Colloques en ligne

Lucie Garçon

L’œil et le livre. Un parcours entre trois films d’Éric Duvivier

1. Trois films impurs

1Au regard de son cadre de production et de diffusion, le cinéma d’Éric Duvivier1 relève de la catégorie du film médical. La thématique du livre n’y apparaît que de façon rare et fortuite. Seul La Femme 100 têtes (1967)s’y présente comme l’adaptation d’un roman – il s’agit du roman-collage de Max Ernst, publié en 19292. Mais les films de Duvivier sont liés à toute une « littérature » si l’on accepte d’entendre ce terme en son sens large : littérature clinique, médicale, psychanalytique… qui rencontre volontiers quelques écrits non-scientifiques comme en témoigne le pré-générique du Monde du schizophrène (1961). En raison de l’histoire familiale d’Éric Duvivier (neveu du cinéaste Julien Duvivier) comme de l’intérêt pour les arts qui caractérise le milieu de la psychiatrie dont il se rapproche dès 19503, cette filmographie est ponctuée de personnalités issues du monde de l’art, et de références littéraires ou artistiques – liées, pour beaucoup d’entre elles, au mouvement surréaliste. Le film Images du monde visionnaire (1963) conçu en collaboration avec Henri Michaux est, à ce titre, remarquable. Si le domaine de l’art s’invite ici, c’est donc par l’entremise de ces œuvres qui dialoguent avec celui de la médecine. La Femme 100 têtes de Max Ernst mobilise une imagerie liée aux études des maladies nerveuses par la médecine aliéniste. Quant à Misérable Miracle d’Henri Michaux (ouvrage cité au pré-générique d’Images du monde visionnaire), il sera qualifié de « reportage exemplaire d'une expérience psychophysiologique » par l’éditeur Gallimard en 19724, après avoir attiré l’attention de la psychiatrie des années 1960 alors attentive à la question des drogues, et des hallucinations.

2Le « corpus » de la présente étude, réduit aux trois films cités en amont, se situe dans une zone intermédiaire et tumultueuse entre l’art (qu’il soit littéraire, plastique, ou cinématographique) et le domaine médical qu’est celui de la psychiatrie. À la limite, ces films pourraient prétendre au statut d’objet de curiosité, de par leurs filiations nébuleuses, leur caractère hybride et incertain. Le Monde du schizophrène et Images du monde visionnaire convoquent mille et un trucages optiques et sonores, en vue de retranscrire un état perceptif ou psychique particulier : il en ressort de généreux déversements d’images étranges, rocambolesques ou déconcertantes. La Femme 100 têtes d’Éric Duviviern’est pas moins singulier ; il se distingue toutefois par sa relative sobriété esthétique (le choix du noir et blanc, faisant de ce film une exception dans la filmographie de Duvivier, y est pour beaucoup). Pour sa part, Images du monde visionnaire est considéré comme un film d’Henri Michaux (crédité au générique comme son auteur) ce qui assigne un rôle plus spécifiquement technique à son réalisateur. Enfin, contrairement à ces deux derniers titres, Le Monde du schizophrène n’apparaît pas au programme intitulé Hallucinations comprenant quatre films de Duvivier, dont la projection publique (non-médicale) avait été interdite par les autorités en 1968. Ces trois films diffèrent donc les uns des autres, sur le plan stylistique, auctorial et institutionnel.

3 Les relations que ces films entretiennent avec le livre sont, elles aussi, variables. Le Monde du schizophrène et Images du monde visionnaire ne semblent faire intervenir le livre qu’en tant que référence documentaire, ou base de travail, au cours de leur pré-générique. De son côté, La Femme 100 têtes est l’adaptation d’un livre, mais celui-ci est essentiellement composé d’images. Aussi, ces films ne constituent pas un ensemble homogène illustrant une constante (la thématique du livre) chez Duvivier, mais autorisent un parcours à travers sa filmographie, à l’écoute d’un dialogue mené discrètement, au cours de ces années 1960, avec toute une constellation de livres. Ce parcours nous mènera du plus « médical » au plus « artistique » – Le Monde du schizophrène étant plus strictement psychiatrique par sa diffusion institutionnelle comme par la collaboration, avec le Dr Didier-Jacques Duché.

2. Deux préambules

4Le Monde du schizophrène et Images du monde visionnaire ont en commun de proposer une séquence introductive, avant leur générique d’ouverture. Chacun de ces préambules a vocation à présenter le film, son objets, son caractère d’essai, et fait intervenir une voix off. Celle d’Images du monde visionnaire est officiellement attribuée à Henri Michaux (il est aussi l’auteur du texte qu’il prononce5), quand celle du Monde du schizophrène pourrait être associée au docteur Didier-Jacques Duché, conseiller scientifique de ce film. Leurs commentaires portent sur la difficulté à rendre compte d’une expérience de conscience altérée par la drogue, ou par la maladie. Ils sont accompagnés de travellings sur des ressources possibles pour le traitement de ces sujets : dessins, photographies et livres.

