Colloques en ligne

Daniel Wanderson Ferreira

Michel de Certeau et l’écriture poétique de l’histoire

1Chez Michel de Certeau, il y a toujours dans l’opération historiographique un paradoxe incontournable : l’histoire fait voir les disparus et « ces revenants trouvent accueil dans l’écriture à condition de se taire pour toujours ». Les hommes du passé y restent comme l’absent, c’est à cette condition qu’ils deviennent « l’objet du poème », c’est-à-dire du récit ou du roman d’histoire. Faute d’une présence et de la voix, tous ces disparus sont perçus comme l’autre, « le fantasme de l’historiographie1 ». L’écriture poétique est partie prenante de la pratique disciplinaire, car elle permet le déplacement du passé-absent à une représentation-présent.

2Pour donner existence au passé comme écriture, Certeau affirme que l’historien recourt à l’art et à l’écriture poétiques, sans lesquelles l’histoire n’a la capacité ni de représenter le passé ni de composer avec le principe de l’altérité. En raison de la complexité de ces propositions, surtout celles présentés dans L’Écriture de l’histoire, nous proposons une réflexion sur la manière dont Michel de Certeau comprend les ancrages de l’histoire et comment l’historien utilise la poésie pour donner existence à l’autre dans le récit historiographique.

I

3La pensée de Michel de Certeau regardant l’histoire est toujours rapportée à une pratique. L’idée de « faire de l’histoire » est un concept selon lequel l’écriture et la pensée du passé constituent une seule opération. C’est la raison pour laquelle l’opération historiographique est prise comme point de départ d’une articulation entre la méthode et le sens historique dans l’ouvrage L’Écriture de l’histoire, publié en 1975. Cela veut dire que l’histoire est toujours ambivalente : d’un côté, le discours historiographique doit s’autoriser par une certaine procédure scientifique ; de l’autre, la méthode n’est pas suffisante pour que l’histoire soit comprise comme un discours valable. Le sens y est ajouté comme un point d’appui afin que l’histoire soit fabriquée comme un outillage de représentation du réel ou, grâce à l’ambiguïté du mot historiographie, comme le réel impliqué par l’opération scientifique2.

4Si le sens ne peut pas se réduire à la méthode, c’est parce qu’il le dépasse, en indiquant une limite à la science historique. Comme désignation de « l’autre de la raison ou du possible », le sens constitue le récit selon une logique pensable de la démarche historiographique (ÉH, 56). Pour parler comme Gilles Deleuze, le sens n’est que la quatrième dimension de la proposition ; il est « l’exprimé de la proposition » ou l’événement pur dans la proposition3. Aussi l’écriture historiographique devient-elle un événement qui donne une cohérence à l’idée du passé. Chez Certeau, l’exprimé n’existe par hors de son expression ; il faut qu’il y ait un mariage de la production du sens et de l’intelligibilité du passé pour que l’histoire s’effectue. De même, ces deux aspects ne sont que le « symptôme d’une activité subie », le résultat d’un autre événement rapporté aux structurations d’objets pensables que l’histoire change afin de le représenter (ÉH, 57).

5Certes, il faut penser au « mot histoire au sens d’historiographie ». Michel de Certeau ne fait aucune différence ou séparation entre « une pratique (une “discipline”), son résultat (le discours), ou leur rapport » dans la composition de l’histoire(ÉH, 63-64, n. 2). Le récit qui parle du passé est un discours qui s’autorise par un double ancrage : d’une part, comme production scientifique, le récit est composé selon un « langage technique propre » appris et parlé par l’historien ; de l’autre, comme histoire, il « renvoie à cette praxis sociale comme à ce qui rend possibles les textes organisés par une nouvelle intelligibilité du passé » (ÉH, 61).

6La réitération de l’idée des productions du lieu fait penser à un parcours selon lequel Michel de Certeau donne forme à un concept. Au texte intitulé « Faire de l’histoire, Problèmes de méthodes et problèmes de sens », paru en 1970 dans la revue Recherches de science religieuse, s’ajoute l’article « L’opération historique », qui a été publié comme chapitre introductif du premier tome de la collection Faire de l’histoire, dirigé par Jacques Le Goff et Pierre Nora en 1974. Enfin, en 1975, ces deux articles ont composé la première partie de L’Écriture de l’histoire, sous le titre « Productions du lieu »4. Ce chemin établit un topos auquel Certeau ajoute de nouvelles perspectives. C’est un mouvement en spirale qui lui a permis l’approfondissement de la conception selon laquelle « toute recherche historiographique s’articule sur un lieu de production socio-économique, politique et culturel. Elle implique un milieu d’élaboration que circonscrivent des déterminations propres » (ÉH, 65).

