Colloques en ligne

Bénédicte Jarrasse

De la commercialisation à la mise en légende de l'art chorégraphique : les statuettes-portraits de danseuses de Jean-Auguste Barre

1L'émergence du ballet romantique sur les scènes européennes est indissociable d'un phénomène de médiatisation des spectacles et des artistes chorégraphiques. Cette médiatisation s'exprime à travers des formes écrites, telles que le feuilleton dramatique, caractéristiques de ce qu'on a appelé la « civilisation du journal »1, mais aussi, et surtout peut‑être, à travers des formes iconographiques, comme la lithographie et la gravure sur acier, ou encore, un peu plus tard, la photographie.

2À ces différents médias, qui consacrent l'importance de l'image dans la promotion du spectacle, il est nécessaire d'adjoindre la statuette-portrait, plus anecdotique à certains égards, mais néanmoins emblématique de cette nouvelle culture visuelle qu'inaugure le XIXe siècle2. Il s'agit d'un genre populaire durant tout le siècle, mais dont le succès mondain et l'écho critique demeurent en grande partie attachés aux années 1830‑1840 et au règne de Louis‑Philippe. L'objet s'inscrit dans le cadre d'une industrie en plein développement, celle de la sculpture d'édition et du bronze d'art, qui autorisent, à l'instar de l'estampe, gravée ou lithographiée, pour la peinture, la reproduction et la diffusion, désormais privée, d'un même modèle.

3La production de Jean-Auguste Barre3 – l'un des sculpteurs qui contribuent alors à son succès –, intéresse tout particulièrement les représentations de la danse. Parmi les célébrités de l'actualité contemporaine qu'elle décline en figurines de bronze ou de plâtre, elle compte quelques personnalités du monde du spectacle, représentées dans une pose caractéristique et dans le costume d'un rôle emblématique de leur répertoire. Au croisement de l'art et du commerce, les figurines de Barre représentant des danseuses – elles sont au nombre de quatre – constituent un ensemble esthétiquement et symboliquement cohérent, qui éclaire et approfondit la nature essentiellement double du ballet romantique. Elles sont par ailleurs le point de départ d'un processus de circulation médiatique, qui opère une transformation du modèle forgé par la statuaire et en éclaire les valeurs. Ces statuettes ne sont donc pas à appréhender seulement pour elles-mêmes, mais dans leurs prolongements médiatiques, notamment dans le dialogue qu'elles engagent avec d'autres formes, visuelles et textuelles, que ce soit l'estampe, le feuilleton de presse ou même la poésie. La circulation de l'image de la danseuse reflète ainsi tout à la fois le succès et la médiatisation de l'art chorégraphique, mais aussi sa quête de légitimité et de respectabilité, son désir de se forger une mémoire, autant d'éléments qui passent par l'élection de figures ou de modèles emblématiques.

Une curiosité romantique

4Avant d'évoquer la statuette-portrait, forme très caractéristique du romantisme et de son goût pour l'objet anecdotique, il importe de dire quelques mots du développement et du succès que connaît, au XIXe siècle, la sculpture d'édition4, à laquelle elle se rattache sur le plan technique et esthétique. Ce type de sculpture bénéficie alors du perfectionnement des techniques de réduction mécanique5 et de la généralisation, lors du moulage, du procédé de la fonte au sable6, lesquels opèrent une transformation profonde des modes de fabrication et de reproduction du modèle sculpté7. Jadis domaine réservé des princes et des puissants, la sculpture délaisse le domaine public et le format monumental pour s'introduire dans les intérieurs bourgeois, miniaturisée et déclinée sous la forme de copies d’œuvres antiques ou de statuettes figuratives, à vocation ornementale. Elle participe à ce titre du phénomène de « l'art industriel », celui-là même que moque Gustave Flaubert dans son roman L’Éducation sentimentale8. Sa diffusion s'inscrit dans un circuit industriel et commercial et est assurée par des maisons d'édition spécialisées, tout comme dans le domaine, au fonctionnement parallèle, de l'estampe. Dans cette configuration inédite, non seulement esthétique, mais aussi sociale et économique, l'amateur d'art n'est plus confronté à une œuvre unique et originale, mais à un objet manufacturé, reproductible en série et dans différents matériaux – bronze patiné, bronze doré, argent, biscuit, ivoire, terre cuite ou simple plâtre –, et personnalisable, enfin, par son possesseur. Si les séries demeurent encore, vraisemblablement, peu nombreuses sous la Monarchie de Juillet, car le procédé technique permettant de tirer plusieurs exemplaires de la même œuvre, par le biais de moules à pièces et la fonte au sable, est encore très récent, le progrès des techniques de moulage semble avoir permis très vite une diffusion relativement importante des modèles.

