Colloques en ligne

Alison Boulanger

Paradoxes spatio-temporels dans la représentation littéraire de la grande ville

1 Dans les années 1920, à quelques années d’intervalle, plusieurs auteurs, romanciers (James Joyce, John Dos Passos, Alfred Döblin) ou poètes (T. S. Eliot), ont fait paraître des œuvres où la représentation de la grande ville constitue une préoccupation centrale. Par ce choix, ces œuvres s’inscrivent dans une tradition littéraire, dialoguant notamment avec les romans réalistes ou naturalistes du XIXe siècle. Pourtant, ce n’est pas à ces prédécesseurs immédiats que je voudrais faire appel, mais à un roman anglais du XVIIIe siècle, Humphry Clinker de Tobias Smollett. Comme nombre de ses contemporains, Smollett se livre en effet à une peinture très négative de la ville, présentée comme le lieu du non-sens, la perversion des lois naturelles et spatio-temporelles. Une telle représentation annonce certains aspects des œuvres d’Eliot, Döblin ou Dos Passos. Le propos de cette étude est donc de confronter deux discours littéraires élaborant une critique de la ville, l’un au XVIIIe siècle (Humphry Clinker apparaissant sur ce point comme une œuvre représentative, bien que particulièrement virulente), l’autre au XXe. Si la continuité entre ces discours est manifeste, la confrontation permet de montrer que le non-sens y revêt des enjeux sensiblement différents, modifiant le rôle de la ville dans la configuration de l’œuvre ainsi que le dessin spatio-temporel dont la ville se fait l’expression.

2 En 1771 paraît Humphry Clinker, roman épistolaire dont les personnages voyagent à travers l’Angleterre. Par l’entremise de leurs lettres, Smollett développe ses réflexions sur différents lieux et sociétés. Le chef de famille, Matthew Bramble, représente le point de vue le plus critique. Dans ses lettres, il déverse son indignation envers les mœurs de ses contemporains, réservant ses traits les plus acerbes pour une attaque en règle de la vie à la capitale. Sur ce point, le roman de Smollett n’est nullement un cas isolé ; un propos similaire, implicite ou explicite, est à lire dans nombre de romans contemporains, depuis Henry Fielding et Lawrence Sterne jusqu’à Maria Edgeworth et Jane Austen. Le personnage de Matthew Bramble appartient à une classe de gentilshommes campagnards qui, à cette époque, détient d’importants pouvoirs et se caractérise par un certain conformisme, une hostilité au changement. Cette classe se considère comme la garante d’une stabilité, et plus profondément d’une identité qu’elle aurait à protéger. Les lettres de Bramble ne sont donc pas tant à étudier pour leur originalité que pour leur représentativité ; il convient de les replacer dans leur contexte socio-politique pour apprécier leur hostilité à l’égard de la grande ville, vouée au culte désastreux du changement.

3 Dans sa lettre du 8 juin, écrite à Londres, Bramble fait l’éloge de la vie campagnarde et de ses aliments afin de les contraster avec ceux que l’on trouve à la grande ville. Les processus naturels de la campagne produisent des effets bénéfiques, tandis que la ville leur substitue des processus artificiels aux résultats désastreux ; alors qu’à la campagne on respecte l’habitat et l’alimentation naturels1, à Londres on a systématiquement recours à des substituts nuisant au goût et à la santé. Le bétail, nourri « de feuilles de chou flétries et de drèche aigre » (p. 154/p. 120), est saigné dans le but de rendre sa viande plus blanche ; de même, la farine est mêlée de craie, d’alun et d’os réduits en cendres : le snobisme l’emporte sur tous les principes gustatifs et sanitaires. Mais l’opposition principale, dans le propos de Bramble, porte sur le rapport au temps : à la campagne, toute existence est soumise à un rythme naturel, que ce soit celle du consommateur (qui mène une vie réglée2) ou celle du consommé (la récolte des végétaux et l’abattage des animaux se font à une période précise de l’année, et à un certain stade de leur croissance). La campagne représente ainsi une configuration idéalement réglée par le temps. Par contraste, le travers le plus inquiétant de la grande ville, aux yeux de Bramble, est qu’elle ne respecte aucune loi temporelle. Ses habitants sortent à la tombée du jour et rentrent se coucher quand le soleil se lève. Ils ne montrent pas davantage de sagesse pour l’élevage des animaux, comme en témoignent ces volailles dont on coud les entrailles pour qu’elles engraissent plus vite, une « cruelle » et « ignoble pratique » (p. 153/p. 121) qui horrifie Bramble.

