Colloques en ligne

Giustino De Michele

La déconstruction à l’épreuve de la zoosémiotique – Cadre et champ de la peinture de singe

1Les difficultés qu’une pensée de la « déconstruction » rencontre lorsqu’il s’agit de dialoguer avec les sciences contemporaines, ainsi qu’avec leur épistémologie, sont incontestables. A moins qu’il ne faille parler d’une difficulté ou d’une censure de Jacques Derrida à cet égard. Vue de près, cette impasse apparaît paradoxale. Au moins dès 1997, année de la décade de Cerisy à l’origine du volume posthume L’animal que donc je suis, Derrida aura souligné avec vigueur l’importance d’une « question de l’animal », déclarant de surcroît : « le logocentrisme – jadis défini comme métaphysique de l’écriture phonétique, et cible pérenne de ses objections – est d’abord une thèse sur l’animal, sur l’animal privé de logos, privé du pouvoir-avoir le logos »1. La remarque n’est pas nouvelle : elle s’esquisse déjà, en 1974, dans une notation en marge de Glas2 ; et 1975 est l’année du séminaire La Vie la mort, dont une partie encore inédite est dédiée à La logique du vivant de François Jacob3. Mais, qui plus est, dès sa formulation en 1967 le projet derridien d’une « grammatologie » n’est pas seulement en rapport avec la zoosémiotique : il est zoo- ou bio- sémiotique de part en part. On peut lire dans De la grammatologie4 :

La trace est en effet l’origine absolue du sens en général. Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas d’origine absolue du sens en général. La trace est la différance qui ouvre l’apparaître et la signification. Articulant le vivant sur le non-vivant en général. (p. 91)
[…]
Si la trace, archi-phénomène de la « mémoire », qu’il faut penser avant l’opposition entre nature et culture, animalité et humanité, appartient au mouvement même de la signification, celle-ci est a priori écrite, dans un élément « sensible » et « spatial », qu’on appelle « extérieur ». (p. 99)
[…]
La trace est indéfiniment son propre devenir-immotivée (p. 67) : c’est là
toute l’histoire, depuis ce que la métaphysique a déterminé comme le « non-vivant » jusqu’à la « conscience », en passant par tous les niveaux de l’organisation animale (p. 66), jusqu’à la constitution des fichiers électroniques et des machines à lire (p. 121) ; histoire de la vie – de ce qu’on appelle ici la différance – comme histoire du gramme. (p. 120)

2La notion de trace qui régit cette fresque sans limites anime un projet qui ne se veut pas que destructeur, et Derrida, dans ce même texte, indique en effet des perspectives de recherche positives. Puis, en apparence du moins, le silence : pendant plusieurs décennies, rien qu’une poignée de remarques, plus ou moins cursives, à l’égard de l’ouverture interdisciplinaire, des progrès de la primatologie, des langages animaux.

3Il n’est dès lors pas étonnant que sa « question de l’animal », mentionnée à profusion par ailleurs, ne le soit presque jamais, et avec réserve, dans les pages d’éthologie, de psychologie comparée, de zoosémiotique. Jamais, ou presque, et pour cause : au plus juste, que nous dit Derrida des animaux en tant que tels ? Des animaux en chair et en os, en dehors des textes de la philosophie, qui les oppresse sous la généralité du substantif « l’Animal », en dehors même des poèmes et romans – car, écrit-il dans L’animal, « la pensée de l’animal, s’il y en a, revient à la poésie »5 ? Certes, le bonheur de ces formules, et de leurs lectures, reste à discuter. Demeure cependant la question : qu’en est-il des savoirs, qu’en est-il des sciences ?

4La difficulté ne se réduit pas à celle d’un dialogue manqué. D’un côté, la critique déconstructive des dualismes homme-animal, nature-culture, motivation-immotivation du signe, de la hiérarchie métaphysique des vivants (et des non-vivants) et de leurs sémioses, intéresse les assises de la zoosémiotique. Pour s’en convaincre il suffit de lire la définition que Thomas Sebeok donne de cette discipline, ou encore la dernière entrée de Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage de Greimas et Courtés6. On peut, à juste titre, objecter qu’il s’agit justement de déplacer ces limites, d’étendre ces définitions, de les rendre plus ouvertes, attentives, plastiques. Voici le geste qui nous occupe, à propos de la notion d’énonciation et de l’extension de son domaine d’application.

