Colloques en ligne

Jean Nimis

Káos : regards sur un tombeau poétique

[… ] Je suis donc fils du Chaos, non pas d’un point de vue allégorique, mais dans la stricte réalité, car je suis né dans l’une de nos campagnes qui se trouve près d’un bois touffu, que les habitants d’Agrigente appellent, en dialecte, Cávusu […], déformation dialectale de l’authentique et antique vocable grec Xáos. […]1

1En 1984, Paolo et Vittorio Taviani publient le film à épisodes intitulé Káos, inspiré d’une série de nouvelles de Luigi Pirandello, « L’altro figlio », « Mal di luna », « La giara » et « Requiem æternam dona eis, Domine ! », dans un écho en grande partie fidèle aux diégèses originelles respectives. Le film des frères Taviani2 met en scène ces quatre récits de Pirandello, encadrés par un prologue inspiré de la nouvelle « Il corvo di Mízzaro », dont l’oiseau protagoniste revient régulièrement entre chaque épisode du film comme lien diégétique, et un épilogue, « Colloquio con la madre », qui emprunte un certain nombre d’éléments scénographiques à d’autres nouvelles de Pirandello.

2Les frères Taviani ont fait le choix d’adopter les récits de Pirandello car ceux-ci correspondaient pleinement à leur poétique et à leur « politique » cinématographiques3. En effet, le cinéma des deux frères est un cinéma poét(h)ique doté d’un puissant lyrisme esthétique, notamment dans les cadrages et les mouvements spécifiques de caméra. Ce qui s’énonce dans les nouvelles de Pirandello choisies par les frères Taviani entre en résonance avec cette esthétique, d’une part, à cause de la structure poétique qui s’y inscrit à travers des notions prégnantes chez le dramaturge sicilien comme le passage du temps, la perception de la nature, le poids du destin ; et, d’autre part, à cause de ce qui s’énonce à partir des relations entre les personnages, qui déterminent un milieu social bien précis, avec ses règles, sa cruauté et ses moments de bonheur fugaces.

3Le projet initial des frères Taviani était de produire une série d’épisodes pour la RAI à partir des Novelle per un anno de Pirandello4, pour ensuite encadrer et accompagner les tournages d’autres épisodes, filmés cette fois par de jeunes réalisateurs ou des étudiants en cinéma. Ce projet initial n’ayant pu se concrétiser pour des raisons budgétaires, Paolo et Vittorio Taviani en restèrent aux épisodes qu’ils avaient dirigés et en firent Káos. Plusieurs années plus tard, en 1998, vit le jour Tu ridi, un film comportant deux épisodes, eux aussi inspirés de nouvelles de Pirandello mais plus librement adaptées et dont la tonalité est nettement plus sombre que celle des épisodes de Káos5.

4Les épisodes centraux de Káos sont ancrés, comme ceux des nouvelles originelles, dans une réalité campagnarde brute, celle d’une Sicile du début du XXe siècle encore très proche de celle de la fin du XIXe évoquée par Giovanni Verga. Si le contexte historique a quelque peu évolué en dépit d’un temps immobile dans lequel semble baigner l’île (une temporalité insulaire qu’évoquera notamment Tomasi di Lampedusa quelque temps plus tard, en 1958, dans Il Gattopardo), la société rurale sicilienne que dépeignait Pirandello garde les problèmes du siècle précédent, comme le montre l’épisode intitulé « L’altro figlio », qui met en scène des émigrants vers l’Amérique.

5Pour le cinéma, les Novelle per un anno de Pirandello ont été un véritable réservoir de récits, dont ont été tirés, entre autres exemples, les films Il lume dell’altra casa (d’Ugo Gracci en 1920), Kuvshin (une adaptation de « La giara » par le cinéaste géorgien Iraklij Kvirikadze, 1970) ou La balia (de Marco Bellocchio en 1999). Paradoxalement, Pirandello, après avoir longtemps dénigré le cinématographe dans lequel il voyait une « Muse inquiétante » tout en participant à différents projets d’adaptation de ses textes (pas toujours aboutis, comme ce fut le cas pour le scénario tiré de la pièce Henry IV)6, finit par changer d’avis au point d’y voir un art à part entière (statut auquel le cinéma était bel et bien parvenu en 1936)7.