4 À l’image de ces volailles, la ville croît à un rythme anormal. Dans les passages qui la décrivent, les termes relatifs à la croissance et au rythme temporel, récurrents, tendent à souligner sa perversion, la rapidité inouïe de sa croissance. C’est le cas pour la ville de Bath3, mais plus encore pour Londres :

Londres est une véritable nouveauté pour moi : ses rues, ses maisons, sa situation même, tout y est nouveau. Comme l’a dit l’Irlandais, « Londres est désormais hors les murs. » Les vastes champs qui produisaient blé et fourrage au moment de mon départ, voilà que je les retrouve couverts de rues, de places, de palais et d’églises. Je sais de source sûre qu’en l’espace de sept ans onze mille maisons ont été bâties dans un seul quartier de Westminster […]4

5Les « champs qui produisaient blé et fourrage » (dans le respect des lois naturelles et du cycle des saisons) se couvrent, avec une rapidité inquiétante, d’une monstrueuse moisson de bâtiments. Alors qu’à la campagne le temps se déroule sur un mode intelligible, prévisible et régulier, la ville pervertit les processus naturels, modifie leur rythme et produit l’inadmissible.

6 Bramble a également recours à une image classique, celle d’un corps disproportionné où l’une des parties parasite toutes les autres : « la capitale est [comme un monstre qui aurait grandi trop vite], une tête hydropique qui finira par laisser le corps et les extrémités sans nourriture ni soutien5. » Le terme de « monstre » revient dans la lettre sur Bath : « Il est facile d’imaginer quelle sorte de monstre sera devenue Bath d’ici quelques années, avec cette multiplication d’excroissances […]6. »Dans cet organisme déréglé, l’intérieur devient l’extérieur (« Le Cirque […] ressemble à l’amphithéâtre de Vespasien que l’on aurait retourné comme un gant7 ») et l’irrégularité règne : « La place, bien qu’irrégulière, est à tout prendre assez joliment dessinée : elle est spacieuse, ouverte et aérée. […] Mais les avenues qui y mènent sont misérables, sales, dangereuses et tortueuses [indirect]8. »

7 Ici aussi les voies insuffisantes entravent la circulation d’un organisme menacé d’hydropisie. La monstruosité, l’irrégularité affectent jusqu’aux voies de circulation, « tortueuses » (« indirect »), et jusqu’au « Square » (littéralement carré), dont Bramble précise qu’il est « irrégulier ». Dans cet espace paradoxal, le carré perd sa régularité essentielle. La géométrie est systématiquement bafouée :

[Les nouvelles constructions] sont conçues sans discernement, édifiées sans aucun souci de solidité, accolées avec un tel mépris de l’économie générale de la ville et de ce qui lui sied que les lignes formées par les récentes rangées de maisons interfèrent les unes avec les autres et se coupent suivant les angles les plus divers. Tout cela ressemble à des ruines de rues et de places déchiquetées par un tremblement de terre qui aurait disloqué le sol en une multitude de trous et de monticules. L’on pourrait croire aussi qu’un démon gothique les a fourrées toutes ensemble dans un grand sac pour les en ressortir pêle-mêle suivant les caprices du hasard9.

8Le paysage urbain est un paysage dévasté (« ruines de rues et de places déchiquetées par un tremblement de terre qui aurait disloqué le sol ») dont les « lignes » et les « angles » enfreignent toutes les lois de la géométrie. Par sa croissance effrénée, erratique, imprévisible, il défait toutes les lois spatio-temporelles. En témoignent divers oxymores, le « Square irrégulier » par exemple, ou bien les rues disposées « suivant les règles du hasard » (en anglais « just as chance directed »), comme si le hasard pouvait constituer une règle.

