Colloques en ligne

Corinne Barbant

D’un livre un dessin, d’un dessin un livre

1 Jean-Luc Parant a réalisé à ce jour plus de 150 livres. Ses textes sur les yeux et ses boules, façonnées ou dessinées, sont indissociables de l’ensemble de son œuvre et, comme le souligne Michel Butor, « Les deux ne se comprennent pas vraiment l’un sans l’autre1. » Pour Jean-Luc Parant « il n’y a pas de différence entre les textes et les boules. La seule différence c’est que pour les boules il faut les toucher et pour les textes (…) il faut voir2. » Comment le livre lui-même, au-delà des textes sur les yeux et des boules, entre-t-il dans le système conçu par l’artiste ?  

Livres-œuvres.

2 Livres d’artiste au sens où l’entend Anne Moeglin-Delcroix3, livres de dialogue comme les définit Yves Peyré4, livres de poésie, catalogues d’exposition, revues, aucun type de publication ne semble échapper à Jean-Luc Parant. Tous semblent ainsi entrer dans la globalité5 de son œuvre. Numérotation, choix du papier, concordance intime entre la forme et le contenu, entre les textes et les dessins, entre Jean-Luc Parant et ses collaborateurs illustrent la place essentielle du livre dans son travail. L’une des spécificités des livres de Jean-Luc Parant est son souci d’individualisation des livres.

3 Dès son premier livre, Les boules intouchables (Encres vives, 1973) Jean-Luc Parant envisage la publication comme un objet à part entière. Ce premier ouvrage composé de 18 pages photocopiées sur la lumière et l’obscurité, la vue et le toucher, insérées dans une chemise, adopte les formes frustres du livre d’artiste réalisé avec peu de moyens. Le tirage est limité à 60 exemplaires numérotés. La numérotation chez Jean-Luc Parant est centrale dans son œuvre, il compte les boules de ses dessins tout comme il compte les signes de ses textes. Numéroter un tirage entre donc dans la logique de l’œuvre au-delà de la notion, également présente, de tirage limité et de rareté. Tous ses livres, numérotés ou non, mentionnent ainsi le tirage de manière très visible.

4 La forme que prennent les livres de Jean-Luc Parant est d’une infinie variété. La prévalence du texte ou de l’image et leur dialogue donnent lieu à de multiples propositions. Le Ventre des animaux, (Les Editions La Regondie, 2009) prend ainsi la forme d’un animal la gueule ouverte dont l’œil est constitué par l’attache qui relie les pages cartonnées tandis que son corps semble prendre la forme d’une main. La forme du livre renvoie directement au texte même de Jean-Luc Parant qui explore les façons de percevoir le monde chez l’homme et chez l’animal. Le livre est tiré à 100 exemplaires numérotés et signés augmentés d’un dessin original de l’artiste en première page qui semble évoquer, dans l’exemplaire du LaM, l’obscurité que le livre nous invite à percer.

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5Jean-Luc Parant, Le Ventre des animaux, Les Editions La Regondie, 2009, Photo Nicolas Dewitte/LaM, ©Adagp, Paris, 2017.

6 La plupart du temps cependant les livres de Jean-Luc Parant adoptent la forme classique du livre, rectangle de forme variable dont le papier est choisi avec le plus grand soin. Chaque publication semble bénéficier d’un papier particulier. Dans Nous voyons l’univers (Les Editions La Regondie, 2006), les pages de texte sur un papier filigrané très fin alternent avec des pages en papier bible doré où figurent des dessins très abstraits qui jouent de l’obscurité de l’encre et de la lumière du papier. Au cœur de la couverture rigide, dorée, l’œil vert de Jean-Luc Parant nous fixe. D’un livre à l’autre le papier est plus ou moins fin ou épais, plus ou moins lisse ou granuleux, filigrané ou glacé comme pour réintroduire le toucher dans le livre. En fermant les yeux et en touchant chaque papier on pourrait certainement reconnaître quel livre on parcourt.  