5Ces préambules paraîtront tout en retenue, considérant la hardiesse des images qui leur succèdent ; et pour cause : ils ne procèdent pas du même point de vue. Il ne s’agit pas encore d’adopter le point de vue altéré d’un sujet médical. Pour autant, ils n’ont pas le caractère de pleine neutralité attendu pour des séquences strictement informatives. Du côté du commentaire, une exploration lexicale inquiète est conduite autour des formes du discours ; du côté de l’image, cette caméra rasante, furtive et réactive, ne se tient pas exactement à distance raisonnable de son sujet.

2.1. Le Monde du schizophrène

6La première image du Monde du schizophrène est un plan de détail sur un œil peint (il s’agit de l’illustration d’un livre ouvert). S’ensuivent deux travellings latéraux, qui aboutissent à celle d’un manuscrit en cours, à la toute fin de la séquence : le spectateur y reconnaitra le texte dit sur la bande son. Ainsi balisé, le préambule de ce film s’inscrit entre l’œil et l’écriture. Dans l’intervalle, l’objectif survole un amoncellement de livres et de documents iconographiques disposés en vrac. Le mouvement d’appareil ressemble à celui des yeux d’un lecteur : la caméra se déplace de gauche à droite, et son second travelling commence juste en-dessous du premier (sous l’œil : la bouche). Malgré la fluidité technique de ces travellings, le parcours entre l’œil et l’écriture se révèle accidenté. Le champ est restreint, encombré, peu commode. L’appréhension de cette bibliothèque reste partielle et confuse.

7Celle-ci fait la part belle au thème des maux de l’âme, mais les domaines artistiques et littéraires sont aussi largement représentés. On croise en chemin le titre de La schizophrénie infantile(celui d’une thèse de psychiatrie soutenue par Pierre Duranton et imprimée en 1956), et l’Histoire de la peinture surréalistede Marcel Jean, éditée chez Seuil en 1959, une publication des Presses Universitaires de France sur Sigmund Freud pour le centenaire de la naissance, le rare traité de Paul Moreau De Tour sur La Folie chez les Enfantsde 1888, Le Journal d’une schizophrènepublié par la psychologue Suisse Marguerite Sechehaye en 1956, un tome des Œuvres complètes d’Antonin Artaud puis le roman d’André Breton, Nadja, aux éditions Gallimard. L’ensemble présente un caractère éclectique, et ne se laisse que partiellement saisir, à travers quelques titres lisibles sur les couvertures, entre des livres ouverts (plus difficiles à identifier), des reproductions d’œuvres plastiques et d’objets du domaine de la psychopathologie de l’expression - dont les chats hirsutes de Louis Wain6, illustrateur anglo-saxon atteint de schizophrénie. Voici donc un échantillon documentaire qui par métonymie, pourrait représenter le savoir sur lequel repose Le monde du schizophrène. Mais à en croire la voix off, cette littérature ne répond pas exactement aux questions que se pose le savant.

8« Comment faire comprendre, sentir, cette lente dissolution de l’être ? » entend-on. Le commentaire consiste en la mise en série cadencée d’alternatives lexicales, qui traduisent une quête interminable dans le champ du verbe. Tandis qu’il appelle le domaine du visible par les mots (« visuelles », « floue » …), l’écran offre matière à lire comme à voir : des mots, des noms et des visages d’auteurs importants, des titres célèbres, des dessins… Avec l’apparition de la main écrivante en amorce, en fin de parcours, l’image devient presque subjective. Cependant la coïncidence entre l’origine du regard et l’origine de la parole ne s’accomplit pas complètement. Un léger décalage, tout à la fois spatial et temporel, l’en empêche. L’ensemble renvoie toujours, à ce stade du film, à une instance d’énonciation composite : un discours savant d’une part, un regard, une optique de l’autre. Ce partage correspond à la collaboration entre un scientifique (le Dr Duché) et un réalisateur (Éric Duvivier) dont se réclame Le Monde du Schizophrène. D’après ce générique, le regard n’aura pas à se conformer au discours savant, mais à s’immiscer dans ses failles.

2.2. Images du monde visionnaire

9Indépendamment du film Images du monde visionnaire, l’œuvre d’Henri Michaux procède d’un entrelacement de visible et de texte. Le dossier de ce film, présenté dans ses œuvres complètes7 révèle le dialogue très soutenu entre Henri Michaux et Éric Duvivier (et, très vraisemblablement, l’opérateur Pierre Fournier), ponctué de visionnages et de corrections, dont résulte ce film. Malgré la déception qu’il inspira à Michaux une fois achevé, Images du monde visionnaire se comprend à l’aune de cette palpitation entre le visible et le langage qui se fait sentir dans toute cette œuvre.

