Colloques en ligne

Damien Blanchard

Post-poésie et photographie (1990-2015)

1Dans le numéro inaugural de la Revue de littérature générale, paru en 1995, Olivier Cadiot et Pierre Alferi adressent un reproche sévère à deux auteurs qui ont animé l'avant-garde littéraire des années 1960 et 1970, Philippe Sollers et Denis Roche1. Ils les accusent d'avoir renoncé à l'invention de formes ou d'objets poétiques au profit de la représentation du monde, d'être devenus des renégats de l'expérimentation littéraire. En ce qui concerne Denis Roche, ce basculement vers la représentation est en grande partie concomitant avec le choix d'une pratique photographique qui ne se caractérise pas par la recherche d'une autonomie esthétique, mais par la saisie du réel.

2Le problème posé par ce revirement ne vient pourtant pas de la photographie, puisque ce numéro de la RLG, et particulièrement son « éditorial », est accompagné d'un nombre considérable d'images, souvent de petit format et placées dans les marges. Cette pratique est bien attestée dans les revues poétiques d'avant-garde, des revues surréalistes2 à la plus récente Banana Split3. Mais si la disposition de la photographie est littéralement marginale dans ce numéro de la RLG, son usage n'est pas directement illustratif, l'éditorial est de nature théorique et l'image photographique acquiert alors une autonomie propre.

3Dans les œuvres elles-mêmes, après les quelques expériences sans lendemain de Breton et Éluard, depuis les années 1980 la photographie devient régulièrement une compagne du texte poétique4. Dans la petite édition, l'usage dominant reste massivement illustratif, puisqu'il consiste dans l'association d'une photographie et de textes courts, sur le modèle du haïku5. Mais un usage plus équivoque, moins illustratif, plus critique du régime représentatif, est développé par certains poètes.

4Un tel retard dans le recours à la photographie, née publiquement en 1839, montre qu'à l'inverse du lien entre poésie et peinture, l'association de la poésie avec la photographie est loin d'aller de soi6. Un faisceau de raisons explique cette difficulté : d'une part, il existe une inégalité criante en termes de légitimité culturelle et artistique entre les deux pratiques ; d'autre part, la photographie a longtemps été envisagée comme une technique mécanique, de pure reproduction de la réalité, sans profondeur et interdisant la rêverie.

5L'ancrage de l'anathème baudelairien dans les consciences poétiques a été suffisamment profond pour qu'Yves Bonnefoy, dans Poésie et photographie7, d'une part entérine l'idée que la photographie est reproduction hasardeuse et non composée de la réalité – soit le contraire de l'art – et d'autre part parachève son analyse en expliquant une nouvelle de Maupassant, qu'on associe rarement au champ poétique. Par ailleurs, il ne mentionne aucune photographie, aucun photographe. Ainsi s'explique la rareté des rapprochements entre poésie et photographie, même si la fascination est incontestable8.

6Or les raisons de ce rejet ou de cette distance respectueuse semblent justifier à l'inverse l'intérêt d'écrivains que Jean-Marie Gleize qualifie de post-poètes, qui produisent des textes sans intériorité créatrice, sans dimension expressive, qui n'ont pas d'intention esthétique particulière. Il en découle des objets très fortement réflexifs qui se caractérisent par des dispositifs de montage très particuliers : citations, prélèvements, traitement d'un matériau hétérogène9. La photographie se présente alors comme un modèle par son apparence d'objectivité, son statut d'art non-art, le fait qu'elle produise des citations, des prélèvements du monde – tous points relayés par le discours critique des années 1970 à 1990 (Susan Sontag, Rosalind Krauss, Roland Barthes, Jean-Marie Schaeffer, entre autres10).

7L'exemple de quatre ouvrages d'auteurs qui s'inscrivent dans cette mouvance permettra de voir que la photographie, lorsqu'elle est exploitée comme document donnant à voir une réalité des plus banales, s'inscrit dans une démarche investigatrice quand bien même celle-ci serait vouée à l'échec. Mais contrairement à ce que pourrait laisser penser l'usage d'une photographie plutôt figurative, la représentation photographique contribue en réalité à dire une crise de la représentation et à souligner in fine une importante distance avec le réel.

