Colloques en ligne

Kinga Joucaviel

Cyberchanges et démons thermodynamiques

De la créativité lexicale dans La Cybériade de Stanisław Lem.

1La richesse de l’imagination romanesque, scientifique et linguistique de Stanisław Lem1, mais aussi la pertinence de sa réflexion métaphysique, éthique et esthétique offrant un champ d’analyse très étendu, font de cet auteur un des écrivains polonais les plus lus à l’étranger. Le classement de son œuvre dans le genre de la science-fiction est quelque peu réducteur. Sa production dépasse non seulement les limites génériques, mais aussi les frontières épistémologiques, et elle interprète, en extrapolant vers le futur, les problèmes du fascinant et terrifiant XXe siècle.

2Le roman le plus connu de Lem, Solaris, est assurément une des œuvres les plus originales sur l’impossible contact avec une intelligence extraterrestre. Peu ont lu Solaris, mais beaucoup ont vu au moins une des trois versions cinématographiques de ce roman2. Ses autres livres, même les plus anciens, restent toujours d’une étonnante actualité ; l’auteur nous parle de la manipulation cérébrale, de la robotique, de la biotechnologie, du clonage humain, d’Internet, etc. Il traite des thèmes universels de manière extrêmement moderne et les enrichit de réflexions philosophiques, toujours teintées d’humour.

3C’est La Cybériade3 qui nous intéressera tout particulièrement dans cet exposé. Il s’agit sans doute de l’œuvre la plus caractéristique de l’esprit de Lem, qui consiste en un recueil de récits philosophico-comiques qui aborde le thème des utopies technologiques, thème bien apprécié par les auteurs de science-fiction à ambition plus intellectuelle que distractive. Les récits sont reliés par la présence des deux protagonistes, constructeurs cosmiques, Trurl et Clapaucius, inventeurs déjantés et débordant d’imagination qui rivalisent d’ingéniosité pour inventer des machines les plus invraisemblables. Ils s’en servent pour chasser les dragons, rendre amoureux ou changer de personnalité, et parcourent l’univers à la recherche des nouvelles missions que leur confient les souverains fantasques et souvent tyranniques des différentes planètes. Parfois, ils se mettent dans le pétrin et sont victimes de leur propre inventivité…

4Tout a commencé en 1964 avec les Contes inoxydables4, recueil de nouvelles qui est en quelque sorte l’embryon de La Cybériade. Ces deux recueils, compte tenu de leur thématique commune, sont souvent confondus. Lem a tout d’abord commencé par trois contes, mais après s’être aperçu de leur potentiel imaginaire, il ajouta une à une de nouvelles histoires pour aboutir à un recueil de dix-neuf5 récits. La même traductrice, Dominique Sila Khan, a continué son œuvre de translation, un véritable défi qu’elle a relevé – nous le verrons – parfaitement bien, en nous procurant un plaisir de lecture et une jubilation quasi-ininterrompus.L’action de La Cybériade, conformément à l’idée ancienne de Roger Caillois pour lequel la littérature de SF était « un conte de fées de l’ère cosmique », se déroule dans un décor et dans un temps indéfinis ; il y a des royaumes, des chevaliers, des courtisans, des princesses et des dragons. Les personnages sont des robots anthropomorphiques sexués, soumis aux mêmes lois biologiques que les humains (amour, vieillissement, mort, vices, désirs etc.). Tout de même, dans certains récits, apparaissent les « blafards » (ou « les blêmards »)6, êtres visqueux et primitifs, faits à partir de l’eau que l’on sait néfaste aux robots... Quant aux « objets de la réalité », ils appartiennent au domaine des arts de la guerre, aussi bien du monde médiéval (épées, destriers, canons, échafauds), que du futur : projectiles nucléaires, lasers, cyber-canons, etc.Comme si Lem faisait passer la réalité future, devançant les inventions les plus osées des sciences, par le filtre le plus traditionnel, conservateur de la mémoire, des émotions et des principes de l’univers du conte de fées. On devine bien que ce procédé d’anachronisme et de mélange de réalités, époques, domaines de sciences, langues, styles et conventions littéraires stimule la réflexion et provoque le rire.