7Chez Michel de Certeau, la critique du « scientisme » a pour but d’affranchir l’histoire de sa prétendue « objectivité », d’où les affirmations sur le non-dit de l’histoire et des historiens. Que les « faits historiques » soient déjà constitués par l’introduction d’un sens dans l’« objectivité » n’est que la conséquence logique des « choix » qui précèdent la recherche elle-même. C’est pourquoi Certeau affirme que la pratique historiographique fait partie du lieu social de l’histoire, ou pour parler comme lui : « “Faire de l’histoire”, c’est une pratique » (ÉH, 79).

8Cette opération marque l’articulation et un passage de la nature à la culture, parce que le « geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en “documents” certains objets repartis autrement » est vraiment un acte de production de tels documents. Isoler, dénaturer, former la collection, toutes ces expressions que Certeau utilise font référence à une action « instauratrice des signes offerts à des traitements spécifiques », par conséquent « une opération technique » (ÉH, 84).

9C’est là le signal d’une faillite et d’un déplacement de la position épistémologique de l’histoire que Michel de Certeau met en évidence. « “Échec”, mais par rapport à quoi ? L’échec est relatif à une interprétation. Est-il possible de la tenir pour la seule ? » S’il y en a plusieurs, c’est parce que « le sens est toujours ouvert ». À son avis, le sens est l’évidence fabriquée par l’effet de l’intelligibilité d’une opération qui se lie à « diverses “structures”, c’est-à-dire à diverses séries cohérentes d’opérations scientifiques destinées à reconstituer des types de fonctionnement »5.

10Si Certeau reprend Leszek Kolakowiski, c’est pour affirmer la mort de l’histoire globale et pour remarquer l’importance d’une nouvelle force créative au sein du champ du savoir historique. C’est grâce à la parution de L’Archéologie du savoir de Michel Foucault en 1969 que la technique historiographique peut être comprise comme acte de production de l’histoire, soit par la critique de l’histoire globale, soit par la décentralisation de l’archive, de la pensée, des énoncés et du sujet (ÉH, 67). Cela permet les liens entre les investigations épistémologiques et toutes les questions sous-jacentes aux intérêts des sociétés scientifiques.

11Voilà pourquoi Certeau réitère « la particularité propre à cette place d’où je parle » (ÉH, 28). Le lieu de parole de l’histoire n’est jamais déconnecté d’une pratique et d’une praxis sociale, de sorte que Michel de Certeau met en évidence l’articulation entre le sens et la technique, le sens et la pensée. Tous ces aspects font référence aux ancrages de la culture consacrant l’histoire comme lieu de parole.

12Certes, les années 1960 ainsi que la situation de l’Église éclairent la critique proposée par Michel de Certeau. Selon Hervé Martin, il est nécessaire de prendre en compte les débats entourant la production intellectuelle de Certeau à ce moment-là, certaines analyses et critiques dirigées envers l’Église valant aussi pour l’université et vice versa6. Denis Pelletier ajoute l’impossibilité de séparer les transformations subies par l’école des Annales à la fin de la décennie 1960 et les débats au sein de l’Église concernant la liturgie et le rôle de la pratique religieuse dans le monde contemporain. Les rapports entre culture populaire et culture des élites, les questions portant sur la circulation des savoirs et les formes de dominations préoccupent les sciences humaines autant que le catholicisme français des années 1950 et 19607.

13En outre, la polémique entre Robert Mandrou et Michel de Certeau sur la culture et la religion populaires témoigne des changements qui agitent les historiens, mais aussi les chercheurs en sciences sociales et la société française d’une façon générale. Bien qu’il existe un important travail analytique chez Mandrou, principalement en ce qui concerne l’intérêt porté à la culture populaire, dans son livre Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle (1968), est maintenue l’hypothèse qu’il est possible de parler par l’autre. C’est contre cette perspective que Certeau prend la parole. À son avis, personne ni aucun groupe ne peut produire un témoignage historique supérieur à l’autre ni ne détient le privilège de la parole. Aussi adresse-t-il une critique radicale aux conceptions de la politique et de la communication ancrées sur l’idée du porte-parole, parce que cette notion de l’action est « au service d’un conservatisme culturel8 ».

14C’est surtout à partir des mouvements et des débats vécus en 1968 que Certeau produit une nouvelle défense de l’action. En présence des événements de mai il s’aperçoit des liens entre les modèles que les historiens utilisent et le faire de l’histoire. L’historien devient un opérateur des modèles qu’il trouve d’une façon consciente ou inconsciente pour produire son récit. Il y a donc un déplacement en ce que concerne sa posture méthodologique9.

