Colloques en ligne

Laurent Bihl

« Audaces fortuna Juven » : Les rires du Rire (1894‑1914). Propositions et hypothèses sur la réception publique d’un périodique fin‑de‑siècle

1Le Rire est souvent cité par les historiens de la presse comme la première des publications humoristiques de la Belle Époque au vu de sa diffusion et assortie d’épithètes souvent peu flatteuses1. Même les spécialistes du trait satirique ont longtemps semblé réticents à évoquer un titre dont l’importance est d’abord sous-tendue par une longévité sans égal (si ce n’est le Punch à Londres ou Le Kladderadatsch à Berlin). Contrairement à ce que sa probable première place au sein de l’univers satirique parisien (entre 1894 et 1914) pourrait laisser espérer, on ne peut que constater les lacunes archivistiques à propos de ce journal. Celui-ci est peu enclin par ailleurs à parler de lui‑même. N’ayant pas eu beaucoup de démêlés avec la justice, la tâche de reconstitution historienne est plus délicate encore.

2Référons-nous à Jacques Lethève, l’un des pionniers des études sur la caricature :

On pourrait en dire autant [qu’à propos du Courrier français]du journal Le Rire, si la place tenue par cette dernière publication n’était pas encore plus complexe. Sans avoir l’unité de ton du Courrier français, elle maintient une tradition de qualité qui va se poursuivre jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Né le 10 novembre 1894, Le Rire a su attirer les meilleurs artistes. […] Dans chaque numéro du Rire, les dessins sont nombreux et tous de caractère satirique. Les progrès de l’impression en couleur permettent de donner de belles planches. En outre, Le Rire est l’un des premiers journaux satiriques, après La Caricature, à publier des numéros spéciaux consacrés à un même sujet2.

3En fait, l’historien n’analyse pas vraiment la « complexité » du Rire. C’est bien la durée de vie qui semble l’intriguer. Il est tout de même troublant de voir la quasi‑totalité des spécialistes souscrire à l’a priori esthétisant d’un appauvrissement de la caricature après 1900 pour poser le seul problème de la longévité d’un titre plutôt que de s’interroger sur le dispositif et le contenu du titre et éventuellement en expliquer une partie du succès. Le risque n’est‑il pas pour l’historien de la caricature de reprendre (inconsciemment ?) à son compte une part des positions dédaigneuses des contemporains en s’exonérant de la démarche critique et analytique ?

4Le 23 janvier 1897, on peut lire une annonce d’un tirage « de luxe » numéroté sur beau papier proposé à 2000 exemplaires. Il s’agit du numéro spécial de Willette « V’là les Englishs ! », véritable brûlot graphique anglophobe3, qui a bénéficié de plusieurs retirages, sans doute par effet de scandale. Félix Juven mise donc sur l’effet polémique pour publier des objets de collection, pariant sur le double effet du souvenir de l’incident et de la rareté du produit mis en vente4.

5Autoproclamé « premier journal humouristique [sic.] français vraiment artistique et vraiment bon marché à la fois »5, le nouveau journal n’évite donc pas la prise de position politique, ce qui pose de nouveau la question d’une alchimie qui voit une formule de format peu usité (12 pages au format 23,3 x 31,4 cm) naître en 1894, soit l’année des fameuses « lois scélérates »6.

6Ce qui frappe dans l’exemple du Rire, c’est d’abord la façon dont le titre s’affiche comme le premier des illustrés satiriques (ce qui est fréquent), mais aussi une ligne éditoriale qui laisse croire à un titre déjà établi, sans effort apparent, sans percussion graphique outrée, sans véhémence particulière. Le trait d’auteurs très « classiques » comme Forain, Willette, Léandre, alterne soigneusement dès les premières livraisons avec des motifs graphiquement novateurs comme Vallotton.

C’est une chose incompréhensible que Juven ait crée Le Rire, se souvient beaucoup plus tard Gabriel de Lautrec, je n’ai jamais connu un homme qui fût plus fermé aux conceptions humoristiques. À un moment donné, il me chargea de rédiger chaque semaine, à côté du Rire, une feuille qui se dénommait Belle Humeur, et dont la couverture, chef d’œuvre de je ne sais plus qui, représentait cinq ou six têtes de bonshommes hilares. […] C’est un talent d’avoir telle ou telle aptitude, mais c’est un talent aussi, quand on en est dépourvu, de savoir trouver celui qui l’a. Félix Juven eut ce mérite, ayant l’idée vague du Rire, de confier la réalisation de cette idée à l’excellent Arsène Alexandre qui a fait du Rire ce qu’il fut7.

7Le jugement sur le propriétaire du journal satirique est sans doute un peu sévère, ce qui est de bonne guerre envers un ancien patron. Il a cependant un mérite : celui de souligner qu’en tant qu’éditeur, Félix Juven n’est pas familier au départ de ce monde de la presse satirique qu’il va peu à peu dominer. En outre, un autre nom se profile, celui d’Arsène Alexandre. Ce dernier est un critique d’art assez renommé, état assez peu compatible avec la direction artistique d’un titre « humoristique ». Il a ainsi rédigé l’une des toutes premières études sur le trait satirique en 1892, L’Art du rire et de la caricature8. On peut penser que cet ouvrage presque pionnier lui a permis, en plus de ses chroniques esthétiques au Figaro, d’établir de nombreux contacts avec le milieu assez fermé des satiristes. Le Rire offre donc la combinaison stratégique d’un directeur de presse et d’un éditeur. Les résultats semblent à la hauteur de l’entreprise et des tentatives de l’équipe, puisque le 21 octobre 1899, le numéro passe de 12 à 16 pages, comportant un plus grand nombre de publicités sans la moindre augmentation de prix. Ce succès, étayé par ailleurs par la longévité évoquée plus haut, est à l’origine d’un malentendu déterminant une postérité biaisée : en matière d’iconographie satirique, une réussite pérenne ne serait-elle pas due à un affadissement ? D’autant que cette accusation de consensus vaut au journal une réputation rétrospective de conservatisme.

L’hétérogénéité caractérise donc les cibles de la verve comique [du Rire], qui peuvent représenter l’ordre établi (les députés, les ministres, le président, l’administration), aussi bien que les forces de l’opposition (les « socios » et même les anarchistes) et qui peuvent appartenir à différents milieux sociaux et culturels (journalistes, médecins, scientifiques, mais aussi paysans et ouvriers). […] Quel que soit le positionnement idéologique, un trait fondamental paraît réunir les collaborateurs du Rire : c’est leur sentiment de supériorité d’artistes à l’égard du bourgeois, gros, ignorant et jobard. À la fin de la première année de publication, les collaborateurs expliquent, contre les quelques détracteurs du journal, que leur mission est d’opposer « la raillerie victorieuse aux imbéciles, aux importants, aux niais, aux coquins tout puissants9.

8Peut-on qualifier dès lors Le Rire de « conservateur » ? Le journal a souffert du parallèle effectué a posteriori avec l’un de ses concurrents, à savoir L’Assiette au beurre (par les nombreux dessinateurs que les deux feuilles ont en commun, à partir de 1901). De façon sous‑jacente, se profile le soupçon qu’il y ait pu avoir une censure chez Juven, là où Sigismond Schwartz serait censé avoir laissé libre cours à toutes les inspirations et les engagements. Cet a priori (concernant cette fois-ci le fond et non plus la forme) semble s’être dessiné au fil des études consacrées à la presse satirique. En effet, en 1955, un chroniqueur blanchi sous le harnais comme Henri Poirier note encore : « L’Assiette au beurre, qui offrait de magnifiques et féroces caricatures, réunissait à peu près la même collaboration artistique que Le Rire10. »

9La similitude des artistes est incontestable, mais aucune distinction des deux titres dans leur style ou leur thématique n’est établie, alors que les deux périodiques n’ont que fort peu de choses en commun, ni dans leur ligne éditoriale, ni dans leur aspect formel.

10Une chose est certaine : la mise en avant des images par rapport au verbe, des dessinateurs sur les satiristes prosateurs. Ces derniers peuvent d’ailleurs débuter comme caricaturistes avant de se retrouver à rédiger des chroniques… ou les légendes de leurs confrères plus doués plastiquement ! Citons le cas emblématique du débutant Pierre Mac Orlan11

Alors que dans les feuilles comme Le Rire, note Laurent Martin dans son étude sur Le Canard enchaîné, le dessin avait souvent pris le pas sur le texte au point de faire des dessinateurs des « vedettes » plus connues que les rédacteurs qui travaillaient à leurs côtés, le dessin, s’il n’était pas négligé au Canard, demeurait dans une position subordonnée, tant dans l’espace du journal que dans l’esprit de Maurice Maréchal12.

11Au-delà de l’ambition « panoramique », au sens balzacien du terme13, la dimension caricaturiste du Rire, si elle ne domine pas l’ensemble de la production, ne fait donc aucun doute. Les charges de Léandre, en particulier, renouent avec la verve politique d’un André Gill dans 1870 ou celle d’un Le Petit pour les années 1880. Le caricaturiste donne au Rire la quintessence de son talent, ce qui concourt à en faire l’une des signatures les plus connues de la Belle Époque, et ce sur différents supports, puisqu’il livre également des charges sous forme de sculptures photographiées puis rehaussées de couleur sur épreuve.

12« Dès ses premiers numéros, confirme Francis Carco, [Le Rire] établit un programme de satire très poussée, de gaieté sans contrainte et prit la place qu’il garde encore aujourd’hui14. »Ce témoignage de l’écrivain, humoriste lui-même à ses débuts (au Rire justement), pointe ce qui est sans doute la plus grande particularité du Rire, à savoir son succès immédiat qui le place apparemment en tête des ventes de journaux satiriques dès ses premiers numéros.

13Cela pose évidemment la question des raisons d’un tel triomphe, apparemment immédiat, et donc de comprendre de quelle(s) façon(s) (inédites ?) Le Rire a pu faire rire à la Belle Époque, jusqu’à constituer le parangon d’un « rire Belle Époque »15. Cette réussite suggérerait-elle que l’aseptisation réside dans le reflux du politique, si ce n’est quantitativement, dans la virulence moindre des sujets traités graphiquement ?

Dans le cadre de la société de consommation culturelle qui se met alors en place à destination du public et qui va progressivement générer son économie et ses industries, on se met à consommer le rfire pour lui-même et pour le plaisir qu’il apporte, et non plus seulement pour l’usage qu’on pouvait en faire (par exemple comme instrument de contestation ou de sociabilité)16 », écrit Alain Vaillant pour la fin du xixe siècle, en évoquant alors une « culture du rire pour le rire (comme il y a à l’époque une esthétique de l’art pour l’art)17.

14L’identification d’« un » public me semble discutable pour la période, mais Alain Vaillant touche au cœur du sujet lorsqu’il tire de cette réflexion la caractérisation d’un rire qui « est à la fois le rire du Bourgeois (supposé normatif et répressif) et le rire de celui qui conteste le Bourgeois. C’est de cette ambivalence, poursuit-il, que découle une mauvaise conscience idéologique, qui se traduit depuis lors en de sempiternels débats sur le bon rire et le mauvais rire »18. Cette tension me semble au centre même de la postérité du Rire, jusqu’à contaminer le point du vue de certains spécialistes, peu enclins à conférer au journal de Félix Juven la place prépondérante qu’occupe un titre comme le Punch au sein de la presse anglaise, par son importance comme par sa longévité.

15Mais peut-être y a-t-il une dépréciation encore plus forte de l’image comique au regard du texte, à une époque où le Vaudeville gagne, sinon des lettres de noblesse, du moins une reconnaissance qui va d’ailleurs certainement jouer un rôle dans l’évolution des mentalités face aux caricatures19.

