Colloques en ligne

Judith Lyon-Caen, EHESS

Suggestion, alcoolisation littéraire, identification. Le crime romantique de Lucien Morisset (1881)

1Le 17 juin 1881, un dimanche, à Saint-Pierre-des-Corps, Lucien Morisset, un jeune clerc de notaire en rupture de ban (il a quitté l’étude plusieurs semaines auparavant, convaincu d’avoir volé de l’argent dans les caisses de son patron, Me Galpin), tire au revolver sur un groupe de jeunes gens ; il en blesse deux, s’enfuit. À Tours, sur le boulevard Heurteloup, il s’attaque à un passant, un certain M. Dormier, qu’il blesse au ventre — celui-ci succombera à ses blessures.

2Lucien Morisset est jugé aux Assises de Tours en septembre 1881, condamné le 16 à la peine de mort, qui sera commuée en travaux forcés à perpétuité. Il n’obtiendra jamais de remise de peine, malgré des demandes répétées jusqu’en 1911.

3Dès sa rencontre avec le juge d’instruction, en juillet, Lucien Morisset déclare : « Je suis arrivé au vol et au crime parce que je désespérais d’obtenir la position que je voulais occuper dans le monde. J’étais humilié à cause de la position précaire que j’occupai dans l’étude, enfin j’étais dégoûté de tout. » Dans l’acte d’accusation établi avant le procès, le 29 août 1881, par le procureur général près la cour d’appel d’Orléans, qui renvoie Morisset devant la cour d’Assises d’Indre et Loire, on lit ceci :

Morisset n’a jamais cherché à s’excuser du crime qu’il avait commis avec un sang froid et une préméditation exclusive de toute idée de folie subite et d’irresponsabilité. Il a avoué avec un très grand calme les vols qu’il avait commis chez M. Galpin, les tentatives de meurtre du canal du Cher et s’il a tué Dormier c’est qu’il ne voulait pas, dit-il, être considéré comme un vulgaire criminel, il a préféré devenir illustre et voulait un procès retentissant autour de son nom.1

4Lucien Morisset a-t-il commis un crime pour devenir célèbre ? En juillet 1881, le juge d’instruction, plus bavard que son prévenu,  parcourt avec lui la « pente » qui l’a conduit au crime :

Après vous être laissé entraîner sur la pente du mal, après avoir reconnu que vous étiez perdu pour toujours et que vous alliez finir sur les bancs de la cour d’assises, comme un vulgaire voleur, votre orgueil s’est révolté, vous vous êtes dit : je ne peux pas finir comme un malfaiteur ordinaire. Il faut que je termine mon existence par un coup éclatant qui fasse parler de moi. […] vous vous êtes soumis et volontairement, à une sorte d’alcoolisation morale pour avoir le courage de devenir un assassin et vous avez fini par prendre un modèle qui est Lacenaire. Le bruit qui s’est fait autour du nom de cet homme, que vous vouliez imiter (car vous l’avez écrit) donnait à votre orgueil l’espoir qu’un jour on pourrait parler de vous comme on avait parlé de lui.2

5 À l’origine de ce crime, il y aurait donc un personnage historique, un modèle : Lacenaire, le Lacenaire de 1835 et de ses mémoires posthumes, un Lacenaire réel et littéraire tout à la fois, le criminel romantique et le « monstre bourgeois » en redingote à col de velours3. « L’alcoolisation morale » est, dans le vocabulaire du juge, le mode d’influence de ce modèle : Lucien Morisset s’en est imbibé — en le lisant. Son crime est un crime de lecteur.

6Pendant que Morisset part purger sa peine de l’autre côté du monde, son nom continue de circuler, et c’est ainsi d’ailleurs que la mémoire de ce crime parvient jusqu’à nous : à la suite de la publication, dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale, du long rapport des médecins légistes convoqués lors du procès, Léon Danner, aliéniste à Tours, et Henri Legrand du Saulle, expert auprès la préfecture de Police de Paris, l’affaire Morisset devient un cas4. Un cas de « suggestion littéraire » du crime, ou de « contamination littéraire », un cas bon pour la criminologie et la psychologie qui se passionnent, dans ces décennies, pour les phénomènes d’imitation, de contagion, de suggestion, de contamination et s’intéresse tout particulièrement aux phénomènes médiatiques en ce qu’ils caractérisent le fonctionnement des sociétés modernes, en particulier les foules5. Morisset devient donc un cas de crime littéraire.