D'énigmatiques investigations photo-littéraires

8Le Commanditaire d'Emmanuel Hocquard, paru en 199311, curieusement sous-titré « Poème », et abondamment illustré de vues urbaines, semble avoir lancé une tendance de fond. Innervé par le modèle du polar états-unien, le livre en propose en quelque sorte un pastiche qui se déroule à Bondy-Nord et voit le privé Thomas Möbius lancé dans une investigation apparemment sans objet précis. En effet, le livre s'ouvre sur une commande adressée au privé par une femme du nom de Vénus Tiziano, lui demandant de remplir un dossier qui est pour le moment vide. Les photographies semblent dès lors pouvoir figurer les preuves d'un dossier établi par le détective, bien que l'intention présidant à l'enquête reste pour le moins énigmatique.

9Cette dimension investigatrice se retrouve dans le livre d'Anne Parian composé quasi exclusivement de photographies, À la recherche du lieu de ma naissance, paru en 199412. Inspiré par le film homonyme de Boris Lehman sorti en 1990, le livre est construit en miroir : il s'ouvre et se clôt sur la même photographie montrant une devanture de boutique sur laquelle apparaît le nom « H. Parian », et la double page centrale donne à voir des boîtes à lettres pouvant figurer le lieu de sa naissance. Dans l'intervalle, les autres photographies, apparemment prises à la volée, montrent les habitants de Marseille. Une double lecture est possible : ou bien ces images donnent à voir une errance à travers la ville, ou bien la photographe a cherché à capter dans la foule le visage d'un père ou d'une mère inconnus. Dans les deux cas, le but de l'investigation n'est pas clair, d'autant plus que l'ouvrage est dépourvu de texte écrit par l'auteure.

10Dans la première partie d'Hôtel, ouvrage paru en 200913, Jean-Jacques Viton s'appuie sur des photographies assez sombres de Bernard Plossu pour élaborer un simulacre de récit dans lequel le narrateur, parti en vacances à Palerme, devient soudainement un enquêteur qui cherche à élucider la mort de Raymond Roussel – un doute subsiste quant aux causes de sa mort, entre tentative de suicide ou overdose liée à la prise de substances dans un but expérimental. Cependant, l'enquête est extrêmement désinvolte, et le narrateur quitte la ville sans avoir véritablement déterminé quoi que ce soit. La seconde partie du livre, écrite par Liliane Giraudon, propose un récit à tendance autobiographique, mais certains éléments évoqués baignent le texte dans une atmosphère trouble qui le rapproche du roman noir : une bonne apparaît avec une serviette tachée de sang, la prostitution est pratiquée par la narratrice, qui évoque aussi un tueur qui aurait habité sa chambre.

11Les Amusements de mécanique de Suzanne Doppelt, parus en 201414, s'appuient également sur la trame du roman policier en reprenant partiellement Cosmos de Gombrowicz – dont on sait la critique qu'il faisait de la poésie tout occupée de métaphores et d'être absolument pure – et en citant régulièrement Sherlock Holmes. Bien que l'investigation soit sans terme déterminé et sans moteur explicite, la démarche interrogative prime et Doppelt a souvent recours à l'isotopie du fil et au motif de la toile d'araignée, dans laquelle ne tombera aucun assassin, puisque « tout est cousu de fil blanc ». Les photographies de Suzanne Doppelt, qui gardent leur autonomie par rapport au texte, sont disposées ensemble sur la page malgré leur hétérogénéité – ou bien des images géométriques souvent de l'ordre du quadrillage ou bien des photos en gros plan d'insectes ou bien des reproductions d'un livre qui montre des personnages mécaniques.

12Dans ces quatre livres, le lecteur est donc confronté à des formes qui tendent au narratif, mais ne proposent jamais une cohérence narrative, y compris a posteriori. Les textes ne construisent pas des récits déstructurés mais refusent radicalement la logique cause / conséquence qui prime dans toute narration. La suite des actions n'est pas synthétique mais analytique, puisque si certains événements ont lieu, ils ne s'inscrivent pas dans une chaîne qui leur donnerait du sens. Dans Hôtel,les formules suivantes de Liliane Giraudon pourraient s'appliquer à ces narrations d'un genre particulier : « Ici, dans ce couloir, on passe et on repasse. On ne s'attarde pas. Sans comprendre, on presse le pas. » (p. 59), de même que ce passage du livre de Doppelt : « les routes s'y croisent dérivées et multiples, on passe et repasse au même endroit, chaque trajet abonde en phénomènes avec tant d'artifices et tant de délices ». Il n'est donc pas surprenant de voir les récits revenir à leur point de départ sans avoir véritablement progressé. L'investigation conduit paradoxalement à une désorientation plutôt qu'à un éclaircissement.