16C’est justement cette conclusion d’une disqualification finalement esthétique que souligne la philosophe Sylvie Paillat dans sa conceptualisation d’une « métaphysique du rire » :

Est-ce pour la raison principale que ce qui fait rire – le comique – ou bien ce qui prête à rire, introduit du désordre en inversant l’ordre présupposé des choses et est hâtivement défini comme ce qui n’est pas sérieux ? Or, ce qui n’est pas sérieux ne pourrait être d’aucune valeur épistémologique, morale et esthétique. C’est ainsi qu’on peut cerner la rationalité occidentale se constituant sur le paradigme d’un sérieux de nature psychique plutôt tragi‑mélancolique fondant l’essence normative du savoir de la morale et de l’esthétique en opposition au rire comme figure du risible et du comique20.

17Cette opposition entre rationalité normative et « folie » au sens Bakhtinien du terme se joue donc bien autour de l’esthétique comme point nodal du conflit, ce qui renvoie au travail d’Henri Viltard sur le « laid idéal »21.

18Ces quelques propositions permettent de penser Le Rire selon des perspectives un peu plus ambitieuses que la convocation du cliché consistant à résumer le titre à son seul succès en s’exonérant de l’étude de son contenu. Cet article ne prétend pas épuiser l’étendue des enjeux soulevés par un tel corpus iconographique22.

19Je tenterai de décliner brièvement les différentes formes d’humour graphique contenues dans les pages du Rire en les corrélant à son succès (une sorte de « bourgeoisisme » ?), puis je poserai le problème d’une étude sérielle de l’humour visuel de la presse de masse, avant de me livrer à l’analyse d’une couverture, afin d’en démontrer le caractère éminemment politique et a‑consensuel.

Le Rire, une palette de rires

20La formule du premier numéro, attaquant le parlementarisme par raccourci, est en contradiction apparente avec une déclaration univoque, en page 4, de recherche de consensus, « Appel du Rire au rire » :

Le Rire a pensé que son titre était le meilleur des programmes et il remplacera les promesses habituelles – qu’il tiendra sans avoir besoin de les faire – par une proposition de nature à plaire à ses lecteurs. Il les convie tous à se joindre aux excellents dessinateurs et fantaisistes de tous les genres qu’il a réunis dans sa rédaction et son illustration en vertu du vieux proverbe toujours neuf et dont nous entendons faire notre règle : “plus on est de fous…” »
Expliquons le mécanisme.
Certains journaux comiques de l’étranger, entre autres le célèbre Fliegende Blätter de Munich, reçoivent chaque semaine des quantités de communications plaisantes, leur arrivant de tous les côtés et de tous les mondes. […] Si dans les ministères, les administrations, il se trouve un Henri Monnier moderne, il n’a qu’à se faire connaître. On sait que, dans les bureaux, le personnel est surchargé de besogne et empressé à renseigner le public. Mais nous accordons généreusement la permission de ne travailler que pour Le Rire, à ceux qui nous enverrons les charges les plus réussies et les mots les plus comiques sur l’Ad‑mi‑nis‑tra‑tion : cette source inépuisable de gaîté est notre grand-mère à tous. Nous ne refuserons pas d’avantage la collaboration, anonyme ou signée, des magistrats qui auront recueilli quelques observations mordantes sur cette dame, vous savez, qui porte des balances comme une marchande des quatre saisons et qui se met un bandeau sur les yeux pour y voir plus clair. […] Ceux qui savent dessiner peuvent nous envoyer leurs dessins et qu’ils ne reculent pas, même devant la charge la plus bouffonne. Ceux qui ne pourront recueillir que des mots verront peu de temps après, si le mot en vaut la peine, fleurir au-dessus de leur légende, un dessin d’un des premier artiste du Rire. […] Que nos correspondants ne pensent pas que nous faisons cette innovation par économie. L’aspect même du Rire prouve assez qu’il n’a pas l’intention de reculer devant la dépense23.

21Ici rien de politique. Sont plutôt visées les principales têtes de turc de l’humour léger qui caractérisent les textes ou les courtes scènes d’Alphonse Allais ou de Courteline, avec une prédilection pour Messieurs les ronds de cuir, Nos internes ou les sempiternelles attaques contre Zola. Le père de Nana est brocardé dès le premier numéro (page 3) en tant qu’auteur, dans une improbable entrevue avec le pape, illustrée par Fernand Fau sur un texte de Jules Jouy.

22Pourtant, il y a une arrière‑pensée dans cette prétention à recueillir des bruits de couloirs et des informations confidentielles : Le Rire prépare déjà un numéro sur « Les maîtres chanteurs », futur numéro 6 du journal consacré aux chantages dans le monde politique, qui doit sortir le 15 décembre et dont la publicité apparaît dès le numéro 3. Cet opus, orné d’une couverture antisémite de Gyp, s’ouvre, lui, sur un « Raedecker » parlementaire signé Léandre et Jean Veber, un trombinoscope satirique exagérant les traits de certains députés. Tout le projet du titre réside dans cet amalgame constant entre satire légère ou de mœurs et dessin politique, inspiré du temps présent, sans coller précisément à l’actualité comme le font les périodiques satiriques de pure « charge ». Les dessins réclamés à la cantonade des lecteurs sont bien éloignés des caricatures professionnelles qui émaillent en réalité les pages intérieures de ce nouveau journal. Indice de cette circonspection éditoriale, Le Rire prend bien garde à ne produire sa première couverture polémique qu’au bout de la troisième semaine.

23Les deux premiers numéros s’ornent de deux couvertures signées respectivement de Forain et de Willette, soit deux des dessinateurs parmi les plus prestigieux du moment. Ces couvertures sont des plus anodines en ce qui concerne les légendes qui ont été très probablement conçues a posteriori. Le trait lui‑même, les scènes croquées, sont loin du choc visuel auquel on s’attendrait pour un titre en lancement. Mais ne fait-on pas fausse route lorsque l’on confesse une « déception » relative à l’examen de ces premiers opus ? De fait, la dimension esthétique semble bien plate au regard du succès auquel est promis le titre. L’historien du trait satirique est coutumier des défis d’une référenciation nécessaire mais complexe, afin d’ancrer les traits d’esprits ou les dessins dans l’actualité politique ou boulevardière du moment. Certaines expressions, certaines blagues, une mode ou une posture outrancière exigent une enquête approfondie dans les pages de nombreux journaux au‑delà du titre étudié, voire une incursion prolongée dans la littérature. À l’inverse, l’on raffole (sans forcément se l’avouer) des vigoureuses compositions satiriques relevant du registre universel, comme les revendications sociales, la misère, les solitaires aux prises avec la ville tentaculaire… Autant de raisons qui expliquent en partie la postérité de L’Assiette au beurre (1901‑1912). Ainsi, les uchronies humoristiques d’un Robida dans La Caricature ont‑elles aussi résisté au temps, de même que le corpus antisémite de l’affaire Dreyfus, iconographie dont l’architecture (apparemment) binaire permet une « lecture » aisée.

24À ce titre, Le Rire nous échappe peut-être ; il nous semble plat, un peu désuet, souvent forcé ou trop « bon enfant » face à sa revendication satirique. De nombreux spécialistes se sont lancés de façon hasardeuse en un spécieux distinguo entre « satiristes » et « humoristes », différenciation peu convaincante au regard des contemporains eux‑mêmes.

25Vers 1900, rares sont les spécialistes à ne pas réclamer pour les œuvres satiriques un statut de « reflet » de la société, une portée morale ou tout du moins une lecture avisée de ce qui pourrait au contraire avoir pour mission première de divertir. Les anthologies iconographiques de John Grand-Carteret proposent par une juxtaposition choisie une intelligibilité nouvelle de l’image, d’un langage spécifique même. « La langue graphique, l’image, va de pair avec la langue littéraire24. » La variété d’approches ou de traitements ne diminue pas avec l’explosion industrielle de l’image de presse. Dès la fin des années 1870, s’affichent en devanture des kiosques des couvertures de presse à l’ambition politique, érotique, ou encore de franche gaudriole qu’on résume par le terme fourre-tout de « caricature » ou « satire illustrée », ou par l’expression plus ambiguë encore de « caricature de mœurs ». Volonté de rupture avec l’« âge d’or » des premières années de la monarchie de Juillet ou renouveau de la Seconde République ? Rien n’est moins sûr. L’invocation des grands anciens comme Daumier, Cham, Travies, Granville ou Gavarni permet d’identifier un regard distancié des contemporains sur l’importance documentaire sinon symbolique, mémorielle même (aussi anachronique que soit ce terme à la fin du xixe siècle), de certaines images comme « Les Poires » de Philipon ou « Le massacre de la rue Transnonain ». Cette dévotion est marquée par une politique de réimpression qui n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune étude, aucun comptage, alors que les œuvres de Daumier illustrent encore de nombreuses publications de la génération suivante25. Celles-ci se placent volontiers sous l’égide du rire concernant la Poire et ses avatars, ou de l’effroi de Daumier pour les gisants. D’ailleurs, le « choc Transnonain » relève‑t‑il de la caricature ? Une fois encore, la question est anachronique. Sans entrer dans l’épineux débat qui consiste à identifier précisément a posteriori les multiples catégories de classement des sous-genres résumés génériquement par le qualificatif de « satirique », précisons d’entrée que cette controverse, fort actuelle, est sans objet pour les contemporains. On peine à trouver une définition de « l’image humoristique de presse » dans les encyclopédies : charge, dessin d’humour, fantaisie, dessin d’actualité, « khârykathure » ou « cacariricacatuture » comme se plaît à railler Willette, peu favorable à cette frénésie conceptuelle. Pour les artistes et le public du moment, une image prend le statut de « satire » à partir du moment où elle est publiée dans des pages satiriques. Certes, un dessin de Forain, de Steinlen ou de Sem garde son aura vitriolée dans les suppléments illustrés des grands quotidiens mais les contributions de Poulbot dans Le Journal durant la Première Guerre atteignent-elles le statut reconnu des images informatives ou d’un éditorial ? C’est à cet égard que l’analyse visuelle du conflit demeure un chantier de recherches en cours26. Pour autant, on chercherait en vain une trace nette de démarcation des supports de diffusion dans les premières grandes études sur le trait satirique (Émile Bayard, Arsène Alexandre, Louis Morin, Jean Valmy‑Baysse, John Grand‑Carteret et autres Henry Rougeon), les auteurs essayant au contraire de mettre l’accent sur une multiplicité de courants au sein d’un registre présenté comme univoque. Les dessinateurs, eux, se voient plutôt comme des chroniqueurs en images, à la manière des petits maîtres du xviiie siècle ou de la peinture flamande. Ils sont donc particulièrement reconnaissants à des historiens comme Grand-Carteret ou Raoul Deberdt de confirmer leur vocation à être vus et regardés comme des mémorialistes ou des « dessinateurs de mœurs » :

Le xixe siècle a été tout particulièrement fécond en images. L’invention de la lithographie populaire, puis la création des journaux illustrés vers 1830 et les extraordinaires progrès de l’impression en couleur ont contribué à substituer peu à peu le papier image à la toile peinte et encadrée. Le tableau se meurt ; mais la démocratique image s’insinue partout, couvre les murs à la façon des anciennes fresques décoratives et envahit aussi la presse politique quotidienne, où elle parvient très heureusement à remplacer les longues chroniques par des portraits ou des reproductions instantanées bien plus documentaires que les phrases d’un écrivain bavard. […] L’image a cet énorme avantage d’être à la portée de tous. Il n’est pas de si petit bourgeois qui, en fouillant sa bibliothèque, ses placards, ses paperasses, ne puisse retrouver quelques anciens volumes de L’Illustration ou du Charivari, quelques caricatures, quelques estampes, quelques journaux27.