7Les paragraphes qui suivent proposent de remonter du « cas », tel qu’il est donné à lire par ces savants qui constituent Morisset en criminel suggestionné, à « l’affaire », à ce que le dossier du procès permet de savoir de Lucien Morisset — afin de comprendre comment fonctionne la « contamination littéraire », comment elle se fabrique et qui la construit, et ce qu’elle fait aux individus auxquels on l’associe (et éventuellement s’en revendiquent, car l’on verra que Morisset était un grand lecteur, aspirait à l’écriture et à la vie littéraires). L’existence d’un dossier d’assises très complet conservé aux archives départementales d’Indre-et-Loire permet en effet de déconstruire le « cas Morisset ». Ce dossier permet de sortir Morisset des séries de cas constituées par criminologues et médecins légistes, de déployer la singularité de l’affaire, de considérer la « contamination littéraire » non seulement comme un discours, dont on peut dégager les lignes de forces, la généalogie scientifique, les arrière-plans moraux ou les enjeux politiques, mais bien comme une série d’opérations effectuées, on va le voir, non pas tant sur un individu que sur ses écrits, pour les constituer comme « contaminés ». De cette manière, il s’agit, d’une part, de mettre au jour la pensée de l’action de la littérature qui apparaît sous les catégories de « suggestion », de « contamination », d’« alcoolisation » dans les idiomes judiciaires et savants de la fin du XIXe siècle — pensée de l’effet de la littérature qui n’est pas sans rapport avec ce que nous nommons « identification ». D’autre part, on souhaite réfléchir sur les modalités concrètes de la fabrique et de la transmission des « personnages romantiques » à travers le XIXe siècle. Enfin, on voudrait rendre à ce clerc de notaire désespéré, fou de littérature et criminel, un peu de cette agency que la machine judiciaire, puis savante, aura contribué à lui dénier, en parlant à sa place, en énonçant ses raisons, en constituant ses écrits en preuve d’un rapport passif à la littérature qui n’est pas celui que Morisset, de son côté, va tenter d’exprimer : « j’ai beaucoup de sympathie pour Lacenaire, à cause de sa sensibilité et de son génie », répond-il au juge.

Un cas de suggestion littéraire

8En 1887, un médecin originaire de Saint Brieuc, Paul Aubry publie une étude d’anthropologie criminelle sur la « contagion du meurtre » — l’ouvrage est très bien accueilli dans les milieux savants, souvent cité :

Tous les criminels que nous avons eu l’occasion d’examiner jusqu’ici ont été contagionnés directement par leur entourage, souvent même dès leur enfance. Mais il est un mode de contagion non moins redoutable, une contagion indirecte, une contagion à distance par un intermédiaire. Une foule d’individus puisent dans des lectures malsaines le germe de l’idée du crime, germe à l’état latent ne pouvant bien entendu, prospérer que sur un terrain convenablement préparé, et pour éclater n’attendant que le moment propice ; le récit d’un crime à sensation a servi de fil conducteur, l’explosion a suivi.6

9Aubry souligne que dans « les comptes rendus de la justice criminelle » on voit que les assassins ont « étudié » les causes de leurs devanciers. La preuve est donc dans des textes. Suit une série de cas dont la connaissance s’appuie sur des textes d’expertise et des autobiographies suscitées ou citées par ces expertises. Le cas « Morisset » est alors construit par Aubry à partir de citations emboîtées : d’abord celle du « Récit du crime » rédigé par l’expert, Henri Legrand du Saulle dont le rapport d’expertise avait été publié dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale à la fin de l’année 18817 ; ensuite, à partir d’« extraits de la très intéressante auto-biographie (de Morisset). » Morisset n’a en réalité jamais écrit d’autobiographie, mais la police, comme on va le voir, a trouvé et saisi beaucoup de papiers dans sa chambre, des notes sur ses lectures, des poèmes, des « pensées », qui ont été transmis aux médecins et utilisées pour leur expertise sur l’état mental de Lucien Morisset. Paul Aubry cite donc les extraits sélectionnés et cités par Dannet et Legrand du Saulle, en particulier ces quelques phrases écrites par Morisset après une lecture des Mémoires de Lacenaire, des phrases qui deviennent la preuve d’une influence et d’une intention criminelle :  