9 En d’autres termes, la ville représente le règne de la contingence et du hasard, la défaite du sens. Elle met en déroute toute tentative pour réaliser, à travers elle, une configuration répondant aux exigences de l’intelligibilité et de l’esthétique. Et pourtant, c’est bien ce que se proposaient ses architectes : Bramble se gausse des nouvelles constructions de Bath, la place carrée (« The Square »), la place ronde (« The Circus », cirque ou cercle) et le « croissant de lune » (« Crescent »), estimant qu’elles seront sans aucun doute suivies d’une « étoile », de sorte que « ceux qui vivront encore dans trente ans pourront peut-être admirer tous les signes du zodiaque affectés aux bâtiments de la ville » (p. 52/p. 36). Les bâtiments prennent pour modèles des figures géométriques ou des astres — autant d’instruments de mesure, soit pour l’espace (dans le cas des figures géométriques), soit pour le temps (dans le cas des signes zodiacaux). Dans cette phrase se dessine, pour la ville, la possibilité d’exhiber une configuration sensée, ordonnée selon les lois spatio-temporelles. Mais Bramble n’a que mépris pour cette symbolique ; la ville, à ses yeux, ne saurait renvoyer à une configuration réglée, encore moins à un rythme naturel, fût-il terrestre ou astral.

10 Humphry Clinker réunit ainsi plusieurs traits qui caractérisent également la critique de la grande ville dans les œuvres romanesques ou poétiques du XXe siècle : la ville défait toute tentative pour régler ou mesurer l’espace et le temps. Elle apparaît littéralement comme l’emblème de la démesure. Un verdict similaire émane de Mangeclous d’Albert Cohen, lorsque deux personnages s’aventurent dans le Palais des Nations, où ils sont reçus par un diplomate nommé Surville. Celui-ci réunit tous les défauts dont Cohen gratifie les diplomates de la SDN : inutilité, sens aigu de son importance, carriérisme, raffinement dans la langue de bois, etc. Interrogé sur « l’activité de [ce] noble palais pour la paix du monde », il répond par un inventaire inepte :

Le comte de Surville eut un beau sourire illuminé et quasi prophétique.

Nous avons mille sept cents portes, commença-t-il avec feu, mille six cent cinquante fenêtres, quatre-vingt-huit mille mètres carrés de surface vitrée non compris les lanterneau, vingt-et-un ascenseurs, soixante-quinze mille mètres carrés d’enduits, neuf mille foyers lumineux dont la consommation est de trois cent vingt mille kilowatt-heures environ. […] De plus, nous disposons de six cent soixante-huit mille water-closets et lavabos. Enfin, les feuilles de papier que nous utilisons annuellement pour la paix du monde feraient, placées bout à bout, environ huit fois le tour de la terre10.

11Organisme monstrueux et disproportionné, voué au gigantisme et à la stérilité de l’inventaire, la SDN ressemble à la ville dans Humphry Clinker, une machine tournant à vide, un temple du non-sens qui menace d’envahir la surface de la terre. Comme le souligne Philippe Zard, le nom du diplomate, « Surville », combine deux sens possibles : soit la première syllabe a un sens intensif, « sur-ville » signifiant alors « mégapole » (suivant la proposition de Zard) ou « Überstadt », soit le lecteur est invité à y voir une « ville des sourds ». Dans les deux cas, la SDN est une Babel moderne, marquée par une « volonté ascendante11 » et une chute dans le non-sens (puisque la SDN se définit par la prolifération de langues incompréhensibles entre elles).

12 Dans sa critique de la mégapole, Cohen rejoint Smollett ; pourtant la comparaison entre les deux œuvres permet de mesurer une évolution importante. Chez Smollett, la ville, lieu du non-sens, permet à la campagne de se poser comme le pôle opposé, le lieu du sens, de l’ordre, de la règle. C’est en cela, justement, que Humphry Clinker paraît si représentatif du roman anglais du XVIIIe siècle. Le roman de Cohen, en revanche, émane d’une société où le pouvoir ne réside pas (ou plus) à la campagne. Le dispositif de l’œuvre ne vise pas à renvoyer le lecteur vers un espace autre où le sens serait préservé. Le non-sens ne joue pas un simple rôle de repoussoir, mais fait lui-même l’objet d’une réflexion, d’une configuration — à laquelle contribue l’allusion implicite à Babel. On peut étendre cette analyse à d’autres œuvres du XXe siècle, notamment aux poèmes de T. S. Eliot :

Ma maison est une maison en déclin,

Et le Juif se tient accroupi sur l’appui de la fenêtre, le propriétaire,

Éclos dans quelque estaminet d’Anvers,

Boursouflé à Bruxelles, rapiécé et pelé à Londres12.