5Les inventions techniques de nos constructeurs ont pour objectif d’améliorer le monde et d’aboutir à l’Ordre Absolu ou à la Phase du Développement Suprême. La magie, remplacée ici par la performance technique, doit servir le Bien ou… le Mal, fondements de la nature dualiste et principe de la vision manichéenne du monde. Ces velléités démiurgiques « de rendre heureux à tout prix » se terminent souvent mal : par un fléchissement de la structure sociale, par un chaos général ou par un faux bien-être. L’harmonie obtenue par la force se transforme en terreur, l’altruisme se change en sadisme et la Sagesse suprême – en dégénérescence. Selon Lem, on ne peut doter de bonheur les sociétés car elles existent grâce à l’équilibre chancelant des contraires – en mouvement permanent – avec certes une devise d’un idéal inatteignable. Le personnage de Malapuce alias Malapucien Kawos7 (Malapucy8 vel Malapucyusz Chałos) est le jumeau de Karl Marx ; son projet d’amélioration des sociétés par la création d’« électroparadis » (electraje) a pour résultat leur « monstruandisation », le chaos et la propagation du mal. Lem, amateur du pessimiste schopenhauerien, se moque de tout modèle du « monde meilleur » ; il se dresse ainsi contre les bases prétendument rationnelles du marxisme et contre l’utopie technocratique et scientiste. Son expérience du communisme fait que l’auteur se méfie de toute vision de bonheur futur pour lequel il serait indispensable de passer par une phase de contrainte et de brimade. À cet égard, La Cybériade, avec cette réflexion éthique et sociologique, est une satire politique déclarée.

6L’univers de Lem présenté dans La Cybériade oscille entre la réalité et la fiction. Il ne peut exister qu’« à travers les mots », car même s’il échappe aux lois de la physique, il est totalement subordonné aux lois de la linguistique. « Pour maîtriser le monde, il faut d’abord le nommer » – disait Lem. Il reconnaissait donc que, pour exister, les choses doivent être conceptualisées et exprimées parles mots qui sont leurs « faire-valoir » créditant les plus folles inventions. Tout comme la multitude d’atomes proliférant crée les objets dont la structure est perceptible et dissécable, la multitude des morphèmes constitue des proto-racines à partir desquelles bourgeonnent les mots dont il est possible de définir la morphologie et la genèse.

7Peut-on également définir la morphologie et la genèse de la langue « du futur » de Lem ? Suit-il le modus operandi propre à tous les inventeurs de mots qui, pour nommer les faits/objets nouveaux de la réalité relevant de la littérature, de la science, de la technique ou d’un idiolecte, font appel aux techniques classiques de la formation de mots ?

8Respecte-t-il cet équilibre subtil entre innovation et conservation qui consiste à exploiter les unités déjà existantes en les associant, les combinant, les tronquant, les enrichissant d’éléments et de sens nouveaux, les déformant ou les puisant dans d’autres langues ? Ou alors, conçoit-il des unités inédites issues de sa propre imagination ?

9Nous verrons que Lem, sans être linguiste, possède une intuition linguistique exceptionnelle et maîtrise toutes ces techniques. Imprégné de la langue polonaise, mais puisant aussi dans les ressources des autres langues (allemand, russe, métalangages scientifiques, patois, dialectes, langues anciennes), et surtout doté d’une imagination géniale, il manipule en virtuose cet arsenal linguistique. Les résultats de ses acrobaties linguistiques s’adressent aux lecteurs polonais qui sont a priori les seuls à pouvoir apprécier leur transparence sémantique, leur puissance évocatrice, leur sonorité suggestive. Les traducteurs ont du fil à retordre pour permettre au lecteur étranger d’apprécier l’ampleur du génie linguistique de Lem. Pour autant, le problème de traduction, bien qu’important dans cet exposé adressé à un public francophone, n’en fait pas l’objet. Aussi, pour ne pas nous encombrer du problème de transfert des subtilités au niveau de l’équivalence sémantique, stylistique et artistique, les unités lexicales sélectionnées ne présentent pas ou presque de problème de traduction. Il faut ajouter que les équivalents français de ces néologismes proviennent tous de la traduction de La Cybériade effectuée par Dominique Sila Khan.