Finirai-je comme toi, Lacenaire ? Quand j’interroge froidement ma conscience, elle me répond : c’est possible ! Poëte, voleur, assassin ! la gradation est singulière.
Et je dis tout bas… bien bas, j’ai déjà fait la moitié du chemin. Ne serait-il pas stupide de repousser une carrière qui promet de si beaux résultats !8

10L’explication du crime par l’influence de la littérature, chez Paul Aubry, passe donc par la constitution d’une chaîne d’écrits faisant preuve, — les écrits d’un individu qui a médité plume à la main sur la littérature et sur le crime.

11Louis Proal, magistrat, président du tribunal de Riom, reprend cette question dans Le Crime et le suicide passionnels publié en 1900. Proal intervient comme magistrat : « en recherchant comme magistrat les causes des crimes passionnels, j’ai souvent eu l’occasion de constater que ces crimes sont des imitations de romans, que c’est de la littérature en action »9. Proal estime d’ailleurs que les plus dangereux de ces romans sont ceux qui sont faits à partir de crimes réels, dans une sorte de cercle vicieux de la contagion : la littérature imite le réel en s’inspirant de « faits vrais » qui, mis en romans, deviennent des modèles à suivre. Et c’est ainsi que l’on revoit apparaître Morisset dans des formulations très proches de celles d’Aubry, un Morisset en double effet de Lacenaire : effet de ses écrits et effet de son crime, effet du criminel écrivain10.

12Morisset réapparaît quelques années plus tard sous la plume du célèbre criminologue italien, Scipio Sighele, dans un recueil, Littérature et criminalité, publié en français en 1908 et traduit de Letteratura tragica, publié en 1906. Le livre avait été précédé de la publication d’un long chapitre dans les Annales d’anthropologie criminelle11. Littérature et criminalité est un ouvrage paradoxal : d’un côté, Sighele procède à une série de lectures de textes littéraires pour faire apparaître l’intelligence criminologique de certains écrivains (Sue, Zola) ; d’un autre, il mène une réflexion sur la suggestion littéraire qui ne conduit pas une véritable mise en cause de la littérature. Si la suggestion littéraire existe, avance en substance Sighele, ce n’est pas du fait de la littérature elle-même, mais parce que la vie sociale tout entière est modelée par la suggestion : la corruption littéraire n’est pas plus grande que l’éducation apportée par la littérature ; tout dépend de l’individu récepteur. Sighele en vient alors à examiner les cas de « suggestion suicide » et de « suggestion criminelle » déjà envisagés par Aubry et Proal. Comme ses prédécesseurs, il constitue des listes de cas, dans lesquelles Morisset apparaît après Chambige, inculpé en 1888 à la suite d’un « double suicide », amoureux et littéraire, manqué12 et la célèbre Mme Lafarge :

Lucien Morisset, le jeune assassin condamné à mort par les Assises de Tours (1891 [sic]) et surnommé Le Disciple de Lacenaire, s’était voué à une vie infâme justement parce qu’il avait lu et idolâtré les Mémoires de Lacenaire, ces Mémoires qui furent écrits à la Conciergerie en 1834 et dont il est maintenant très difficile de trouver les deux volumes.
Morisset écrivait sur Lacenaire : “C’est un homme splendide, une puissante individualité. Son œuvre conduit à des conséquences énormes. Finirai-je comme lui ? Quand j’interroge fortement ma conscience, elle me répond : c’est possible. Poète, voleur, assassin, la gradation est singulière. Et je dis tout bas, bien bas : j’ai déjà fait la moitié du chemin. Ne serait-il pas stupide de repousser une carrière qui promet d’aussi beaux résultats ?”
Et il accomplit l’autre moitié du chemin, et il suivit jusqu’à la fin cette carrière qui promettait d’aussi beaux résultats !
Et ce n’est pas le juge d’instruction, ce n’est pas le ministère public qui explique ainsi les crimes de Lucien Morisset : c’est le médecin qui l’examina ; c’est le docteur Legrand du Saulle qui est au dessus de tout soupçon de partialité ou d’animosité.13