15En 1966, il affirme avec Henri Bremond que l’histoire soutient et justifie une métaphysique, ou qu’une « “métaphysique” émerge de l’histoire comme sa “forme” ». Dans ce compte rendu de l’œuvre d’Henri Bremond, la critique de la posture méthodologique de l’histoire est rigoureuse, mais Certeau défend encore l’idée selon laquelle l’historien répond à « une nécessité intérieure » de sa recherche, de sorte qu’un « théâtre littéraire » se présente. Bien que les hommes du passé soient compris comme des personnages ou des héros qui prennent des fonctions, cet aspect vient de la « forme littéraire » ou d’une « interprétation des faits10 ». Bref, Certeau fait plutôt de la nécessité une caractéristique du récit d’histoire.

16En 1970, en revanche, l’histoire est comprise par Michel de Certeau comme une opération de modèle. La réflexion épistémologique est posée sur une base à partir de laquelle le récit d’histoire met en évidence la notion de différence. L’inflexion de sa pensée est remarquable, qui permet un passage de l’affirmation de la discipline historique à un travail de différenciation : « l’incessante confrontation entre un passé et un présent » s’impose comme la perspective fondamentale du savoir et du récit d’histoire (ÉH, 46).

17Si Michel de Foucault s’impose comme une référence pour penser le tour de force à partir duquel l’histoire est perçue comme un savoir, Paul Veyne y ajoute une caractéristique séduisante : « Il y a du Montaigne chez Veyne ». Bien qu’il soit vraiment érudit, il tient une posture « épistémologique trop distante des procédures historiographiques et des analyses du langage pour être convaincante11 ». C’est la raison pour laquelle Michel de Certeau affirme qu’à mesure que la pensée de Paul Veyne se pose au service du langage, la composition d’une « épistémologie de transition » de l’histoire se présente comme une perspective de la pratique disciplinaire. D’un côté, cela fonctionne selon la mode des études linguistiques dont le réel et le discours ne sont qu’une seule dimension ; de l’autre, l’installation du « plaisir comme critère et comme règle » bouleverse la discipline et sert l’abandon de « l’histoire comme science »12. C’est la raison pour laquelle Paul Veyne dépasse la « science causale » par son insistance sur le geste qui ramène les idées (ÉH, 61, n. 1 ; 67-68).  

II

18Le paradigme matériel est central chez Michel de Certeau : la discipline s’organise autour du concept du « faire de l’histoire » selon la logique d’une fabrication ou d’une industrie13. Pour qu’il y ait l’histoire, il faut qu’il y ait système productif : « cette place laissée en blanc ou cachée par l’analyse qui exorbitait le rapport d’un sujet individuel à son objet » et qui s’appuie sur « une institution du savoir » (ÉH, 68).

19Par conséquent, la notion du réel peut être ambivalente et plurielle, mais elle ne s’efface jamais jusqu’au point d’acquérir un degré de généralité, parce que l’institution lui confère soutien et existence. Même si Certeau ne pose pas de centre, l’art du braconnage lui permet une certaine fabrication de l’histoire selon un dehors conjecturel14. Il y a ainsi le réel en tant qu’il est le connu et le réel en tant qu’il est impliqué par l’opération scientifique. D’un côté, « l’historien étudie, comprend ou “ressuscite” une société passée » et la compose comme un savoir que le texte représente ; de l’autre, « la problématique de l’historien, ses procédures, ses modes de compréhension et finalement une pratique du sens » doivent être considérées par cet opérateur/fabricateur de l’histoire (ÉH, 46-47).

20L’articulation entre un réel postulat de l’opération historiographique et un réel résultat de l’analyse permet la constitution du troisième aspect concernant les productions du lieu. C’est pourquoi l’écriture est une opération du passage. Elle « conduit de la pratique au texte », sans lequel l’histoire ne passe pas d’une condition mouvante et éphémère des événements perdus dans l’univers du récit oral à la force de la parole inscrite sur la page. C’est enfin « entre-lieux ».

21Le mariage opéré entrer les concepts de discontinuité et de différence est un aspect essentiel de la pensée de Michel Certeau. Comme la relation à un corps social et à une institution de savoir est insuffisante à l’histoire, Certeau affirme l’écriture comme geste et représentation, c’est-à-dire « l’espace d’une figuration ». Et pourtant, afin que cette « mise en scène littéraire » compose le troisième aspect de ce tour de force du changement épistémologique de l’histoire (ÉH, 101), il faut établir le geste ou l’écriture comme l’opération selon laquelle la page blanche est remplie par les codes du langage selon le mouvement de la pensée et du corps.