5Apparues, semble-t-il, en 1831, on trouve mentionnées pour la première fois les statuettes-portraits à l'occasion du Salon9 de 183310. John-Étienne Chaponnière en est considéré, par la critique de l'époque, comme l'initiateur, avec notamment des portraits en pied du sculpteur James Pradier11 ou de la comédienne Juliette Drouet en costume de scène12 (fig. 1). On parle alors de « figurine », de « petite statue » ou simplement de « statue », sans autre précision, et il faut, semble-t-il, attendre le Salon de 1836 pour que s'impose le terme de « statuette » ou de « statuette‑portrait ». Le terme désigne alors des œuvres dont la fonction est de faire mémoire, sous un format miniature13 adapté à une reproduction et à une diffusion en série, des gloires politiques ou théâtrales contemporaines. L'intérêt pour le monde du spectacle, ainsi que le procédé de miniaturisation, éloignent de fait l'objet d'un certain académisme officiel, s'épanouissant dans le monumental. En conformité avec l'air du temps, la statuette‑portrait met en place une esthétique décorative, qui exalte, par le choix du petit format, des valeurs telles que la grâce, la légèreté, le piquant, le pittoresque, dans lesquelles se retrouve pleinement le ballet romantique14.

6La figuration sculptée des artistes de la scène n'est toutefois pas une nouveauté absolue au moment où se répand la vogue de ces petites statuettes. Il existe ainsi, depuis le XVIIIe siècle, une tradition de représentation sculptée des comédiens et des danseurs. Dans la deuxième partie de ce siècle, la manufacture de Sèvres édite déjà, sous forme de statuettes en biscuit, des portraits d'acteurs. Le sculpteur Gaetano Merchi réalise de son côté des statuettes en talc d'actrices dans leur rôle emblématique et signe un petit buste en ronde-bosse de Marie‑Madeleine Guimard15 (fig. 2), reproduit en masse et dans différents matériaux, qui orne, au XIXe siècle, le foyer de l'Opéra de la rue Le Peletier. Dans le domaine des arts décoratifs, la porcelaine est également, à l'époque romantique, un mode de figuration courant des danseurs ou danseuses, soit en solo, soit en couple, soit encore sous forme de groupes (fig. 3).

7Jean-Auguste Barre est à l'origine – et le restera durant toute sa carrière –, un représentant de la sculpture officielle, auteur d'ouvrages monumentaux. Il participe toutefois, comme nombre de ses pairs, au brouillage des catégories qu'opère le romantisme en se tournant vers la petite sculpture figurative. Théophile Gautier, quoiqu'il affiche sa préférence pour « l'art grandiose, l'art monumental », le loue non seulement « pour le mérite et la finesse d'exécution qu'il a déployés dans ses deux figurines »16, mais aussi pour « avoir fait de la sculpture qui puisse entrer dans nos petits appartements, et se placer partout, sur une cheminée, sur une table, sur une console ou sur un bureau »17. Par-delà le changement de paradigme esthétique et visuel qu'elles manifestent et leur statut, rétrospectif, de « curiosité », l'intérêt de ses statuettes est que, tout en s'inscrivant dans la tradition, peu ou prou établie, du portrait d'artiste, elles marquent une évolution notable dans la représentation de l'art chorégraphique. Elles attestent non seulement d'une reconnaissance sociale et professionnelle des danseuses et de leur accès à une forme de vedettariat, mais sont aussi à appréhender comme des essais de figuration d'une « geste », proprement romantique, de la danse. Dans un article, publié dans un journal de mode, consacré aux statuettes de Barre, Roger de Beauvoir souligne à cet effet l'attention particulière que le sculpteur porte au mouvement :