10Comme celui du Monde du schizophrène, le préambule d’Images du monde visionnaire se situe dans un intervalle entre le texte et le visible. Sa première image appelle la lecture : elle montre la partie supérieure d’un exemplaire du livre Misérable Miracle, publié aux éditions du Rocher en 1956.La suite est exclusivement consacrée à l’œuvre dessinée d’Henri Michaux ; sur les sept dessins mescaliniens qui y paraissent, seul le dernier est réalisé aux crayons de couleurs. Le plan final s’adresse donc très ouvertement à l’œil du spectateur. Ici encore,l’instance d’énonciation demeure duelle : en voix off, Henri Michaux, invite à prêter attention à la musique et non pas à l’image. En effet, le film qu’il présente par la parole s’annonce être, plus qu’une œuvre cinématographique, un raté : « Lorsqu’on me proposa de faire un film sur les visions mescaliennes, je déclarai, et répétai, et le répète encore, que c’est entreprendre l’impossible. Quoi qu’on fasse, cette drogue est au-delà. Même d’un film supérieur […] ». Pourtant, le film commence. De tout son long, l’alliage de visible et d’énoncé en lequel consiste cette séquence frise la contradiction.

11Michaux poursuit : « Elles [ces images] devraient être plus éblouissantes, plus instables, plus subtiles, plus labiles, plus insaisissables, plus oscillantes, plus tremblantes, plus martyrisantes, plus fourmillantes, infiniment plus chargées, plus intensément belles, plus affreusement colorées, plus agressives, plus idiotes, plus étranges. » La langue d’Henri Michaux appelle ici son dehors, elle se laisse comme infiltrer par lui : par le rythme, la musique, le mouvement, le visible. Parallèlement, l’image cinématographique entreprend déjà de se saisir d’un tel matériau, comme à la dérobée. Misérable Miracle s’ouvre à l’écran sur l’une de ses quarante-huit planches hors-texte : le dessin d’un sillon dentelé. Le film effectue ainsi son premier pas entre le lisible et le visible par le biais de ce livre, avant de le congédier hors-champ pour se rapprocher des dessins de Michaux. Des mots manuscrits se laissent à moitié lire, parmi les tracés frisottants de l’un d’entre eux : « plis des […] pétilla[] chiffonnés ». La graphie de Michaux vacille sur la ligne de partage entre le lisible et le visible, entre l’ordre des signes langagiers et ce grouillis de traits a-signifiant qui lui est indissociable8.

12Au-dessus des dessins mescaliniens de Michaux, la caméra expérimente toute une variété de travellings dans les trois dimensions de l’espace, et leur confère ainsi un mouvement. Toute une matière visible se déploie sous nos yeux, qui vue de près, ressemble à celle de l’écrit : boucles, vaguelettes, petits traits et ratures. Au gré des plus amples mouvements d’appareil à la fin de la séquence, elle forme de vastes compositions visuelles, « labiles », « fourmillantes », « instables », toujours plus « chargées » et enfin, colorées. Les raccords, judicieusement placés entre « répétai » et « le répète », « au-delà » et « même d’un film supérieur », sur « je dirais encore » et « plus intensément belles », rehaussent l’expression de la surenchère et le procédé d’amplification dans le texte d’Henri Michaux. Dans toute sa discrétion, il semble que cet œil perçoive le défi qui lui serait lancé entre ces phrases, plutôt que le désenchantement de l’écrivain vis-à-vis des moyens que lui offre le cinéma.

2.3. Entre le visible et la langue : les livres

13Chacune de ces deux séquences introductives se déploie entre une image de l’écrit, et une image de la vision, placées en ses deux extrémités. Dans l’intervalle, l’image cinématographique et le commentaire s’accompagnent, sans se conformer l’un à l’autre pour autant. De long en large, l’ensemble est traversé par une ligne de partage entre le visible et les mots, qui tantôt s’épaissit, tantôt s’affine, se disperse et s’enroule sur elle-même. Considérés sous cet angle, ces composés d’images, d’écrits et de paroles ne se contentent plus d’informer sur les films. Ils en génèrent l’expérience, et ce dans l’entrelacement du visible et de l’énoncé. Dès lors qu’ils sont à la fois vu (en tant qu’objets) et lu (en tant que textes), ne serait-ce que par fragments, les livres occupent ici une place particulière.