13Les photographies présentes dans ces livres font écho à cette absence de fil conducteur, puisque sont principalement représentés des lieux de passage, qu'il s'agisse de l'autoroute de Bondy-Nord qui ouvre et clôt Le Commanditaire, des rues de Marseille et leurs passants aux origines ethniques diverses dans À la recherche du lieu de ma naissance, des couloirs et des ascenseurs d'un hôtel cependant désert dans Hôtel, ou des surfaces sur lesquelles passent des insectes dans Amusements de mécanique. La réalité représentée constitue comme la métaphore d'une pratique photographique elle-même passagère et contingente.

14Le schème structurel de l'enquête explique en grande partie la présence de la photographie, dans la mesure où ce médium a été et continue d'être pensé comme document et comme preuve15. La photographie peut donc à l'occasion être prise en charge dans ces textes comme un indice, et plus précisément comme une attestation que la réalité a bien été telle qu'elle apparaît sur l'image. Parler de preuves relève cependant du paradoxe puisque les images ne cherchent pas à expliquer quelque chose et encore moins à démontrer une vérité, en réalité inexistante.

Des enquêtes vouées à l'échec

15Dans les pratiques poétiques expérimentales des années 1990 à aujourd'hui, la dynamique de l'enquête, surtout quand elle échoue, est une tendance de fond. On pourrait parler de « poétiques de l'aporie herméneutique » pour reprendre la formule employée par Jean-Jacques Thomas à propos de l'œuvre de Jean-Marie Gleize16. L'investigation se sait d'emblée vouée à l'échec, elle est la recherche d'une origine et d'une signification impossibles. Mais cette valorisation philosophique d'une contingence radicale du monde et du langage n'empêche pas une démarche investigatrice, même si elle est systématiquement évoquée avec la distance ou l'ironie nécessaires.

16Ainsi, chez Hocquard, le privé reçoit une commande mais n'est pas l'initiateur de la recherche. Il  reconnaît même son impuissance à remplir sa mission à la fin du récit. Chez Doppelt, la figure du détective est tournée en dérision, dans un renvoi permanent à Sherlock Holmes et au docteur Watson, qualifiés de « détectives lâchés dans le sous-bois ». S'il s'agit certes d'une « très belle filature », l'auteure considère que le moindre rapport établi entre les choses est destiné à bouger sans cesse car « Le monde est aussi rond et enflé qu'un ballon et joue avec eux, ces deux détectives en herbe, un compas planté dans l’œil, et cette tache aveugle, une nature muette qu'ils tentent acharnés de comprendre tandis que les souvenirs s'échangent les uns avec les autres ». Le réel est atomisé, mais chacun de ses éléments a une position variable à l'infini, à tel point que « ce n'est ni un râteau ni une flèche ni même un bel esprit qui peuvent venir à bout de cette affaire en forme d'imbroglio ». On ne peut débrouiller définitivement ce qui est embrouillé.

17Le film de Boris Lehman, À la recherche du lieu de ma naissance, offre un paradigme fondateur, comme le montre l'influence qu'il a exercé sur le livre d'Anne Parian, mais également sur le livre de Jean-Marie Gleize intitulé Léman, également paru en 1990. Boris Lehman retourne à Lausanne où il est né pour « rassembler les preuves de son existence ». L'enquête est d'autant plus fondée qu'elle a pour toile de fond le génocide juif auquel a échappé sa famille en se réfugiant en Suisse : une vision panoramique d'un cimetière juif inscrit le film dans une toile de fond plus large. Le cinéaste établit une paronymie entre son nom de famille et le lac Léman, et suggère la force d'attraction du lac qui est également l'aimant de son enquête à la recherche de son origine et de son nom. Mais une formule, reprise par Gleize dans Léman, prévient le spectateur de l'échec à venir : « Tout ce que je vois est sans origine »17, même si la démarche heuristique ne s'en poursuit pas moins.