26Il y a de vives précautions à prendre avec l’adjectif « populaire » que cet auteur emploie insouciamment, en le confondant d’ailleurs avec la petite bourgeoisie28. Vers 1900, « populaire » sous‑entend souvent « publicité » au sens où un produit est disponible aux yeux de tous, « à la portée de tous », à même l’espace public. Cette assertion est déjà problématique, mais il faut également que le « public » sous-tendu regarde, comprenne, apprécie, puisse acheter. À l’inverse, les images surgissent effectivement dans l’espace public, au grand mécontentement de la justice, des milieux conservateurs et des ligues de vertu. Qu’importe, ce qui compte, c’est la façon dont les dessinateurs vivent leur état et se définissent comme médiateurs du réel. Deberdt ne fait d’ailleurs aucune différence entre images drôles et tristes, le support médiatique leur assurant un statut spécifique, au-delà de la satire ou de l’instructif.

27D’ailleurs, qu’est-ce exactement qu’un « journal satirique » ? Les années 1870 ont consacré un double modèle : d’un côté, il y a le journal « parisien », alternant au sein de ses pages les bons mots, les échos ou les contes plus ou moins drôles avec les illustrations de la scène théâtrale ou des saillies « boulevardières ». De l’autre, il y a le journal « de charge ».

28Outre ces deux types qui peuvent interférer dans les années 1880 (La Caricature de Robida), naissent une presse périodique illustrée politique, une presse « montmartroise » qui ne se confond pas toujours avec la presse « de cabaret », une presse qui se réclame « artistique » comme Le Courrier français, lequel n’hésite pas à pencher vers l’érotisme, la politique, la charge, la caricature de mœurs, l’humour absurde… La presse grivoise (L’Écho du boulevard), bientôt la presse illustrée enfantine, humoristique, de comique troupier, médicale, etc. Sans oublier les feuilles plus ou moins éphémères ou occasionnelles. L’un des titres les plus en vogue de la fin de la Belle Époque, Le Pêle-Mêle, est à présent l’un des moins connus, l’un des moins cités par les ouvrages récents, à cause de sa médiocrité formelle (jugement rétrospectif ou réel ?), de son aseptisation éditoriale (et c’est justement l’un des points qui le rendent remarquable), du quasi-anonymat de beaucoup de ses collaborateurs (hormis Rabier). Cette faible sollicitation critique, cet oubli caractérisé, se fait au détriment de tout régime d’historicité.

29Or, il y a tout lieu de penser qu’un des très rares titres capables de survivre au premier conflit mondial comme Le Pêle-Mêle est beaucoup plus en vogue autour de 1910 qu’une Assiette au beurre moribonde… Cela en dit long sur la réception du genre et l’horizon d’attente du (ou des) public(s). Ceci recoupe la notion complexe de contrat de lecture, tel que l’a théorisé Eliséo Veron, lequel n’hésite pas à qualifier de « terrain aveugle » les études dépourvues d’analyse sémiologique d’un tel « contrat », à savoir « les attitudes et les réactions des lecteurs et des non-lecteurs, vis-à-vis d’objets dont on ne connaît pas les propriétés qui font de ces objets, précisément, des objets de lecture. »29

30La façon de dire, et rajouterai-je, la familiarité graphique qui émane dans la durée de la production satirique d’une multiplicité de périodiques en concurrence qui finissent par former système, imprime pour Veron « une relation particulière, si possible durable, un lien affectif ou privilégié avec le lecteur »30 Ce qui relève désormais de la « culture satirique », c’est la « patte » des auteurs, certes, le style identifiable du titre, mais aussi et peut-être surtout, la faculté d’anticipation des attentes du lectorat et la reconfiguration qui en résulte au regard de la violence formelle de départ et qui fonde la reconnaissance d’un périodique humoristique. Dès lors, le contexte n’est plus qu’une donnée d’appréhension parmi d’autres de l’image, laquelle n’est rien sans une restitution nécessaire de cette image parmi les images qui l’entourent au sein de ces nouvelles « lisibilités urbaines »31 de la rue parisienne, pour l’esquisse en pointillé d’une « iconosphère » satirique, pour reprendre une notion chère à Philippe Hamon :

Par rapport à l’image classique, centrée, cadrée, on voit apparaître l’image décadrée : sur une page de journal, peuvent coexister une réclame de corset, la reproduction d’un tableau de Raphaël ou une caricature de Cham. Les notions qui jusqu’alors, dans toutes les esthétiques de la peinture ou de la littérature, étaient négatives, comme celle de l’hétéroclite, du mélange, de la vitesse (de lecture), du feuilletage, de la platitude, vont être récupérées par l’avant-garde pour devenir des esthétiques positives. (…) Il y a quand même ce fait brut que l’image devient visible, qu’elle n’est plus rare, qu’elle n’est plus chère, qu’elle n’est plus réservée aux collections de princes, qu’elle n’est plus difficile d’accès, qu’elle envahit la rue, les vitrines, l’espace public et l’espace privé par les bibelots kitsch du petit bourgeois… L’iconosphère, ce serait tout cela, cet ensemble d’images, et l’iconotope serait un système de relations mutuelles entre l’image neuve et le cliché, entre l’image industrielle et l’image rare, entre l’image nationale (l’image d’Épinal) et l’image exotique (l’estampe japonaise).32

31L’un des paradoxes, et ce n’est pas le moindre, est que les historiens se sont confrontés très tôt aux images satiriques en s’efforçant de les contextualiser, d’en identifier les protagonistes ou d’en décrypter le sens mais en extrayant lesdites images du dispositif qui les accueille, de leurs modalités de diffusion et de réception. Or, l’humour des années 1881‑1914 n’est pas réductible à un auteur, à un genre, à une mode ou à un moment. Le comique fonctionne comme une interaction constante entre les différentes formes discursives, mimético‑gestuelles (on pense à la pantomime, au Guignol), théâtrales ou iconographiques. Lecture biaisée de l’actualité (politique, mondaine ou autre), Le Rire n’en est pas moins l’expression d’une culture de la capitale dont il traduit (ou s’efforce de le faire) dans la durée l’ambiance, les fractures, les nouveautés ou les extravagances… Et l’on en revient à la fonction revendiquée de « chronique », telle qu’on la trouve dans ne numéro fondateur du titre.

32Comme l’a ainsi étudié Veron à propos de la discursivité sociale, il y a décalage permanent entre production de sens et interprétation, interactions qui finissent par produire de la culture.33 Ce postulat construit à partir des discours, et appelant à une approche comparative, me semble remarquablement fondée pour la question des images de masse, a fortiori satiriques, ainsi que les obstacles qui se présentent aux historiens. Une lacune archivistique béante en est bien sûr la cause première34. Mais elle se double d’un défi heuristique considérable. En effet, il ne faut pas omettre la faible connaissance d’une offre générique relevant bien plus de la « nébuleuse » (Bertrand Tillier) que d’une presse classée en sous-genres parfaitement reconnus et identifiables. Bien malin qui s’aventurerait par exemple à conceptualiser une frontière définitive entre « presse » et « revue » satirique. L’estampille politique va bon train, qui voit au fil des années L’Assiette au beurre se faire qualifier d’« anarchiste » sous prétexte qu’on y trouve des signatures libertaires, alors qu’il existe une presse anarchiste illustrée, bien distincte. Le Rire est qualifié de « conservateur », voire de « familial » (au prix d’un contresens absolu), car sa large diffusion supposerait une ligne éditoriale consensuelle (comme l’est celle du Pêle-Mêle ). Or, on peut aussi y déceler une stratégie qui consiste à additionner les contradictions et les visions différentes, plutôt que d’en réduire la teneur à un filet d’eau tiède.

Avant la Grande Guerre, elle [L’Assiette au beurre] défendait des idées socialistes, voire anarchistes, en proposant à ses lecteurs des productions graphiques de grande qualité. La grande revue rivale d’avant‑guerre, Le Rire, était en revanche plus ouvertement caricaturale, moins politique et moins artistique35.

33C’est bien cette comparaison, autant pour l’image qu’elle renvoie du Rire que de la démarche méthodologique dont elle procède, qui est contestable.

34Que les journaux cités aient pu être en « concurrence », si tant est qu’ils paraissent simultanément durant une douzaine d’année, on peut en convenir. Mais le parallèle s’arrête là. Comparer ainsi Le Rire et L’Assiette au beurre n’a pas grand sens, du point de vue de l’histoire des médias. Les deux titres n’ont ni le même prix ni le même tirage ni la même formule éditoriale ni le même aspect, et sans doute pas davantage la même diffusion. Mieux vaut comparer Le Rire et Le Sourire. Mais qui connaît Le Sourire ? Qui s’est intéressé aux causes de son déclin ? La remarque vaudrait pour bien d’autres journaux contemporains de L’Assiette au beurre, dotés de tirages supérieurs (par exemple Le Journal illustré, lié au prestigieux quotidien Le Journal), concurrençant ouvertement Le Rire… Y a‑t‑il d’ailleurs eu des « groupes » de journaux sous capital unique ? Quels sont les liens des titres avec les maisons d’édition ? Quant au caractère « montmartrois » de l’univers satirique, n’est-ce pas une vision réductrice posant une césure entre artistes et microcosme parisien, frontière morale rêvée par les milieux conservateurs mais loin d’être évidente. La remarque vaut pour le registre politique : ainsi, en mai 1899, c’est moins les tribulations de Déroulède qui mobilisent personnellement les artistes que la disparition de Francisque Sarcey, le célébrissime critique du Temps36. Précisons que son gendre, Adolphe Brisson, est l’un des premiers à théoriser l’image satirique comme relevant de la peinture de mœurs plus que de la gaudriole, intuition qu’il partage avec… Arsène Alexandre !

35Au fond, qu’est-ce que Le Rire, sinon le périodique « pour rire » ayant sans doute su capter mieux que la concurrence une « ambiance », un « air du temps » dans la longue durée et fidéliser ainsi un public composite ?

36Le mot « caricature » recouvre dès lors bien mal ces modulations : s’il est loisible, pour la période révolutionnaire, de lui préférer sur la suggestion d’Antoine de Baecque, celui d’« allégorie satirique », les différents qualificatifs apparus au fil du siècle recouvrent bien la prolixité de la production de presse de ceux qui s’intitulèrent en 1904 « Humoristes », terme recouvrant à la fois la dérision graphique et la dérision littéraire. Apparemment, volatilité et expressivité sont bien exacerbées ponctuellement par la volonté (seulement commerciale ?) de capter l’horizon d’attente de son lectorat et non par une outrance ou une innovation esthétisante graphique postulées comme consubstantielles. Un tel constat est capital, à l’aube d’un siècle où les modes de diffusion ont ainsi démultiplié la révolution des supports, initiée par le développement de la presse de masse au xixe siècle. Peut-être mieux que tout autre titre, Le Rire pourrait‑il se voir appliquer la catégorisation fourre-tout (et déjà ancienne) de « caricature de mœurs », qui ne recoupe rien de précis mais englobe un large registre.

37Mais si l’on relit la profession de foi produite ci‑dessus, le rire « immédiat », l’esclaffement inscrit dans la seule et simple actualité du moment est-elle au cœur du projet ? Peut‑être la clef se trouve‑t‑elle sous la plume de Champfleury37, non pas dans ses réflexions qui concernent « l’illustration et la caricature », mais dans le chapitre suivant de son ouvrage sur Le Réalisme, à propos de « l’art populaire » :

Le dessin gagne comme le vin en bouteille. Est-ce parce qu’elle date de cinquante ans que cette image me ravit ? Je ne le crois pas – Un sentiment particulier circulait alors dans les provinces qui n’avait aucune parenté avec l’art de la capitale. Aujourd’hui, un imagier d’Épinal a vu les dessins de Gavarni ; je laisse à penser quelle singulière élégance ses crayons traduisent38.

