cette volonté de distanciation est le signe d’un détachement supérieur de l’auteure à l’égard de ses personnages, donc indirectement à l’égard d’elle-même, pour rendre possible l’expression de son monde intérieur sans le figer dans une signification déterminée. Il s’agit d’une distance souriante qui est le propre de l’humour. La posture humoristique est, comme on le sait, une posture dialectique. Le monde sérieux des évidences empiriques de la vie quotidienne (convenances et conformisme de la petite bourgeoise francophone libanaise du siècle dernier dans FE, poids de la vie conjugale et autorité de l’État dans LM) peut se muer subtilement en mécanismes arbitraires, tours de prestidigitations et chimères donquichottesques. Le glissement imperceptible d’un monde (sérieux) à un autre (non sérieux)39 est le fait de l’humour, tandis que le surgissement brusque de l’un dans l’autre est créateur d’angoisse, comme on peut le constater dans La Revenante.

24L’intention humoristique du récit repose sur le décalage entre le sérieux de la situation et le mode non sérieux sur lequel celle-ci est évoquée. Le décalage provoque évidemment la surprise du lecteur qui éveille son attention critique et lui fait découvrir les contradictions dans le comportement de personnages qui sont inadaptés à leur situation40. Ainsi, l’intention humoristique peut s’emparer de la cruauté désabusée des personnages pour la dénaturer complètement. « Il [le chef] ne […] voyait plus [ma tête] sur mes épaules, mais un peu plus loin, me dis-je en moi-même »41. C’est ainsi que sont traduits par l’un des protagonistes des Inadaptés les désirs assassins du caporal commués en simple remaniement de portrait. Ailleurs, dans le même roman42, l’hésitation sadique du caporal devant la porte des détenus est imputée à la position des astres. Le comportement du personnage serait donc des plus arbitraires et des plus incontrôlables. On ne peut lui en vouloir. Du coup, forcément, le personnage est non seulement non responsable de l’horreur qu’il provoque mais aussi en décalage avec une part de lui-même qui lui échappe (« Il se sentait étranger à eux puisque étranger à lui-même43). Or, l’humour fait apparaître les décalages pour mieux en souligner l’absurdité et/ou les contradictions. Pour quelle raison Yoakim se retrouve-t-il en prison ? Pourquoi est-il condamné à mort ? Parce qu’il est « gauchiste » ou « gaucher » ? Le récit ne lève pas le doute puisque l’histoire de Yoakim justifiant son incarcération est contredite par les multiples versions et malentendus qui l’accompagnent. La situation de Yoakim et de ses compagnons étant une allégorie de l’existence humaine, celle-ci est alors frappée de l’absurde le plus dérisoire. Rien n’a de sens et ne mérite d’être pris au sérieux, autant les « phrases qui n’étaient pas toujours placées là où il le fallait et quand il le fallait, mais que Gretta avait l’air de vivement apprécier »44 que les récits seconds des trois prisonniers. D’ailleurs, comment les prendre au sérieux alors qu’ils basculent si facilement dans le parler puéril : « Je suis un grand capitaliste » revient à dire : « je suis propriétaire du soleil », puisque « j’y ai pensé en premier […], il est donc mien. »45 La logique est balayée d’un revers de la main, le monde sérieux et celui des adultes totalement discrédités. Finalement, tout est jeu et mise en scène : « Nous étions deux semi-comédiens qui mêlent vie et jeu. Le lit, pour nous, était une scène où chacun était le souffleur de l’autre. »46 Le jeu signifie le dédoublement, le recours au déguisement, et l’humour n’est qu’un masque qui aide à se cacher, à dissimuler un trop-plein d’émotions. À travers le travestissement, il permet de dire l’indicible : « Elle jouait pour mettre une fenêtre à sa vie […] »47. Du coup, le récit romanesque de Khoury-Ghata est, grâce à l’humour, une mise en abyme du travestissement puisque l’univers romanesque est la matérialisation dans le récit de la vie intérieure de l’auteure (ses souvenirs, peurs, angoisses, blessures, manques), laquelle comprend l’apparition sous des aspects divers, souvent contradictoires, de masques dont s’affublent les personnages dans leur rapport ludique les uns avec les autres. Souvent, le masque compte davantage que tout le reste. C’est pour cette raison que les enfants du pueblo ne voient d’emblée en Emma que la maestra, et quand, à l’évocation d’une glycine par l’un d’eux, ses larmes se mettent à couler spontanément, personne ne voit ces larmes. Emma n’est visible pour les habitants du village que dans le rôle qu’elle endosse. Le lecteur complice, lui, prend la double mesure du personnage : une étrangère à l’agonie et le dernier espoir d’une communauté. Le sourire de l’humour transforme le décalage en synthèse, non pas dans la diégèse (Emma réussit-elle à sauver le pueblo de la déportation ? Rien n’est moins sûr), mais au niveau du récit, plus précisément des instances narratives (narrateur/narrataire). Le dédoublement de ces dernières (en « tu » et donc « je ») tend vers l’avènement d’une conscience qui réussit la synthèse des deux.