Livres-mondes

7 Jean-Luc Parant aime partager et échanger avec les autres, et nombre de ses livres sont des collaborations avec d’autres artistes, écrivains et poètes parmi lesquels on peut citer en particulier sa femme Titi Parant. Dès sa troisième publication, L’Yeux dit. 10 lieux. 10 lieues. Autour de JLP, fabricant de Boules et de textes sur les Yeux, numéro spécial de la revue Succion, 1975, se côtoient textes et illustrations de Claude Viallat, Théodore Babou, Jean Dubuffet, Gérard Durozoi, Alain Jouffroy ou encore Michel Butor, tandis que la couverture est réalisée par Jean Clareboudt. Le Bout des Bordes, journal annuel paraissant tous les 29 octobre pour l’anniversaire de Titi (n°1, 1975) s’inscrit dans cette volonté de lier texte et œuvre, artistes et écrivains.

8 Comme souvent dans le livre illustré, les collaborations révèlent les amitiés et les rencontres. Le livre est le lieu de la rencontre, du désir de travailler ensemble. Jean-Luc Parant y est tantôt illustrateur, tantôt auteur, parfois les deux, dans cette continuité entre les moyens d’expression qui lui est propre. Dans La main sous le mot, (Le bousquet-la barthe éditions, 2015), les lettres et poèmes de Bernard Noël courent autour et parfois sur les mains de Bernard Noël dessinées par Jean-Luc Parant. Sur la couverture et sur chaque double page apparaissent les deux mains du « Noëlosaure », l’une remplie de boules, l’autre des textes et des lettres de Bernard Noël recopiées par Jean-Luc Parant, celle qui touche et celle qui voit, celle qui peint et celle qui écrit, celle qui cherche et celle qui trouve… Au fil des pages les deux hommes dialoguent et construisent le livre dans un va-et-vient émouvant entre le texte et l’image, sur la lumière et l’obscurité, la vie et la mort. Le livre est tiré à 222 exemplaires dont 22 sur arches, signés et numérotés accompagnés d’un dessin original de Jean-Luc Parant, dans la tradition des livres illustrés.

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9Jean-Luc Parant, La main sous le mot, Le bousquet-la barthe éditions, 2015 Photo Nicolas Dewitte/LaM, ©Adagp, Paris, 2017.

Tirages de tête.

10 Jean-Luc Parant explore ainsi toutes les possibilités offertes par le livre comme support de création. Il développe également une forme qu’il affectionne et qu’il nomme tirage de tête, livre contenant un dessin original au format du livre et en lien avec son contenu, sur une feuille volante, à la fois dans et hors du livre. Il met au point ces exemplaires uniques très tôt, dès son sixième livre, Trois cent cinquante et un mille cinq cent soixante petites boules les yeux ouverts et les yeux fermés de la main droite et de la main gauche, Théâtre oblique, 1975. Il le prévoit parfois dès la conception du tirage avec l’éditeur comme dans La main sous le mot cité plus haut. Mais il conçoit également des tirages de tête de manière totalement indépendante de l’édition originale. Tirés au hasard parmi les livres du tirage concerné, ces livres de tête sont désignés comme tels par l’artiste, sans que rien ne les différencient des autres au départ et en complet affranchissement de l’éditeur, comme si l’artiste reprenait ses droits, son indépendance et sa totale liberté. Pour les identifier, Jean-Luc Parant appose sur la page d’achevé d’imprimer son cachet rouge accompagné de la mention manuscrite de tirage de tête et parfois d’une précision relative au dessin original ajouté au livre ainsi qu’un numéro.

11 Trois exemples issus des collections de la bibliothèque Dominique Bozo du LaM illustrent cette pratique. Manger des yeux (Chartres, Compa - Conservatoire de l’Agriculture, 2010) est le catalogue d’une exposition qui a eu lieu à Chartres au Compa- Conservatoire de l’Agriculture, du 9 octobre 2010 au 15 août 2011.

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12Jean-Luc Parant, Manger des yeux, Chartres, Compa - Conservatoire de l’Agriculture, 2010, Photo Nicolas Dewitte/LaM, ©Adagp, Paris, 2017.