6Les quatre épisodes centraux du film sont en très grande partie conformes aux récits qui les ont inspirés, mis à part quelques écarts minimes, et le scénario de « La giara » en particulier suit de très près le texte original8, tandis que « Requiem æternam dona eis, Domine ! » introduit quelques micro-séquences inédites par rapport à la nouvelle. Par contre, les frères Taviani prennent quelque distance par rapport aux textes pirandelliens d’abord dans le prologue (« Il corvo di Mízzaro »), puis dans l’épilogue (« Colloquio con la madre »), construit à partir de deux récits de Pirandello, Una giornata (1935) et la deuxième partie de Colloqui con dei personaggi (1915), avec les évocations d’un voyage en barque auxquelles s’insère un souvenir d’enfance du dramaturge9.

7Dans le film, il faut également noter les corrélations entre épisodes qui n’ont pas lieu dans les récits de Pirandello, dont les recueils étaient a priori de type « collection », sans fil directeur ou thématique fédératrice. Celles-ci permettent de « lier » entre elles des péripéties et donnent au film l’occasion de construire un véritable paysage d’arrière-plan (avec les prises de vue aériennes – censées restituer le point de vue du corbeau qui se déplace d’un lieu à un autre – a réalisées par Folco Quilici)10.

8Ces corrélations se font non seulement par le biais de « balises-relais » (le corbeau du prologue qui revient entre les épisodes comme une sorte de guide céleste, tantôt traversant le ciel, tantôt posé sur un arbre ; ou bien un personnage récurrent d’un récit à un autre, comme Saro qui apparaît dans « Mal di luna », puis dans « Colloquio con la madre »)11, mais aussi par le biais d’« images-temps » (selon le concept de Gilles Deleuze)12 où se cristallise le sens caché du vécu des personnages. Les différents épisodes du film sont notamment caractérisés par une « âme » du paysage, où les éléments naturels paraissent habités de présences arcanes, à la limite du magique (comme le corbeau qui tisse le lien entre les épisodes, l’arbre sur l’aire de la maison de « Mal di luna », la forêt de « Requiem æternam dona eis, Domine ! », les murets de pierres de « L’altro figlio » ou le citronnier dans « Colloquio con la madre »).

9Ce sont ces présences qui établissent un lien entre les espaces et les temporalités de chaque épisode, qui, sinon, ne pourraient qu’être disparates à cause de la spécificité de chaque diégèse, même si en filigrane on devine comme commun dénominateur le sentiment de la solitude des êtres, chacun à leur manière : solitude de la mère dans « L’altro figlio », solitude du moribond patriarche des bergers dans « Requiem æternam dona eis, Domine ! », du fils dans « Colloquio con la madre », du paysan atteint de lycanthropie dans « Mal di luna », ou des deux protagonistes de « La giara ». À chaque fois, la perception de ce sentiment de solitude s’inscrit dans celle d’une temporalité ralentie, comme figée par une douleur latente de l’existence.

10C’est précisément avec la conscience de ces perceptions dans le film que l’on peut se poser la question du lien entre la poétique de Pirandello et celle des frères Taviani dans le passage des nouvelles aux épisodes du film, en gardant à l’esprit l’attitude méfiante du dramaturge vis-à-vis du cinématographe. Comme l’évoque un critique qui examine les « affinités électives » entre cinéma et littérature, « […] chaque fois que le cinéma se saisit d’une œuvre littéraire de quelque importance se reformule la question de la légitimité de l’entreprise – suivant un mécanisme assez retors, en ce que le procès en dissemblance que l’on instruit régulièrement contre les adaptations cinématographiques implique une certaine conception de la propriété du texte et de l’intégrité de l’œuvre – […]. Pour pouvoir espérer d’une adaptation cinématographique des effets de ressemblance avec le texte initial, il faut sans doute avoir identifié un certain nombre de qualités qui seraient simultanément propres au texte et transportables. »13 Et comme dans diverses autres transpositions, on peut dans le cas qui nous occupe se poser la question de la pertinence et de l’efficacité de la technique mise en œuvre pour l’adaptation des nouvelles de Pirandello dans Káos.