25C’est le même mouvement de synthèse que l’on observe dans La Revenante, mais cette fois-ci au niveau de la diégèse, l’ultime finalité de cette synthèse étant non pas d’apprendre à vivre mais d’interroger le sens de la vie dans son rapport avec la mort. D’ailleurs, que font d’autre « Les Inadaptés », « la maestra » et Laura sinon apprendre à mourir en s’appropriant sa vie par le récit (LD), par le détachement (LM) ou par le deuil (LR). 

26L’écriture romanesque de Vénus Khoury-Ghata est phénoménologie de la résilience qui commue le cri de douleur et d’effroi en sourire. L’humour est la tonalité affective (stimmung) par laquelle la conscience appréhende la mort, quoiqu’angoissante, comme étant du ressort de l’être. Les contradictions qui se manifestent par l’effet de l’humour trouvent un écho dans les ruptures et la discontinuité que fait exister le bilinguisme littéraire d’une œuvre narrative modelée à partir de la perception de l’écartèlement, à la fois comme expérience éprouvée et conscience d’un être-au-monde. L’exil est un mot bien faible pour décrire le mode d’habitation poétique du sujet de la parole dans les œuvres romanesques de Vénus Khoury-Ghata. C’est la conscience d’un être-au-monde écartelé qui réussit pourtant au sein de l’écriture une synthèse (au sens de dépassement dans un mouvement dialectique) psychique, linguistique et ontologique.

27Reste pourtant une pierre noire sur laquelle continue à achopper toute l’entreprise de dépassement à laquelle est vouée une écriture à la fois instrument et champ de résilience : Frédéric48, ou plutôt la mort sociale de celui-ci. Sa solitude, son bannissement et le préjudice qu’il a subis restent une source de souffrance. La figure du poète maudit, révolté, inadapté, inflexible, opposé au pouvoir du père (même déguisé en « grand frère du peuple ») resurgit dans Les derniers jours de Mandelstam49. La résistance-folie-dissidence d’Ossip Mandelstam comprend en filigrane l’inflexibilité d’un Frédéric (« Guérir de quoi ? D’être moi ? Pour devenir pareil à toi et à mon père, je refuse »50, continue à dire ce dernier). Toutefois, si Frédéric obstinément caché sous sa couverture fait penser à Mandelstam sous la sienne dans un camp d’internement stalinien, la ressemblance s’arrête là ; car comment confondre la dépendance de Frédéric à la drogue et aux soins d’une mère nourricière avec l’abnégation totale du poète russe ? Frédéric s’enlise dans la poésie du reproche où il règle ses comptes avec sa famille et son entourage51, Mandelstam est la voix de ceux qui ne peuvent, savent ou osent parler. Frédéric s’amuse à défier la mort (les francs-tireurs) alors qu’il est depuis longtemps le suicidé de la société. Mandelstam, lui, est un Christ de l’Histoire, l’Homme-debout sauveur sans gloire de l’humanité. Dans cette comparaison, la résistance a le dernier mot.

28Tisseron, Serge, La Résilience, Paris, PUF, 2007.