Un « lecteur romantique » en 1881

13Mais revenons à Morisset. Quand celui-ci est arrêté et déclare avoir tué pour devenir célèbre, le juge fait saisir tous les papiers présents dans sa chambre : des cahiers noircis de poèmes, d’imitations littéraires, de notes de lectures, de pensées en tout genre. Certains passages sont très nets, très soignés, d’autres beaucoup plus tourmentés, barrés de ratures. Au fil des pages, les copies de poèmes à la plume, dans une belle graphie de clerc, laissent place à une écriture de plus en plus exploratoire et introspective, inscrite, jusqu’au brouillon d’une fiction, « l’affaire Fitzmann », qui raconte le procès d’un criminel révolté.

14Le libraire qui a l’habitude de louer des livres à Morisset établit une liste des livres qu’il a lus depuis 1879 :

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15Ce document, souligné au crayon par les médecins légistes, dessine le portrait d’un lecteur romantique et passionné en 1880 : le corpus « romantique » (pas de romans naturalistes) y domine largement — aucun auteur moderne n’y apparaît. Les cahiers de Morisset témoignent de l’appropriation de pratiques scolaires (copies, imitations, commentaires) et d’une lecture engagée où les textes lus donnent lieu à imitation et commentaire introspectif.  

Moi aussi je suis sombre et dévoré d’ennuis.
Oh ! bien sombre, Byron, si sombre que je fuis,
L’homme comme le cerf fuit les chiens ameutés.
Je hais l’ignoble foule et ses cris répétés. 
En lisant les Brigands de Schiller, j’ai envié une existence semblable à celle de Charles Moor une vie libre et indépendante au milieu des forêts, dussé-je assassiner pour conserver ma liberté ! Le meurtre de quelques centaines d’hommes ne me causerait pas le plus léger remords ; je crois même qu’une pareille action me rendrait moins méprisable à mes propres yeux.
Oh ! Oh ! Oh ! je suis dégoûté de cette ignoble et rampante société ! On peut verser son sang à flots il est trop pâle pour tacher les mains.16

16Il y a là autre chose que l’archive d’une lecture ou d’une aspiration à la littérature comme activité dans le monde social : ces écrits témoignent d’un travail de clarification de l’expérience avec les mots de la littérature, et ils opposent par avance un démenti au lien qui va être établi entre ses lectures et son acte criminel. On lit ainsi, après le passage sur Schiller, ce commentaire, dans une écriture plus droite et plus petite :

Si jamais ces lignes tombaient entre les mains du public, il ne manquerait pas de se trouver quelque imbécile pour dire que j’ai été perverti par Schiller ou que son livre m’a inspiré des idées folles et extravagantes. Mais je n’ai pas toujours connu Schiller et j’ai toujours eu les mêmes pensées.17

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17Impossible de dire si Morisset a eu la pensée du crime : il a en revanche eu la pensée du procès, en écrivant un projet de fiction intitulée « Le procès Fitzmann » (difficile de ne pas penser au nom de Troppmann, même si l’affaire n’a rien à voir). Le Fitzmann de Morisset est un faux étudiant en droit, voleur et assassin d’un agent de change du nom d’Eugène Finot — un nom balzacien, celui-là —, un criminel qui assume : il refuse de se lever devant le président de la Cour d’assises, avoue son acte et le justifie par les crimes commis impudemment chaque jour sur les animaux. Il a commis une « bonne action », puisque le crime fait tourner la machine de la presse :