11L’une des qualités communes à Pirandello et aux frères Taviani est précisément celle de constituer des images au fil des récits d’une manière qui semble naturelle. C’est un peu ainsi que les deux cinéastes ont trouvé leur source d’inspiration, comme on l’a évoqué, et c’est de cette manière qui semble spontanée que se construit la succession des épisodes, par un lien aérien qui nous porte d’un espace-temps à un autre. Or, c’est aussi un mode de sérendipité, une forme d’abduction, que Pirandello plaçait en exergue au travail de l’artiste : « En art, il faut trouver sans chercher »14, maxime en forme de boutade que le dramaturge glosait en disant que l’artiste, « […] entre une bonne opportunité qui se présente à lui, en tant qu’homme en chair et en os, habillé, dans la vie, et une autre tout aussi bonne qui s’offre à lui en tant qu’artiste, l’esprit nu, dans son travail désintéressé, entre la chance et l’image de la chance ou bien la chance d’une image, il n’hésitera jamais et, si c’est un véritable artiste, il choisira l’image. »15

12Si l’on cherche maintenant quelles peuvent être les « images-temps » qui scandent les épisodes de Káos et celles qui s’imposaient dans les nouvelles correspondantes de Pirandello, on constate que ce sont à chaque fois des images liées au temps, ou plus précisément à des temporalités vécues par les personnages. Ainsi, chaque nouvelle s’inscrit, du fait même de la brièveté caractéristique du genre, dans un flux temporel précis, et c’est là un élément que l’on retrouve dans les épisodes du film sous forme d’« images-temps » (selon la conception deleuzienne) ou, si l’on préfère, d’images « stasées ».

13Dans les nouvelles de Pirandello, les personnages sont assez clairement soumis à l’influence du temps. Cela est particulièrement évident dans le cas des deux nouvelles qui vont composer l’épilogue du film : « Una giornata » et « Colloquio con dei personaggi ». En effet, tandis que la situation évoquée par « Una giornata » (le protagoniste s’aperçoit qu’on ne le reconnaît plus dans son environnement familier) est reprise dans la scène où Pirandello se retrouve hébété sur le quai de la gare (en voix off, on entend le texte du début de la nouvelle), la deuxième partie de « Colloquio con dei personaggi » établit d’emblée par le jeu des actualisations une situation qui reflète cette fois le désarroi du personnage (l’auteur Pirandello) perdu dans sa nostalgie :

14Dans le film, la rencontre mère-fils a lieu de façon presque naturelle sans qu’il y ait constat de la présence d’« ombres ». Après être descendu du train qui l’a ramené à Agrigente après le décès de sa mère, Luigi (comme l’appelle le voiturier qui le conduit à la maison natale), rentré chez lui, passe d’une pièce à l’autre en se laissant baigner par l’atmosphère familière qu’il a presque oubliée. Ayant cueilli un fruit du citronnier qui envahit la fenêtre ouverte, l’écrivain joué par Omero Antonutti s’assoit dans un fauteuil et découpe la peau du citron, déroulant une spirale d’écorce, geste sur lequel se focalise la caméra : c’est à ce moment-là que le protagoniste voit sa mère qui s’est matérialisée dans le fauteuil contigu et que la conversation – consolante pour le chagrin qu’éprouve Luigi – commence. Le déroulement particulier de la temporalité qu’évoque le récit à travers l’actualisation du temps des verbes est restitué ici par l’image de l’écorce du citron qui va symboliser en quelque sorte le nostos17 entrepris par le protagoniste, jusqu’au récit du voyage en tartane que sa mère avait fait dans sa jeunesse et dont elle a toujours gardé un souvenir ébloui. Au début de l’épisode, dans la séquence de l’arrivée du train en gare d’Agrigente (séquence qui reprend un très bref passage de « Una giornata »), on voit le champ de la caméra se focaliser une première fois sur la main pendante du voyageur endormi (qui traduit l’hébétude du voyageur). Quand on voit ensuite la séquence où cette main épluche le citron (fruit qui joue donc le rôle, comme on l’aura compris, d’une sorte de madeleine proustienne), on ne peut que faire l’association entre la main qui écrit, la spirale de l’écorce et le temps qui déroule ses spires dans le souvenir. Le tout constitue une de ces « images-temps » qui frappent le regard du spectateur et qui font se redéployer dans son esprit le mouvement de la diégèse à partir d’un cliché : l’« image-mouvement » est devenue « image-temps », comme l’évoquait Gilles Deleuze. Des moments comme celui-là constituent des sortes de failles dans la temporalité du récit dans lesquelles le sensible trouve son épaisseur, et où le film donne l’impression de se plonger dans une dimension privilégiée : les images ouvrent à la vision de ce qui a été (le voyage en barque, les visages des protagonistes, les paysages noyés dans la lumière) et apportent la consolation de ce qui n’est plus mais qui demeure dans la profondeur du souvenir.