5Mais le problème est plus aigu, ou peut-être les notions derridiennes trop jalouses. C’est ainsi que, dans Signature, événement, contexte, on peut lire les réserves de Derrida concernant précisément la figure d’une « extension » des conditions de l’acte d’énonciation7 ; et quant aux définitions classiques qui rendent compte du dispositif énonciatif et de la notion d’acte (de parole, ou non), elles tombent de droit sous de telles réserves. C’est ainsi que des objections similaires doivent concerner également des textes plus récents, et plus bienveillants envers les animaux, que ne le sont les précédents.

6En effet, dans De la grammatologie, Derrida se propose explicitement de radicaliser la sémiologie saussurienne ; ce faisant, il arrive à remplacer « sémiologie » par « grammatologie » en citant8, voire en parasitant, le passage du Cours qui plaide pour le « droit à l’existence » de la nouvelle science9. Et pourtant, la visée de son opération est d’ébranler le concept de signe. Voici ce que la révision de nos limites comporte, voici l’étendue de notre problème. En extrême synthèse, le concept de signe appartiendrait à la métaphysique, il serait donc théologique, là où « Dieu » est le nom ou l’origine de la faculté (humaine, et précisément scientifique) de saisir le sens dans sa présence et évidence, actuelle ou virtuelle, où qu’il se loge. Il faut de surcroît remarquer que si, depuis Aristote, l’homme est animal doué de logos, Dieu, acte pur, pensée qui éternellement se pense, est l’animal par excellence : le toujours et le mieux vivant. Doué d’entendement, et dès lors capable d’accéder à la connaissance, l’homme est un animal divin ; mais aussi mortel, et donc doué du logos comme de l’articulation entre sa divinité et sa finitude ; avec les autres animaux, dont les astres, il occupe sa place dans une hiérarchie qui est en même temps zoologique, sémiotique, gnoséologique. Les sorts des notions de signe, d’épistème et de vie, ne font qu’un : un comme Dieu, qui ne fait que vivre et ne vit qu’en se connaissant sans intermédiaire. Dieu qui est forme et substance de l’évidence, sens de tous les signes, telos de tous les signataires, zoè :autre notion qu’il faudra donc ébranler.

7Plus que difficile, notre dialogue s’avère impossible. Cela va sans dire : il s’agirait là d’une autre prétention métaphysique, celle de la communication ; valant entre les disciplines, entre les sujets parlants ou écrivants, et aussi pour et dans le for intérieur d’un même et seul signataire. Qu’en est-il alors de la communication entre espèces différentes ? L’impasse semble sans appel ; elle l’est, en effet. Le seul réconfort consiste à savoir qu’une telle condition intéresse toute « communication », et que cela marche de quelque manière, en dépit des idéaux de transparence, de maîtrise ou de proximité du sens.

8Est-ce le dernier mot d’une grammatologie, qui soit positive ou non ? Un scepticisme généralisé ? Le constat morne d’une indistinction paralysante ? Pourtant Derrida insiste : il faut contester la fracture homme-animal, et le concept d’animal en général. Et pour cela il faut multiplier les analyses, les limites, les différences, les idiomes.

9Pour évaluer cette suggestion je me propose, comme l’indique le titre de cet article, de mettre des outils déconstructifs à l’épreuve d’une situation d’intérêt zoosémiotique : l’étude de la peinture de singe, un art animal non-naturel et non-linguistique. Il s’agit d’un sujet restreint, et marginal, mais susceptible, selon des spécialistes comme Vinciane Despret ou Dominique Lestel, de brouiller les limites entre sciences humaines et naturelles, biologiques et sociales, entre une approche constative et objectiviste et une approche inventive et relationnelle de l’entreprise éthologique.