18Anne Parian fait écho à cette démarche dans son livre photographique. La recherche d'une origine personnelle est mise en parallèle avec des événements fondateurs liés à la ville de Marseille, qui transparaissent dans les photographies de plaques gravées, parfois agrandies. Ces plaques évoquent des événements originels, quasiment mythiques : les marins grecs venus de Phocée qui « fondèrent Marseille / d'où rayonna en Occident / la civilisation », le premier film projeté à Marseille le 12 mars 1896, une adresse des Phocéens à Homère, et la libération de Marseille par le 7e régiment de tirailleurs algériens. Mais ces photographies très nettes, qui renvoient à une mémoire sûre d'elle-même, contrastent avec les images floues des habitants du présent. Anne Parian semble signifier à la fois le caractère inassignable de l'origine personnelle et la prégnance de constructions mémorielles collectives fixées dans le marbre par la municipalité. La seule origine déterminée par Anne Parian serait ce mur couvert de boîtes aux lettres, placé au centre du livre, mais d'où son nom est absent.

19Ces enquêtes visent donc moins à comprendre le monde qu'à le donner à voir dans son absence d'origine et de sens visibles. Elles sont principalement animées par une tension vers la visibilité en tant que telle, un désir de voir et de dire le réel, ou en tout cas de voir ce qui n'est habituellement pas vu, qu'on résumerait par cette formule paradoxale : « Cela n'a rien à voir, ouvrez l'œil ».

Voir ce qu'on a sous les yeux

20Sur un plan imaginaire, la photographie pourrait dès lors apparaître comme un médium exemplaire, dans la mesure où elle permettrait de donner à voir le réel de manière quasiment immédiate, par un acte essentiellement technique, alors que l'écriture passe par la langue, chargée de figures et de stéréotypes. Ce médium ferait écho au désir du poète anti-lyrique d'éviter la métaphore au profit du sens littéral. De fait, les photographies présentes dans ces quatre ouvrages ne répondent pas aux impératifs esthétiques traditionnels (en termes de compositions ou de sujets). Malgré le noir et blanc, connoté sur le plan esthétique depuis le développement de la photographie en couleurs, elles se caractérisent par leur neutralité, leur banalité et leur platitude, qui les fait tendre vers un semblant d'objectivité18. Elles répondent ainsi aux caractéristiques de ces écritures en prose littéralement prosaïques.

21Dans les années 1980-90, en France, le discours théorique dominant sur la photographie n'a pas peu contribué à valoriser cet aspect de la photographie. Les essais de Barthes et Schaeffer, pour ne citer qu'eux, ont renforcé la légitimation esthétique de la photographie en soulignant de manière paradoxale non pas ses capacités esthétiques mais la singularité sémiotique du médium, qui en fait d'une certaine manière un anti-art. Leurs approches, bien qu'elles diffèrent par quelques aspects, s'accordent sur un point : la photographie est indicielle, c'est-à-dire que sa spécificité tient à la contiguïté physique qu'elle possède avec son référent. Elle est dès lors la trace, ou la relique, de quelque chose qui a été présent devant l'objectif. Cette approche théorique, qualifiée d'ontologique par ses détracteurs19, semble avoir ressuscité le rêve d'une transparence possible de la représentation, d'une présentation directe, et plus précisément d'une adhérence entre le sujet et la réalité.

22Les quatre ouvrages envisagent d'une certaine manière la photographie comme un anti-art, comme une présentation directe du réel, y compris du réel le plus trivial et le plus banal, à tel point qu'on ne prend plus le temps de regarder. L'égalisation de la réalité permise par la photographie est souvent mise en exergue. Dans Le Commanditaire, photographier la banlieue de Bondy-Nord, ses barres HLM, l'autoroute et ses camions, apparaît comme une manière de « désapprendre », de renoncer aux habitudes du regard qui invisibilisent la réalité20. Dans À la recherche du lieu de ma naissance, les photographies des habitants pris à la volée, aléatoirement, et sans distinction, contribuent à arrêter un flux incessant propre à la grande ville et qui fait oublier la singularité des visages et des expressions. Les espaces vides photographiés par Bernard Plossu dans des hôtels apparemment désaffectés, qu'il s'agisse de chambres, salles de bains, couloirs et salons, incitent à s'intéresser à la charge d'absence et de passé qui les habite. Enfin, les photographies de Suzanne Doppelt, en représentant le sol, l'herbe et les insectes, incitent à un geste myope généralisé qui permettrait peut-être d'y voir plus clair.