38Le premier numéro de 1894 offre une référence à la caricature des années 1830, inscrivant immédiatement une revendication de filiation avec Daumier et son temps. Une double page centrale reproduit une célèbre lithographie du maître, « Le ventre législatif ».

39Dès l’origine, un titre comme Le Rire semble autant conçu comme un ensemble ayant pour vocation de constituer sur le long terme une « chronique » du temps que pour faire rire ses lecteurs chaque semaine. Le titre de Champfleury est évocateur : c’est bien le rapport du trait satirique au réel qui se joue ici. La caricature, « œil social », joue sur un effet de dévoilement de la réalité, qu’elle soit observable (reflet du lecteur – étonnement et incompréhension possible) ou sujette à une appropriation (saisissement du lecteur qui s’en délecte ou s’en indigne).

La caricature procède, en effet, du réalisme et de ses avatars qui cherchent à inventorier et à organiser le monde visible, pour en révéler et en expliciter les fonctionnements moraux ou sociaux. […] À cet égard, il n’est guère surprenant que la caricature ait connu une inflation si spectaculaire au moment même où, dans les années 1850 à 1870, le réalisme littéraire et pictural se développait et s’imposait en esthétique normative, au risque d’être parfois doté ou suspecté d’accents voire d’intentions satiriques. […] La part de mimesis, la tentation réaliste de la caricature pensée comme un constat ont souvent été perçues comme la qualité primordiale des gravures de Goya, pourtant peuplées de faces grimaçantes assimilées à des monstres maléfiques, ou comme le caractère principal des planches de Daumier et de Grosz, et ce au mépris des déformations et des exagérations improbables, en dépit des incongruités référentielles. La fortune critique de ces différents artistes recourant à des formes caricaturales fait amplement – choc à leur capacité d’observation et de restitution de « la triviale et terrible réalité » désignée par Baudelaire (« Quelques caricaturistes français », in Le Présent, 1er octobre 1857, repris dans Curiosités esthétiques, édition établie par Henri Lemaitre, Paris, Garnier, 1986,p. 275). L’émergence progressive des « genres » de la caricature comme catégories critiques, mais surtout comme pratiques et spécialités adoptées et perpétuées – le portrait‑charge, la caricature de type, la caricature de mœurs… –, va dans le sens de cette approche naturaliste qui cherche à structurer une vision du monde39.

40Le rire « commun » d’un lectorat élargi (qu’il soit composé d’acheteurs, de lecteurs‑consommateurs dans les lieux publics ou de badauds devant le fronton des kiosques) ne serait‑il pas en fait l’orgueil d’une société bourgeoise soucieuse de s’autocélébrer, que ce soit en dénigrant le voisin, en vitupérant contre les corps constitués, en s’alarmant de l’accélération, voire en s’autoparodiant ? La pluralité des rires du Rire relèverait donc de la modernité. Mieux que cela, cette pluralité de rires s’inscrirait dans la complexité même des modalités de réception40.

41Alain Vaillant y décèle un caractère essentiel de l’urbanité du lectorat, par opposition à la ruralité :

Le réel est traité comme un simple spectacle, offert à la contemplation du rieur. Or, dans le perpétuel coudoiement de la vie citadine, chacun est constamment tour à tour acteur et spectateur ; la ville y transforme la vie en un théâtre permanent, où les occasions de rire se renouvellent à chaque instant. […] La théâtralisation (forcément comique) de la vie collective est donc une composante structurelle de la ville. […] Le rire du citadin n’est donc pas d’abord le rire du citoyen (il peut le devenir) ; mais il est, toujours, le rire du consommateur41.

42Si l’on se souvient que la sphère publique selon Habermas inclut les débats relevant du domaine privé, alors le commentaire des images satiriques suggère une cohérence entre les différents lieux de discussions ne relevant plus seulement du « ouï-dire », de l’opinion générale parcourue de rumeurs et d’échanges mais aussi de « ouï-voir »42. Pour autant, il ne faudrait pas imaginer que la présence d’un périodique satirique dans le domaine privé corresponde à sa « consommation » au sein de la sphère privée, bien au contraire. Dans de nombreux intérieurs bourgeois, le fait qu’un périodique illustré/connoté comme une feuille satirique soit exposé au regard public, quel que soit son contenu, implique d’ores et déjà qu’il soit retranché du regard domestique. C’est tout l’enjeu de la prolifération de feuilles illustrées dévolues à des publics spécifiques (enfance, public féminin) sous le Second Empire et à un public large avec un trait d’humour revendiqué comme non politisé (c’est le cas du Pêle-mêle par exemple, lancé presque au même moment que Le Rire, en 1895), ces journaux pouvant être conservés dans la maisonnée. Ce nouvel esprit méta‑satirique est pensé comme une concurrence avec la presse satirique établie, à la tête de laquelle se trouve Le Rire. Celui‑ci n’a comme recours que de diversifier ses formes comiques et sa veine humoristique, et ce dès sa création. C’est cette conscience aigüe de ses concepteurs, qui, certainement, le place très vite au sommet de l’offre satirique du moment. Collectionné par les amateurs, Le Rire reste destiné à la bibliothèque du bureau du chef de famille, et non au guéridon du salon ou à la table de l’entrée. Cela soulève l’enjeu du caractère essentiellement désordonné, voire inconvenant, du rire satirique en général.

43De même, Le Rire ne peut être séparé des manifestations du moment, comme les défilés charivariques visant à promouvoir une « pédagogie » du trait satirique à même la rue, afin de toucher et de sensibiliser un public nouveau. C’est le projet quelque peu illusoire de « toucher le peuple ». On ne peut, par ailleurs, expliquer la collaboration au Rire d’un Toulouse‑Lautrec que par la présence d’Arsène Alexandre et par son souci d’élargir le public restreint auquel se cantonne par exemple l’avant-garde d’un journal comme La Revue Blanche.

Si l’on considère aux côtés des artistes, note Julien Schuh, les noms des écrivains qui participèrent à ces suppléments, on constate en effet l’existence d’un noyau de collaborateurs impliqués simultanément dans La Revue blanche et dans Le Rire. Le Chasseur de chevelures accueille les productions de Tristan Bernard, Jules Renard, Pierre Veber, Romain Coolus, Paul Masson, Vallotton et Toulouse-Lautrec […]. S’ils ne sont pas annoncés dans la liste du premier numéro, la quasi-totalité des écrivains de ces suppléments collaboreront au Rire, aux côtés de Vallotton (à partir du n° 4 du 1er décembre 1894) et de Toulouse‑Lautrec (à partir du n° 7 du 22 décembre 1894, avec un commentaire de la rédaction : Jules Renard dès le premier numéro, Pierre Veber et Tristan Bernard tous deux à partir du n°5 du 8 décembre 1894, Romain Coolus à partir du n° 12 du 26 janvier 1895. Dès le 17 novembre 1894, Le Rire fait d’ailleurs la réclame pour une « Petite collection du “Rire” » qui accueille les Contes de Pantruche de Tristan Bernard, illustrés par Vallotton (qui ne paraîtront qu’en 1897)43.

44Est-ce toujours de « rire » qu’il s’agit ? Très certainement, mais d’un rire subordonné à une culture esthétique et non plus à un ancrage dans l’actualité… Un rire « intelligent » donc… À l’opposé de la vulgarité outrancière, de la médiocrité de trait dénoncés par les ennemis des satiristes. L’on doit cependant rappeler que l’impératif de divertissement est primordial dans la ligne éditoriale d’un titre satirique. Ce rire est non seulement sériel mais il est pluriel, complexe.

Étudier l’iconographie satirique dans sa sérialité, un défi épistémologique44

45Le Rire présente ainsi un éventail assez considérable de figures comiques. Son registre, complexe par sa profusion même, s’inscrit tout à la fois dans la veine illustrative ou théâtrale et peut faire l’objet de traitements formels très variés, qu’il soit le sujet ou le biais principal de la narration, qu’il agrémente le récit ou la scène ou qu’il incarne celle-ci, qu’il soit utilisé pour désamorcer le tragique d’une situation ou l’accélération de l’intrigue, qu’il concerne le fond ou la forme…

46Dressons-en rapidement un aperçu :

  • Le comique d’observation, propre à la déformation satirique avec la mise en évidence des manies, des défauts et imperfections de la nature humaine. Le mime, la pantomime ou la caricature sont ses moyens les plus employés. Cela demande a priori de connaître le sujet moqué, d’où l’humour de connivence ou l’humour d’amalgame, ce que l’on appelle le clin d’œil. Ce rire est imitateur… Mais il n’est pas certain qu’une part du public ne rit pas largement de l’exagération seule, déconnectée de la cible incriminée. C’est toute l’ambivalence du satirique à l’ère de la reproductibilité, inscrit au cœur de la culture de masse, induisant une réception forcément plurielle. C’est en ceci que le comique d’exagération, fondé sur la déformation, l’interprétation particulière de la réalité dans le portrait d’un personnage ou d’une action confine au « grotesque », un genre à part entière.

  • Le comique de mouvement, à savoir l’accentuation du mouvement, rendant drôle une situation la plus banale : il réside dans la transgression de la norme, la vitesse ou le comique chorégraphié, la glissade, la baffe ou la tarte à la crème : c’est la prémonition du burlesque, qui relève « slapstick », déjà présent dans Shakespeare, à la base du comique du cinéma muet.

  • Le comique de destruction : souvent le point d’arrivée du précédent. Les catastrophes, explosions ou carambolages prennent des proportions irréelles. La répétition excessive d’une situation, d’un mouvement d’un objet ou d’une personne génère un comique d’accumulation.

  • Le comique anachronique : il consiste à attribuer à une époque, les mœurs, coutumes ou inventions d’une autre époque et table sur la durée de parution et l’évolution du lectorat. En effet, en 1894, aux débuts du Rire, l’écolier né l’année des lois Ferry sur l’éducation a 12 ans. En 1914, il en a 32. Le journal agrège donc potentiellement un lectorat issu de la progression des apprentissages scolaires, au‑delà de la seule écriture, sans pour autant que le vulgus pecum ne soit agrégé de Lettres. Celui-ci sait sans doute identifier certains des personnages historiques pastichés par Lucien Métivet en dos du périodique (1898, la série des « Belles dames » par exemple).

  • Le comique par l’absurde : une fois de plus, le rire réside dans le rapport à la norme. C’est le manque de sens apparent qui détermine le rire.

  • L’iconoclastie, c’est-à-dire la moquerie de tout ce qui se rapporte aux idoles ou à la religion… Par extension, on peut parler d’un comique de l’intonation ou de l’imitation. Il peut se prolonger par un comique « de combat » qui vise à faire mal en faisant rire aux dépens d’une victime : on retrouve ici le projet caricaturiste.45

47Il faudrait encore parler de l’humour noir, qui repose sur le décalage, l’ironie, la dérision ; différencier un humour « purement » formel d’un comique plus intellectuel fondé sur des légendes, souvent d’un auteur différent. Il s’agit là encore d’un humour référencé, dont la forme la plus courante est le jeu de mots qui permet d’agir sur l’écriture, l’association ou la compréhension de certaines formules. Il y a aussi une barrière compromettant la compréhension contemporaine, par l’emploi d’expressions consacrées, de références à une hilarité du moment… C’est aussi à ce propos que le périodique satirique s’inscrit aussi dans la veine des almanachs populaires.