10Par l’expression, dans mon sous-titre, « Cadre et champ de la peinture de singe », je fais allusion à la célèbre conférence de Meyer Schapiro de 196610, où se trouve une référence furtive aux « singes peintres de nos zoos ». Pendant les années cinquante et soixante la peinture de singe fut en effet un phénomène médiatique d’envergure, pour ensuite être renvoyée aux archives de curiosités. Au sommet de cette vague, en 1962, le zoologue et peintre Desmond Morris publia la première et dernière monographie expérimentale à ce sujet11. Voici, à défaut d’expériences de terrain, mes textes de référence. Des textes datés, heureuse coïncidence, de la même époque que la « grammatologie », et qui en raison même de la marginalité de notre matière n’auront pas perdu toute leur actualité. De la sorte, si à propos d’un art animal Despret nous invite à relire Le sens artistique des animaux d’Étienne Souriau (1965)12, Lestel peut nous renvoyer à La peinture des singes de Thierry Lenain (1990)13, une étude dudit livre de Morris qui en est en outre le signataire de la préface.


.

11On some problems in the semiotics of visual art : field and vehicle in image-signs. Tel est le titre de Schapiro. On a donc affaire dès le début à une extension du champ d’application des notions sémiotiques : des signes verbaux aux signes iconiques. En particulier, dans ce texte, Schapiro ne s’intéresse pas à la teneur sémiotique du contenu, des figures, mais à celle du cadre et du véhicule, ground and frame, parergon et subjectile, de l’œuvre picturale. Supports et suppléments qui, en dépit de, ou grâce à, leur simple matérialité, sont des conditions universelles de la représentation, et qui comme tels dégagent une structure formelle pure. Ce dégagement est décrit comme un procès historique de longue haleine, ayant lieu à la fois sur le plan collectif (l’histoire de l’art de Lascaux à Mondrian) et individuel (du petit enfant à l’artiste adulte). Quant aux singes, ils ne figurent en réalité que comme des contre-exemples, sur le plan phylogénétique comme sur le plan ontogénétique. Ils peignent à la télévision sur des feuilles carrées tout comme ils se balancent sur des roues rondes dans un cirque : caricatures, métaphores, simulacres d’artistes ou de cyclistes, peut-être de géomètres, ils déplacent (le stylo, le vélo) dans un espace de fiction, et se déplacent se servant de formes pures (le carré, le cercle) sans en saisir le sens, sans spontanéité, sans le savoir. Car ces outils « nous appartiennent, et nous provoquons ces résultats qui, néanmoins, no doubt, se dégagent d’impulsions et réactions latentes dans leur nature ». Qu’en est-il alors des enfants (ou des sauvages, et des ignorants) ?

It is an experiment that a civilized society makes with the animal as it experiments, in a sense, with the child, in eliciting the speech and other habits of this community.14

12In a sense ; no doubt ; obviously ; we, the civilisation, nous, à qui appartiennent des outils tels que les mœurs, le langage ou la peinture sur tableau – ou mieux, dit-il, sur des feuilles de papier. Schapiro maîtrise donc le cadre de la peinture, et le cadre (histoire et typologie, langage et mœurs, objet et concept) du cadre en peinture. Il le peut, nous le pouvons car c’est un outil, donc il nous appartient, nous le manions, il fait et il fait faire ce que nous lui disons. En vérité, nous, the students à qui Schapiro s’adresse, le maîtrisons sans encore le savoir ; c’est presque trop évident, inévident par trop de proximité. Ainsi, lui incombe-t-il de se faire énonciataire, puis annonciateur, d’une longue phrase qui commence à Lascaux, mais dont l’énonciateur n’est pas l’homme primitif – qui, comme un locuteur inconscient, peint sur une surface comme s’il peignait dans le vide, sans conscience du champ – mais, en cet homme ou à travers lui, une « imagination inventive » : instance porteuse d’un sens qui parvient graduellement à une manifestation appropriée en traversant l’espace, le temps, les individus, les signifiants. Autrefois on l’aurait appelée forme, esprit, vie. Bien sûr, Schapiro ne fait que reconnaître ce qui était déjà là, et tout le monde, nous les hommes, devons reconnaître avec lui le produit de l’esprit : l’œuvre d’art sur feuille de papier.