15Les mouvements de caméra (le travelling qui suit le protagoniste le long du couloir et dans les pièces, le plan resserré sur la fenêtre avec le citronnier) contribuent aux effets de stase temporelle. Il en est de même de la musique, avec l’air « L’ho perduta me meschina » des Nozze di Figaro, qui est traitée intradiégétiquement – Pirandello (le personnage dans l’épisode) reconnaît le morceau préféré de sa mère – et extradiégétiquement (elle est le vecteur du voyage dans le temps du souvenir). D’autres objets contribuent eux aussi à ce glissement dans le temps, outre le citron que Luigi épluche et qui va susciter en quelque sorte le « ruban de temps » dans lequel la mère apparaît : on peut ainsi évoquer la clef que le protagoniste tire de sa poche avant d’entrer dans la maison et qui lui fait se rappeler le nom de Saro en train déjà de s’éloigner18. Mais surtout, ces objets contribuent, comme la musique et les mouvements de caméra, à faire glisser le temps dans des failles où le spectateur est aspiré ; ce sont des images « chronosignes » (toujours selon une conception deleuzienne) qui expriment une idée de temps, indépendamment de ce qu’elles évoquent en propre.

16Le procédé de l’actualisation dans le passage cité de la nouvelle trouve donc un relais efficace dans la séquence cinématographique. Ainsi, on a bien dans le film une « narrativisation » spécifique, telle que l’évoquait Bremond dans Logique du récit :

17En effet, même si l’on ne peut parler à proprement parler de « chronologie » avec l’évocation que font les images de « Colloquio con la madre », il y a en revanche un « jeu d’articulations » qui nous porte vers un dessein inhérent à l’œuvre : dans l’épisode de Káos tout comme dans la nouvelle « Colloquio con de personaggi », la conversation de Pirandello avec sa mère défunte contient une phrase-clef que prononce la mère en réaction à la mélancolie et au pessimisme inquiet de son fils. Dans le dialogue qui se tient, le fils (qui est aussi le narrateur du récit) dit :