Il a fort bien senti que pour certaines organisations, la physionomie, c'est à dire le buste, en sculpture, ne pouvait suffire ; qu'est-ce, par exemple, que le buste de Taglioni ou celui d'Essler ? Ne préférez-vous pas suivre tout d'un coup les libres mouvements de ces deux danseuses, que de les voir coupés par. la ligne inexorable du buste, et ne sont-elles pas là aussi jeunes, aussi vivantes, aussi élancées que sur leur théâtre ?18

8Un peu plus loin, le commentateur s'enthousiasme pour une figurine en particulier – celle de Taglioni – aux « chairs […] mouvementées, émues, palpitantes »19. Plutôt qu'à travers un visage ou un buste, figé dans les canons de la beauté classique, c'est désormais à travers un corps, un mouvement et un costume caractéristiques que la danse semble devoir se dire.

Une mémoire du présent

9Le choix des modèles témoigne d'abord, de la part du sculpteur, d'une des fonctions premières de l'objet : forger une mémoire du présent, une mémoire de l'actualité, dont les artistes chorégraphiques sont alors pleinement partie prenante. Or, l'actualité des années 1830 coïncide, dans le domaine du spectacle, avec le succès du ballet romantique, lequel va de pair avec l'affrontement imaginaire de ses deux grandes vedettes et figures fondatrices, Marie Taglioni et Fanny Elssler. Barre n'est certes pas le seul, en son temps, à s'intéresser aux artistes féminines et aux danseuses en particulier20. La critique se plaît toutefois à souligner son désir de ne représenter que des figures d'exception – d'où leur petit nombre symbolique, loin de la production de masse21. Ses deux statuettes les plus fameuses, celles de Fanny Elssler (fig. 4) et de Marie Taglioni (fig. 5), sont réalisées et exposées dans la continuité l'une de l'autre, entre 1836 et 1837. La statuette d'Elssler est mise en vente par la Maison Susse Frères22 dès novembre 1836, avant, donc, celle de Taglioni qui la précède pourtant dans le temps : le sujet – « une danse marchée » – était, selon l'auteur des Cancans de l'Opéra23, « un sujet facile », sur lequel « M. Barre avait voulu essayer ses forces »24, comprenons là que le mouvement qu'elle tente de figurer est, sur le plan technique, plus aisé à réaliser que l'envol dans lequel est ressaisie Taglioni. Associées comme les deux faces d'un même médaillon romantique, les deux statuettes mettent en évidence l'opposition, à la fois technique, stylistique et spirituelle, entre les deux danseuses, lieu commun qui ne cesse de traverser les écrits de l'époque25.

10Dans le prolongement de la tradition iconographique établie par des publications telles que les galeries théâtrales26, Barre s'attache à représenter ses modèles dans le costume du rôle emblématique de leur répertoire et dans une posture caractéristique du style de danse qu'elles incarnent. Marie Taglioni est ainsi figurée dans le rôle qui lui est le plus couramment associé dans l'iconographie, celui de la Sylphide27. Barre en reprend certains topoï et représente la danseuse revêtue d'une robe légère, pourvue de petites ailes de paon au bas du dos, la tête ornée d'une couronne de fleurs. Le vêtement laisse bras et jambes dénudés, et donne à imaginer, à travers le support minéral, que le vent le soulève, manière de suggérer ainsi que la ballerine appartient au ciel et à l'éther. Prouesse d'un virtuose du burin, la danseuse est figurée au-dessus du sol, l'effleurant à peine de son orteil. Le pied nu constitue par ailleurs un poncif iconographique, hérité de l'iconographie antique. Un tel détail n'en va pas moins à l'encontre de l'esthétique du ballet romantique, associé au développement du chausson de pointe, et dit toute la part de fantasme contenue dans la représentation. La posture dans laquelle il la fige – une ébauche de grand jeté en avant – l'identifie immédiatement comme la « danseuse de l'air »28 – ce qu'elle est, de manière réitérée, dans les critiques. Fanny Elssler est, quant à elle, représentée dans le rôle de Florinde, la danseuse de cachucha, héroïne du Diable boiteux29. Elle est, à l'inverse, la « danseuse de la terre », ainsi que le suggèrent les chaussures de caractère et l'ancrage très marqué des pieds dans le sol. Elssler est aussi la danseuse « exotique » – « cette Allemande qui s'était faite Espagnole » selon l'expression de Gautier30 –, ce qu'indiquent à la fois le costume et les accessoires – la basquine, la coiffure, les castagnettes –, la position du visage, qui regarde vers le bas, et l'opposition des bras et des épaules. Ce sont là autant de détails matériels et plastiques caractéristiques des représentations de la danse espagnole.