14L’image d’un livre ouvert au début des adaptations cinématographiques de récits littéraires pourrait venir à l’esprit. A la relation que le film noue avec le livre en tant qu’œuvre littéraire de référence (relation souvent jaugée à l’aune de sa « fidélité », à l’esprit ou à la lettre) s’associe, dans ces nombreux cas, un travail plus localisé autour du livre en tant qu’objet visible9. Mais outre que Le Monde du schizophrène et Images du monde visionnaire ne sont pas des adaptations, les ouvrages qu’ils font apparaître sont sans patine, sans autours ennoblissants… à peine vieillis, pour certains. Mais ces livres sont souvent illustrés, et font parfois de la perception, du regard ou de l’art leur sujet. Au ras de leurs pages, l’objectif de la caméra prospecte le long de la fissure entre le visible et la langue qui y lézarde. Une ligne brisée traverse l’écran, entre la vue des livres et de leurs illustrations, et la lecture de leurs titres, des noms de leurs auteurs, d’autres bribes de textes et de mots jusqu’à se perdre dans un griffonnage d’Henri Michaux.

3. Une bibliothèque

15La bibliothèque du Dr Duché, pour ce que nous en devinons au début du Monde du schizophrène, appelle une sensibilité bibliophile, historienne et critique. Elle partage quelques aspects avec celle de Walter Benjamin10, tant par les thèmes qui s’y trouvent représentés (psychiatrie comprise) que par son éclectisme, le mélange des textes et des images qui la constituent. Surtout, elle est exposée dans cette situation que Benjamin affectionnait tout particulièrement : au moment de son « déballage » ; entre deux rangements, en désordre ; saisie par fragments à la faveur d’un parcours non-cloisonné par des rangées d’étagères. Parcours poétique à cet égard : ponctué de découvertes, d’arrêts autour d’objets curieux, des récits de leurs destins alambiqués. Il s’agit bien de nous « transporter avec [Walter Benjamin]entre ces volumes exhumés depuis peu à la lumière du jour11 ».

16Le préambule du Monde du schizophrène est construit autour d’un personnage invisible (nous n’en voyons que la main) et savant, qui semble avoir provisoirement interrompu ses lectures pour noter quelques réflexions personnelles. Son travail de recherche préalable a supposé la manipulation de documents, leur déplacement par-delà les frontières entre leurs espèces et leurs domaines : leur mise en mouvement. De ce mouvement des livres, et de la part d’aléatoire qui y joue, découle cet enchevêtrement des textes et des images à l’écran, ces décadrages et menus décalages, ces compositions traversées d’obliques et de lignes brisées. Les motifs mis à l’honneur au niveau des illustrations des livres évoquent aussi la mise à mal d’un classement : alignements rompus, damiers incurvés, hachures irrégulières, ramifications chevrotantes. Au hasard de son désordre, cette bibliothèque réserve quelques surgissements remarquables, tout un éventail d’associations thématiques et de rimes visuelles ou textuelles. La pupille d’un œil rayonne de ses relations possibles avec d’autres éléments visibles comme un diagramme circulaire, une spirale crayonnée, ou encore avec des éléments cachés dans l’épaisseur des livres : les « yeux de fougère » de Nadja qu’André Breton dit avoir vu s’ouvrir, peu après s’être interrogé : « Sous quelles latitudes pouvions-nous bien être, livrés ainsi à la fureur des symboles, en proie au démon de l’analogie, objet que nous nous voyions de démarches ultimes, d’attentions singulières, spéciales ?12». Ce jeu d’associations toujours relancé annoncerait le pêle-mêle suffocant que Le Monde du schizophrène impose ensuite ; maisen son commencement, le film se contente d’y inviter le regard.

17Le préambule d’Images du monde visionnaire ne montre qu’un seul livre (Misérable Miracle), mais sa bibliographie pourrait s’étoffer ensuite, tandis que les dessins de Michaux se succèdent à l’écran. Par exemple, le troisième dessin, qui laisse deviner quelques mots manuscrits, figure dans l’ouvrage Paix dans les brisements13(publié en 1959). Un glissement entre les pages, entre les livres, entre les œuvres d’Henri Michaux se laisse donc envisager à chaque raccord. En amont du film, ce n’est pas Misérable Miracle mais Connaissance par les Gouffres, plus récemment publié (1961),qui est à l’origine de la rencontre entre Éric Duvivier et Henri Michaux14. De ce livre, Éric Duvivier aura très certainement retenu ces lignes qui convoquent le cinéma, à propos de la folie plutôt que de la drogue : « La tête du malheureux soudain trop habitée devient une salle de cinéma aux films impromptus qui affolent, fatiguent, occupent, importent, interrompent. Le drogué s’y extasie. Point l’aliéné. Victimé par l’image, par ce cinéma forcé, qui ne rime à rien, il voudrait se garer du bazar d’images en coq-à-l’âne qui ne lui permettent plus de rien suivre et le hache d’infimes infinis sursauts. Face aux images qui déboulent, partout déboulent, veulent trouver une place dans l’avalanche des brillances, des lueurs, des éblouissements, métamorphoses plus que films, kaléidoscopes plus que films, et, plus que tout, décharges15 ». Plusieurs films de Duvivier, sous le prétexte de leur intérêt médical, correspondent à ce « bazar d’images en coq-à-l’âne » : Images du monde visionnaire bien sûr,mais aussi Le Monde du schizophrène, et plus tard Autoportrait d’un Schizophrène (réalisé en 1971 avec le même Dr Duché).