18La fidélité du récit filmique à la lettre de la nouvelle originelle (on retrouve la phrase prononcée par la mère, qui demeure le message essentiel du récit, à peu près au milieu de l’épisode final de Káos, tandis qu’elle vient à la fin de la nouvelle) laisse penser que les frères Taviani en étaient arrivés à la constitution d’un projet poétique bien précis, trouvant la structure ad hoc sans la chercher22 (la dissémination de « balises » dans le film induit une volonté d’unité dans une construction a priori disparate23 comme l’est la succession des nouvelles dans les différents recueils pirandelliens). L’essence du projet des frères Taviani semble bien être celle que contient la phrase de la mère – « Les choses, regarde-les aussi avec les yeux de ceux qui ne les voient plus. » – qui renvoie à un fait esthétique et existentiel (la question de la présence au monde ou, si l’on préfère, d’une présence « poéthique » et « poïétique ») énoncé par Kant dans la Critique de la faculté de juger, où le philosophe estime qu’il s’agit de penser « en se mettant à la place de tout autre être humain »24. Ce positionnement éthique correspond en effet au filon de pensée hérité de Schopenhauer, Goethe et Nietszche auquel Pirandello avait souscrit dans sa philosophie pratique (où dominent, si l’on schématise fortement, scepticisme, pessimisme, irrationalisme et relativisme)25 : il reste en substance un des idéaux forts de tout écrivain pour qui « […] Penser et sentir en adoptant le point de vue des autres, personnes réelles ou personnages littéraires, est l’unique moyen de tendre vers l’universalité, et nous permet donc d’accomplir notre vocation »26.

19Selon la conception esthétique et éthique des frères Taviani, ce qui est à trouver dans toute relation humaine (dont les arts font partie), c’est la dimension de l’altérité, le regard de l’Autre, dans la conscience d’une finitude, d’une part, et dans une sortie du cadre (obtenue précisément grâce à ces « images-temps » qui captent le spectateur), d’autre part, qui consiste en une « renverse » du regard. Plusieurs de leurs films mettent en œuvre cette ambition, parmi lesquels on peut citer Sotto il segno dello scorpione, Allonsanfan, San Michele aveva un gallo, La notte di San Lorenzo ou Il sole anche di notte27. Or, comme on peut le lire avec la phrase de la mère dans Colloqui con dei personaggi, cette attitude était aussi celle de Pirandello : sa conception artistique et philosophique était par ailleurs très attentive à cet aspect « relationnel » de l’existence, comme on peut le lire dans ses nouvelles mais aussi dans des romans comme I vecchi e i giovani ou Fu Mattia Pascal, ou dans ses pièces, Six personnages en quête d’auteur étant l’une des plus illustratives en la matière28. Il y a donc affinité étroite entre les visées éthiques respectives du dramaturge et des deux cinéastes.

20Cette affinité des points de vue ouvre à une considération particulière concernant le projet initial des frères Taviani sur les nouvelles de Pirandello et sur la réalisation de Káos, dont on a vu que le film comporte une fidélité aux œuvres originelles assez notable. En outre, le traitement cinématographique de chaque épisode laisse apparaître une volonté des frères Taviani de mise en valeur des éléments narratifs. Ainsi, l’élaboration de l’épisode « Mal di luna » souligne dans sa structure les caractères des personnages interprétés par Claudio Bigati (Batà), Massimo Bonetti (Saro) et Enrica Maria Modugno (Sidora), donnant ainsi au récit une nouvelle patine ; mais le fait que, sensiblement, seuls l’incipit et l’explicit du récit aient fait l’objet de modifications subtiles29 tout en respectant l’essentiel de l’original, laisse penser à un hommage que les Taviani font aux personnages de Pirandello, comme c’est également le cas dans « La giara », avec l’interprétation de Ciccio Ingrassia et Franco Franchi, dans « L’altro figlio » avec Margarita Lozano, et dans l’épilogue avec Omero Antonutti et Regina Bianchi30. Le fait que Pirandello déclarait volontiers ne vivre en quelque sorte que par le biais de ses personnages31 ajoute à l’intérêt de l’opération entreprise sur les protagonistes des différents récits par les deux cinéastes. De ce point de vue, le projet des frères Taviani avec Káos ressemble bien au bout du compte à un « tombeau poétique », comme prélude à la leçon éthique que sera Tu ridi en 1998, film assez clairement constitué en vue d’une catharsis (au sens de choc moral infligé au spectateur).