48Mais la nouveauté principale, je l’ai déjà évoqué, est le développement d’un genre issu du premier âge d’or de la caricature, des œuvres de Daumier, Granville mais aussi Bertall sous le Second Empire : la caricature dite « de mœurs ».

La Caricature est chez nous aujourd’hui un grand art : elle ne se contente pas comme jadis de faire rire, de grimacer agréablement à l’occasion d’événements journaliers, et de faire évoluer au milieu des plaisanteries d’almanachs les personnages grotesques de Cham. Elle fait penser. Elle est devenue amère, profonde et cinglante. Ce n’est plus l’expression de la gaieté d’une race jeune et saine, robuste et rabelaisienne : c’est le sourire maladif et désabusé d’un peuple qui a trop analysé, trop pensé et trop vécu. Daumier et Gavarni ont fait école46.

49Les ambiguïtés de ce raccourci d’un polémiste de la Belle Époque, à mi‑chemin entre célébration du trait et charge antimoderne, est révélatrice de la complexité du chantier qui s’ouvre désormais aux historiens de la caricature. Définir cette nouvelle acception d’un satirique élevé au rang d’une lecture spécifique du réel, de cet « œil social » revendiqué par le Naturalisme et dans lequel s’inscrivent une bonne part des dessinateurs dits « montmartrois » exigerait une étude à part entière. L’enjeu est autant d’analyser ce qu’ont théorisé les contemporains que d’en faire une exégèse critique.

50Cela recoupe la formule fameuse trouvée par Umberto Eco par la voix de son personnage Guillaume de Baskerville à l’intention de son jeune disciple Adso de Melk, à la fin du Nom de la Rose : « Le devoir de qui aime les hommes est peut-être de faire rire de la vérité, de faire rire la vérité, car l’unique vérité est d’apprendre à nous libérer de la passion insensée pour la vérité47. »

51Il faut encore insister sur une dimension spécifique qui me semble indissociable du succès foudroyant du Rire : la proximité du comique de situation propre à la « caricature de mœurs » avec l’hilarité escomptée par la théâtralité du motif. L’humour naît de l’endroit, du lieu, de la particularité d’une situation donnée. Il peut venir aussi de l’inattendu, de la surprise. Le journal d’Arsène Alexandre et de Félix Juven est contemporain du triomphe du Vaudeville, puis de la montée du Café-Concert, du succès de la « revue », telle que la définit Romain Piana :

Dans la plupart des cas, la thématisation de cette intermédialité dépasse de loin le seuil du titre. À l’instar du prologue du Doigt dans l’œil, chaque revue comporte une séquence introductive qui met en place, non une fiction à proprement parler, mais un dispositif d’encadrement qui constitue une structure d’exhibition, généralement à deux pôles. Un personnage la plupart du temps masculin s’y voit attribuer le rôle du spectateur, tandis qu’un autre, généralement féminin et issu à l’origine du personnel féerique, figure une instance productrice d’images, soit qu’elle provoque des apparitions, soit qu’elle permette, tel un guide, un voyage magique à travers les actualités parisiennes. Ainsi se constitue le couple bientôt canonique de la revue, le compère et la commère. Or, dans nombre de revues, la commère, voire le dispositif d’encadrement lui-même, renvoie à l’intermédialité constitutive du genre. La commère peut être un journal satirique, comme Le Rire ou La Caricature. Elle peut renvoyer à la charge, telle la Binette des Binettes contemporaines –, au calembour comme « le Mot pour rire » de Paris en général, sans oublier, bien sûr, la Chanson qu’elle personnifie parfois »48.

52L’historien doit donc prendre en compte la pluralité des formes comiques, la diversité des réceptions possibles, la juxtaposition des images dans l’espace public (au sein du kiosque49 par exemple), la complexité de la ligne éditoriale du titre sur le long terme (impliquant l’examen critique de plusieurs milliers d’images à la taille et au statut distinct qu’il s’agit de restituer dans leur hiérarchie originelle), l’intermédialité enfin :

Ainsi la presse, dont l’essor marque l’une des mutations les plus importantes de la période, brouille dangereusement les frontières : l’écriture y devient parade, gesticulation énonciative qui rappelle les comédies de la tribune et souvent s’en inspire, cependant que la parole sociale infiltre et informe le texte, démontrant l’inquiétante emprise des langages constitués sur le geste même de l’écriture (la presse est à la fois un conservatoire de clichés et un atelier où se cherche sans cesse l’éloquence de la modernité)50.

53Ces réflexions de deux chercheuses littéraires semblent parfaitement convenir aux problématiques du corpus iconographique. Mais il s’agit aussi d’analyser les différents degrés de lecture des images satiriques, car les différents registres comiques fonctionnent selon des leviers intellectuels différents : le premier degré, à savoir la compréhension simple et directe d’un effet, d’une situation comique ; le second degré où l’humour ne naît pas de l’appréhension directe du motif mais d’un déchiffrage axé sur la subtilité, le double sens ; le troisième degré qui repose sur la connivence et donc l’initiation aux codes de compréhension particuliers aux rieurs ; enfin, un quatrième degré qui serait un rire reposant sur la nostalgie, la remémoration d’un événement passé pas forcément drôle à l’origine, mais qui aurait tiré son potentiel comique du recul temporel de la situation. J’ai défini dans ma thèse51 certains protocoles de redéfinition de corpus intermédiaires à l’intérieur du volume général d’images d’un titre satirique comme Le Rire. Par exemple, outre l’examen comparé des couvertures, la confrontation des « dos » illustrés, des double-pages, des images couleur produites en page 5 ou 7, je formule donc l’hypothèse d’approches horizontales sur les temps moyens ou longs permettant de déceler, sinon de véritables politiques éditoriales, du moins des tendances lourdes et des signes de hiérarchisations esthétiques ou humoristiques, afin de mieux comprendre le fonctionnement et/ou le succès d’un tel périodique, ainsi que certains infléchissements. Léandre livre ainsi au Rire des charges graphiques remarquées, renouant avec la dysmorphie presque « patrimoniale » de l’art satirique. Mais lorsque Cappiello écrit que l’affiche « ne doit jamais être en harmonie avec ce qui l’entoure » et que Jossot renchérit en disant qu’elle doit « violenter le regard du passant »52, est‑ce un hasard si leurs deux signatures se retrouvent au dos de certaines livraisons de la première série du journal d’Arsène Alexandre et Félix Juven suscitant un « choc » visuel démarquant forcément Le Rire en panoplie du kiosque. Que Le Rire soit « plus ouvertement caricatural » que L’Assiette au beurre, pour reprendre le jugement des historiens de l’art53, les charges graphiques des couvertures peuvent en attester. Qu’il soit « moins politique », en matière de virulence, c’est indiscutable. Mais il faudrait discuter du caractère « politique » en l’articulant avec le (ou les) public(s) touché(s), donc raisonner en termes de diffusion et donc d’impact médiatique. Mais comment prétendre qu’il serait « moins artistique », sinon à prétendre recouper une opinion de lecteur-spectateur du début du xxie siècle, voire exprimer une émotion esthétique ?

Que faire des affects et émotions existant dans les documents ? S’interroge Arlette Farge, Comment les interpréter sans anachronisme ou avec un anachronisme mesuré, comment les écrire sans s’engluer dans un pathos malvenu, et sans doute trop facile ? Comment l’écriture historienne actuelle peut-elle les englober dans la compréhension des sociétés passées, tout en leur donnant leur place bien différenciée dans chaque époque, et sans créer de simplification outrancière54 ?

54Outre la réponse qu’elle apporte aux jugements expéditifs portés sur Le Rire d’un moindre niveau caricatural, politique et artistique, l’historienne pose ici de façon magistrale les écueils qui guettent l’historien de l’outrance graphique, par essence un matériau reposant tout à la fois sur l’hystérisation des affects et sur le procédé de simplification à l’extrême que doit analyser le chercheur. Cela en s’efforçant de s’en détacher et en tentant de toujours contextualiser son objet. Il y a forcément une part d’empathie ou une franche antipathie (pensons à la caricature antisémite par exemple) de l’historien envers les images, d’où cette expression d’« anachronisme mesuré » qui me semble lumineuse, car porteuse de fructueux débats.

55Dès lors, Le Rire serait-il « fade » éditorialement/politiquement mais plus audacieux formellement qu’on ne l’a prétendu ? Comment le mesurer et comment décrypter un tel hiatus ?

C’est ici qu’on peut observer une convergence entre deux mouvements a priori antagonistes, analyse Julien Schuh : d’une part, la quête d’un art synthétique, anti-industriel et anti-académique, fondé sur l’inscription de la singularité de l’artiste dans son œuvre ; de l’autre, la production d’une culture marchande destinée à provoquer le désir chez des consommateurs indifférenciés. Ces deux recherches témoignent pourtant d’un même phénomène : l’apparition d’un nouveau régime du signe dans la culture occidentale, signe fonctionnant selon le principe de la suggestion – principe central aussi bien pour l’esthétique symboliste que pour la réclame55.

56De même, les procédés intertextuels comme ceux identifiés dans les pages 2 des premiers temps du périodique, entièrement rédigées par Henry Somm, peuvent révéler des éléments passionnants sur la durée, dans leur aspect faussement gauche combiné à un humour parfois décapant.

57Parvenu à ce stade, on peut formuler l’hypothèse qui verrait un journal satirique comme Le Rire procéder d’un fonctionnement proche de l’emboitage. Ainsi des pastiches ou des parodies de journaux56 se dévoilent‑elles au lecteur, avant de devenir récurrentes durant le premier conflit mondial au sein des pages d’un journal comme Fantasio, propriété du même Félix Juven.

La presse dessine à travers le temps, d’un titre à l’autre mais aussi à l’intérieur d’un même titre, un immense réseau de renvois et de références qui constituent quelque chose comme les hyperliens d’une culture médiatique en expansion et les formes primitives de son auto‑représentation57.

58Appréhender cette « culture », au sens le plus démesuré, sous l’angle d’une iconographie de masse en se préoccupant tout à la fois des processus d’émission, de diffusion et de réception et en décelant les itinéraires visuels à l’œuvre entre les titres et à travers l’objet-périodique lui-même, voilà bien toute l’ampleur de la tâche, pour laquelle un périodique de plus de 50 ans d’âge comme Le Rire offre un magnifique champ expérimental.

Par une série vertigineuse d’emboîtements, chaque rencontre de hasard peut faire germer un récit de vie, invitant le lecteur à investir des domaines encore inexplorés du divers social : ce bourgeonnement baroque, cette multiplication des points de vue, cette technique du décentrement opèrent une sorte de diffraction, véhiculant un imaginaire de la dissémination, de la profusion et de la disparité58.

59Cette remarque de Corinne Saminadayar-Perrin sur la presse entre 1830 et 1870 peut être transposée aux périodiques satiriques de la Belle Époque.

60Évidemment, outre l’examen des modalités de médiatisation et de banalisation du rire au sein d’un public d’abord parisien s’élargissant vers 1900, se pose à l’historien le problème essentiel de la contextualisation d’un tel corpus. D’où la facilité qui consiste à se rabattre sur l’image singulière pour n’avoir à en restituer que l’environnement immédiat. Pourtant, une approche quantitative reposant sur une méthodologie interdisciplinaire devrait permettre de tirer du registre satirique des enseignements aussi importants que ceux de travaux récents sur les multiples formes scéniques59, les microrécits, formes brèves ou imaginaires médiatiques (j’emploie ici à dessein le pluriel)60, l’intertextualité de la littérature ou de la presse illustrée61.