13Dans ce passage, où l’anti-cosmopolitisme d’Eliot se teinte explicitement d’antisémitisme, la figure du Juif représente l’essence même de la ville, privée de racines (le personnage passe indifféremment d’une ville à l’autre), d’intégrité (les maisons sont louées à des étrangers), d’unité (différents lieux sont mis à contribution pour constituer un personnage essentiellement composite, comme en témoigne le triste état de sa peau13). La ville est un lieu de déclin et de corruption (« maison en déclin »), comme le confirme ce passage du poème La terre gaste :

M. Eugenides, le marchand de Smyrne […]

Me proposa, dans un français démotique,

Un déjeuner à l’hôtel de Cannon Street

Suivi d’un week-end au Métropole14.

14Le nom de l’hôtel, « Métropole », s’associe à une réflexion sur la corruption concomitante de la langue (le « français démotique » du marchand) et des mœurs.

15 La représentation de la ville, chez Eliot, est d’un pessimisme prononcé15. Mais contrairement à Smollett, Eliot scrute la ville pour y mettre à jour une histoire et une temporalité propres. En témoignent les références aux villes du passé. Lorsque le devin Tirésias relate une scène qu’il semble vivre dans sa chair (la séduction d’une dactylo), il est ramené à une expérience passée, qu’il a vécue « près de Thèbes sous la muraille16 ». La trivialité du présent s’oppose à la grandeur de l’histoire passée. D’une manière générale, les villes disparues dont le poème rappelle l’existence semblent avoir une valeur de contraste : le sens serait dans ces villes disparues, la ville contemporaine représentant le pôle purement négatif de la configuration. Mais si dévalorisantes que soient ces comparaisons pour la modernité, c’est toutefois dans la ville elle-même que le sens de l’histoire se donne à lire.

16 Dès lors, la ville devient un instrument de mesure, un mode de lecture, une configuration spatio-temporelle intelligible ; la dernière partie du poème, si pessimiste que soit sa représentation de la « cité », l’inscrit dans une continuité historique :

Quelle est la cité par-delà les montagnes

Craquements et réformes et éclats dans l’air violet

Tours tombantes

Jérusalem Athènes Alexandrie

Vienne Londres

Irréelle17

17Certes le passage présente la ville dans son déclin (« tours tombantes », « craquements », « éclats ») et réitère l’accusation d’irréalité. Mais contrairement aux deux énumérations que l’on a relevées, « Chicago Semite Viennese » dans le poème « Burbank », ou bien Anvers, Bruxelles et Londres dans le poème « Gerontion », la séquence « Jérusalem Athènes Alexandrie Vienne Londres » n’est pas dépourvue de sens ni d’unité. Au contraire, elle établit un lien entre différents lieux de culture et de spiritualité, de sorte que Vienne et Londres apparaissent comme le point d’aboutissement d’un processus historique et culturel. De même, dans les derniers vers du poème, une comptine ancienne, « London Bridge is falling down falling down falling down » (v. 426, p. 79), promet la ville à la destruction ; mais cette disparition annoncée ne fait que renforcer le lien entre Londres et les villes illustres du passé. De ce fait, par rapport aux précédentes œuvres poétiques d’Eliot, la fin de La terre gaste infléchit la représentation de la ville dans le sens de l’intelligibilité.

18 Plus explicitement encore que T. S. Eliot, Alfred Döblin représente la ville comme un instrument de mesure pour l’écoulement temporel :

Mes frères, mes sœurs, qui allez par l’Alex, prenez un instant, arrêtez-vous, contemplez le chantier de démolition par l’interstice à côté de la balance : voici les grandes Galeries Hahn, éventrées, des bouts de papier rouge collé contre les vitres des étalages. Tu es poussière, poussière redeviendras. Ainsi va toute gloire, Rome et Babylone, César et Annibal, et tout, oh ! pensez-y ! À quoi je réponds : primo, qu’à leur présente, des fouilles font réapparaître les villes en question, et, secundo, que la démolition d’une ville défunte permet la construction d’une ville nouvelle18.