13Il serait injuste de s’attaquer à l’« anthropocentrisme » de Schapiro. Certes, celui-ci n’étend pas la compétence picturale aux singes, pas plus qu’il ne s’interroge à ce sujet, mais ce geste est très classique, et d’ailleurs marginal dans son argument. On ne va pas non plus lui reprocher l’adhésion à une série massive d’arguments métaphysiques, qui pourtant constituent bien le cadre et le champ, sinon le contenu, de sa dissertation. Il faudrait, encore, trop d’espace pour analyser son emploi de l’analogie, gouvernant tous les passages décisifs de sa thèse (in a sense : douce dérive, comme si de rien n’était, des animaux aux enfants, de la convention à la motivation dans l’emploi de la perspective, de l’emploi moderne du cadre à l’ancien). Cette analogie est-elle un outil ? Qui la maîtrise ?

14L’on voit bien, par contre, ce qui fonde, mesure, oriente son histoire de la sémiotique visuelle : tout se passe comme si la peinture sur fond lisse et cadré fonctionnait comme un langage. De Lascaux à l’art primitif et non européen, en passant par la motivation représentationnelle et l’invention de la perspective (passage obligé permettant de saisir la transparence idéale du subjectile), et jusqu’au havre de l’abstraction où se retire enfin la motivation et ne se montrent que des structures de sens purifiées, dont le cadre, le fond et le trait sont les véhicules, et l’arbitraire, le biplanaire, la double articulation, les propriétés : dans cet itinéraire, la matière, l’histoire, même la peinture ne sont que des suppléments, des outils qui surviennent à une puissance naturelle et innée pour qu’elle puisse se manifester proprement, et qui une fois utilisés s’effacent sans dommage. La nature en question est évidemment celle de l’homme, ou pour le moins c’est en lui qu’elle se manifeste, qu’elle se revient. Mais si on peut bien parler de « logocentrisme » ce n’est pas seulement parce que le langage est ici prémisse et fin, cadre et fond de la thèse ; mais parce que la feuille blanche remplie des signes de l’écriture phonétique est le champ que Schapiro affiche comme l’idéal du véhicule transparent à travers lequel, comme par une fenêtre, peut se manifester la pensée. Modèle tantôt explicite, tantôt implicite, mais qui de toute façon n’a pas à être appris. Voici le début assez extraordinaire du texte :

My theme is the non-mimetic elements of the image-sign and their role in constituting the sign. It is not clear to what extent these elements are arbitrary and to what extent they inhere in the organic conditions of imaging and perception. Certain of them, like the frame, are historically developed, highly variable forms ; yet though obviously conventional, they do not have to be learned for the image to be understood ; they may even acquire a semantic value. We take for granted today as indispensable means the rectangular form of the sheet of paper and its clearly defined smooth surface on which one draws and writes. But such a field corresponds to nothing in nature or mental imagery where the phantoms of visual memory come up in a vague unbounded void.15

15Encore une fois : we, obviously, take for granted. Est-ce vrai ? Qui, nous ? Et quand ? Comment vieillissent ces marques d’énonciation, et qui les porte ? Et enfin, quel peintre peint sur du papier A4 ? La question s’impose de savoir si cet exemple est maîtrisé, ou alors ce qui fait qu’il s’impose à Schapiro ; et le constat que si celui-ci remarque et fait remarquer le texte dans le texte, la page dans la page, le contexte de son acte d’énonciation, en abyme, comme un élément de sa signature, ce n’est que pour retirer aussitôt, d’autorité, ce qu’il dégage, en le pliant à l’idéal de la transparence pour la pensée, au modèle de la fenêtre, à la ségrégation de langage et image, cadre et figure. Esquissant une théorie évolutive de la signature, Schapiro écrit à propos de l’art chinois :

The ground of the image was hardly felt to be part of the sign itself. Figure and ground did not compose for the eye an inseparable unity. A connoisseur in looking at an admired work could regard the empty ground and margins as not truly parts of the painting, as the reader of a book might see the margins and interspaces of the text as open to annotation.16