11Ces deux modèles – le modèle taglionien/aérien et le modèle elsslérien/terrien et exotique – sont repris, bien qu'avec un succès et un écho moindres, d'abord avec la statuette d'Amany31 (fig. 6), en 1838, puis avec celle d'Emma Livry (fig. 7), en 1861, à un moment où le genre semble, peu ou prou, passé de mode. La venue d'Amany en 1838, avec une troupe de quatre bayadères indiennes, au Théâtre des Variétés avait alors donné lieu à de nombreux comptes rendus dans la presse. Dans le feuilleton qu'il leur consacre, Gautier signale qu'Elssler assistait au spectacle de « ses sœurs les bayadères », pour « voir s'il y avait au monde des pieds plus petits et plus légers que les siens »32 et compare la danse d'Amany – le Malapou –,avec la jota aragonesa : « le mouvement en est vif et joyeux, les danseuses se renversent en arrière, en levant les bras au-dessus de la tête, avec une souplesse infinie. »33 Surtout, il fait de la statuette d'Amany, immortalisée par Barre dans cette même pose, « le plus adorable pendant à la délicieuse figurine de Fanny Elssler »34. L'accent y est mis, de fait, sur l'exotisme du costume et sur le travail des bras et des mains, mais aussi sur la retenue de la danseuse. Il ne s'agit pas là d'exhiber une volupté fantasmatique attachée à l'Orient lointain qu'elle représente. Autant qu'à l'exotique Elssler – plus exotique que sensuelle du reste –, on pense à la « chaste » et « décente » Taglioni35. La parenté avec l'image de cette dernière dans le costume de la bayadère Zoloé, reproduite dans la Galerie de Martinet36 (fig. 8), est du reste frappante. Plus tardive, la statuette d'Emma Livry donne à voir la danseuse dans le rôle de Fenella du ballet Le Papillon37, chorégraphié pour elle par Taglioni, et évoque encore, de manière aussi attendue qu'explicite, le souvenir de cette dernière. Le costume fluide, les ailes au bas du dos, les pieds effleurant à peine le sol, la chaste nudité des bras et des jambes, le corps en élévation, presque angélique : en dehors de la position des bras, en couronne, tout est fait pour suggérer la continuité stylistique et spirituelle entre les deux danseuses – Livry, par ailleurs interprète de la Sylphide, étant fantasmée par les critiques comme celle qui vient miraculeusement ressusciter la danse de Taglioni. La reproduction, presque à l'identique, de cette image, près de trente ans plus tard, renvoie à ce titre à la permanence, dans l'imaginaire romantique, de ces deux figures, à l'aune desquelles les ballerines qui leur succèdent se retrouvent constamment évaluées.

La circulation de l'image de la danseuse : les lithographies d'Achille Devéria

12Mémoire du temps présent, les statuettes de Barre peuvent ainsi être envisagées comme un essai de figuration d'une nouvelle esthétique de la danse, indissociable d'une éthique du corps. Elles sont parallèlement le signe, matériel et tangible, d'une médiatisation, doublée d'une commercialisation, de l'image de la danse. Moulées initialement en bronze, elles sont déclinées et reproduites – « par douzaines », écrit l'auteur des Cancans de l'Opéra38 en 1836 – dans des matériaux divers, plus ou moins précieux et onéreux. Ces figurines doivent par conséquent s'apprécier dans un contexte culturel et économique plus vaste, celui d'un starsystem en train d'éclore, d'un vedettariat des artistes chorégraphiques, plus particulièrement des artistes féminines. Cette politique de vedettariat est ouvertement soutenue, dès le début des années 1830, par le directeur de l'Académie royale de Musique, Louis Véron. Taglioni et Elssler, artistes contractuelles à l'Opéra de Paris, provoquent alors l'enthousiasme d'un public d'abonnés et de journalistes – frénésie qui a pour corollaire les guerres, encouragées par la direction du théâtre, entre partisans de l'une ou de l'autre. A la « taglioni-mania » suscitée par l'interprète de la Sylphide répond la « cachuchomanie », en référence à la danse qui procure à Elssler la notoriété.