L’inventivité linguistique

10L’analyse de la néologie de Lem constitue un chantier tellement vaste qu’il est indispensable d’en restreindre le champ pour donner, dans ce court exposé, un aperçu pertinent. Le thème, tel qu’il est annoncé par le titre, situant son étendue entre le « ciel, domaine des anges » et les « profondeurs de la terre où résident les démons », est en fait aussi vaste que le Cosmos lui-même. Par conséquent, concentrons-nous plutôt sur le rapport antagonique qu’évoquent les mots « anges » et « démons », ainsi que sur leurs épithètes, qui juxtaposent deux registres d’emblée inconciliables biblique et scientifique. Anges et démons, ces deux rivaux bibliques, cosmiques et lexicaux, qui illustrent le conflit sémantique à l’intérieur même des mots inventés,suggèrent donc le critère de leur repérage dans le texte, tant au plan formel qu’au plan sémantique.

11Le vaste recueil de néologismes que comporte l’œuvre de Lem sera donc restreint à un petit corpus significatif, rassemblant des noms communs et propres, puisés dans les quinze récits9 de la « Cybériade »10 chargés de fonction stylistique11 et étudiés par type de créativité lexicale : dérivation, composition, contamination, néosémantisation, paronomase, jeux de mots, archaïsation, néologie non motivée et abréviation. Cette organisation jalonne les étapes successives de ma démonstration.

Dérivation

12Cette mise au point ayant été faite, commençons par la dérivation, un des procédés de formation des mots utilisé aussi bien dans la langue polonaise que française. Les exemples qui suivent forment différents groupes sémantiques : nomina instrumenti, nomina loci, nomina agentis,etc. Observons-en quelques-uns de plus près avec les dérivés12 :

flirtownica – flirtrice
deliryzator – délyrisateur
pieszczak – calinator
całownia – bisouille

13Ce sont là des instruments inventés par Trurl pour détourner voire annihiler les sentiments amoureux du prince Pantarctique (Panktarktyk) éconduit par la princesse Amarandine de Cériberne (Amarandyna Cyberneńska). Le rapport sémantique antinomique réside dans l’idée d’instrumentalisation des sentiments : les machines à flirter, à priver l’amour de lyrisme ou même à le rendre vulgaire (suffixe -ouille dans « bisouille »), tout cela va à l’encontre des tendances habituelles. L’effet « de paradoxe interne » est le résultat de l’opposition, qu’elle soit sémantique, stylistique, étymologique ou de registre, entre le morphème lexical (radical) et morphème dérivationnel (préfixe et suffixe). Lorsque Lem intellectualise les termes de la langue courante pour les élever au rang des mots savants, nous obtenons des termes pseudo-scientifiques amusants comme paskudysta – détractiste – qui relie le radical de l’adjectif familier « paskudny » (moche, vilain) et du suffixe emprunté -ysta (fr. -iste). On retrouve le suffixe -ysta/-ista, assez productif chez Lem, dans d’autres dérivés qui contiennent toujours une nuance savante « ajoutée » :

konstrukcjonista – constructionniste (contrairement à « constructeur », trop banal)
elektrysta – électriste (contrairement à « électricien », pas assez érudit)
maltretysta – molestamor
perswazjonista – persuadiste.

14Pour inventer les noms de personnes, Lem recourt à beaucoup d’autres suffixes, comme par exemple « -ius » dans sadycjusz – sadiste13 –, en tandem avec zadysta14, le premier étant latinisé et quasi savant, l’autre étant rendu presque vulgaire par la sonorisation du « s » initial (contamination formelle et sémantique des mots zad – derrière, cul, et sadysta – sadique)15.

15Citons encore quelques exemples de dérivation « savante » à partir de bases « vulgaires » désignant de prétendues disciplines scientifiques ou des états d’esprit :

potworystyka – chiméristique, discipline étudiant les « faits monstrueux », mot dérivé à partir du radical potwór (monstre)
smokologia – dracologie, discipline étudiant les dragons (smok – dragon)
felicytologia – félicitologie, discipline étudiant les manifestations du bien-être
ohydancja – abhominence, état d’abomination.