16Que se passe-t-il si un livre intime de ne pas oblitérer ses lignes, de n’annoter que sur les blancs ? Si une phrase ou une figure deviennent un contexte à l’intérieur duquel son contexte matériel est mentionné et réglé ? Si une marge (blanche et en papier, le cas échéant) a des limites, si elle n’a de sens que sur un fond plus large, comment ne pas la considérer, en même temps, comme une figure ? Le cadre appartient à qui le cite ? Qui manie cet outil, et comment ? Tout ce qui est clair, d’après ce que nous dit Schapiro, est qu’un animal ne le peut pas. Et que, très probablement, il ne respecterait pas ladite intimation.

17Il faudrait maintenant noter dans quels termes, dans La vérité en peinture, Derrida se confronte avec Schapiro au sujet du cadre et de la signature, du parergon et de la figure. Mais il est temps de toucher aux singes, si jamais il est possible d’y arriver.


.

18The biology of art : a study of the picture-making behaviour of the great apes and its relationship to human art. Voilà le titre de Morris. Schapiro avait peut-être vu ses émissions à la télévision, depuis le zoo de Londres ; il savait certainement que l’autre avait organisé des expositions d’art « animal », et il devait savoir que Picasso avait aimé et acheté les tableaux de Congo, le plus connu des chimpanzés collègues en peinture de Morris ; mais il n’avait sûrement pas lu son livre. Car, autrement, il aurait su que Morris démontrait précisément le contraire de ce que, lui, assurait. Et qu’il le faisait de manière convaincante. De plus : l’accusation d’anthropomorphisme n’a pas de prise sur la démarche de Morris, car celui-ci veut précisément voir ce que fait, ce que peut un singe face à une feuille blanche de papier ; si son style est individuel, si son activité est une source autonome d’intérêt et de plaisir ; si et comment ses compétences et son style évoluent au fil du temps ; et dans quelle mesure il arrive à ressembler à un humain. La peinture d’homme est le modèle de cette recherche, exposée et justifiée dans un texte qui mériterait aussi de longues analyses, s’y enchevêtrant les éléments les plus ternes du behaviorisme et du téléologisme avec des remarques méthodologiques que l’on doit dire, sinon pas très orthodoxes, du moins fort originales. Comble du paradoxe : selon Morris il faut s’attacher aux singes, et les faire s’attacher au chercheur, afin d’obtenir des résultats objectifs, afin de purifier le cadre expérimental. Devrait-on dire pédagogique ? Le in a sense qui, selon Schapiro, joint le singe et l’enfant, semble ici s’effacer.

19La découverte fondamentale de Morris consiste en ceci : un singe interprète une feuille de papier comme un espace délimité sur lequel tracer des signes avec un outil. Comme un cadre, un champ, le véhicule d’une signature. En outre, un singe montre un sens de la composition et de la symétrie (relatif au support, aux figures qui s’y trouvent et aux signes qu’il y trace) ; il montre un développement de sa calligraphie, il arrive à tracer des simples figures distinctes (spirales, cercles) et à employer des motifs « personnels » ; il sait aussi lire certaines figures comme des cadres dans le contexte plus grand de la feuille. Il a donc un contrôle visuel sur ses traits, il sait les varier ; il commence et finit son travail, il suit des règles ; son style est individuel, son activité auto-gratifiante, non-associative, spontanée (ou pour le moins auto-didactique). Certes, un singe « ne parvient pas au stade de la représentation », mais, remarque sagement Morris, « it is safer to reserve judgement for the time being »17.

20Selon l’appareil théorique de Schapiro, on peut parler ici d’une signature pure de singe. Voici bel et bien une extension zoologique des compétences de l’énonciation picturale. Une extension convaincante, d’après le cadre définitoire et de vérification établi par Morris ; et qui le reste, quitte à ne pas exiger, après coup ou arbitrairement, que les animaux respectent des critères plus stricts qu’on ne le demande aux humains. Mais revenons à notre sujet : le cadre. Quel est le cadre de ces tableaux de singe ? Qui l’aménage ?