13Dans cette configuration favorable à double titre – celle du vedettariat des danseuses d'une part, celle du progrès des techniques de diffusion de l'image d'autre part –, les figurines de Barre donnent lieu à une circulation médiatique d'un autre type, et néanmoins parallèle, par le biais de la lithographie. Il s'agit là d'une technique d'impression relativement récente39, mais révolutionnaire en ce qu'elle offre à la fois des coûts de production très bas et une excellente qualité de reproduction. Le dessinateur Achille Devéria40 s'empare ainsi de l'image de Taglioni (fig. 9) et d'Elssler (fig. 10), telle que forgée par Barre, et publie deux portraits lithographiés, promis à un immense succès commercial et à des déclinaisons des plus variées. Ils reprennent d'abord, l'un et l'autre, les codes éditoriaux attachés à l'iconographie théâtrale : le portrait est inséré dans un cadre, porte mention de l'artiste, du ballet et du rôle dans lequel elle est représentée, du dessinateur et de son inspirateur (A. Devéria, del.41 d'après la statuette d'A. Barre), de l'éditeur (Cattier, 18, rue Tiquetonne), du lithographe (C. Motte), du marchand d'estampes (Goupil et Vibert, 15, boulevard Montmartre, 7, rue de Lancry)42. D'un point de vue esthétique, les lithographies exposent un élément déjà présent dans la sculpture, qui est aussi un poncif de l'illustration romantique : le décor floral, placé aux pieds de la danseuse, sous la forme d'un buisson de roses pour Taglioni, de couronnes de fleurs à l'antique abandonnées au sol pour Elssler.

14Pour ce qui est de la figuration du corps de la danseuse, l'apport de la lithographie est double. Le premier a trait à la couleur (bien qu'il existe des tirages noir et blanc), dont ne rend pas compte la statuaire. Cet aspect n'est pas anodin dans un univers régi, sur le plan dramaturgique comme sur le plan imaginaire, tantôt par la non-couleur – le « blanc », dans ses infinies nuances, grises ou bleutées, du ballet aérien incarné par Taglioni –, tantôt par la couleur – celle des danses nationales et de l'exotisme emblématisés par Elssler. Le dessin, en même temps qu'il s'inspire d'une image sculptée préexistante, se fait l'écho des descriptions enchantées des feuilletonistes, comme celle que livre Gautier, en forme de réminiscence d'un passé glorieux, dans Les Beautés de l'Opéra :

Elle s’avance en basquine de satin rose garnie de larges volants de dentelle noire ; sa jupe, plombée par le bord, colle exactement sur ses hanches ; sa taille de guêpe se cambre audacieusement et fait scintiller la baguette de diamants qui orne son corsage ; sa jambe, polie comme le marbre, luit à travers le frêle réseau de son bas de soie ; et son petit pied, en arrêt, n’attend pour partir que le signal de la musique. Qu’elle est charmante avec son grand peigne, sa rose sur l’oreille, son œil de flamme et son sourire étincelant ! Au bout de ses doigts vermeils tremblent des castagnettes d’ébène.43

15Le second concerne plus spécifiquement l'image de Taglioni. L'accent est mis certes sur l'envol, souligné par la présence d'un halo nuageux, et sur le caractère éthéré de la danseuse, qui semble comme flotter au‑dessus de la terre, mais aussi sur l'érotisation du corps. Cet aspect est sans nul doute à mettre au compte du tempérament d'Achille Devéria, célèbre pour ses portraits d'artistes, mais aussi pour ses séries de dessins érotiques. La lithographie a beau être une forme très codifiée, elle n'empêche pas l'émergence d'un trait d'auteur. Le dessin, associé à la palette de l'aquarelliste, donne à voir les jambes et les bras de la danseuse, mais aussi, au travers d'un travail sur la couleur et les transparences, ses cuisses, venant rappeler la profonde ambivalence du corps taglionien, dont la séduction repose sur un jeu permanent d'offrande et de dissimulation, qu'emblématisent les gazes blanches dont elle est revêtue.