Oui, une bonne action. Demandez à cette foule immonde qui m’environne, à cette foule avide d’émotions fortes qui va au palais comme elle va au théâtre (ou de fait ce n’est qu’un changement de tréteaux, demandez-lui ? dis-je, si je ne lui rends pas service). Il y en a parmi ces êtres qui sont atteints du spleen et qui sans mes magnifiques exploits auraient pu se couper la gorge. Maintenant il y a aussi cette classe abjecte qui ne lit, dans les journaux, que les récits tragiques ; je supprime la métaphore et je dis tout simplement, — faits divers —, si le journal ne fait pas mention des assassinats, elle n’achètera plus le journal. Alors, plus d’imprimeur, plus d’ouvriers, plus de typographes, plus de marchands de journaux : des familles entières sur la paille, des enfants qui meurent de besoin, des ouvriers qui volent au lieu de travailler. Je ne cite encore qu’une des conséquences avantageuses de mon action. Avez-vous pensé aux belles complaintes que l’on composera au sujet du meurtre de l’illustre agent de change. Il faut du papier pour faire des complaintes, et du chiffon pour faire du papier. Pour que l’œuvre du grand homme (je parle du faiseur de complaintes) se propage, il faut qu’elle passe par les mains de 100 personnes : imprimeur, plieur, colporteur, libraire, que sais-je encore. Je vous le dis, Messieurs (je n’ajoute pas, en vérité, on pourrait me prendre pour J[ésus] Ch[rist]), mon action est un élément de vie universelle. Et le pauvre avocat ignoré qui gémit dans sa mansarde, etc.18

18En somme, Morisset ne pense pas autrement qu’Aubry, quelques années plus tard, quand il dénonce la contagion par la presse et la passion du fait divers. Mais il ne s’agit que d’une fiction rageuse imaginée par un clerc de notaire solitaire et malheureux.

La fabrique du « crime littéraire »

19On lit, dans la Gazette des Tribunaux du 18 septembre 1881, la présentation suivante :

Un clerc de notaire admirateur de Lacenaire. — Vol. — Meurtre. — Tentative de meurtre.
L’accusé qui comparaît devant la cour d’assises est un jeune homme de 23 ans, qu’une ambition désordonnée a poussé au crime ; sa modeste position de clerc de notaire était loin de satisfaire ses aspirations, ses élucubrations en prose et en vers dénotent un orgueil démesuré et un esprit mal équilibré ; il trouvait que la société qui lui faisait une si petite place au soleil était mal organisée, il rêvait de mettre en pratique les théories de Lacenaire, dont il est un grand admirateur.

20L’instruction — juillet 1881

21C’est l’interaction judiciaire qui construit le lien entre « littérature » et crime, ainsi qu’entre le personnage criminel et littéraire Lacenaire et Morisset. Dès l’instruction, la question des lectures de Morisset est posée par le juge : « Vous lisiez beaucoup et vous faisiez même des vers. Je vous présente d’assez volumineux cahiers, contenant des pièces de vers. Sont-elles de vous ? » Morisset répond : « Dans le cahier que vous me présentez, il y a quelques pièces que j’ai copiées dans des volumes de poésie, mais les autres écrits en grosses lettres sont de moi. J’en ai écrit bien d’autres que j’ai brûlées. Je me proposais même de détruire celles que vous avez entre les mains. » Suit cet échange, qu’il faut citer in extenso :

D le juge] : Les premiers vers auxquels vous vous êtes étudiés ne portent nullement l’empreinte des mauvaises passions qui ont assiégé plus tard votre esprit ; au moment où vous cherchiez à imiter ainsi les poètes dont vous faisiez votre lecture favorite, vous paraissiez animé de sentiments honnêtes voire élevés.
R [Morisset] : Au moment où j’écrivais ces vers, je n’avais pas en effet l’idée du crime.
D : J’ai trouvé dans votre chambre à côté des cahiers de vers soigneusement écrits et recopiés, dont je viens de vous parler, des notes rapidement écrites au crayon ou à la plume,  et portant la trace de nombreuses corrections. Ces notes sont-elles anciennes ?
R : Elles sont je crois de 1879.
D : Ces notes sont intéressantes, car elles apprennent comment sous l’empire des sentiments d’ambition et d’orgueil, déçus chez vous, vos bons sentiments se sont peu à peu altérés, et vont ont amené par une pente fatale, aux dernières infamies. Je remarque dans ces notes le passage suivant : (oh que ne suis-je mort avant d’être obligé de rougir à mes propres yeux). Il y avait là comme un regret de vos premières fautes.19

