Colloques en ligne

Jeanne Bacharach et Elisa Sclaunick

Entretien avec Jean-Luc Parant (7 octobre 2016)

img-1-small450.jpgJean-Luc Parant, La Beauté in fabula, Avignon, 2000, photo Clovis Prévost. ©Adagp, Paris, 2017.


1Merci à Kristell Loquet et Corinne Barbant de nous avoir permis d’organiser cette rencontre poétique avec Jean-Luc Parant, poète, « fabricant de boules sur les yeux ». Son œuvre, à la croisée de la poésie et des arts visuels, est avant tout marquée par le thème de l’œil et la fabrication d’une série infinie de boules, sur lesquelles sont parfois écrits des poèmes ou qui, installées sous forme d’éboulement sur le sol ou dans des bibliothèques, constituent des poèmes à part entière.


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2J. Bacharach : Jean-Luc Parant, vous vous dites « fabricant de boules sur les yeux » ou encore « imprimeur de votre propre matière ».


3J-L. Parant : « Fabricant de boules sur les yeux », j’avais inventé ça quand j’avais vingt-cinq ans, lorsque je voulais absolument non pas être artiste ou écrivain mais avoir un métier. Je pensais proposer alors un exemple où chacun pourrait au fond inventer son propre métier, ce qui serait plus simple, et donc un métier qui n’existerait pas. J’écris depuis longtemps sur les yeux, et disons que cette histoire est une histoire à moi, comme chacun a sa propre histoire que l’on n’arrive pas toujours à mettre dehors car on l’a à l’intérieur. Pour ça il y a par exemple des psychanalystes qui vous aident à devenir vous-mêmes, mais avoir un métier que l’on invente c’est vraiment devenir soi-même.


4J. Bacharach : Dans vos Bibliothèques idéales1, vous écrivez : « Je suis heureux, à soixante ans, de savoir que je suis né d’une passion et d’un amour, moi qui me demandais depuis toujours comment j’avais pu naître de ma mère et de son mari qui ne s’aimaient pas ». Je prends ici ce que vous déclarez au pied de la lettre : ces boules seraient-elles vos parents ?

5J-L. Parant : Je ne me souviens pas avoir dit ça… Mais c’est vrai, on manque toujours d’amour. J’ai eu des enfants, beaucoup d’enfants, que j’ai beaucoup embrassés et je pense que c’est très important d’être aimé. Je lisais à l’instant un petit mot de Simone de Beauvoir où elle disait que l’on existe à partir du moment où l’on se jette dans le monde en faisant et en aimant2. Je trouve que c’est très important de se jeter ainsi dans le monde. Alors oui, on fait toujours des choses car on a souffert. On souffre d’être né, d’exister, et il y a même quelque chose d’héroïque à être ici. Il est difficile pour nous d’exister car nous ne sommes pas des animaux. Quand ils naissent, les animaux existent, c’est-à-dire qu’ils ont ce qu’il faut pour survivre, ils ont l’habit qu’il leur faut là où ils naissent et qui leur permettra d’être protégés pour pouvoir supporter le froid et le chaud. Nous, nous arrivons nus, sans rien pour exister : cela ne suffit pas de naître par sa mère et son père.

6Souvent on nous demande « d’où êtes-vous, où êtes-vous nés ? » C’est quand même terrible car ce sont des questions de personnes qui ne pensent à rien et qui ne pensent pas, en tout cas, que l’homme ne peut naître que là où il y a de la lumière. Peu importe que l’on naisse ici ou ailleurs, le tout est que l’on peut naître non pas dans l’eau comme les poissons ou dans la terre comme les serpents ou dans l’air comme les oiseaux, mais dans le feu et la lumière. Je crois que, quand l’homme est arrivé, tous les éléments étaient habités par les animaux : l’air était habité par les oiseaux, l’eau par les poissons puis la terre par les bestiaux. Il nous restait le feu, nous avons apprivoisé le feu et fait surgir la lumière.

7Cela ne suffit pas de naître.


8J. Bacharach : Vous parlez ici des animaux qui sont par ailleurs très présents dans votre œuvre. Dans vos bibliothèques idéales par exemple, on trouve une cigogne, un renard, un éléphant qui regardent ces bibliothèques emplies de boules. Qui sont-ils ?


9J-L. Parant : Ils sont les autres êtres vivants qui existent ici sur la terre. Il y a ceux qui vivent dans la lumière, comme nous, puis il y a les autres qui vivent dans les autres éléments. On imagine mal un poisson qui pourrait avoir la tête hors de l’eau : l’élément le recouvre entièrement. Mais nous, sommes-nous recouverts entièrement par la lumière ? J’écris sur les yeux pour beaucoup de raisons comme celle-là. J’ai découvert que les animaux ne pouvaient pas voir comme nous, qu’ils n’avaient pas les mêmes yeux. Sans observer spécialement les animaux, je pense qu’un animal ne peut pas aller avec ses yeux là où son corps ne va pas. On imagine mal une vache regarder à travers un trou de serrure, cela serait effrayant, monstrueux même, alors que si elle nous regarde à travers un trou qui est aussi grand que son corps, évidemment, elle existe et peut nous voir puisqu’elle peut passer à travers ce trou qui serait grand comme son corps. Voilà quelque chose que j’essaie de saisir : nous, nous voyons très bien à travers un trou de serrure. Dans les yeux, nous avons réussi à mettre notre corps, ce corps tout petit d’où l’on vient et à partir duquel nous avons existé.