21En premier lieu, la feuille de papier blanche, « standard test paper » : encore une fois. Morris, par trop d’évidence, n’aura pas problématisé ce choix. On en imagine les raisons, d’ordre pratique ; mais Schapiro semble gagner à coup sûr : un singe ne peint pas, ce n’est là qu’une mise en scène, une singerie, un tour de cirque télévisé. Entre la feuille, « artificielle », et le singe, « naturel », pas de communication possible ; mais justement, cette opposition perd ici sa pertinence : un singe apprend, comme un enfant, un peu moins peut-être mais de la même façon, à faire les mêmes choses, dans les mêmes conditions. A peu près, car il est rare de voir des enfants dans des zoos.

22En deuxième lieu, justement, le cadre que Morris considère et cherche à purifier, à rendre diaphane, est la situation expérimentale dans sa totalité ; ce qui fait beaucoup de choses : le zoo, la télévision, un laboratoire, une table, enfin une feuille ; si on y ajoute les conditions d’énonciation du chercheur, on a aussi une maison d’édition, une bibliothèque, un livre, des pages, des images, au fond desquelles il est enfin donné au lecteur de voir Congo peindre sur une feuille, sur une table, dans une pièce, dans un zoo… Voici un cadre abyssal. Le maîtrise-t-il ? Sûrement il en rêve, en quelque mesure. Néanmoins, il vaut la peine de mentionner la description faite par Morris d’une situation dans laquelle l’objet de son étude se fait littéralement cadre, contexte. Voulant tester plusieurs chimpanzés individuellement dans les mêmes conditions, Morris ne s’aperçoit pas que les composants du reste du groupe, le chef en tête, observent en silence, behind his back, l’expérience menée en séquence sur chacun de leurs copains, avides de savoir ce qu’il faudra faire quand leur tour viendra :

I had been so absorbed in watching the drawings emerge on the paper, that I had not realized that the Chimpanzee Den was much quieter than usual. I was told afterwards […].18

23Dans la ménagerie qui devrait être la sienne, le zoologue se laisse encadrer, et duper, absorbé comme il l’est, telle une bête heideggérienne, dans son milieu expérimental ; tout comme Congo tel qu’il le décrit peignant, saisi par la feuille blanche, et à qui il semble ici s’identifier.

24En troisième lieu, que dire du cadre théorique ? En dépit de toutes les différences qui les séparent, le cadre théorique reste au fond le même pour l’éthologue et pour l’historien de l’art. Et ce cadre est une histoire, la même pour Morris et pour Schapiro, mais étendue cette fois-ci jusqu’à inclure certains animaux : l’histoire d’une instance latente chez tous les vivants, qui, à travers l’espace et le temps, après une naissance informe, un passage par l’art mimétique et enfin par l’art abstrait, parvient, désormais dépouillée des « voiles » de la motivation picturale, à dégager les formes pures et originaires de l’esthétique, « pure forms of artistic expression », et, neutralisées comme en laboratoire les conditions au contour, à ne dévoiler que son « vital element ». Energie, acte pur, esprit, vie. Mais, par rapport au formalisme idéaliste de Schapiro, Morris marque un pas de plus : en direction du « corps ». D’abord, métaphoriquement :

On the contemporary scene, veils are not even skin deep and a genuine interest in the flesh and blood of aesthetic values can be equally satisfied by representation and by the lack of it.19

25Puis, littéralement : ce qui donne le la à la peinture des singes, exactement comme à celle des enfants, est (suggestion freudienne) une auto-expression rythmique. Mais ce rythme se fait un, se fait rythme commun, car il est un rythme du corps, du corps vivant. Mais qu’est-ce qui est commun à tous les corps vivants, qu’est-ce qui en eux s’exprime, d’abord à l’état latent puis actualisé, sinon encore la vie, autrement dit le principe formel immanent, la raison du mouvement qu’Aristote inventa pour faire sens de la zoologie et de la cosmologie ? Voici où l’on retrouve le sens propre, concret, incorporé, du comme et du in a sense de Schapiro. Voici la condition de l’extension énonciative que Morris propose.