19Le Berlin de Döblin, comme le Londres de Smollett, est en proie à un processus de métamorphose permanente. Pour Smollett, ce processus anéantissait toute continuité historique, toute intelligibilité logique ou esthétique, toute règle spatiale ou temporelle. En revanche Döblin estime que les démolitions et constructions permanentes relient la ville, non seulement au passé des villes disparues (Rome et Babylone), mais aussi à son propre passé. Des fouilles peuvent à tout moment mettre à jour cette continuité historique : la ville est le lieu où le passé est disponible dans les profondeurs de l’espace. Loin d’être le lieu de l’oubli, de l’indifférence et du déracinement, elle est par excellence un lieu doté d’histoire. Elle accède au statut de modèle permettant d’appréhender un processus temporel, à la fois historique et organique : le cycle de la croissance et du déclin. Chez Eliot aussi, le diagnostic de déclin, si sombre soit-il, laisse entrevoir une vie organique propre à la ville, une temporalité qui lui serait spécifique. Dès lors, la ville remplit la fonction qui, dans le roman de Smollett, est bien plutôt dévolue à la succession cyclique des saisons.

20 Ainsi, alors que dans ces œuvres la ville n’est pas moins insensée que dans le roman de Smollett, se dessine néanmoins pour elle la possibilité d’accéder au rang de configuration intelligible (fût-elle paradoxale), du point de vue spatial et temporel. Elle devient même, chez Döblin, un modèle pour l’œuvre littéraire : de même que la ville fait coexister dans l’espace des couches supérieures plus récentes et des couches inférieures plus anciennes, de même le texte est un palimpseste où se lit la trace d’un texte plus ancien (la citation biblique « Tu es poussière et tu redeviendras poussière », Genèse 3 : 19). Dans ce passage, d’un point de vue thématique et formel, l’accent est mis sur la transformation incessante et sur la permanence de l’ancien dans le nouveau, érigés au rang de principes fondateurs pour la ville, pour l’histoire et pour l’esthétique.

21 Dès lors, le lecteur est invité à se pencher sur la configuration spatio-temporelle dont la ville se fait l’expression. Dans les œuvres de Cohen, Eliot et Döblin, cette configuration se teinte de résonances prophétiques, entre autres par l’entremise d’allusions bibliques récurrentes. La prophétie paraît sombre : on a relevé des allusions à la tour de Babel, à la destruction de Jérusalem, à différentes villes menacées par la fureur divine. Berlin Alexanderplatz cite à plusieurs reprises les imprécations de Jérémie sur Babel/Babylone19, ainsi qu’à « Babylone, la Grande Prostituée » de l’Apocalypse (17 : 1 – 6). Ces allusions prophétiques se font très nombreuses dans Manhattan Transfer, roman de Dos Passos qui précède de peu Berlin Alexanderplatz et qui renvoie, lui aussi, aux villes du passé — en particulier à « Babylone et Ninive » : « Il y avait Babylone et Ninive. Elles étaient construites en briques. Athènes était toute en colonnes de marbre d’or. Rome reposait sur de grandes voûtes en moellons. À Constantinople, les minarets flambent comme de grands cierges tout autour de la Corne d’Or20…. »

22 De même qu’Eliot dans ses poèmes ou Döblin dans son roman, Dos Passos relie la ville moderne à différentes villes disparues ; mais si les trois premières (Athènes, Rome et Constantinople) sont des lieux de rayonnement politique, culturel et spirituel, les deux dernières sont plus problématiques.

23 À différentes reprises, Dos Passos revient aux épisodes bibliques où la colère de Dieu menace de s’abattre sur « Babylone et Ninive ». Par l’entremise de ces allusions discrètes, mais récurrentes, New York prend le visage d’une cité au bord de la destruction. Cette intuition est renforcée par différentes allusions au Déluge. À la fin de la première partie, Ellen contemple la pluie battante et se rappelle une chanson qui évoque une pluie de « quarante jours et quarante nuits », laissant pour seul survivant un personnage mythique aux « longues jambes » (p. 147sqq./p. 112sqq.). Le thème du déluge revient régulièrement dans la deuxième partie21, notamment lorsque Jimmy rentre sous une pluie diluvienne, apocalyptique, qui frappe la ville comme un fléau (p. 295 – 296/p. 215). Le seul signe de vie vient des « boules violettes des lampes à arc », en anglais « arclights » (p. 296/p. 215). Il est tentant de voir dans ces « arclights » un écho très discret de l’arche (ark) de Noé. De même, Stan, avant de mourir, se tient sous la pluie, regarde des couples entrer dans une salle de bal et se rappelle une chanson décrivant les animaux qui rentrent, « deux par deux », dans l’arche de Noé ; puis il associe cette chanson à celle qui hante Ellen (p. 312sqq./p. 227sqq.).