13Le livre est un catalogue d’exposition avec une préface, un texte de présentation, un texte de l’artiste6, un entretien avec l’artiste et de nombreuses vues de l’exposition où l’installation des boules s’insère parfaitement dans le contexte agricole. Elles sont par exemple contenues dans des sacs de pomme de terre ou semblent sortir d’une machine. Il est tiré à 500 exemplaires, ce qui est mentionné de manière très visible sur l’achevé d’imprimer. Sur ces 500 exemplaires, Jean-Luc Parant en a prélevé 50 dont il a fait le tirage de tête. Ces cinquante exemplaires correspondent aux 50 pages d’un herbier du XIXe siècle acheté sur une brocante. Chaque page est enrichie par l’artiste d’un dessin qui incorpore la plante séchée. Sur la page jaunie, un peu déchirée sur le bord droit, de l’exemplaire du LaM, la Circée des parisiens est devenue le cœur d’un dessin d’animal de 2566 boules, réunissant le monde animal et le monde végétal, la nature et l’art, l’ancien et le contemporain. La page libre vient s’insérer de manière discrète et fragile dans l’ouvrage, créant un lien tangible entre le livre, l’exposition et l’œuvre.

14 Mots et merveilles (Montreuil, Éditions de l’œil, 2013) donne à voir cinq expositions de Jean-Luc Parant présentées à la Galerie Lara Vincy à Paris entre 2004 et 2012. Il contient des textes de Bernard Lamarche-Vadel, Kristell Loquet et Jean-Luc Parant ainsi que de nombreuses reproductions d’œuvres. On ne sait pas combien Jean-Luc Parant a prélevé d’exemplaires sur le tirage pour en faire des livres uniques, ceux-ci n’étant pas numérotés. Le dessin est réalisé sur la face glacée du carton de fond d’un bloc-notes qui correspond au format exact des pages du livre et s’y insère parfaitement. Les pliures gardent la trace des pages arrachées du carnet. Un animal composé de 1913 boules nous regarde, incisé d’additions de boules, de gribouillis et de deux phrases, « le soleil n’est pas plus gros que nos yeux » et « ne pas oublier ». Le brouillon devenu œuvre vient donner l’image de la création en cours, en regard des œuvres reproduites dans le livre.

15 Le feu des yeux (Saint-Étienne-les-Orgues, Au coin de l’Enfer, 2013) est un poème sur les yeux, le feu, l’homme et l’animal, ce qui les rassemble et ce qui les sépare. Le livre contient un enregistrement audio du poème sur CD. La couverture est un dessin de Niki Kokkinos qui a lui-même réalisé des livres d’artistes à partir du poème. L’« exemplaire exceptionnel enrichi d’un dessin-collage signé de Jean-Luc Parant », non numéroté, contient une feuille de papier type Canson, à trois bords irréguliers, découpée au format exact du livre. Une photocopie d’un texte de Jean-Luc Parant découpée en forme d’animal y est collée, comme une invitation à découvrir le texte disparu, comme si l’animal avait avalé le texte et était prêt à manger le livre auquel il est associé. Derrière la bête, la silhouette d’un homme des yeux duquel s’échappent des rayons illustre le titre du poème. Le dessin-collage rassemble ainsi les éléments centraux du poème, les yeux, le feu, l’homme et l’animal, comme un reflet plastique du texte poétique.

16Les dessins insérés dans les livres, à la fois indépendants et inséparables du livre dont ils semblent être une page qui se serait échappée, illustrent l’intime proximité entre les différentes expressions de Jean-Luc Parant. Texte et images se reflètent, entrent en écho, s’entremêlent : le dessin renvoie au livre, le livre au dessin, au cœur de la figure de la boule chère à l’artiste. Le mot devient boule, la boule devient mot, incessant va-et-vient entre le texte sur les yeux et la boule, le jour et la nuit. D’un livre à l’autre, d’un mot à l’autre, d’une boule à l’autre, Jean-Luc Parant explore l’infini renouvellement des formes et des mots comme pour mieux englober la totalité du monde. La manière dont il réalise ses livres, les individualise à la fois dans le tirage et les exemplaires entre parfaitement dans le système qu’il construit en permettant d’y inclure œuvre littéraire et œuvre plastique. Le livre est un lieu ouvert qui devient un espace infini, menant d’une boule à un mot, d’un mot à une boule, d’un livre à un dessin, d’un dessin à un livre.