16Pour finir cette section traitant de la « dérivation prétendument savante », citons quelques exemples de dérivés formés au moyen de préfixes. Au préalable, il est important de signaler qu’en polonais les préfixes se joignent plus souvent aux verbes (préverbes), leur productivité dans le domaine nominal est par conséquent moindre. En voici quelques-uns :

degenerałowie – dégénéraux, où le « grade » des généraux est abaissé par le préfixe dépréciateur « de- » et par l’analogie sémantique avec le mot « dégénéré »
depossybilizator – dépotentialisateur
deprobabilizacja – déprobabilisation, deux exemples où l’on note le conflit entre le sens du préfixe et celui du radical.

17En revanche, dans la dérivation nominale, Lem exploite à foison l’arsenal de « préfixoïdes », anciens lexèmes devenus « préfixes » pour des raisons de récurrence. Il s’agit bien sûr ici des préfixoïdes savants d’origine grecque : archi-, giga-, mega-, synchro- etc. qui, adjoints à des lexèmes de la langue courante ou populaire, donnent des créations surprenantes comme :

Archimądryta – Archidoc16
gigacałus – gigabise
megapieszczak – kilocâlin
synchroerotor – synchroérotors.

Néologismes et composition

18La deuxième section de ce panorama sera consacrée aux néologismes formés au moyen de la composition. Ce procédé de créativité lexicale est particulièrement prolifique chez Lem à cause de l’effet recherché, celui du « paradoxe » provoqué par la fusion sémantique des deux racines portant les traits sémiques antinomiques. En fonction des modes de liaison des deux morphèmes lexicaux en un seul mot, la composition revêt des formes diverses. Ainsi, nous rencontrerons :

  • les composés à partir de mots soudés sans modification formelle :

bezstwór – mécréature, à partir de : bez (sans) et stwór (créature)
niesmok – bête réduite à zéro, à partir de : nie (non) et smok (dragon) ;

  • les composés à partir de mots séparés par un trait d’union :

totalizator-moralizator – totalisateur-moralisateur
roboty-dewoty – robots-dévots
korozja-sklerozja – sclérotique érosion
maszyna-straszyna – mécanique à panique, de : maszyna (machine) et straszyć (effrayer)
kometa-kobieta – commère comète17 ;

  • les composés à partir de mots séparés par l’interfixe -o- :

smokoreduktory – dracoréducteurs
miłościomierz – aphromètre graduéerotodrom – érodrome
eletroopilstwo – électrivrognerie ;

  • les composés à partir de mots séparés (syntagmes) avec une préposition :

peplum na zamek błyskawiczny – peplum à fermeture éclair
egocentryzatory ze sprzężeniem narcystycznym – égocentrisateurs à introversion équipés de compresseurs narcissiques ;

  • les syntagmes :

polewka jonowa – breuvage ionique
rycerz wysokiego napięcia – chevalier de la haute tension
zmotoryzowana brygada psychoanalityczna – brigade psychanalytique motorisée
demony termodynamiczne – démons thermodynamiques ;

  • les contaminations18 :

masturbaniści – masturbanistes, de : masturbować się (se masturber) et urbanista (urbaniste)
sodomostwo – sodomotique, de : Sodoma (Sodome) et domostwo (foyer)
elektrybałt – électrouvère ou eletrycerz – électradjah
intelektryka – intellecrique
sprośliwki – pornoix, de : sprośny (vulgaire) et de śliwki (« prunes », ici remplacées par « noix »).

19Il est impossible dans le cadre de cet exposé de commenter de façon exhaustive tous ces types de composition, mais c’est incontestablement le dernier groupe, celui des « contaminations », qui est le plus vaste et dévoile la véritable virtuosité linguistique de Lem. Il comprend les composés dans lesquels les limites des morphèmes s’effacent, les champs sémantiques s’entrecroisent et donnent des mots hybrides. Leur transparence formelle est par conséquent moins claire, en revanche, ils conservent leur transparence sémantique et de surcroît, s’enrichissent de sens nouveaux. Pour entrevoir l’inventivité de Lem dans le domaine des « contaminations », je propose de dresser une liste (non-exhaustive), réduite aux mots contenant le morphème cyber- (de : cybernetyka, cybernetyczny etc.) récurrent dans toute la « Cybériade ».