10J. Bacharach : Ces animaux représenteraient-ils alors avant tout un corps, notre corps, devant une bibliothèque ?


11J-L. Parant : Nous sommes des animaux, nous sommes nés comme eux. On meurt comme eux : on naît d’un corps et on meurt par le corps. Les animaux sont raisonnables. Ils portent en eux une connaissance de la terre, de l’univers que nous n’avons pas. J’ai donc fait des livres touchables en cas de nuit totale, car la nuit nous poursuit. Ici, il fait jour, j’ouvre les yeux je vois. Si je les ferme, c’est la nuit. À tout moment nous pouvons faire la nuit, nous portons vraiment la nuit. Nous portons aussi alors notre disparition pour nous-mêmes. Dès le départ, nous pouvons fermer les yeux et faire la nuit mais nous ne faisons pas encore le jour. Allons-nous alors arriver à faire le jour la nuit ? En ouvrant les yeux, pourrons-nous faire le jour partout où nous serons ? Nous avons déjà fait la moitié du parcours en tout cas. C’est comme mon corps, je ne le vois qu’à moitié. Je ne vois pas tout à fait mon dos, mon visage je ne le vois pas du tout. Alors on me dit, il y a les miroirs… Mais les miroirs je n’en avais pas à ma naissance. Nous sommes nés et nous n’avons aucun visage, ou plutôt, nous avons le visage de chacun. Je crois d’ailleurs que si on le voyait on ne supporterait pas du tout les autres. C’est parce qu’on ne le voit pas qu’on leur ressemble et que l’on peut les identifier. C’est par là où je ne me vois pas que l’on me reconnaît. Mon visage, mon dos…


12J. Bacharach : La nuit, le jour, faire la nuit par ses yeux et son corps : on entend ici la dimension presque cosmique de votre œuvre. Pour lire les textes que vous avez écrits sur les boules de papier, de terre et autres matières, vous êtes obligé de les prendre entre vos mains et de les faire tourner comme la terre tourne elle-même. Serait-ce une manière pour vous de retrouver le mouvement de l’univers, le mouvement perpétuel de la terre, une façon de le sentir et de l’éprouver par le corps ?


13J-L. Parant : Je n’ai pas pensé à ça… Mais je suis d’accord avec vous, évidemment. Pourtant je ne pense pas tout à fait comme ça. Je travaille avec des enfants, et récemment j’ai travaillé autour d’un lac. Les enfants ont tous fait une boule. On n’apprend pas aux autres à faire une boule. Si vous avez une matière molle entre les mains, sans penser à rien, elle forme une boule. Votre main a la mémoire de cette forme. Les hommes ont d’abord rampé, ne se sont pas redressés tout de suite. Lorsqu’on est petit, enfant, on est dès le début en contact avec cette terre dont la main a gardé la mémoire. Faire des boules, c’est un jeu d’enfants. Je n’aurais jamais osé faire quelque chose que les autres n’auraient pas su faire. Je ne fais que ce que tout le monde sait faire. Sinon cela me paraîtrait prétentieux. J’ai simplement réinventé le monde pour y vivre, pour être en paix avec moi.


14E. Sclaunick : Est-ce que justement vous ne réinventez pas la trajectoire de l’écriture en repassant par la boule à un stade du primitif ?


15J-L Parant : Oui, c’est justement ça. En cas de nuit totale, il y aurait toujours les boules que l’on pourrait toucher, à défaut de pouvoir lire mes textes. Si l’on pouvait retranscrire le toucher des boules, on aurait mes textes. Mes textes sont simplement le toucher des boules retranscrit en visible. C’est du toucher qui devient visible. Il s’agit de passer des yeux à la main. Je me disais d’ailleurs l’autre jour qu’il n’y a pas quelque chose qui touche autant que les yeux. On embrasse avec eux un espace immense. On se projette et on va tellement loin avec eux que je me disais que l’on va là d’où l’on vient, où l’on a été et où l’on ira. J’adore les yeux. Comment alors écrire avec ses yeux ? J’ai toujours essayé mais la réussite de mon travail serait évidemment d’écrire avec mes yeux seulement. Pourtant, écrire avec mes yeux seulement, cela ne donne rien. J’ai fait des dessins comme ça, des dessins sans les yeux, et sans les mains : la page est blanche. J’ai fait aussi des dessins les yeux ouverts et les yeux fermés, de la main gauche et de la main droite, mais aussi, j’ai réalisé ces dessins sans yeux ni mains. Il y a simplement un cadre et il me semble que c’est la meilleure chose que j’ai faite jusqu’à présent, la chose la plus juste.


16E. Sclaunick : Il y a quelque part aussi un retour à la source de l’écriture avec une dimension tactile liée à cette question du dénombrement, d’un dire muet qui pourtant s’exprime dans les dialogues de boules. On peut ainsi penser aux bulles à calcul de Mésopotamie qui ressemblent même d’un point de vue formel à certaines de vos œuvres.


17J-L. Parant : Oui, d’ailleurs je ne signe pas mes œuvres, car c’est difficile de signer quelque chose qui ne vous appartient pas. Une véritable œuvre d’art ne vous appartient pas. Si l’on sent qu’elle vient de très loin, la signer est très difficile.

18Vous n’êtes que de passage. Plus vous passez inaperçu, plus vous vous faites reconnaître.

19Jean-Luc Parant termine cet entretien par la lecture de son dernier texte, un autoportrait par les mots, les boules, et les yeux, Le Miroir aveugle, paru aux éditions Argol, en 2017.