61C’est une part des fondements même des « Visual Studies » qui se joue ici :

On peut sans doute faire remonter la généalogie des visual studies au xixe siècle lui‑même. Des bibliothécaires de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris – on trouve des équivalents à la British Library, à la New York Public Library et à la BnF – accumulent, outre des milliers de reproductions photographiques, tous les documents qui circulent dans la ville, tous les « ephemera », l’immense masse d’imagerie grise qui submerge la ville. La collection – appelée longtemps « Actualités » et aujourd’hui « Documents éphémères » – est avant tout constituée d’images publicitaires qui témoignent de l’immense vertige, jeux de citations et de déplacements du visuel. Ces fonds témoignent aussi de la marée d’images qui submerge les sociétés – en particulier urbaines, occidentales et industrielles. De la même façon, des amateurs (notamment l’iconographe et collectionneur John Grand‑Carteret) ont collecté les images dans le but d’écrire une histoire visuelle62.

62Et, Vanessa Schwartz dans le même entretien :

Ce que les visual studies privilégient, ce n’est pas le traitement de l’image singulière, mais l’accumulation de centaines d’images banales et visuellement ordinaires, signifiantes par leur accumulation même. L’héritage du xixe siècle réside également dans cette « surproduction » d’images. Nous devons forger une méthodologie adéquate à de tels matériaux, qui ne se contente pas seulement de transposer les valeurs et outils conçus pour permettre à l’art de traiter la culture visuelle reproduite en masse63.

63Ces réflexions touchent le cœur du problème de la sérialité satirique : lacunes archivistiques, corpus démesurés, l’étude de l’image satirique de presse supposerait chez l’historien une connaissance parfaite du contexte donné pour la compréhension du motif (identifier une personne caricaturée par exemple), exigence qui a longtemps cantonné la caricature au rang de « simple » illustration. Or, l’examen d’un ensemble de plusieurs milliers de pièces ne renseigne-t-il pas différemment sur le ou les imaginaires du moment que le décryptage d’une image singulière ? De même le rapport au corps, les paysages ou décors, les transgressions de toute sorte mais également les types sociaux ou les habitus peuvent être interrogés sur la base d’images en nombre et en série, tout autant que d’éventuelles normes ou indicateurs d’autocensure.

64« Si l’image insiste sur l’émotion produite, analyse Mathieu Letourneux, c’est qu’en littérature populaire le récit importe moins que les impressions qu’il suscite chez le lecteur »64. Il semble que cette réflexion vaille pour le trait satirique, son expressivité mais aussi sa capacité à synthétiser d’autres types iconographiques simultanés qu’il résume, pastiche, déforme ou recycle, ce qui l’inscrit dès lors comme un élément essentiel de l’« iconosphère », telle que la définit Philippe Hamon65.

65Mieux, l’étude de centaines d’œuvres visuelles, basée sur l’identification de réitérations, de modifications sur la durée ne permettrait-elle pas une tentative originale d’objectivation sur la base du genre spécifique qu’est la caricature de presse, a priori le plus subjectif des modes d’expression graphique ?

66Ces problématiques soulèvent l’enjeu fondamental de la conservation de ces corpus iconographiques. Les problèmes caractéristiques liés aux bases de données d’images issues de la presse de masse relèvent de plusieurs niveaux. Le premier concerne l’objet lui‑même. On a tendance à considérer les productions imprimées, à partir de la fin du xixe siècle, comme des multiples dont l’identité entre exemplaires ne pose pas de problème. A la fin du dix‑neuvième siècle, les contemporains ont à ce point critiqué ces images en termes de multiplicité, de standardisation, d’effacement des différences, d’industrialisation des techniques que les études liées au genre satirique sont tombées dans l’illusion d’une stricte équivalence de tous les exemplaires d’un même numéro de périodique. Or l’étude des techniques d’impression, l’histoire matérielle de la production de périodiques de masse, comme Le Rire, permettent de constater qu’il n’en est rien : les retirages, les modifications entre des éditions destinées à des aires géographiques distinctes, apportent souvent des transformations sensibles66. Il n’est pas rare d’avoir plusieurs exemplaires de formats ou de couleurs dissemblables (sans parler des faux !). Si les différences sont parfois subtiles (des tirages modifiant les couleurs, entre autres), on trouve parfois des pages entières qui sautent ou sont modifiées (dans leur légende par exemple) entre deux exemplaires d’un même numéro. L’on touche ici aux problématiques du récent chantier interdisciplinaire entamé sur la notion de « patrimoine éphémère »67.

67Autre problème, celui de la numérisation des images : vingt‑huit années du Rire sont désormais disponibles sur le site de la Bibliothèque nationale, Gallica. Pour autant, cette numérisation (fort bien venue) ne pose‑t‑elle pas des obstacles au chercheur soucieux d’une approche sérielle des images ?

68Les images de presse et les principes mêmes des bases de données fonctionnent souvent sur l’axiome d’une sérialité productrice d’indifférenciation entre les exemplaires : cette démultiplication nie partiellement les ambitions esthétiques des directeurs de publication. Inutile de préciser quel exemplaire est numérisé, puisque la numérisation, par la dématérialisation, prétend proposer une image valant pour tous les exemplaires du même numéro dans les collections68. Un autre problème consiste dans la présentation des collections numérisables : l’intérêt d’une base de caricatures de masse est lié à un idéal d’exhaustivité. Dans le cas de la caricature, et de sa parution en périodique, cela implique également de conserver la nature exacte de ces images, leur caractère de double-page ou de polychromie. De même l’indexation représente à elle seule un chantier considérable. La signature de l’illustrateur, du graveur, la place du titre, son absence, la présence de la légende sont autant d’informations qui doivent être encodées et intégrées dans les métadonnées de l’image, de manière à faire l’objet d’une utilisation par les chercheurs amenés à interroger la base. Cet encodage touche de la même sorte les thématiques et les objets présents dans l’image : la construction d’un index des notions et mots-clefs est nécessaire tout au long de la production de la base. Tous les cas de figure ne pouvant être prévus, cette liste de mots-clefs doit faire l’objet d’une réflexion préalable, de réajustements constants, et d’un travail d’affinage final, de façon à disposer d’une forme d’indexation optimale, permettant, là aussi, des analyses statistiques sur l’apparition, la diffusion ou l’échec de telle ou telle thématique. À ces chantiers relevant de la reconnaissance humaine viennent s’ajouter de nouvelles technologies de reconnaissance des images qui offrent des perspectives inédites sur la diffusion des caricatures, leur réimpression, leur plagiat. Plusieurs équipes développent depuis quelques années des logiciels de reconnaissance des images.

69On peut distinguer deux approches. Dans la première, des programmes sont destinés à reconnaître les objets représentés dans les images. Ces projets, fondés sur des réseaux d’ordinateurs surpuissants et sur l’utilisation d’algorithmes évolutifs, permettent aux machines d’apprendre et de proposer des identifications avec des taux de reconnaissance qu’ils calculent eux-mêmes. Si cette technique est pour l’instant réservée à des entreprises de la taille de Google, on peut imaginer qu’ils finiront par apparaître dans des bases plus modestes. La seconde approche relève de l’identification d’images analogues : on affine des algorithmes permettant de reconnaître deux images cousines, malgré des différences (de couleur, de cadrage). Dans une base de données de dizaines de milliers d’images, ce type d’algorithmes, qui peuvent tourner sur des ordinateurs de bureau, permettront de repérer les réutilisations d’images et de proposer une nouvelle histoire des thématiques caricaturales. Des chantiers de recherches existent déjà, même s’ils n’en sont qu’à leurs débuts69.

70Cependant, il est un point qu’il ne faut pas négliger dans l’utilisation de ces bases de données : les images qu’elles proposent aux chercheurs ne remplacent pas les images originales. L’idée de dématérialisation tend à faire perdre de vue le support initial. En numérisant une image, en offrant sa consultation par le biais de mots‑clefs, de recherche automatisée, d’approche globale, on propose autre chose que l’image de presse originale ; on présente une image « remédiatisée », une autre image qui produit des effets de sens, par la décontextualisation, la mise en réseau, l’affichage sur grand écran, qui diffèrent de son impact originel. D’où la nécessité de prendre conscience de l’usage que l’on fait de ces bases. Autant que pour d’autres supports (davantage à mon avis), la matérialité de l’archive prend ici un caractère crucial et l’on ne peut que déplorer qu’il n’existe pas encore à ce jour de musée de la caricature de dimension nationale, qui permettrait de centraliser et de synthétiser les différents points dont on vient de faire état. Rappelons que le musée d’Orsay, destiné à l’origine à être un « musée global du xixe siècle » a accueilli dès ses débuts la première exposition sur le Chat noir, expérience malheureusement sans suite remarquable. À l’heure actuelle, la ville de Paris n’a toujours pas de musée de la caricature ce qui, après les événements de janvier 2015, n’est pas sans poser problème.

71Pour l’heure, on profite largement du dévouement de collectionneurs comme Benoît Prot, Jacky Houdré, Alban Poirier ou encore l’inestimable Michel Dixmier. Il faudrait encore aborder le problème spécifique des légendes et de la contribution nécessaire des méthodes utilisées en lexicologie.

72Comme je l’écrivais voici quelques années déjà avec Annie Duprat :

L’image de presse, a fortiori l’image satirique, ne jouit pas comme source historique de règles méthodologiques figées et reconnues comme pour d’autres champs iconographiques. Elle propose cependant à l’historien une somme vertigineuse de défis nouveaux par la multiplicité même des médias et la profusion de l’offre graphique. Le chercheur se trouve confronté en permanence, moins au(x) regard(s) du lecteur disparu qu’à des pratiques nouvelles de lectures ou de contemplation qui, elles, sont peut-être palpables. Depuis longtemps déjà, l’historien des mentalités s’interroge à rebours, pour tenter de cerner les itinéraires et mettre en confrontation et en intelligence la plus grande somme possible des perceptions à l’œuvre pour constituer une phénoménologie. S’en prendre à l’instantané, au regard cursif des images dans les lieux de sociabilité, à l’émergence d’une demande (d’un besoin ?) iconique à la fois général et fortement clivé selon les groupes sociaux, les lieux et même les heures de « consommation », tenter de distinguer lectures divertissantes et « viol des regards » pour un motif semblable, proposer une typologie des rires ou de l’indignation à l’œuvre, établir des parcours iconographiques pour montrer les interactions des images dans le temps, esquisser les arcanes de la réception à partir des stratégies de production, de diffusion, voire d’interdiction des images, c’est s’attaquer à une histoire de l’instant, poursuivre cette reconstitution des regards et se confronter à l’énigme70.

73La compréhension des mécanismes par lesquels le genre satirique produit à la fois de l’information instantanée et de la mémoire commune demeure l’une des principales problématiques du chercheur sur l’image satirique de presse (avec l’analyse de la réception), afin de construire et renouveler une histoire des émotions, en particulier concernant les différentes formes d’hilarité. Les réactions des publics, comme celles de la justice, aux représentations sont autant de marqueurs des identités sociales et de leur évolution. Par sa légitimité nouvelle de produit phare de la « culture-marchandise » (Dominique Kalifa71), le média s’affirme dès lors comme une vision du monde. Inscrite au cœur de la « civilisation du journal », l’image satirique produit une géographie plus ou moins fantasmée des espaces urbains, des centres aux faubourgs en passant par la « Ville‑lumière », la « zone » ou la place provinciale. Cela doit amener à réfléchir à l’existence d’un imaginaire satirique, inscrit en contre‑champ de l’univers sensible et révélateur de fantasmes, de refoulé ou d’humeurs communément partagés, au cœur d’une histoire de la culture visuelle (Vanessa Schwartz)72. Rapport au temps questionné, puisque la plupart de ces journaux ne se voyaient pas comme « médias immédiats et jetables » mais se revendiquaient plutôt comme des albums d’« histoire des mœurs », comme les contre‑récits d’un basculement fondé sur la modernité dont ils pressentaient l’importance (John Grand-Carteret73).