26Mais qu’est-ce qu’avoir un corps ? Le ménage-t-on ? Est-il propre ? Et si le corps (mot et chose) était un autre contexte que Morris ne maîtrise pas ? Pas plus, nous semble-t-il, que Schapiro ne maîtrise la pureté de ses outils formels.


.

27L’œuvre derridienne fournit certainement les outils pour relever les notions qui structurent ces dissertations (rythme, corps, trace, accident, cadre, figure) et les plier vers d’autres interprétations. Si l’on en partage la perspective, cela reste vrai pour des textes récents qui réélaborent les acquis de ces textes « fondateurs » qui à leur tour, on l’a vu, déplaçaient des limites, étendaient des domaines. Et, en quête d’une contribution positive de la part d’une pensée déconstructive, on pourrait songer à reprendre le fil interrompu de cette histoire phylo- et onto-génétique de l’écriture, « articulant le vivant sur le non-vivant en général », qu’en 1967, dans le sillage d’André Leroi-Gourhan et de Melanie Klein, promettait de suivre une grammatologie comme science positive.

28Mais cela ne nous satisfait pas. On garde encore le sentiment de ne pas toucher à l’animal, de ne pas le tenir en chair et os, in flesh and blood, que cela échappe à une déconstruction. Et néanmoins, si par « contribution positive » on doit lire « méthode pour saisir une connaissance adéquate des singularités ou des différences spécifiques, en crevant un voile de généralité conceptuelle ou de figuration rhétorique, allant droit à la chose même », ceci est justement ce qu’on ne peut pas attendre d’une lecture de Derrida. Du reste, n’écrit-il pas que l’accès au comme tel, au sens de la chose même (qu’on la qualifie de forme ou de corps, cela ne fait pas ici de différence), est justement ce que l’homme de science et de philosophie, de poésie aussi, s’arroge en dépit de l’animalité, la sienne et celle des autres, en dépit d’un contexte duquel il dit pouvoir faire l’économie ?

29L’invitation à multiplier les différences, les limites, les idiomes, peut donc se traduire en l’impératif d’une recherche qui emploie des éléments des sciences sociales et naturelles, aussi bien que (pourquoi pas ?) des formes scéniques, plastiques, chorégraphiques, autobiographiques, mais sans la prétention de récupérer, au bout d’un détour aussi long soit-il, ce qu’une approche traditionnelle (« logocentrique », « humaniste ») vise à saisir. Ainsi, toute déconstruction d’un cadre, ne serait-ce que « théorique », ne se fait pas sans critique et construction de cadres matériels, performatifs, concrets. Cet impératif est vide d’un contenu a priori, mais toujours ancré à un cadrage particulier, intriqué et non étanche, étrangement auto-ostensif, dont il s’agit d’expliciter les conditions, les acteurs, les lignes de fuite, mais qui en dernière analyse reste intraduisible, idiomatique.

30Il est, de façon typique, grâce à l’exposition d’une mise en abyme, de la structure d’une énonciation énoncée s’énonçant (peut-être !) sans sujet, que dans les textes derridiens s’affiche, sesignale, la possibilité d’une perte et d’un gain fortuits de sens comme condition constitutive de l’idiome. Autrement dit, la nécessité qu’un contexte se fasse tout seul figure, sa propre figure, pour pouvoir se remarquer, pour pouvoir se donner à relever, la nécessité de cet effet métonymique et autoréférentiel, éminemment équivoque, marque aussi l’échec nécessaire du pouvoir-saisir, et a fortiori du pouvoir-étendre, tout cadre ou champ : formel ou matériel, concret ou expérimental ; feuille, corps, zoo, concept, idiome. Maîtrise-t-on son idiome ? Qui le peut ? Pas un animal, dit Derrida.

31Une contribution positive de la grammatologie dans le champ de la zoosémiotique ne reviendrait alors ni à une théorie, ni à une méthode, ni à une question, mais à une écriture animale : au fait d’écrire en animal ; sans assumer le pouvoir du logos : cette faculté qui permet d’articuler harmonieusement, selon la vérité et pour toute manifestation qui soit, le genre et l’espèce, le tout et la partie, le contexte et la figure.