22Comme texte, l’écriture est plutôt le résultat de la limite de l’opération historiographique dans un certain moment de la recherche et de la discipline. « L’écriture consisterait à “faire une fin” ». De plus, elle n’est qu’analogue « à l’architecture de lieux et de personnages dans une tragédie ». En d'autres termes, et Certeau l’énonce toujours par approximation, sans jamais parvenir à un concept définitif : « le texte est le lieu où s’effectue un travail du “contenu” sur la “forme”. […] il produit en détruisant. […] Construction et érosion des unités » (ÉH, 116).

23Faute d’une définition pleine ou par peur d’évoquer celui qui ne peut être qu’insinué ou contourné, Michel de Certeau parle de l’absent. La mort est la limite du récit d’histoire : « l’écriture met en scène une population de morts – personnages, mentalités ou prix » (ÉH, 117). Pour faire un récit de ce personnage qui n’est pas là, les historiens font un détour vers l’objet-passé pour revenir et composer le roman sur cet absent à la limite du langage et de l’énonciation. D’après Arlette Farge, l’histoire se fait passeur pour prendre l’autre (le passé) afin de lui donner une certaine formulation de véridicité15.

24Néanmoins, demeure le problème de la formulation entre le régime du discours véridique et son rapport au passé. Quand Paul Veyne s’efface dans son essai d’érudition — « dans le champ textuel où il circule, ses positions différentes s’imbriquent, ses lectures s’empilent. Mais lui-même, où est-il ? Il semble n’être jamais16 » —, Michel de Certeau explicite sa présence dans ses textes. Et pourtant son discours n’est que d’une institution — « c’est un sujet pluriel qui “tient” le discours. Un “nous” s’approprie le langage par le fait d’y être posé comme le locuteur » (ÉH, 72).

25Il rejoint à sa manière les réflexions de Roland Barthes, de Michel Foucault et de Paul Veyne visant à penser l’histoire comme discours. Mais Michel de Certeau y ajoute des perspectives qui lui sont propres. D’une part, il nie une quelconque prétention subjective, car, comme l’explique Émile Benveniste, « la médiation de ce “nous” élimine l’alternative qui attribuerait l’histoire ou à un individu (l’auteur, sa philosophie personnelle, etc.), ou à un sujet global (le temps, la société, etc.) » (ÉH, 72). Par ailleurs, il affirme que l’écriture est toujours faite dans une langue étrangère. En conséquence, c’est le « nous » du langage et de l’institution qui institue le parleur. L’ambiguïté n’est plus une caractéristique seulement du passé, mais aussi du « je », selon la perception de Freud : je ne suis ni ceci ni cela17. Le sujet perd ainsi la centralité dans une certaine cohérence singulière ; il n’a pas encore la capacité de contrôler pleinement son langage.

26Le roman historique produit « le substitut de l’être absent » (ÉH, 119) et pour l’établir dans une notion de certitude et de réalité, l’histoire s’impose comme forme et comme contenu, un discours qui recouvre le mythe, c’est-à-dire une origine : « l’absent est aussi la forme présente de l’origine » (ÉH, 60). Cependant, ce lien entre le récit du mythe et l’histoire est confronté à la limite du langage aussi bien qu’aux ambivalences de la notion du temps.

27Dans l’Occident, il y a une relation paradoxale entre le temps profane et le temps sacré, une conception de la vie humaine comme durée limitée et le désir de vivre dans l’éternité ou de retourner à l’âge d’or, résultat de la  complexe articulation de la culture des Hébreux et des chrétiens, d’une part, des Grecs et des Romains, de l’autre. Par conséquent, l’approche occidentale du temps englobe simultanément le changement et la notion de répétition. C’est l’idée imaginaire d’un temps chronologique comme ligne et comme cercle18.

28Selon Certeau, il existe une ressemblance entre l’idée du temps dans l’Occident, le récit de l’histoire et le mécanisme psychanalytique du retour du refoulé. La pensée freudienne articule durée et mémoire, présent et passé. Un rôle performatif occupe une place fondamentale de la compréhension du récit/parole19. À mesure que l’histoire vacille entre deux pôles – celle qui est racontée et celle qui s’est faite –, les entre-lieux de la culture s’insinue dans le faire de l’histoire. C’est pourquoi Michel de Certeau parle d’un déplacement, d’un dépassement d’une conception épistémologique où l’histoire est située au centre. Comme discours qui parle de la vie sociale et comme forme d’énonciation dans un encadrement narratif, la limite de l’histoire n’est pas du tout séparée de la conception du temps.