74Il conviendrait enfin de se demander dans quelle mesure cette iconographie a irrigué les formes et la verve cinématographiques durant plus d’un demi‑siècle, d’analyser la cohérence entre image fixe et image animée.

75Le matériau iconographique du Rire offre un magnifique champ d’expérimentations des pistes évoquées, toutes bien entendues discutables et amendables. Achevons momentanément cet aperçu, à travers l’exemple du Rire, par le constat d’une propension de la caricature à alimenter la rumeur publique, dont l’image se nourrit à son tour, créant une mise en abîme qui fonde le succès du genre autour de 1900. Nous sommes bien là à la croisée de l’histoire des sensibilités, de l’histoire sociale des représentations et du champ politique. À ce titre, l’examen d’une image singulière, exercice traditionnel de l’historien de la presse, peut se révéler une opération fructueuse.

Vis comica, vis lacrimosa ? : la « mascarade » politique croquée par Le Rire en 1899

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Illustration 1. Charles Léandre, Le Rire, n° 244, 8 juillet 1899, couverture.74

76.

77En 1899, en plein paroxysme de la crise dreyfusienne, un gouvernement de « Défense républicaine » se met en place sous la responsabilité du modéré Waldeck-Rousseau. Ce dernier parvient à réunir radicaux et conservateurs. Le terme de « Défense républicaine » en lui-même n’est pas neutre : « Il est symptomatique qu’il [Waldeck-Rousseau] reprenne l’expression à des députés socialistes qui l’avaient initialement employée, notamment Édouard Vaillant, ancien membre de la Commune, héritier de Blanqui et animateur du Parti Socialiste Révolutionnaire. »75. La particularité de la manœuvre est de convaincre le socialiste Millerand et le général de Gallifet (un des acteurs de la Semaine sanglante de 1871) de participer au même cabinet. La couverture du périodique présentée ici réunit les trois protagonistes : de gauche à droite Millerand, Waldeck-Rousseau et Gallifet.

78Quelle que soit la variété des formes comiques présentent dans le rireet l’inscription de celui‑ci dans le champ complexe et peu défini de la « caricature de mœurs », la dimension caricaturiste du titre (c’est-à-dire sa propension à publier des « charges » ad hominem) ne fait aucun doute. Les caricaturistes donnent au Rire la quintessence de leur talent, en faisant l’une des signatures les plus connues de la Belle Époque. Le propriétaire du titre, Félix Juven, est un républicain de bon aloi, plutôt dreyfusard (comme Léandre), ce qui n’empêche pas le journal d’ouvrir ses pages aux dessinateurs antisémites (Gyp par exemple). À la différence de la couverture de Willette pour le numéro spécial « V’là les Englishs ! », le dessin de Léandre vise apparemment uniquement à faire rire, mais le message en est-il plus simple ?

79Les trois pôles censément inconciliables sont ici représentés sous la forme d’un duo autour du maire, qui célèbre un hypothétique mariage. Cette idée permet de conférer au président du Conseil son rôle d’arbitre, de souligner la laïcité qui ne manquera pas d’animer son action et de montrer l’apparente dichotomie entre armée et socialisme. « Apparente » car à la fois réunie au sein du même gouvernement et ici graphiquement par quelques détails : les deux personnages en face à face sont surmontés de colombes. Ils offrent chacun un contraste blanc‑rouge, blancheur des cheveux (vieillesse) et de la robe (pseudo‑virginité), rouge des flammes au-dessus du militaire que surmonte un angelot casqué et martial, rouge des cerises sur le front de la mariée, référence à la chanson de Clément76 et à ce qu’elle symbolise.

80La raideur de Waldeck-Rousseau s’inscrit directement dans la lignée des brocards envers feu le président Carnot, Galliffet est assimilé à une ganache sénile et Millerand provoque le rire propre au travestissement et à l’inversion des sexes. Signe de positionnement politique, le maire regarde plutôt à droite, tandis que le noviciat des socialistes au gouvernement explique la moquerie du blanc virginal et des yeux baissés de Millerand. Un soleil orange (mi‑rouge) peine à s’extraire des nuages cotonneux. Cette admonestation de l’équilibre et du « juste » milieu est renforcée par la raideur de l’édile.

81Au premier degré, l’hilarité vient du traitement dysmorphique des traits de chaque personnage, déformés par le talent de Léandre. Même si l’on ne connaît pas exactement les traits de Millerand et de Galliffet, le dessin reste compréhensible. La légende vient de toute façon l’expliciter (à destination du public lecteur), indice que le seul génie du trait ne suffit pas si les visages ne sont pas connus dès le départ, ce qui est probable, surtout en province. À notre niveau contemporain, sans la légende, le dessin exige un référencement précis pour être compris, donc une bonne connaissance visuelle du monde politique. Avec la légende et contextualisé, il est drôle. Pour le(s) public(s) de 1899, les niveaux de compréhension sont encore plus divers, et l’hilarité est augmentée par l’actualité du thème.

82Faute de certitude et de compétences en la matière, est-ce sur‑interpréter que de suggérer une allusion à la franc-maçonnerie dans le tracé triangulaire de la moustache de Waldeck‑Rousseau ainsi que dans la disposition du pouce de Galliffet évoquant peut-être la poignée de main entre « initiés » ? En tout état de cause, cela peut « parler » à certains lecteurs mais demeure incompréhensible pour la plupart. De même, avoir choisi la figure du maire et du mariage pour moquer l’épisode risque d’avoir un impact plus grand en province, où les sections socialistes sont moins choquées que certains ténors parisiens mais aussi plus réceptives à la charge graphique ad hominem, en particulier dans le rabaissement des élites montées à Paris, habillées banalement.

Les dirigeants de la République sont surtout des provinciaux. Leur proportion ne change pratiquement pas : 87 % entre 1899 et 1914 contre 86 % précédemment. Pourtant, après 1900, les contemporains semblent particulièrement sensibles à cette « invasion provinciale » dont il est souvent question dans la littérature et la presse sur un ton âpre et malveillant77.

83Waldeck-Rousseau est député de l’Ouest avant d’entamer une carrière ministérielle et, au‑delà de l’habileté plastique de Léandre à le « croquer », sa pose entre raideur provinciale et nonchalance boulevardière est déjà susceptible de ravir certains clients des cafés des bords de la Loire ou de la Vilaine.

84Quelle que soit la fidélité aux modèles visés de cette couverture du Rire, quelle que soit la validité des détails relevés ci‑dessus et leur interprétation, cette caricature connait obligatoirement une réception différenciée, complexifiant la notion de public et de simplicité « réductrice » conférée arbitrairement à l’œuvre satirique. La cible ne peut donc en aucun cas être déterminée par le goût, les attentes ou la sensibilité « du lectorat », car cela supposerait qu’il y ait un seul type de lecteur et plusieurs horizons d’attente clairement identifiés. Ce qui vaut pour la presse satirique politique – c’est‑à‑dire ne faisant pas mystère de sa sympathie pour un camp ou une idéologie –, ne vaut pas pour une presse satirique que je qualifierais, faute de mieux, de « généraliste », a contrario d’une presse militante, identifiée et diffusée comme telle. Prétendre le contraire, est faire l’économie d’une typologie de la presse satirique, mettre « dans le même sac », image de couverture et image de corps de journal, périodique confidentiel ou célèbre (la remarque vaut pour le dessinateur), politisation revendiquée ou non de la ligne éditoriale. En outre, la réception d’un dessin de couverture dépasse largement le seul acte d’achat, et ce par l’exposition du motif dans l’espace public, où le kiosque constitue l’un des points nodaux de la promenade urbaine78. Cette médiation complexe, peu évaluable pour une œuvre singulière, rend caduque la possibilité d’appréhension du dessin satirique comme « pratique sociale » univoque79. Ce serait, de plus, condamner l’œuvre satirique à n’être jamais équivoque, ce qu’elle est dans la pratique beaucoup plus souvent qu’on ne le dit. Ce serait surtout ignorer la variété des publics (comme celle des modes de lectures) et confondre, au prix d’un anachronisme, la culture de masse en cours d’élaboration vers 190080 avec le champ de réception global, axé sur le réseau et la quasi-immédiateté, inhérent au monde contemporain81.

85Michel Vovelle mettait en garde, il y a longtemps déjà, contre une appréhension globale de la caricature, de « son » public supposé et de la tentation à y chercher un reflet fantasmé d’une expression « populaire » :

On a connu, dans le domaine de l’image une confusion avec la caricature vue par essence comme “populaire”, dans une acception bakhtinienne. Il y a là une automystification qui fait prendre comme populaire une expression parce qu’elle est graphique, donc qu’elle ne passe pas par l’écrit, et qu’elle a comme finalité une destination populaire, plus ou moins d’ailleurs, mais qu’on suppose telle. Et la caricature, avec ses procédés savants de déformation, de simplification ou d’outrance, apparaît dès lors comme le surgissement naïf d’une volonté collective et contestatrice, ce qui est démenti par la réalité même des faits. Il y a là une mystification, je n’irai pas jusqu’à dire une falsification ?82

86Une œuvre satirique peut donc déterminer une pluralité de réceptions possibles, selon les lieux, les supports, l’environnement de découverte, l’ancienneté ou l’actualité du dessin publié, l’âge, le sexe, la culture du spectateur, voire susciter différentes formes d’hilarité, successives ou simultanées83. Elle peut également susciter moult contresens sans pour autant s’aliéner son public, créer un point aveugle lors de la réception individuelle (et même peut‑être collective) qui échappe à l’investigation. En revanche, si le motif ou certains détails peuvent déterminer différents niveaux de compréhension, le trait, les personnages acquièrent une forte notoriété au point que les signatures de quelques dessinateurs participent des horizons d’attente du public parisien bourgeois (à domination masculine), fidèles aux principaux titres satiriques de la presse parisienne.

87« L’identification d’un caricaturiste à un combat a servi de principe éditorial à un périodique satirique comme L’Assiette au beurre entre 1901 et 1912 »84, écrit Bertrand Tillier. Ce constat s’est posé aux contemporains dès la promulgation de la loi de 1881, suscitant avec une simultanéité troublante à la fois le rejet des élites et l’engouement d’une pluralité de publics (pour des raisons différentes). Le succès et la fidélisation des lecteurs supposent une multiplicité de lectures, de réception des images. La caractéristique première d’un périodique satirique « généraliste » – athématique ? multithématique ? – est sans aucun doute sa capacité à traduire les approches partisanes ou légères. Cela pose donc l’éternel problème d’identifier « la » ligne éditoriale d’un périodique comme Le Rire. Peut-on le qualifier de « conservateur » ? Identifier une « ligne molle » ou un effet de consensus dans son contenu éditorial me semble bien audacieux. Comment, dans ce cas, la qualifier, qui plus est sur plusieurs décennies. Dirait-on aujourd’hui du Canard enchaîné qu’il ne doit son âge qu’à sa quête de consensus ? Ou sa réputation à sa seule ancienneté ?

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Illustration 2. Charles Léandre, Le Rire, n° 183, 7 mai 1898.

Légende : « Le Gotha du « Rire » n°10 / Mr Waldeck-Rousseau, futur empereur des Modérés. »

88.