24 Ces passages suggèrent-ils que la colère de Dieu va s’abattre sur Manhattan ? Qu’un désastre imminent menace d’emporter toute l’humanité ? Deux titres de chapitre semblent le confirmer dans la troisième partie : « Allégresse dans la ville insouciante » (chapitre I) et « Le fardeau de Ninive » (chapitre V, c’est-à-dire le dernier). L’anglais archaïque de ces titres (« Rejoicing City that Dwelt Carelessly » et « The Burthen of Nineveh ») renforce l’allusion biblique. Dans ce dernier chapitre, un mendiant fou qui prétend s’appeler Jonas (Jonah) affirme que Dieu s’apprête à détruire New York comme il a détruit Babel, Babylone et Ninive. Deux garçons qui ont croisé son chemin écoutent ses sombres prophéties pendant un certain temps, puis s’enfuient et retrouvent avec soulagement le refuge de la rue et des « lampes à arc22 ». Enfin, lorsque Jimmy s’éloigne de la ville vers un avenir incertain et se retourne pour la contempler une dernière fois, la seule chose qui émerge du brouillard est la lumière trouble de ces mêmes lampes à arc23.

25 Ces allusions sont évidemment obscures, mais elles constituent un réseau cohérent qui semble promettre la grande ville à une destruction violente. La Bible joue, à cet égard, le rôle d’un témoin (pour ce qui est des villes disparues) et d’un prophète (pour ce qui est de la ville moderne). Or une temporalité paradoxale résulte de ce type de prophétie, de même que dans le cas des allusions à Babel chez Döblin ou Cohen : le châtiment est à la fois dans le passé et dans un avenir imminent. Pour mieux cerner ce paradoxe, je voudrais effectuer un nouveau détour, par le Critias de Platon cette fois. Ce fragment de dialogue oppose deux villes : Athènes, dépeinte comme une cité idéale, et Atlantis, présentée comme une ville corrompue, frappée par un juste châtiment. Par certains aspects, Atlantis, telle que Platon la décrit, semble préfigurer la grande ville de Cohen, Eliot, Döblin ou Dos Passos, en particulier la vaste zone portuaire :

Cet emplacement était peuplé d’un peuple d’habitations pressées les unes contre les autres ; la remontée du canal à son point de départ ainsi que le plus grand port regorgeaient de vaisseaux et de trafiquants qui venaient de partout et qui, de jour et de nuit, produisaient par leur nombre et le tumulte confus de leurs parlers divers un fracas assourdissant24.

26Atlantis, comme Babel, est placée sous le signe du gigantisme, de l’accumulation, et d’une désastreuse dispersion linguistique conduisant au non-sens : le nombre et la diversité des marchands produit un « tumulte confus », un « fracas assourdissant », dans lequel les caractéristiques intelligibles de leurs « parlers » se perdent irrémédiablement.

27 Curieusement, Atlantis, par la suite, s’est transformée dans l’imaginaire collectif en un idéal perdu ; en témoigne notamment le fait que Francis Bacon ait intitulé son utopie La nouvelle Atlantis. Cela s’explique sans doute par le fait que les habitants, selon Critias, aient d’abord manifesté une sagesse et une vertu divines, avant de perdre de vue ces vertus originelles ; la magnificence de la ville, telle qu’elle est décrite, explique sans doute aussi la fascination qu’elle a exercée par la suite. Néanmoins, une telle inversion du schéma initial est frappante, comme si le seul fait de disparaître suffisait à auréoler Atlantis du prestige d’un paradis perdu.