23Suzanne Doppelt propose en effet des images en plan très rapproché de surfaces ou bien vides ou bien parcourues par un animal, comme s'il s'agissait de garder l'oeil ouvert partout où pourrait surgir quelque chose digne d'être regardé : « il suffit d'un petit trou pour que n'importe quoi se montre ici ». Un passage du livre semble une référence à la photographie de Man Ray intitulée Vue prise en aéroplane puis Élevage de poussière : « regarder la poussière qui s'agite sans fin dans les rayons même quand l'air est calme, un véritable élevage, un étrange paysage vu par un oiseau ». La référence, loin d'être anodine, signale une attention à l'infiniment petit que la photographie permet d'explorer, même si un doute persiste quant à la nature de ce qui est représenté. Il s'agit de voir le monde à la loupe, de bousculer les perspectives, et d'offrir à travers ces photographies un « cosmos en miniature qui montre les objets en leur absence et l'espace sans qu'il y en ait, avant de voler en éclat, une mêlée générale qui met tout à l'envers et en désordre ». Une telle pratique photographique n'est pas sans faire penser aux premiers praticiens qui, a posteriori, observaient à la loupe les photographies obtenues afin d'y repérer ce qui leur aurait échappé lors de la prise.

Opacité du réel et de la langue

24Cependant, ce désir d'aller vers l'évidence et la clarté est en réalité constamment accompagné d'une conscience lucide de l'opacité du réel et de la langue. Comme l'écrit Cyrille Noirjean en quatrième de couverture du Miroir aveugle de Jean-Luc Parant: « questionner l'évidence évide l'évidence »21. Le sens du monde n'est pas plus clair que les signes ne sont transparents. Les quatre ouvrages ont beau proposer des photographies assez peu esthétiques, peu soucieuses de composition, et donc plutôt littérales, celles-ci ont en commun d'être souvent floues et assez sombres22. Leur visibilité est loin d'être maximale : il ne s'agit pas d'images très nettes telles qu'ont pu en produire la Nouvelle Objectivité dans la seconde moitié des années 1920 ou les photographes du courant documentaire, de Walker Evans à Lewis Baltz. Tout se passe comme si ces auteurs avaient une conscience très nette de la nécessité du flou, du flottement dans la représentation de la réalité, qui permet de relayer un sentiment d'éloignement du réel. Le sentiment d'opacité et d'énigme est donc redoublé puisque les objets photographiés sont en eux-mêmes d'une profonde insignifiance.

25Jean-Jacques Viton, dans Hôtel, souligne très clairement l'énigme que représentent les photographies et par là-même le réel auquel elles renvoient. En effet, son texte semble composé à partir des photographies qu'il décrit souvent assez précisément, à tel point que le récit, au présent, semble inventé de toutes pièces à partir des images. En découle cette étonnante question que seul un écrivain à sa table de travail, loin du lieu photographié, peut se poser : « Sur quelle rue donne l'hôtel Ponte et dans quelle partie de la ville se trouve-t-il ? » (p. 29). Très régulièrement, le commentateur des images s'interroge sur leur sens ; ainsi, devant l'image d'une clef sur un drap : « Cette clef, qui devrait être accrochée au casier de la réception de l'hôtel, est jetée sur le lit, comme un signe ? un oubli ? un message ? ». L'hôtel déserté suscite l'incompréhension, et les photographies ne sauraient répondre à cette question : si elles donnent à voir le réel tel qu'il est, elles ne l'expliquent pas, elles sont inutiles à l'enquête pseudo-policière dans laquelle elles s'inscrivent. Mais plutôt que d'élaborer une intrigue à partir de ces quelques images, l'auteur préfère les aborder sur un plan négatif, en montrant les limites du sens photographique.

26Le livre d'Anne Parian est celui qui joue le plus du flou, sauf lorsqu'il s'agit des inscriptions gravées dans le marbre qui accompagnent les photographies des Marseillais, dans une opposition entre netteté de l'écriture et flou de l'image. Pris sur le vif, en mouvement, les habitants apparaissent donc flottants, contrairement à ce qui aurait pu se passer avec une caméra. La vue est souvent frontale, parfois de trois-quarts face. Si le flou peut être considéré comme une manière de souligner l'objectivité de l'image – les êtres sont en mouvement, la photographie rend compte de la dynamique du réel – l'effet produit au final est celui d'une violence exercée sur les passants, et en même temps, celui d'une énigme portée par le visage de ces anonymes, dont l'auteure ne connaît vraisemblablement rien. Le flou d'un visage le rend à sa singularité irréductible et insaisissable, et l'empêche de manifester une identité fixe de la personne. Le poisson est trop vif pour ne pas échapper aux mains qui tentent de le saisir.