22Le juge lit « littérairement » les écrits de Morisset, comme l’histoire d’une âme, tout en essayant de dégager, la responsabilité de Morisset : il s’agit d’une dérive, d’une « altération ». Il parvient ainsi à faire produire par Morisset une justification de son acte par le goût de la société pour les récits de crime, et l’idée que le « crime profite à la société ». Morisset affirme en effet qu’il aurait souhaité tuer non pas un malheureux passant mais son patron, Maître Galpin. À la question du juge « Quels avantages la société aurait-elle recueillis de l’assassinat de Me Galpin ? », Morisset répond :

Il y a une certaine partie de la population, et c’est la plus nombreuse, qui n’achète de journaux que pour lire les faits divers. Que l’on supprime le crime et il n’y a plus d’acheteurs. Conséquemment plus d’employés pour ramasser le chiffon, plus d’usines pour faire le papier, plus d’usines qui occupent de nombreux ouvriers, plus d’imprimeurs, de compositeurs, plus de vendeurs de journaux, en un mot une multitude de familles sur la paille. Je ne cite là qu’une des phases de la question. Il y en a mille autres aussi probantes que celle là. Je me résume dans ces seuls mots de Balzac. Toute action profite à la société.20

23On remarque que cette tirade reprend, presque terme à terme, les pensées mises dans la bouche de Fitzmann, ce que le juge d’instruction ne relève pas. Morisset s’est pourtant forgé une politique dans un travail d’écriture littéraire, une politique que l’ensemble du procès va s’appliquer à ne pas voir.

24En effet, le juge d’instruction sort bientôt de la position d’interrogateur pour donner son interprétation de Morisset et lui expliquer la raison de ses actes :

Pour effacer ce que la nature avait mis de bon en vous, vous vous êtes livré à un travail intellectuel, qui devait avoir pour résultat de vous exalter. Il y a des criminels qui cherchent par l’abus de l’alcool à se donner le courage qui leur manquerait pour commettre le crime à jeun. Quant à vous, vous vous êtes soumis et volontairement, à une sorte d’alcoolisation morale pour avoir le courage de devenir un assassin et vous avez fini par prendre un modèle qui est Lacenaire.21

25Deux termes nous retiennent : le « travail intellectuel », qui désigne l’écriture incessante de Morisset à partir de textes lus et médités ; « l’alcoolisation morale », qui résulte de cette imprégnation littéraire. En dégradant le « travail intellectuel » en « alcoolisation morale », — dégradation permise par le statut social inférieur de Morisset —, le juge désigne une mauvaise lecture et une mauvaise écriture, un processus où la littérature, lue et écrite, exalte et obscurcit l’esprit au lieu de l’éclairer. On comprend dès lors comment la question de la responsabilité de Morisset est posée par l’institution judiciaire, motivant le recours à l’expertise de deux médecins aliénistes : mauvais lecteur d’éventuels mauvais livres, Morisset déclare pourtant qu’il ne « cherche point d’atténuation, ni d’excuses et qu’il n’a] aucun regret du crime » qu’il a commis : « Je considère que j’y ai été poussé par une force supérieure ». Cette force supérieure est-elle un « effet personnage », un « effet Lacenaire », comme va le suggérer l’interaction judiciaire, ou une pensée de critique sociale née dans les lectures et le « travail intellectuel » de Morisset ? Les médecins légistes, interrogés sur sa responsabilité, jugent très vite que « l’accusé est un déclassé aussi intelligent que pervers aigri par sa position inférieure, jaloux de l’élévation des autres hommes, et désirant arriver à la célébrité, dût-elle être acquise par une série d’actes criminels »22. Sa responsabilité morale, estiment les juges, n’est donc « point douteuse ».