89Cette charge de Waldeck-Rousseau par Léandre, datée du 7 mai 1898 [ill.2], soit un peu plus d’un an avant la couverture du Rire analysée [ill.1], ne prépare‑t‑elle pas l’hilarité du lecteur fidèle ou du passant attentif devant la caricature du mariage, par effet de réitération. Est‑elle moins décisive dans la réception que le contenu intrinsèque du dessin85 ? Il faudrait aussi s’interroger sur la proximité de la satire avec les arts mineurs de la scène, l’univers des jeux de massacre forains, des théâtres de marionnettes et de Guignol, dont les usages propres à l’enfance comme au(x) rire(s) adulte(s) traversent le dix‑neuvième siècle, à Paris comme en Province, selon des modalités finalement mal cernées.

90Quelles obsessions, quelles rengaines peut-on relever dans les catégories sociales représentées, les sexes, les lieux, le rapport aux corps, la symbolique maniée ? C’est tout un questionnement global qui reste à construire, impliquant également une redéfinition des catégories de classement et de référencement des images.

91Revenons alors à notre point de départ et au refus des dessinateurs de presse autour de 1900 de se laisser enfermer par un terme, un registre, traçant une césure entre rires et larmes, entre tragique et comique, entre réel et fumisme ou outrance… Cette restriction générique de « satiristes », « humoristes », « caricaturistes » et autres épithètes en « iste », dénie de fait aux auteurs le statut de journalistes ou d’artistes à part entière, tout en délégitimant leurs prises de position.

92Pourtant, leur savoir‑faire commence à être réévalué et ce d’abord par leurs cibles habituelles qui n’ont eu jusque‑là de cesse de les faire condamner ou d’interdire de parution. En effet, si l’on en croit Pierre Jeambrun, attaché à retracer la biographie du ministre radical Charles Dumont, l’un de ses adversaires locaux en pays d’Arbois jurassien n’hésite pas à faire venir de Paris un satiriste de seconde zone, Émile Dehsays, afin d’utiliser son humour graphique comme force de frappe dans une campagne législative86. Le résultat s’avère désastreux. Mais l’anecdote traduit l’évolution d’un statut qui sera acquis après le premier conflit mondial87.

93La surface d’accueil d’un titre aussi puissant et apparemment émancipé des pressions politiques comme de celles émanant de la justice ou des ligues de vertu qu’est Le Rire ne se contente pas de fournir de (maigres) ressources à des artistes en quête de reconnaissance : il jouit également de la notoriété des dessinateurs « Humoristes » confirmés, tout autant qu’il fonde par son succès les premières bases d’une reconnaissance professionnelle. C’est ainsi qu’il faut comprendre les tentatives d’élaboration d’un premier « Salon des Humoristes »88, au-delà des intentions mercantiles liées à une telle manifestation, au mitan des années 1900. Que ce soit chez soi, devant les kiosques ou dans un espace dévolu à cet effet, rire est un spectacle inséparable d’un projet plastique et/ou esthétique.

Conclusion

94Balzac déplore, dans la préface de La Peau de chagrin : « Nous ne pouvons aujourd’hui que nous moquer. La raillerie est la littérature de toutes les sociétés expirantes »89. Le constat est d’une amertume surprenante pour l’auteur de La Comédie humaine dont tant de personnages ont bénéficié de la mise en traits de Daumier, de Grandville ou plus tard de Charles Huard.

95Inauguré en 1894, le plus célèbre des titres de la Belle Époque se voit donc titré Le Rire lorsque son concurrent direct répond au titre de Sourire, à partir de 1899, pour une taxinomie déclinant la réjouissance sur toute la gamme grimacière. Davantage prisé par les chineurs d’images que par les chercheurs, par la quantité et la variété d’œuvres produites, il pose la plupart des problèmes épistémologiques liés aux différentes formes du comique de masse.

96Reprenons les réflexions d’Alain Vaillant par lesquelles j’ai entamé cet aperçu :

Le rire du xixe siècle est de façon prépondérante un rire bourgeois, même s’il se démocratise progressivement, et prendra plutôt l’apparence sous la Troisième République d’Alphonse Allais et de Georges Courteline, d’un rire petit bourgeois. […] Il s’ensuit donc que le rire moderne est un rire fondamentalement normatif, chargé de disqualifier tous les comportements de ceux qui s’écartent de la norme90

97Mais, ajoute-t-il, et cette précision est essentielle, « un rire esthétisé et dissident se détache sur fond de culture populaire, et le comique sert à la fois à l’affirmation du sujet singulier et à la conformité sociale »91.

98Cette dualité traverse et résume selon moi la presse satirique autour de 1900 et, partant, le corpus iconographique du Rire. C’est en ce sens que la juxtaposition des talents les plus disparates, des différentes formes d’humour, des partis‑pris formels composites, me semble au final aboutir à un ensemble d’une homogénéité étonnante et paradoxale, d’autant qu’elle revendique dès ses débuts sa filiation avec cette fibre « populaire » dont parle Alain Vaillant.

99C’est la réunion (consciente ?) éditoriale des deux rires identifiés par le philosophe Bernard Sarrazin, « le rire classique, franc, raisonnable et moralisant mais prosaïque92 [et le] rire qui subvertit toutes les distinctions et toutes les hiérarchies, nihilisme joyeux qui sur ces ruines construit une réalité purement subjective et poétique »93.

100Si Le Rire est indiscutablement moins connoté que certains de ses concurrents, l’éventail de ses choix graphiques, de ses formes humoristiques et de ses postures politiques demeure impressionnant. Il est à mon avis erroné de le classer comme « simplement » consensuel. Encore faut‑il ne pas se tromper, en confondant « populaire » et « familial ». Ainsi, dire qu’il « s’adresse à un public familial [c’est moi qui souligne] plutôt sage et conformiste » relève du plus grotesque des contresens94. De nombreuses images satiriques, par leur érotisme, leur référencement politique, leur outrance formelle, rendent impossible la présence du journal de Juven dans un salon bourgeois (ou petit-bourgeois) et le cantonne à la bibliothèque du père de famille, à la chambre de l’étudiant, au cercle de lecture ou aux « X » des brasseries à la mode. Le Rire n’est pas Le Pêle-Mêle, il n’est pas non plus Le Petit Écho de la mode ou Le Petit Français illustré (lequel produit d’ailleurs de la satire graphique). Les contemporains sont tout à fait conscients de cette complexité nouvelle de l’art satirique depuis le début des années 1880.

101En 1906, on peut lire sous la plume de Paul Gaultier cette remarque surprenante à propos de Jean-Louis Forain : « La caricature n’a pas pour objet principal de faire rire. Cela est si vrai qu’il en est de lugubres95. »

102On peut difficilement douter de la priorité humoristique d’un journal qui a pris pour titre Le Rire. Pourtant, la couverture du premier numéro, représente une élégante, le visage recouvert par un voile, qui laisse des instructions domestiques à sa mère avant d’aller monnayer ses charmes96. A priori, le motif n’incite pas à l’hilarité la plus débridée. Si humour il y a, il est plutôt grinçant. La signature de Forain n’est pas une surprise, tant par la notoriété que par l’ironie du dessinateur. Indigner, dénoncer, porter un éclairage original et estampillé « libre » (que ce soit vrai ou non), voilà ce qui semble constituer le viatique de ces artistes en mal de statut, eux qui ne sont ni journalistes, ni des peintres reconnus pour la grande majorité d’entre eux. En tout état de cause, la ligne éditoriale du Rire semble très tôt en contradiction avec une profession de foi qui faisait état d’une intention essentiellement divertissante.

Les frontières restent fragiles, explique Laurent Gervereau. La revue Le Rire est très symptomatique du travail des dessinateurs. Essentiellement marquée par l’humour grivois – malgré le courroux du sénateur Bérenger appelé le « Père-La-Pudeur » – elle pratique aussi l’humour politique et parfois l’antisémitisme. […] Des artistes de tendances politiques très variées cohabitent : Jossot, Steinlen, Willette, Caran d’Ache, Forain, Hermann-Paul, Lautrec ou Benjamin Rabier. Ces artistes se connaissent, se fréquentent. Beaucoup appartiennent au monde des noctambules montmartrois97.

103On pourrait ajouter la peinture de mœurs ou le dessin social à l’érotisme diffus à propos duquel l’historien note, avec raison, la cohabitation constante avec la charge politique, le tout entouré par un environnement publicitaire des plus composites. Cette « cohabitation » des artistes a sans doute été possible grâce à un homme clef dont Félix Juven s’est assuré les services : le critique d’art et journaliste Arsène Alexandre. Les sensibilités se complètent sans se combattre, ratissant dès lors le plus large possible mais sans complaisance, formant plutôt une addition corrosive qu’un filet d’eau tiède, le tout assorti d’un esprit potache ou polisson. Il semble bien que la recette du succès consiste dans la capacité à maintenir une savante alchimie entre humour bon enfant et iconographie engagée. Cette dernière est subtilement dosée afin d’acquérir un public toujours plus large et de s’aliéner le moins possible de lecteurs.

104Ce public, à la fois traditionnel si l’on se réfère au « flâneur-dandy » dont Philippe Kaenel indique qu’il sert « à désigner ou métaphoriser la mise en spectacle de la ville »98 ou public moderne de passants qui relèverait d’une « typologie sociale calquée sur diverses formes de la mobilité […] le trottin, la trotteuse, la marcheuse, le chemineau, le rôdeur, le trimardeur, le baladin – sans oublier la prostituée, “la péripatéticienne” – et bien sûr la figure générique du vagabond »99. Bref, cette fluide multitude urbaine débordant des quartiers autrefois ségrégués pour rejoindre des emplois tertiaires ou un secteur informel au cœur du Paris « Lumière », et qui croise forcément ces couvertures du Rire qui les met en scène autant qu’il les célèbre ou les raille. « En d’autres termes, poursuit Philippe Kaenel, le lexique de la déambulation fonde une part notable des typologies sociales qui s’expriment également dans le registre ou le genre populaire de la physiologie qui connut ses heures de gloire autour de 1840100. »

105De la « génération Daumier » aux couvertures de presse satirique à large diffusion, le fil rouge est identifié, à savoir le projet renouvelé de tendre « aux Français » un miroir où ils imaginent se voir « peints par eux-mêmes ». Le Rire prétend bien être cet « album » qu’évoquait la profession de foi du premier numéro, citée en amorce de ce texte et participe de cette entreprise déjà inscrite dans le siècle d’une « typification [qui] abstrait progressivement des catégories à partir de l’observation d’une réalité empirique »101. Se dessine alors en filigrane ce « regard panoramique porté sur la capitale [qui] autorise la transfiguration du labyrinthe parisien en tableau allégorique »102.

106On voit donc que le flottement lexical entretenu par les artistes eux-mêmes entre « caricaturistes », « satiristes », « humoristes », « artistes-dessinateurs de presse », « auteurs de charges » recouvre de fait un enjeu important, à savoir l’uniformisation d’un ensemble graphique parcourant en permanence le champ de l’humour du plus léger à l’inadmissible, quitte à sortir parfois tout à fait du motif « seulement » drôle. Une part de la « violence » du Rire nous échappe-t-elle ? Peut-être le titre inaugure-t-il une violence satirique inédite, entre consensus et transgression ? Peut-être concentre-t-il avec bonheur certains tâtonnements expérimentés par ses prédécesseurs ou ses concurrents ? Peut-être est-il au contraire le symptôme d’un possible affadissement de la caricature après la rupture des « lois scélérates » de 1893-1894 ? Autant de questions qui exigent une analyse des images dans leur sérialité comme dans leur diversité/altérité, sur le temps long. Cet ensemble profus, presque démesuré, constitue-t-il pour autant un « champ visuel », dont la cohérence se construit au fil des images et des normes que celles-ci repoussent ? La pluralité et la complexité des rires du Rire tend à montrer que oui.