27Dans les Amusements de mécanique, l'opacité du monde est absolument valorisée : c'est un chaos où tout tourbillonne, « parce que le tourbillon est la cause de tout ». Le regard n'arrive pas à établir une cohérence du monde, à discerner et à comprendre la logique qui le gouverne. Les figures géométriques photographiées par Suzanne Doppelt pourraient donner le sentiment que la géométrie organise le monde. Il n'en est rien, puisque ces images produisent des illusions d'optique, de légères hallucinations visuelles. Doppelt insiste sur un paradoxe fondamental qui est le caractère trompeur des évidences, le mystère des choses simples, qui possèdent un grand potentiel sémantique. Le monde est énigmatique et pour en rendre compte « l'œil mosaïque de la mouche » demeure la figure par excellence23, qui se manifeste dans la succession des images évoquées par le texte, mais également par les montages de photographies qui se superposent et se télescopent, dans un effet kaléidoscopique ou stroboscopique, au choix. Le monde apparaît comme absurde, Doppelt semble reprendre l'expérience d'Antoine Roquentin dans La Nausée en évoquant « l'énigme. Celle que proposent le moineau, le chat, le morceau de bois et le scarabée, cette petite colonie de silhouettes légères, vagues et sans relief, ici et là magiquement et qui ne dit rien, ne cache pas non plus ». La nausée est heureuse, le silence lié à la banalité du réel ne masque aucun secret ni arrière-monde. L'adverbe « magiquement » doit sans doute s'entendre comme l'équivalent d'un « surgi de nulle part », en même temps qu'il dit la réjouissance enfantine devant ce qui se produit sans explication.

D'une fiction l'autre

28Un paradoxe se fait donc jour : le désir d'y voir plus clair, manifesté par la dimension investigatrice qui s'intéresse frontalement au réel, y compris dans sa banalité, avorte donc par le biais de la photographie elle-même, qui opacifie en réalité le rapport au réel. Emmanuel Hocquard formule très nettement cette ambivalence de l'image photographique lorsqu'il la compare à un miroir avant de l'en distinguer. Certes, la première intention est de donner à voir une ville rendue invisible par les représentations usuelles de la société, mais la séquence « Bondy-Nord dans un miroir » qui s'ouvre sur deux photographies de la même réalité, l'une floue et l'autre nette, met en question la transparence de l'image. Cette mise en crise s'accentue au fil du récit et l'anecdote truculente du chien de Madame Sakaze en constitue l'acmé : « Madame Sakaze avait un minuscule chien qu'elle chérissait plus que tout au monde. Un jour, elle pria son locataire, qui était artiste peintre, de peindre son chien. Il demanda s'il fallait le peindre avec de la peinture verte, ou bleue, ou d'une toute autre couleur. – Mais non ! s'indigna Madame Sakaze. Il faut le peindre tel qu'il est ! – Dans ce cas, répondit le peintre, laissez ce petit animal tranquille. A quoi bon le peindre ? Il est très bien tel qu'il est. » L'entreprise initiée au début du livre est donc éclairée par une nouvelle lumière, que confirmera la fin du livre : on ne peut donner de la réalité qu'une représentation, une fiction, qui dès lors ne donne pas à voir les choses telles qu'elles sont réellement, malgré l'ardent désir du commanditaire. Sans être niée, l'approche ontologique de la photographie est donc mise en question. De ce point de vue, le livre d'Emmanuel Hocquard se situe à un tournant dans la théorie de la photographie.

29Or la mise en crise de l'idée de représentation littérale par la photographie est concomitante de la tendance fictionnelle des textes, qui ne sont pas, contrairement à ce qu'on pourrait en attendre, la simple description du monde mis en images. De ce point de vue, le livre Hôtel manifeste cette progressive contamination de la fiction par la photographie, comme si les images, en raison de leur luminosité clair-obscure, éloignaient peu à peu de la description et de l'interrogation en faisant passer le texte dans le domaine de la pure fiction. Ainsi, à partir du texte XII, Jean-Jacques Viton introduit le personnage d'Antonio Kreuz, que les photographies n'appelaient pas, et s'écarte progressivement de la pratique descriptive qu'il avait adoptée jusqu'alors. Le narrateur change également d'hôtel pour en savoir plus sur la mort de Raymond Roussel, qui a certes eu lieu à Palerme, mais au grand hôtel des Palmes, alors même que les photographies semblent toujours être celles de l'hôtel Ponte.