26C’est le thème de l’alcoolisation morale qui va servir de fil directeur au procès d’assises, qui débute le 15 septembre 1881 à Tours. Le président, d’emblée, s’arrête sur l’effet Lacenaire, figure d’écrivain doublement criminel, par ses actes et par ses écrits. Ainsi, cet échange :

Le président : Vous vous êtes inspiré de mauvais livres. Vous avez, par exemple, suivi ce joli principe de Lacenaire : “Il n’y a pas de distinction entre le bien et le mal”.
— C’est cela.
— Vous aimez beaucoup Lacenaire ?
— Oui, monsieur, à cause de sa sensibilité.
— Sa sensibilité ? La sensibilité d’un assassin !
— La sensibilité conduit à la vengeance.
— Voulez-vous que je fasse voir, par vos écrits, le venin dont vous vous infestiez ?
Mr le président lit plusieurs passages de notes rédigées par l’accusé et qui sont imitées de Lacenaire. On y trouve des sorties violentes contre la société, et il est dit, entre autres choses, que l’homme n’est pas responsable de ses actions.23

27Aucune des « bonnes » lectures de Morisset, des lectures culturellement valorisées, de Byron à Schiller, en passant par les historiens du XIXe siècle ou même Balzac (qui ne fait plus guère figure d’épouvantail en 1881), n’est retenue par la cour : « vulgaire voleur », acculé au crime par un désir de célébrité, Morisset apparaît comme un lâche, un paresseux. Sa haine sociale est requalifiée en jalousie et ses lectures rabaissées au rang de « venin ». Morisset pourtant, tente de suggérer autre chose :

Le Président : Pourquoi, le lendemain du jour où vous avez été chassé, n’êtes-vous pas allé tuer Me Galpin. Pourquoi ? Parce que vous aviez encore de l’argent à dépenser. Votre haine n’est qu’imaginaire. Dites-nous ce que vous faisiez chez Me Galpin. Vous êtes expéditionnaire ?
R. Oui Monsieur.
P. Ne disiez vous pas que Me Galpin était un voleur parce qu’il ne vous payait vos expéditions que 35 centimes ?
R. Je n’ai jamais dit de pareilles niaiseries.

28Dans le même mouvement, les écrits de Morisset deviennent des pièces à conviction au prix d’une réduction du corpus à l’extrême, aux passages où il est question de Lacenaire. La conviction judiciaire se construit dès lors comme « savoir » sur Morisset, en s’appuyant sur l’expertise médico-légale de l’aliéniste parisien Legrand du Saulle, qui dépose en ces termes :

Morisset n’était aucunement prédisposé à la folie. Il a manqué d’incubation morale première, il a perdu sa mère quand il avait deux ans. Il n’a reçu qu’une éducation primaire. Chez son père, il était occupé à des travaux de jardinage. Amené à treize ans, il entre comme petit clerc chez Me Morin. Dissimulation, orgueil, ambition immenses apparaissent déjà.
C’est une ambition démesurée qui l’a poussé à sa tentative de suicide, — désespérance fugace, juvénile, très fréquente chez les adolescents. — Il entre chez Me Galpin, alors il veut se faire, s’instruire lui-même. Il lit, il étudie, il copie des vers, il en fait. Bientôt, il sent sa médiocrité ; son humiliation est grande ; en voyant qu’il ne pourra jamais être qu’un commis aux écritures, il s’aigrit.
Il ne peut réussir, — c’est que la société est mal faite. Et le voilà qui recherche et fouille les doctrines anti-sociales. — Il se passionne pour Lacenaire. « Lacenaire, dit-il, était moins fort que moi comme théorie, mais comme pratique, il était plus fort. » Mais il faut vivre, et bien vivre. — Il vole. — Et dès novembre 1880, il achète son revolver se disant : je me venge de Me Galpin en le volant, et le jour où je serai découvert je tuerai Me Galpin […] il s’est dit que le jour où il serait découvert, que le jour où il faudrait faire une fin, la fin serait tragique et capable de lui donner cette célébrité qu’il recherche.
Morisset n’a point la folie du vol. […] A-t-il la folie du meurtre ? Est-ce un épileptique ? Non. Un halluciné ? Non. Un héréditaire ? Non. C’est un garçon d’une volonté puissante, intelligente, au jugement faussé par ses lectures. Mais, chose remarquable !, partant d’un point de départ faux, il raisonne juste ; naturellement il arrive à des conclusions absurdes, mais cela ne prouve pas qu’il soit déraisonnable.
Ce n’est pas un fou, jamais un médecin aliéniste ne le garderait dans son service.
Il est responsable, mais il est possible que sa responsabilité ait été, au moment du crime, légèrement atténuée.24

29La parole rageuse et désespérée de Morisset est ainsi effacée au profit d’une concentration sur la « mauvaise lecture », lecture déviante (parce qu’imitative) d’un mauvais livre, où le personnage est confondu avec l’auteur, où l’autorité (auctoriale) est fondée sur le crime (un criminel) : Lacenaire.