Objets commerciaux / figures de légende

16Ce nouveau support qu'est la lithographie assure ainsi une diffusion très large, et à un coût très faible, de l'image des deux danseuses. Les dessins de Devéria, inspirés des statuettes de Barre, sont copiés, imités, subissent des variantes éditoriales, et, surtout, sont déclinés sur de nombreux supports et objets, utilitaires ou simplement décoratifs. L'image des deux danseuses est reproduite sur des partitions de musique, traduite sous la forme de porcelaines ou de chandeliers, se retrouve sur des étuis à cigares, des coffrets à bijoux, des bonbonnières ou des éventails, pour ne citer que quelques exemples de cette diffusion de masse. L'image de la danseuse envahit – littéralement – le quotidien bourgeois et se fait, par là même, le reflet d'un culte des images, d'une iconolâtrie pourrait-on dire44, qui trouve un écho dans les propos de Philarète Chasles, lesquels résument bien le transfert culturel opéré par le romantisme : « L’Église s'est faite Opéra. L'Opéra s'est fait Église»45 .

17Dans ce culte des images, il importe dès lors de voir davantage qu'un phénomène strictement commercial et mondain, qui contribuerait, de manière un peu superficielle, à approfondir l'opposition, quelque peu anachronique en ce XIXe siècle, entre vedettariat et renommée artistique, promotion publicitaire et inscription dans une légende des arts du spectacle. Si l'on en revient aux statuettes de Barre, l'objet suscite, de la part des commentateurs, un discours ambivalent, où l'élan religieux se mêle à la pulsion érotique, et dans lequel le désir fétichiste, éveillé par la petite taille de l'objet, vient se greffer sur le sentiment nostalgique. À côté de nombreux textes évoquant la danseuse Elssler, incarnation de ses idéaux esthétiques, Gautier consacre en novembre 1836 un feuilleton à sa seule statuette :

Pour nous dédommager de l'absence de Fanny Elssler, qu'une maladie grave a failli nous enlever, un jeune sculpteur plein d'esprit et d'à-propos […] a voulu reproduire cette ravissante créature telle qu'elle lui est apparue dans Le Diable boiteux […]. Il a réussi au-delà-de toute expression à rendre tout ce qu'il y a de décence provocante dans cette inclinaison du corps, tout ce qu'il y a de souplesse dans ces mouvements des épaules, d'ardeur dans les pieds, de moelleux dans les sinuosités du cou […].46

18La statuette d'Elssler se fait substitut explicite à l'Absente – tombeau de la ballerine aimée et disparue. La miniaturisation crée un fétichisme de la possession, au point que la danseuse, victime d'une maladie qui l'éloigne de la scène pendant près de six mois, et sa représentation sculptée – son icône en quelque sorte – deviennent interchangeables. On songe aux propos d'un chroniqueur anonyme, qui, à l'occasion d'une exposition, compare la précision de détail de la sculpture de Barre avec la vision procurée par une « lorgnette », cet instrument par excellence du fétichisme balletomane : « Il est impossible de reproduire, dans cette dimension (environ quinze pouces avec la base), une ressemblance à la fois plus gracieuse et plus frappante, tant de la figure que des habitudes du corps saisies dans leurs moindres détails. Il semble voir danser Mlle Fanny Elssler, en la regardant par le petit bout d'une lorgnette. »47 Il n'est pas anodin, par ailleurs, que la statuette de Taglioni ait été réalisée, de son côté, peu avant ses adieux à l'Opéra de Paris et son départ pour la lointaine Russie, qui plongent dans l'affliction ses nombreux admirateurs. Le lamento sur la ballerine qui s'en va, prononcé par Janin, est en quelque sorte effacé par la consolatio que fait naître la statuette :

Il ne nous restera plus de cette charmante femme que ce lointain et vaporeux souvenir que laissent après eux tous les grands artistes. Heureusement encore que le jeune Barre, le père de la Fanny Elssler, vient d'achever en l'honneur de Mlle Taglioni la plus charmante petite statuette qui se puisse voir. Un pied qui touche à peine le gazon, deux bras délicats et gracieux, une tête mignonne couronnée de rosés, une robe de gaze qui voltige autour de ce beau corps, deux petites ailes empruntées au papillon, quelque chose de si fin, de si léger, de si exquis qu'on oserait à peine le toucher, voilà le dernier ouvrage de ce jeune homme, voilà le pendant que nous lui demandions à la ravissante statuette de Fanny Elssler, voilà le portrait sans nom que vous reconnaîtrez tous à ses ailes et à son sourire.48