20Le néologisme Cyberiada (Cybériade), où se fondent deux morphèmes lexicaux : cybernetyka19 (cybernétique) et Iliada (« Iliade »), juxtapose le moderne et l’ancien, le vulgaire et l’élevé, le littéraire et le scientifique. La troncation de -nétique et de Il- n’obscurcit en aucun cas la transparence sémantique, le mot reconstitué est au contraire enrichi de sens nouveaux : comique, intellectuel et philosophique. La Cybériade n’est-elle pas une « épopée cybernétique », une « odyssée de l’espace » ?

21Voici quelques contaminations dans lesquelles le premier élément du composé :

cybernetyczny, subit une apocope plus au moins importante20 :
cybern-
cybernator – cybernateur, mot qui associe : cybernetyczny et gubernator (gouverneur)
cybernantka – cybernante, mot qui associe : cybernetyczna et guwernantka (gouvernante),
cyber-
cybermata – cybercanon, mot qui associe : cybernetyczna et armata (canon)
cybermatyzm – cybermatisme, mot qui associe : cybernetyczny et reumatyzm (rhumatisme)
cyberchanioł – cyberchange, mot qui associe : cybernetyczny et archanioł (archange)
cyberownica – sorcybère, mot qui associe : cybernetyczna et czarownica (sorcière),
cybe-
cyberak – cybécrevisse, mot qui associe : cybernetyczny et rak (écrevisse)
cyberyba – cyberpoisson, mot qui associe : cybernetyczna et ryba (poisson)
cyberumaki – cyberosses, mot qui associe : cybernetyczne et rumaki (chevaux)
cyberaj – cyberparadis, mot qui associe : cybernatyczny et raj (paradis),
cyb-
cyborgie – cyborgies, mot qui associe : cybernetyczne et orgie (orgies)
cyberotyka – cybérotique, mot qui associe : cybernetyczna et erotyka (érotique)
cyberotoman – cybérotomane, mot qui associe : cybernetyczny et erotoman (érotomane)
cybernardyn – cybernardin, mot qui associe : cybernetyczny et bernardyn (chien saint-bernard),
cy-
cybajadery – cybayadère, mot qui associe : cybernetyczna et bajadera (bayadère)
cybłąd – cyberreur, mot qui associe : cybernetyczny et błąd (erreur)
cyberek – cybranle, associe : cybernetyczny et oberek (danse populaire pendant laquelle on « se met en branle »)
cybrat – cyberfrère, mot qui associe : cybernetyczny et brat (frère)
cyberberys – cyberbéris, mot qui associe : cybernetyczny et berberys (arbuste).

22Dans tous les exemples cités ci-dessus, on peut observer le croisement et la superposition des espaces formels (morphèmes radicaux) et des espaces sémantiques (champs lexicaux). La « zone » d’interférence varie ; elle peut être constituée de plusieurs phonèmes : cybernardyn (-ber- de cybernetyka et de bernardyn) ou d’un seul : cybrat (-b- de cybernetyka et de brat). De même, la suppression peut affecter plusieurs sons, le plus souvent le début du mot (czar- de czarownica) ou un seul (o- de oberek). Quelle que soit la « longueur » de l’élément tronqué, la lisibilité reste totale et l’effet comique – garanti. L’association des deux morphèmes appartenant aux registres opposés, avec un contraste sémantique : soutenu /trivial, archaïque / moderne, non seulement fait rire, mais traduit l’attitude de l’auteur qui prend de la distance, parodie et émet un jugement souvent critique sur la réalité racontée.

Autres originalités lexicales

23On n’est pas arrivé au bout de toutes les manœuvres créatives dont Lem est capable. De nombreux exégètes de Lem ont noirci des pages et des pages sur ses prouesses lexicales, je n’en citerai que quelques-unes par mode de création.

Les néosémantismes21:

24smoczek – petit dragon/sucette (homonymes).