29À la manière de la fable thérapeutique de Freud, l’histoire permet le retour de ce passé perdu comme une image refoulée. Le récit d’histoire parle de la mort et simultanément contre la mort en l’annonçant. C’est enfin une inscription de la crise dans la culture et surtout dans l’histoire de celui que l’auteur/l’historien évite d’expliciter. Malgré cela, il l’énonce sans cesse, puisque l’histoire n’est qu’un discours sur cet autre. Bref, l’historien comme Ulysse va au monde des morts et en revient : « il s’autorise en se risquant » (ÉH, 310).

30De cette manière, la crise de la modernité et la crise de l’épistémologie ne sont qu’une radicalisation des ruptures et des ambivalences à partir desquelles s’engendrent les matrices de la culture. La parole de l’historien évite d’énoncer sa limite, car le roman et la fabulation de l’historiographie reposent sur la tradition et l’origine. Comme un producteur de spectre, de fantasme, l’historien ne peut que penser au possible. Il faut donc comprendre que n’importe quel document créé par l’histoire, est fantasme, produit de l’imagination et peu importe s’il est conscient ou inconscient, puisque ces genres de fantaisies deviennent toutes partie de la réalité chez Freud20.

31Aussi la parole de l’histoire est-elle la possibilité d’accéder au passé autant que l’altération de l’autre : « “Je sais mieux que toi ce que tu dis”, c’est-à-dire “Mon savoir peut se mettre à la place d’où tu parles” » (ÉH, 255). L’écriture historiographique est similaire aux notes et aux paroles de l’analyste : elle fait et invente un double du passé, une espèce de fantôme qui s’impose comme un passé possible. C’est radical, mais comme l’affirme Michel de Certeau : « Plus exactement, l’historiographie (Geschichtesschreibung) s’est mise à la place de la tradition (an die Stelle der Tradition getreten) ». C’est une « histoire cannibale », puisqu’elle « as-simile les traditions pour parler à leur place » (ÉH, 357).

III

32Michel de Certeau a bien conscience d’être au bord de la falaise, à la limite. « Fiction, dit-il, est un mot périlleux, tout comme son corrélatif, science » et la notion de la vérité est certainement la plus difficile à être énoncée (ÉH, 53). De plus, les historiens doivent s’occuper du vrai du passé et, à condition de l’inventer, ils doivent recourir au langage poétique.

33Bien sûr, Certeau ne s’attaque pas à la tradition établie depuis Aristote : « la poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus élevé que l'histoire ; car la poésie parle plutôt de généralités, et l'histoire de détails particuliers21 ». Et pourtant, comme Freud, il « décèle une conjonction (l’un et l’autre) engendrant des manifestations contraires à partir d’un clivage » (ÉH, 321). C’est l’aspect remarquable de sa proposition : il reprend la fable pour proposer une perspective de l’écriture poétique de l’histoire.

34Si chez Aristote, il n’y a qu’une opposition du particulier et de la généralité, d’après Freud, tout oscille. « La théorie insiste sur le “supposé”, qui renvoie au “rien” du savoir et à la réciprocité démystificatrice d’une relation d’autre à autre » (ÉH, 126). De même Certeau installe le récit entre la mort et le quiproquo pour assurer le passage de l’oralité à l’écriture et vice-versa. Cette perspective permet la compréhension de l’impasse et du problème insoluble constitutive de l’historiographie. Aussi Michel de Certeau dépasse-t-il la contradiction mise en relief par Aristote en présentant l’insolubilité inhérente au récit concernant le passé comme une condition du discours, et non de sa limite.  

35L’idée de la poésie et de sa performativité est un outillage de l’imagination des mondes possibles, sans lequel l’histoire ne peut se faire. Chez Michel de Certeau, il faut enfin recourir à l’oxymore. Il permet selon les jeux du langage que la poésie proportionne une alternative créatrice pour faire apparaître le sens du passé. C’est la raison pour laquelle l’institution et le pouvoir historiographique s’imposent en se donnant de la parole comme le vrai possible. D’une façon semblable à l’opération psychanalytique, l’histoire s’occupe de l’un et de l’autre. L’historien pour sa part prend la parole pour parler au lieu de et comme l’autre. Faire de l’histoire est ainsi composer du récit pour éviter la mort, pour passer par le deuil et pour se lancer dans la vie.