18L’ouverture de ces films peut être appréhendée comme un lieu où différentes autorités, littéraires, scientifiques, techniques et productives travaillent à leur alliance. L’enjeu est important ; ces films oscillant entre les catégories du film expérimental et du film institutionnel, les questions de leur attribution, de leur cadre référentiel, de leur origine sont régulièrement reconduites suivant les contextes de diffusion et de discours entre lesquels ils circulent. Mais l’examen attentif de leurs préambules ne permet pas d’y répondre. Les sources, les sujets possibles du Monde du schizophrène et d’Images du monde visionnaire prolifèrent, à mesure que les livres s’accumulent à l’écran, puis hors-champ, dans un jeu d’associations et de renvois toujours relancé. S’agissant d’expliquer la genèse d’Images du monde visionnaire en voix off, Henri Michaux évoque jusqu’aux témoignages des malades mentaux (à partir desquels Éric Duvivier travaille par ailleurs, au gré de ses collaborations avec le Dr Duché). Son emploi du pronom « on » fait valoir la part indéfinie, et collective de l’instance d’énonciation à laquelle il prend part : « On n’a pas tenté de représenter l’action générale et en profondeur sur une personnalité, film qui serait tout différent. Mais les types d’images que l’on rencontre communément dans ces états16 ». Plutôt que d’établir l’organigramme des auteurs, collaborateurs et sujets de ces films, plutôt que de fixer leur cadre référentiel, ces préambules ne laissent qu’entrevoir le milieu de leur émergence : hétérogène, enchevêtré, confus. Leur examen approfondi n’aide pas au catalogage des films de Duvivier, et la question de leur provenance et de leurs sources se perd dans une multiplicité de voix et de regards interférents les uns avec les autres.

19Dans Je déballe ma bibliothèque, Walter Benjamin décrit les « caisses éventrées17 » qui l’environnent ; sa collection lui apparaît donc morcelée, par bribes. Le Monde du schizophrène et Images du monde visionnaire nous offrent également des visions parcellaires de collections livresques et iconographiques. Mais ces séquences laissent imaginer un vaste ensemble de documents divers, entre le champ et le « hors-champ », foisonnant de possibles. Nul ne s’étonnerait de rencontrer, par exemple, quelques livres pour enfants dans la bibliothèque du Dr Duché, comme c’est le cas chez Walter Benjamin18 : en 1967, le Dr Duché publiera un petit ouvrage de référence les concernant19, utile à qui voudrait établir l’inventaire de ses lectures. Il ne serait pas invraisemblable non plus que Misérable Miracle et Paix dans les brisements d’Henri Michauxse soient trouvés parmi ces livresentraperçus au débutdu Monde du schizophrène, avant d’être plus particulièrement mobilisés deux ans plus tard, pour la réalisation d’Images du monde visionnaire. Aucun livre n’est seul, aucun n’est assignable qu’à un seul film ; une compréhension des préambules du Monde du schizophrène et d’Images du monde visionnaire comme autant d’annexes bibliographiques propres à chaque film est donc insuffisante. Plus qu’un ensemble de ressources extérieures aux films de Duvivier, la bibliothèque enchantée dont ils dévoilent quelques éclats serait plutôt le milieu, la matière-même de son cinéma. Posons, par hypothèse, cette bibliothèque utopique, composée d’unités mobiles, déclassées, inclassables ; commune à tous les films de Duvivier ; efficiente puisque par elle, il sera possible de circuler de l’un à l’autre. La Femme 100 têtes de Max Ernst aurait toutes les raisons d’y figurer : voilà qui invite à réexaminer la relation que le film du même nom entretient avec ce livre – dont il dit être « l’adaptation ».

4. La Femme 100 têtes

20Le support de La Femme 100 têtes correspond bien au livre de Max Ernst, mais le lecteur non-averti s’étonnerait de n’y trouver presque que des images imprimées (à raison d’une par page), très succinctement légendées. Ces légendes ne remplissent pas le rôle informatif ou explicatif que l’on pourrait en attendre, et n’aident pas au suivi du récit par ailleurs fort décousu. Leur rapport avec les gravures requiert une attention soutenue mais déplacée, tant il semblerait arbitraire au premier abord. Ce roman, publié en 1929, propose une relation nouvelle (et, à quelque égard, inversée) entre l’image et le texte.