25Dans l’expression utilisée par Lem : przejścia od smoków do smoczków, le mot smoczek est un dérivé de smok (dragon) et signifie : petit dragon. Le sème « dragon, bête effrayante » est par conséquent doublement amorti : par le diminutif et par l’analogie homonymique. Il faut noter au passage que la traduction de cette expression par Dominique Sila Khan, « mutation des lois dragoniennes en lois draconiennes », conserve le jeu de mots et le choc antinomique, bien qu’elle s’éloigne du sens littéral.

jądra atomowe – testicules atomiques (juron dans le texte). Littéralement : noyaux nucléaires
indykator – éleveur de dindes (indyk : dinde). Littéralement : indicateur
sarmata22 (czyli działo bez prochu i kuli) – canonne (ou les joies de l’artillerie au couvent). Littéralement : canon sans projectile, ni poudre, de : sama (seule) + armata (canon),

Les paronymes23 :

26dętysta se confond avec dentysta (dentiste).

27Dans le texte, ce néologisme signifie : musicien qui joue d’un instrument à vent (de : dąć – souffler)

28orgianista se confond avec organista (organiste). Dans le texte : un adepte des plaisirs (de : orgia – orgie)

29lękarze se confond avec lekarze (médecins). Dans le texte : ceux qui ont peur (de : lęk –peur).

Les jeux de mots24 :

30metody zdalne archiwalne i przez to fatalne – méthodes postales archivales et par conséquent fatales

31dobry złodziej i zły dobrodziej – bon voleur et mauvais bienfaiteur

32nie wyleciał komecie spod ogona – il n’est pas né de la dernière galaxie. Ici se croisent deux phraséologismes ; dans l’expression polonaise, on observe l’allusion à l’idiome nie wyleciał sroce spod ogona (littéralement : « il n’est pas sorti de sous la queue d’une pie ») et dans la française, à « il n’est pas né de la dernière pluie »

33żabka i babka w jednym stały domu25– un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée. De même ici, on note l’interférence des deux premiers vers de poèmes très populaires en Pologne et en France : d’un côté le poème d’Aleksander Fredro « Paweł i Gaweł « (Paweł i Gaweł w jednym stali domu…) et de l’autre, le poème de Jean de la Fontaine « La mort et le bûcheron » (« Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée… »),

Les archaïsmes26 :

34Ici, l’archaïsation se situe au niveau phonique ou graphique :

gilotynacja – exécution par guillotine. La traduction de Dominique Sila Khan est : « guillotine », mais « guillotination », par exemple, serait plus conforme à l’esprit de l’auteur.
dyabeł – dyable, qui semble plus ancien que : diabeł (diable)
łayno – fyante, qui est plus « élégant » que łajno (fiente).

Les néologismes non motivés :

35Ce sont, eux, sont des mots « inédits » ; totalement imaginés par Lem, ils n’ont aucune transparence sémantique, et seules leurs sonorités sont quelque peu évocatrices, euphoniques ou cacophoniques :

kambuzele – cambouzelles. Aucune motivation
murkwie – scontelles. Aucune motivation
filidrony – philidrons. Aucune motivation
plukwy – échiques. Le mot fait penser à : pluskwy (cafards) et pukwy (pétasses)
pćmy – babillons. Le mot fait penser à : ćmy (papillons de nuits).

Les abréviations27 :

36NFR Najwyższa Faza Rozwoju – S.S.R.U. Stade Suprême de la Raison Universelle (qui fait un clin d’œil au territoire de l’Union Soviétique, bien évidemment) ;
P.T. Władze Odnośne – administration des PTT ;
Skr. Kar. w Ter. Dow. na podstawie Tr. Adm. Tad. Aram. – P. rad. de la Ter. comm. sur la base du Trad. Eri. Dera28.

37Et pour finir rappelons que le mot « LEM » signifie « Lunar Excursion Module », instrument d’exploration lunaire, construit aux USA dans le cadre du projet « Apollo ». A propos du patronyme de l’auteur, il peut être soumis à toute sorte de « déclinaisons sémantiques » : lemologia (lemologie, étude de l’œuvre de Lem), Lemberg (ville de Lem, Lvov en allemand) ou encore lemoniada (boisson cosmique de Lem), qui font partie du lexique commun.