19Le rapport cultuel à l'image sculptée, devenue « simulacre »49, apparaît en réalité, sous la plume du fervent dévot de Taglioni qu'est Janin, tout aussi impur, comme le souligne cette vision d'un corps atomisé, fragmenté, qui s'attarde avec délectation sur « un pied », « deux bras », « une tête », « une robe » ou « deux petites ailes », d'autant plus séduisants et désirables qu'ils ne cessent d'osciller entre incarnation et désincarnation.

20Dans cette approche fétichiste se dessine toutefois un autre enjeu, plus important peut-être, qui touche à la nature et au devenir de l'art chorégraphique. L'adoration de l'image, sous la forme d'un bronze miniature habilement sculpté, dissimule en réalité davantage qu'un goût, presque enfantin, pour la petitesse charmante de l'objet ou qu'un enthousiasme sentimental, et néanmoins ambigu, pour une personnalité du monde du spectacle. Dans les écrits, l'objet s'impose en effet aussi pour son pouvoir de résistance à l'éphémère, au temps qui passe, à la mort même. La solidité inaltérable de l'objet sculpté vient s'opposer à la fugacité – à la frivolité – du geste dansé et conférer, de par le processus d'élection qu'il sous-tend, une noblesse et une pérennité à la figure unique qu'il représente. A l'instar des statuettes d'Elssler ou de Taglioni, celle d'Amany permet, aux yeux de Janin, de ranimer – de rendre à nouveau présente – la danseuse, figure éphémère de la scène parisienne :

Vous souvient-il d'Amany, cette belle fille cuivrée venue de l'Inde, qui dansait au son du tambour ? À peine a‑t‑on eu le temps de la voir qu'elle s'est enfuie ! Vous rappelez-vous cette taille si fine, ces bras si souples, cette jambe nerveuse, cette main qu'elle portait au bout de son bras comme le duc d'Albe de tout à 1'heure porte un royaume au bout de son épée ? Eh bien ! Amany, la jolie fille aux yeux de gazelle, n'est pas partie tout entière, elle a laissé chez M. Barre le statuaire de nos salons l'empreinte de son pied, de son bras, de sa taille, de son sourire, de ce nez où reluit un anneau d'or. Barre ce père de Fanny Elssler, la ravissante danseuse, a adopté ainsi Amany la sauvage et lui a donné droit de cité parmi tous les aimables et gracieux modèles qui ont posé dans l'atelier du jeune sculpteur.50

21Cette vie nouvelle, miraculeusement transmise par le biais d'un autre art – relevant, celui‑là, de la sphère des beauxarts –, n'est plus réservée, cependant, à la seule jouissance narcissique d'un possesseur enamouré. Métamorphosé en objet précieux, travaillé dans les plus pures règles de l'art, le corps de la danse paraît conquérir une nouvelle légitimité esthétique. Amany « la sauvage » peut dès lors devenir l'égale d'Elssler et Taglioni, ballerines de l'Opéra, précédemment consacrées par l'artiste.

22C'est dans cette perspective « légendaire », et même ouvertement muséale, qu'il faut aussi comprendre le poème que Joseph Méry adresse, l'année de ses adieux parisiens, à la statuette de Taglioni51. Derrière la rhétorique de la louange, avec son lot de clichés idéalisants et d'hyperboles convenues, cette ode ne cherche pas tant à conserver la trace, par le verbe poétique, d'un ballet ou d'un rôle emblématique, qu'à célébrer la danseuse capitale, divinisée par le poète, en exhortant sa représentation sculptée à quitter l'atelier pour rejoindre enfin son vrai lieu – un panthéon imaginaire, un musée rêvé des beaux-arts, dans lequel la danse aurait acquis sa place et de surcroît, grâce à elle, sa pleine et entière légitimité : « Échappe-toi, nymphe rebelle, […] / Sur nos places favorisées, / Nous t'attendons dans les Musées, / Où sont les merveilles des arts »52. La statuette semble alors apparaître comme un équivalent minéral des keepsakes, ces jolis petits livres illustrés qu'on voit fleurir à la même époque, objets délicats et précieux destinés à « garder le souvenir » d'une chose ou d'une personne aimée. La série de quatre figurines de Barre n'est pas sans rappeler à cet égard le recueil des Beautés de l'Opéra et de ses quatre notices consacrées à des ouvrages chorégraphiques ayant fait « l'âge d'or » du ballet53. A l'image de la petite galerie sculptée de Barre, qui transforme des figures élues du présent, de passage donc, en figures mémorables et pérennes, les notices des Beautés, ornées chacune de portraits gravés des quatre grandes étoiles de l'Opéra romantique, s'imposent, dans leur succession, comme un musée miniature du spectacle romantique – une ébauche de sa légende54. De manière semblable à nos figurines de pierre, le livre unique qui les réunit vise à conserver et, plus encore, à célébrer, outre le souvenir d'un « répertoire » d’œuvres marquantes, des figures féminines aussi admirables – esthétiquement – que respectables – moralement.