28 L’historien Pierre Vidal-Naquet postule que Platon lui-même, dans son dialogue, procède à une inversion : « Athènes » ne représenterait nullement la véritable Athènes, mais une cité idéale, tandis qu’« Atlantis », cité maritime fondée par Poséidon, corrompue par le commerce et le goût du luxe qui l’accompagne, reflèterait sous un nom fictif la véritable et problématique Athènes, telle qu’elle est devenue à l’époque de Platon25. Si l’on souscrit à cette lecture, Platon, dans le Critias, a représenté sa propre cité sous deux jours : le nom d’Athènes renvoie à son aspect idéalisé, tandis que sous le nom d’Atlantis, elle se présente comme un concentré de tous les maux urbains. La même ville peut apparaître simultanément sous un aspect catastrophique et idéal (ce qui explique peut-être qu’Atlantis, par la suite, ait pu être considérée comme un paradis perdu). Ajoutons qu’elle peut aussi apparaître simultanément sous son jour passé et présent : l’Athènes idéale décrite dans le Critias est une ville qui est parvenue à maintenir intacts les principes présidant à sa fondation, tandis qu’Atlantis a connu un processus de dégénérescence. Si l’on considère, suivant Vidal-Naquet, qu’elles représentent deux aspects de la véritable Athènes, Platon a cherché à dépeindre à la fois la ville d’origine et son visage contemporain. La ville semble avoir la capacité de faire coexister en elle les contraires, un passé idéal et perdu, et un présent problématique.

29 Dès lors, elle représente un paradoxe temporel, ou plus exactement un rapport paradoxal à sa propre histoire. Dans son récit, Platon laisse entendre qu’Atlantis, en punition de ses fautes, a été frappée d’un châtiment. Si les défauts d’Atlantis sont ceux de l’Athènes contemporaine, celle-ci est menacée d’un châtiment similaire — qui se trouve, de ce fait, à la fois dans le passé et dans l’avenir. Il me semble que les œuvres de Döblin et Dos Passos (et peut-être également celles de Cohen et Eliot) aboutissent à un paradoxe similaire à travers leurs allusions répétées aux villes frappées par Dieu. Comme Atlantis dans le Critias, ces villes ont une fonction négative (elles ont été punies pour leurs péchés) et prophétique (elles annoncent le sort qui menace New York ou Berlin). Et pourtant leur disparition les pare de nostalgie, comme Atlantis, de sorte qu’elles s’assimilent à un paradis perdu : leur fonction devient alors rétrospective et positive. Par l’entremise de ces réflexions, la ville moderne est à la fois vouée à la destruction et regrettée d’avance. Un même paradoxe marque la représentation de la catastrophe : pour la ville moderne, elle est à venir, mais elle est aussi ce qui a irrémédiablement éloigné de nous les villes du passé. La ville est au croisement de discours antagonistes, l’annonce d’un avenir menaçant se superposant à la remémoration d’un passé perdu.

30 Ce type de paradoxe, au demeurant, caractérise tout discours mythique, dès lors que le passé s’y voit érigé en modèle pour l’avenir26. C’est justement ce qui permet de conclure que la ville remplit dans ces œuvres une fonction mythique, qu’elle est chargée de véhiculer une conception spatio-temporelle. Il semblerait que Cohen, Eliot, Döblin et Dos Passos veuillent intégrer à leurs œuvres différentes réflexions sur la ville. De toute évidence, elles s’inscrivent dans un courant littéraire (plus particulièrement romanesque) allant du XVIIIe au XXe siècle, présentant la grande ville comme une aberration que le discours littéraire tente de cerner, comme fasciné. Mais la comparaison fait ressortir une différence essentielle dans le traitement de cette aberration. Dans le roman de Smollett, Matthew Bramble, qui mesure la ville à l’aune d’exigences rationnelles et scientifiques, y voit un « monstre » qui pervertit ou transgresse toutes les lois de l’urbanisme, de l’organisme, de la géométrie et de l’astronomie. Si les auteurs du XXe siècle que nous avons abordés placent également la grande ville sous le signe du paradoxe spatio-temporel, c’est bien plutôt pour renouer avec un mode de pensée mythique caractérisant aussi bien la Bible que le Critias de Platon. Un tel diagnostic est impensable pour Smollett, qui dénie à la ville toute valeur configurante et lui assigne une fonction purement négative dans l’économie de son œuvre. En revanche, des auteurs comme Eliot, Döblin et Dos Passos (et l’on pourrait certainement étendre la réflexion à nombre de romanciers et poètes contemporains) élaborent une réflexion sur l’espace-temps propre à la ville. Elle s’inscrit dans un processus de croissance et de déclin, et par là même rend manifeste un schéma récurrent et prévisible. De ce fait, tout en restant marquée par le paradoxe, la ville se fait l’instrument d’un sens, l’expression d’une loi. Elle est à même de rendre intelligible non seulement un processus historique et culturel, mais aussi une lecture mythique dont elle est à la fois le véhicule et l’objet privilégié.