38Au terme de cette présentation, avons-nous découvert le message que Lem voulait transmettre sous « le masque » de ces mots hybrides ?

39 La Cybériade s’ouvre à toute sorte d’analyses philologiques, philosophiques et linguistiques. C’est dans ce recueil que l’imagination effrénée de l’auteur trouve un parfait exutoire ; il y fait la démonstration de tous ses talents de fabulateur, d’homme de science, de penseur et d’humoriste. Peuplés de robots à traits humains, de rois tyranniques, de preux chevaliers, de princesses capricieuses, de brigands astucieux, de savants inventeurs et de missionnaires bienfaiteurs, les récits de La Cybériade sont en effet des créations hybrides réunissant les traits d’un ouvrage scientifique, d’un essai philosophique, d’un conte de fée et d’un pamphlet humoristique. A cette hybridation du genre correspond une hybridation de la langue qui relaye toutes ces histoires racontées par les mamans-robots aux enfants-robots, langue originale et drôle, pleine de pièges, de références culturelles et scientifiques. La créativité lexicale de Lem, alimentée par son extraordinaire érudition, exploite la substance notionnelle de toutes les disciplines que maîtrise son intellect, par conséquent son inventivité linguistique est infinie, comme infinis sont les mondes qu’il construit.

40Par l’action de nommer, Lem le démiurge rend crédible l’illusion du monde imaginé. Son matériau – la langue – est un réservoir sans fond de potentialités lexicales. Lem y exploite la combinatoire des morphèmes, la polysémie des lexèmes, l’inversion et le jeu syntaxiques, le pouvoir évocateur des sonorités, les racines pseudo-scientifiques ou pseudo-archaïques des mots, les anachronismes, les permutations et les parallélismes idiomatiques.

41Les paradoxes de la vie, que Lem met en lumière, trouvent leur reflet dans l’association « antinomique » des genres, des ambiances, des registres, des styles et des lexiques. Il nourrit ses inventions en puisant dans des « domaines » diamétralement opposés, réunissant et entrecroisant le Cosmos et la Terre, le passé et futur, le trivial et le savant, etc. Cette hétérogénéité est bien sûr préméditée. Elle a avant tout une visée humoristique et satirique – à travers la vie des robots, Lem parodie la vie humaine, critique les systèmes politiques, les progrès scientifiques, les aspirations littéraires, l’égoïsme et l’ambition, la cupidité et la cruauté. Il ne nous échappe pas que la collision entre les hypothétiques civilisations de robots et les civilisations d’hommes bien en chair, entre la littérature et la science, entre ce qui est et ce qui n’est plus, entre ce qui est et ce qui sera, génère en même temps (et surtout) une réflexion sur les limites de la connaissance et les limites de l’humanité tout court. Le monde des robots nous est étonnamment proche, il fonctionne selon les mêmes principes que ceux qui gouvernent le monde des humains, si bien que la frontière entre les robots et les hommes s’efface comme s’estompe la différence entre les mots dont les champs sémantiques antinomiques interfèrent et se croisent dans les plus fantastiques néologismes.

42Le procédé de Lem consistant à utiliser le néologisme, qui a pour effet de réunir ce qui est antithétique, est en fait le modèle réduit, le condensé de ce monde paradoxal peuplé de « robots-humains ». Plus encore, l’effacement des frontières entre les humains et les robots, entre les styles, les genres et les mots correspond à la disparition des limites spatiales et temporelles. Ainsi, la réflexion sur la néologie de La Cybériade nous amène à la découverte d’une conception originale : celle de la circularité des civilisations. Lem suggère que les civilisations n’évoluent pas linéairement et inexorablement vers le progrès, mais une fois arrivées au stade de prétendue perfection, elles s’éteignent, reviennent à la case départ pour, nonobstant l’expérience des ancêtres, ressusciter ensuite et recommencer le processus.

43Dans le cas de Lem, ceci n’est pas une leçon de morale et ce jeu de rétrospective et de prospective a une seule mission : nous éclairer sur le présent.