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23Reflet de l'air du temps et d'une époque où l'art se marie, pour le meilleur et pour le pire, avec l'industrie et le commerce, les figurines de Barre se situent dans un entre-deux aussi troublant qu'indécis – à la fois pour ce qu'elles sont et pour ce qu'elles représentent. Exposées initialement dans les Salons du Louvre, éprouvées par les critiques comme des œuvres d'art à part entière de par la virtuosité technique qu'elles manifestent, elles tendent fatalement, au fil des décennies et de leurs multiples déclinaisons matérielles ou éditoriales, à n'être plus perçues que comme des avatars de bibelots bourgeois, au charme quelque peu désuet, dont la diffusion est désormais réservée aux vitrines des marchands éditeurs55. Dans ce passage d'un lieu à un autre, comme dans ce transfert d'un support à un autre, c'est aussi toute la problématique de l'art et du kitsch qui se fait jour. Sur le plan de la mimésis, elles témoignent parallèlement du statut foncièrement hybride et ambivalent de la danse – fût-elle d'Opéra –, toujours au croisement de la culture savante et de la culture populaire, de l'art et du divertissement. Tout en confirmant l'accès de la danseuse romantique à la médiatisation et au vedettariat, elles sont le signe d'une autre quête : quête de permanence face à l'éphémère et au soupçon de frivolité qui guette sans cesse la danse, quête, également, de figures remarquables, impeccables, susceptibles de forger une Légende dorée de la danse, dont le quatuor féminin sculpté par Barre pourrait être une illustration symbolique.


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Fig. 1 : John-Étienne Chaponnière

Juliette Drouet (1831)

Plâtre

H. : 38 cm.

Maison de Victor Hugo - Hauteville House


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Fig. 2 : Gaetano Merchi

Portrait de Marie-Madeleine Guimard, danseuse à l'Opéra (1779)

Buste en terre-cuite

H. : 60 cm.


Musée Carnavalet.

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Fig. 3 : Marie-Anne de Cupis de Camargo

Porcelaine

32 x 26 x 19.5 cm.

Collection Allison Delarue (Université de Princeton)


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Fig. 4 : Jean-Auguste Barre

Fanny Elssler dans la cachuchadu Diable boiteux (1836)

Bronze patiné

H.  : 44 cm.

Paris, Musée des Arts Décoratifs


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Fig. 5 : Jean-Auguste Barre

Marie Taglioni dans La Sylphide (1837)

Bronze patiné

H. : 45 cm.

Paris, Musée des Arts Décoratifs


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Fig. 6 : Jean-Auguste Barre

La bayadère Amany dans le Malapou (1838)

Bronze

H. : 41 cm.

Paris, Musée de la Vie Romantique


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Fig. 7 : Jean-Auguste Barre

Emma Livry dans Le Papillon (1861)

Porcelaine peinte

H. : 42,5 cm.

Londres, Victoria and Albert Museum


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Fig. 8 : Costume de Mlle Taglioni (rôle de Zoloé) / gravé par Louis Maleuvre

Le Dieu et la Bayadère, opéra d'Eugène Scribe et Daniel-François-Esprit Auber

Estampe, eau-forte, en couleurs, 29 x 21 cm.

Paris, Martinet, 1830

Bibliothèque nationale de France


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