21Max Ernst a réalisé les gravures de ses roman-collages, et notamment de celles de La Femme 100 têtes, en combinant des silhouettes et des décors préalablement découpés parmi les illustrations de romans populaires, diffusés sous la forme de fascicules ou de feuilletons dans la presse des décennies précédentes. Les sources dans lesquelles puise La Femme 100 têtes sont habitées par les thématiques importantes de la seconde révolution industrielle : exotisme, spiritisme, machines, fantômes… L’univers de la fantasmagorie, des spectacles de curiosité ne leur est pas étranger, de même que celui de la médecine et des études de l’hystérie menées au tournant des XIXème et XXème siècle20. Ce rapport de La Femme 100 têtes à la médecine demeure daté, et très insolite eu égard au contexte institutionnel de son adaptation cinématographique, soutenue par les laboratoires pharmaceutiques Sandoz, à destination des professionnels de la médecine de la fin des années 1960. Tout juste explique-t-il l’intérêt que ce roman put inspirer au cinéaste Éric Duvivier. Mais celui-ci est aussi le producteur de ses films, ce qui lui confère une certaine autonomie21. La Femme 100 têtes est une œuvre fondamentale du surréalisme, dont le premier manifeste fait du « collage » un des principes d’écriture22. Éric Duvivier, dont le goût pour l’hétérogène et le télescopage s’affirme dans plusieurs de ses films, ne pouvait se montrer indifférent à l’esprit de cette œuvre.

22Dès son générique, La Femme 100 têtes d’Éric Duvivier prépare son spectateur aux infidélités d’usage, ense présentant comme une « adaptation libre et partielle » – une marge de manœuvre artistique étant plus ou moins tolérée, dans l’accomplissement de cette tâche délicate qu’est l’adaptation. Mais envers et contre ce que laisse attendre cet avertissement, la démarche d’Éric Duvivier procède ensuite d’une telle allégeance à La Femme 100 têtes qu’elle échappe complètement aux cadres habituels de la « fidélité ». Éric Duvivier n’a pas conçu son film « dans l’esprit » du roman de Max Ernst ; il n’a pas non plus traduit ce roman dans le langage du cinéma. Il en propose le relevé point par point, le quasi fac-similé cinématographique. À chaque gravure de Max Ernst correspond un plan chez Duvivier ; pour chaque figure de cette gravure, le cinéaste met en scène un objet ou un corps qui, à défaut d’être parfaitement identique au modèle, représentera la même chose à l’écran : à une jambe dans le livre répond une jambe dans le champ, et à une souris, une autre souris. L’ordre et la répartition des éléments à la surface de l’image est aussi respecté que possible, cependant qu’une phrase est prononcée en voix off, à chaque nouveau plan : il s’agit de la courte légende que Max Ernst a inscrite sous la gravure correspondante, dans son livre. L’examen attentif du résultat révélera bien quelques écarts entre le livre et le film : quelques séries de pages sont sautées, l’une des gravures est rendue en deux plans distincts avec raccord dans l’axe, un accessoire placé à gauche d’un personnage dans le livre pourra se trouver à droite dans le film. Aucune de ces irrégularités n’est imputable à la fantaisie dont Éric Duvivier se montre capable ailleurs. Si La Femme 100 têtes est l’objet d’une « adaptation » de sa part, ce n’est qu’au format de projection, au métrage, au support cinématographique. Pour le reste, cette transposition dût être fastidieuse, et coûteuse. Le cinéaste médical excentrique se sentait-il en telle symbiose avec l’œuvre de Max Ernst qu’il n’éprouva pas la nécessité d’intervenir davantage ? Mais il irait ici jusqu’à se trahir lui-même, lui qui de coutume, fait montre d’une si grande générosité en matière d’effets visuels et d’inventions techniques. Le voilà qui renonce même à la couleur ! Rétroactivement, l’annonce d’une « adaptation libre et partielle » prête à sourire. L’opération de Duvivier n’est peut-être pas dépourvue de malice, et quoi qu’il en soit, sa Femme 100 têtes est saluée par André Pieyre de Mandiargues (cité au pré-générique) comme « le meilleur film surréaliste qui nous ait été offert depuis trente ans ou davantage ».