30Cette démarche fictionnelle transparaît également dans la deuxième partie du livre, écrite par Liliane Giraudon. Le récit rétrospectif à la première personne donne le sentiment d'être en partie autobiographique lorsque la narratrice affirme à propos d'une photographie qu'elle « tiendra lieu de certificat d'existence à mon récit » (p. 61). Pourtant, le récit manifeste peu à peu des marques de fictionnalité, notamment lorsqu'il construit un imaginaire de roman noir. La fin du récit évoque ainsi un « tueur » qui aurait dormi dans une des chambres photographiées et tué son amante. L'appui sur les photographies devient support d'une sombre rêverie. Le meurtrier a une nouvelle partenaire, aussi petite que la précédente : « Sa mémoire à lui (quant au meurtre) a une fonction infaillible. Mais elle ne trouve pas toujours ce qu'elle cherche (traces du sourire de cette femme, de l'élasticité de sa peau). Voilà pourquoi cet autre (sa présence) lui est nécessaire. Non pas en solution de remplacement mais plutôt dans la vérification de sa perte (pas ce sourire, pas cette peau) » (p. 81). Comment ne pas voir dans ce rapport de ressemblance entre les deux femmes une métaphore du rapport de la photographie avec le réel ? L'image n'est pas l'occasion de se rappeler ce qui est désormais du passé, mais de prendre conscience d'un écart entre le réel déjà-toujours perdu et sa représentation. Ainsi s'explique le choix d'une lecture fictionnelle des photographies, loin de la vision ontologique et mélancolique défendue par un Roland Barthes. Il s'agit uniquement de vérifier la perte et non de la regretter.

31La tendance à la fiction qui domine dans ces pratiques photolittéraires les distingue des œuvres où la photographie sert d'attestation d'une expérience vécue par l'auteur, comme Nadja en est l'exemple canonique. Les images sont moins l'occasion d'une confirmation du discours que l'occasion d'une invention fictionnelle. Ainsi, Anne Parian ne retrouve pas réellement les lieux de son passé, elle invente par la photographie le lieu de sa naissance artistique, puisqu'il s'agit de son premier livre. Un tel projet fait écho au film de Boris Lehman, qui glisse progressivement du documentaire autobiographique à la fiction, lorsque le réalisateur fait jouer à une jeune femme le rôle de sa mère et à un enfant le rôle de Boris. Avant de montrer un accouchement, la voix-off commente : « Je vais assister à ma propre naissance. Je vais pouvoir exister enfin. ». Il s'agit donc, à travers la fabrication des images, de se construire une image qui devient alors la sienne, d' « inventer plutôt que [de] relater ». Le film se conclut sur des paroles qui peuvent s'appliquer aux quatre livres étudiés : « Ai-je trouvé ce que je cherchais ? Non, je n'ai rien trouvé. Est-ce que je cherchais seulement quelque chose ? ».

32La photographie est donc mise en avant dans un but paradoxal : alors même qu'elle pourrait être l'objet d'une proximité avec le réel si elle était l'équivalent d'un miroir du monde, sa dimension fictionnelle est finalement privilégiée par ces poètes anti-lyriques. Paradoxalement, la banalité et la neutralité des photographies mettent en crise l'idée qu'elles seraient un reflet du réel. Elles ne font en réalité que redoubler l'écart entre le sujet et le réel, elles le situent dans un flux sans logique et sans transcendance. En ce sens, ces écrivains refusent clairement l'optique qui a pu être développée par certains poètes s'inscrivant dans le champ lyrique, et pour lesquels la photographie est l'objet d'une célébration du monde, comme le montre le livre de James Sacré et Lorand Gaspar Mouvementé de mots et de couleurs24, même si le commentaire de Sacré contribue à une forme d'effacement du sujet devant le monde. La photographie, indéniablement, propose aux poètes une dialectique entre proximité et éloignement du réel, qui questionne la capacité du langage à dire l'expérience d'un monde dont l'opacité et l'étrangeté, qu'elles soient réduites ou non, suscitent l'écriture.