img-1-small450.jpg

Photogramme tiré de Káos

21Le « tombeau poétique », comme on le voit avec la tradition littéraire (les Tombeaux de Du Bellay en 1560 et de Ronsard en 1586 ; Le tombeau d’Edgar Poe de Mallarmé ; Les poètes d’Aragon, etc.) a pour but essentiel de mettre en relief la légitimité d’un artiste (un poète, souvent) et de le célébrer32. Le « tombeau poétique » est a priori un lieu de rencontre entre deux artistes où la célébration est aussi affirmation d’une « filiation », d’un « […] lien entre le mort et les vivants. […] L’auteur du tombeau s’approprie la parole, y compris celle du mort dont il assure plus ou moins la succession, en son nom et au nom de la communauté qu’il représente. »33 Il se trouve que Paolo et Vittorio Taviani ont précisément choisi d’inclure dans la série des épisodes « Requiem æternam dona eis, Domine ! », qui raconte la lutte des bergers pour avoir un cimetière à eux et pour pouvoir enterrer leur patriarche là où celui-ci a choisi de reposer, et qu’ils l’ont placé dans une position privilégiée puisque cet épisode vient immédiatement avant l’épilogue, où apparaît l’écrivain Pirandello comme personnage. Le « père » de la communauté des bergers de « Requiem æternam dona eis, Domine ! » est ainsi mis en relation avec l’homme qui a « fait honneur à la Sicile », comme l’évoque Saro dans l’épilogue, durant le voyage de la gare d’Agrigente jusqu’à la maison du dramaturge. Le fait que dix ans après sa mort les cendres de Pirandello furent ensevelies à Cávusu, le lieu natal de celui qui ironisait sur son statut de « fils du Chaos », renforce en quelque sorte l’hypothèse selon laquelle le travail des Taviani sur l’auteur aboutit à un « tombeau poétique », à partir, précisément, de cette « renverse » du regard (« avec les yeux de ceux qui ne voient plus les choses ») que l’on retrouve dans tous les épisodes de Káos. Dans le prologue, un des bergers sauve le corbeau de la mort en incitant les autre à transformer en jeu innocent la torture infligée à l’oiseau. Dans « L’altro figlio », les points de vue (le regard porté sur l’Histoire, à travers les évocations croisées de Garibaldi et du féroce bandit Cola Camizzi, et surtout celui porté sur la mère et sur son fils par le jeune médecin) sont réinterprétés. Dans « Mal di luna », le regard de Saro sur Batà le pousse à le protéger alors même qu’il était censé devenir l’amant de Sidora. L’attitude de Zi’ Dima, qui résiste à Don Lollò dans « La giara », va provoquer le rire des paysans aux dépens de leur patron redouté. Enfin, les carabiniers employés à faire évacuer le cimetière improvisé par les paysans dans « Requiem æternam dona eis, Domine ! », déjà enclins par le contexte à déroger aux directives, vont finir par renoncer devant l’obstinationdu patriarche et l’astuce utilisée in extremis pour les faire s’éloigner. Tous ces changements de perspective convergent dans l’affirmation consolante de la mère à son fils dans l’épilogue, qui donne en quelque sorte une touche finale au « tombeau » construit par les frères Taviani : les images finales des enfants en train de jouer sur la pente de l’île de pierre ponce au milieu de la mer incitent à retrouver un point de vue juste sur l’existence, qui doit être celui de l’enfant découvrant l’immensité du monde, comme semble l’évoquer la mère.

22Le « tombeau », qu’il soit littéraire ou cinématographique, est à la fois un lieu de rapprochement et de prise de distance, et son intérêt réside dans le fait qu’il est l’occasion d’établir un « […] lien entre le(s) mort(s) et les vivants », comme l’interprète Francis Vanoye. Le film des Taviani est un hommage à la poétique de Pirandello pour l’œuvre que celui-ci a consacrée tout entière à la souffrance des êtres, à leur incapacité à s’adapter à une existence difficile, voire cruelle, qui nous fait constater l’infinie fragilité de l’être au monde, jusqu’à sa cruauté, comme les cinéastes le montreront dans Tu ridi, le deuxième volet de Káos.


.

23Reproduction : Paolo et Vittorio Taviani, réal. Káos [DVD, MK2 Éditions, 2004]. Italie, Couleur. Giuliani G. De Negri pour FilmTre/RAIUno, 1984, 188 minutes.