23En apparence, ce film fait exception dans l’ensemble de la filmographie de Duvivier. Images du monde visionnaire, qui impressionne d’abord par ses couleurs, ses trucages optiques, lui est très différent. Pour La Femme 100 têtes, le soin allégué au décor dans la reconstitution des scènes de Max Ernst, le travail de la photographie (signée Pierre Fournier, ici encore) et notamment l’usage de la surimpression, saisissent le regard. Les images sont bien animées, en dépit du caractère fixe des gravures ; ces mouvements sont délicats, aériens ou trottant, distribués avec parcimonie entre les composantes de chaque scène. La fixité de l’appareil de prise de vue, le maintien relatif de sa distance par rapport à la scène filmée (plans d’ensemble) et de la profondeur de champ d’un bout à l’autre du film, tendent à le sublimer. La « beauté » de La Femme 100 têtes, ainsi décrite, renvoie au domaine de la mise en scène, du cadrage et du maniement des optiques au cinéma : un travail du visible, procédant d’ailleurs, en l’occurrence, d’un certain classicisme, voire d’un certain dépouillement. Il faut compter avec la reprise, mot pour mot, des légendes de Max Ernst sur la bande son, et la position générale qu’Éric Duvivier adopte devant le livre : rase, descriptive, opiniâtre. À propos d’Images du monde visionnaire, lecinéaste insistera plus tard sur la mission qu’il s’était déjà fixée de « reproduire23 » (c’est le terme qu’il emploie) avec exactitude les visions d’Henri Michaux, sur le contrôle qui fut assuré pendant la réalisation, de chaque plan, chaque détail, chaque couleur du film. Cette dimension très scrupuleuse du travail de Duvivier est omniprésente dans sa filmographie, bien que celle-ci paraisse très hétérogène. Si La Femme 100 têtes se distingue au sein de cet ensemble, c’est d’abord parce cet aspect particulier de sa genèse y est plus clairement affiché. La minutie et l’abnégation qu’a supposées l’inventaire et le report des composantes de l’ouvrage de Max Ernst se signalent dans la forme-même du film, son découpage très mesuré, son caractère d’épure renforcé par le noir et blanc.

24Autour d’une poésie de l’objectif, le cinéma, art de la reproduction mécanique du visible, et l’écriture poétique moderne, notamment surréaliste, sont susceptibles de converger. Par « objectif », il faudrait entendre à la fois l’élément optique du cinéma, la pièce de l’appareil cinématographique, mais aussi le type de rapport au monde qu’implique la possibilité de son enregistrement mécanique, et qui caractérise l’esthétique du XXè siècle. Sous la coupe d’une attention portée au « document »24 et d’une célébration de ses puissances à travers ce siècle, plusieurs approches avant-gardistes du médium photographique tenant compte de ses usages documentaires et scientifiques, rejoignent ici « l’objectivité poétique » de Paul Eluard, atteinte dans une succession subie (et non maîtrisée) par le poète25 jusqu’aux « reportage(s) (…) psychophysiologique(s) » d’Henri Michaux. Du côté de la photographie, puis du cinéma, cette relation d’enregistrement est impliquée par l’appareil de prise de vue et par son objectif ; mais bien qu’automatiquement assurée, elle engage aussi des démarches, des poétiques particulières. L’adaptation des textes littéraires est concernée, eu égard aux articles d’André Bazin sur ce « cinéma impur26 » qui prend appui sur les autres arts, dont la littérature. Le critique y loue les démarches humbles et méticuleuses de cinéastes « ne sacrifiant à la lettre qu’avec un respect sourcilleux et mille remords préalables27 ». Cette « haute fidélité esthétique28 » (à la littérature) est, selon Bazin, consécutive d’une conscience que l’art cinématographique développe en parallèle de sa « transparence », à mesure que ses optiques se perfectionnent : l’objectif, dans son artifice même, s’efface devant son objet. Éric Duvivier, dont l’habilité technique est reconnue (Henri-Georges Clouzot a fait appel à lui s’agissant des effets visuels qu’il envisageait pour son projet de film L’Enfer), adopte une démarche proche de celle que décrit André Bazin s’agissant de La Femme 100 têtes, à cette différence près que le roman qu’il « adapte » de cette façon est essentiellement composé d’images – la circonstance est aggravante.

25La Femme 100 têtes d’Éric Duvivier ne présente aucun « préambule » assimilable à celui du Monde du schizophrène ou d’Images du monde visionnaire. Seul le paragraphe élogieux d’André Pieyre de Mandiargues défile à l’écran, sur fond clair, en guise de pré-générique. Ce carton est immédiatement suivi du générique d’ouverture, dont la fonction attendue est d’informer le spectateur quant aux différents acteurs de la réalisation et de la production du film. L’un et l’autre ne donnent pas les contours d’un livre à voir, mais celui de Max Ernst, dans son existence concrète, ne s’en laisse pas moins sentir au début de ce film. D’abord, André Pieyre de Mandiargues en suggère la manipulation possible au moment de souligner ses affinités avec les spectacles de projection lumineuse. Par la suite, le générique du film consiste en vingt-huit plans de détail de différentes gravures de La Femme 100 têtes qui, comme le laissait présager ce dernier propos de l’écrivain (« pages feuilletées rapidement »), se succèdent à une vitesse soutenue sur la musique galopante du troisième mouvement (« Au Moulin ») du Baiser de la Fée de Stravinsky. Le texte de ce générique est hautement découpé : chaque nom, chaque mot ou petit groupe de mots se trouve incrusté en noir, dans chacune de ces images. L’écriture est cursive, petite, difficile à détacher du fond dont elle émerge au premier coup d’œil. Le regard du spectateur devra fureter rapidement entre les tracés figuratifs et scripturaux s’il souhaite y recueillir l’information. Quand le versant visible de ce générique se réclame d’emprunts directs au travail de Max Ernst, la griffe de l’équipe artistique et technique du film ici créditée prend aussi la forme de cette écriture : à son image, son intervention sur l’œuvre originale se veut donc appliquée mais discrète, furtive, et d’un ton espiègle que soutient ici l’accompagnement musical.

26De la formule mutine « adaptation libre et partielle », le mot « adaptation » est isolé, un plan à part lui est consacré. Ce plan n’est nullement anodin : il s’agit d’un détail de la quarante-et-unième gravure de La Femme 100 têtes, « Loplop et l’horoscope de la souris », qui fait ressurgir le personnage protéiforme de Loplop. Ce personnage est ici dénudé, tenant un costume à son bras et son chapeau à la main, tel un prestidigitateur mis à nu. Mais pour accompagner ce terme névralgique d’« adaptation », la caméra le soustrait à notre regard et recadre autour de la souris qu’il pointe du doigt. Le rongeur trottine le long d’un arc de cercle tracé en pointillés sur une table, entre deux petites portes percées d’un œilleton derrière lesquelles elle pourrait se cacher. Si cet animal, très momentanément exposé à notre vue, illustre une certaine idée de l’adaptation au fondement de La Femme 100 têtes, il convient de lui accorder toute notre attention. L’adaptation serait bien ici présentée comme un parcours entre deux œuvres, qui n’exclut pas la possibilité d’une répétition : la série des allers et venues que suppose la translittération textuelle et iconographique du livre de Max Ernst. Tel serait l’« œil » dont procède cette adaptation : discret, embusqué dans sa propre transparence – fût-elle le fait d’un artifice, d’une dextérité technique particulière. La souris incarne bien la position qu’adopte Duvivier vis-à-vis des livres, qui ne manquait pas de poindre dès les préambules du Monde du schizophrène, puis d’Images du monde visionnaire bien qu’il ne s’agît pas d’adaptations : rase, réceptive et résolue.

5. Dans l’intervalle

27Ici, le cinéma n’entend pas magnifier le livre par quelque choix de cadrage ou d’éclairage, pour dire sa déférence à l’égard de la littérature sur laquelle il s’appuie pour asseoir sa propre légitimité en tant qu’art. Par les livres qu’il peut rendre visibles à l’occasion, le cinéma aurait matière à s’engager dans un dialogue avec les autres arts, plutôt qu’à s’en distinguer pour maintenir son rang parmi leur classification. La relation d’adaptation n’est pas impérative pour qu’ait lieu ce dialogue. Les rapports entre les arts gagnent à être envisagés d’un autre point de vue, redevable à la pensée de Jean-Louis Leutrat, considérant ces « deux trains qui se croisent sans arrêt29 » que sont le cinéma et la littérature. Enfin, l’appartenance préalable des œuvres littéraires et cinématographiques concernées au domaine qualifié d’artistique n’est pas plus nécessaire. C’est dans l’intervalle,entre cinéma et littérature, entre l’écran et le livre, entre le visible et la langue que se loge le poétique que nous visons.

28Autour de ces trois films d’Eric Duvivier, les livres doivent être perçus comme les indices d’un partage, essentiellement poétique, entre l’image et l’écrit. La rencontre entre ce cinéaste médicalet La Femme 100 têtes de Max Ernst s’envisage aisément dans la bibliothèque utopique qui se laisse imaginer autour de ses films, à travers un regard peut-être amateur, mais non moins fureteur, et très proche des livres. Au cours des années 1960, ce regard aura secrètement longé la ligne de partage entre le visible et l’écriture parmi des livres illustrés, les « gravures hors-textes » des ouvrages d’Henri Michaux et les romans-collages de Max Ernst. Le lien de proximité que l’œil (Éric Duvivier) entretient avec le livre, que signalait un point de vue sensiblement abaissé dès Le Monde du Schizophrène, peut se renforcer ponctuellement, autour d’ouvrages particuliers. En bout de course, la « figure » du livre disparaît à l’écran, mais c’est que l’objectif s’est encore rapproché de sa matière imprimée. Au creux de cette relation entre l’œil et le livre qui se tisse d’un film à l’autre, empreinte d’une bibliophilie matérialiste (benjaminienne), se loge la poésie de l’ensemble.