30La construction du cas de suggestion littéraire, du procès jusqu’aux études psychologiques et criminologiques des décennies 1890 et 1900, implique d’ignorer tout ce qui, dans ces écrits de Morisset, ne peut relever d’une empreinte, d’une « infestation » ou d’une « alcoolisation », c’est-à-dire de la pénétration de la « mauvaise » littérature dans une « mauvaise lecture » de premier degré, une lecture d’imitation. Or, l’écriture de Morisset — qu’elle soit copie de poèmes, imitation ou réflexion — est bien un travail d’appropriation c’est-à-dire aussi, comme on l’a dit, de clarification de sa propre expérience par la lecture et l’écriture. Il faut aux juges et aux médecins de 1881 que Morisset soit un mauvais lecteur de la littérature de bas étage, alors que ses écrits le dévoilent aussi en « bon lecteur » romantique, ému, touché, bouleversé intimement par des lectures qui ne sont pas des lectures populaires, et en « écrivant romantique », s’astreignant à un travail d’écriture qui n’est pas sans lien avec l’expérience d’épanchement contrôlé qui caractérise les journaux intimes du XIXe siècle25. Pour le dire autrement, le fait de la « prise d’écriture »26 de Morisset, cette prise d’écriture qui permet à certains criminels de s’affirmer comme auteurs, de Lacenaire et de Mme Lafarge, sous la monarchie de Juillet, à Henri Chambige quelques années plus tard, cette « prise d’écriture » n’est jugée que comme le gribouillage maladif d’un jeune clerc, dont les juges ne retiennent que deux minces phrases, où Lacenaire sert de repoussoir, écrivain dangereux et criminel avéré. Dans cette opération véritablement « biopolitique », où l’activité d’écriture et de lecture est réduite à une « infestation » ou une « alcoolisation morale », l’agency de Morisset, qui est précisément ce que son écriture, son « travail intellectuel », travaille à constituer — jusqu’à la dérive criminelle —, est constamment effacée. Aux accusations des juges, Morisset ne pourra opposer qu’un « je n’ai jamais dit de pareilles niaiseries » et reprendre dans ses réponses au juge d’instruction les phrases qu’il a mises dans la bouche de son personnage, Fitzmann, le héros d’un livre que Morisset avait imaginé et qui énonçait, en quelque sorte, la politique de son auteur, les raisons de Morisset.

31L’affaire Morisset permet enfin de voir ce qui, en amont même du moment « suggestionniste » de la psychologie et de la criminologie de la fin du XIXe siècle27, relève du procès d’un lecteur dont les « bonnes lectures » (celles qui ressemblent à celles des juges et des médecins qui ont tous appris à lire en faisant des imitations de poésie) sont ignorées, sorties de la scène, pour des raisons que l’on peut suspecter d’être sociales (un clerc de notaire ne saurait lire proprement de poésie) et politiques : la défense des Communards, la mise en cause de la « monstrueuse action » de la « bande de soudards » qui a fusillé « 30 000 Parisiens », présente dans les papiers de Morisset, n’est jamais citée par la cour. Une tout autre lecture des papiers de Morisset aurait pourtant été possible, une lecture politique qui aurait aussi donné du sens à ses propos anti-bourgeois : « je côtoie toujours ces hommes avachis et corrompus qui se font un honneur d’appartenir à la classe bourgeoise et qui sont en réalité plus vils que la populace d’où il sont sortis et dont ils auraient pu former la lie ». Mais un clerc de notaire devenu un assassin à Tours en 1881 peut-il être ce que suggèrent ces lignes, un homme révolté ? Il n’y aura qu’un court moment où le processus judiciaire laissera apparaître une silhouette un peu différente de celle du pauvre clerc de notaire frustré et dévoyé construit tant par les experts médico-légaux que par la cour. Lors de l’instruction, quelques femmes de la maison de tolérance de la rue de la Caserne, fréquentée par Morisset, sont interrogées. Les tenancières rapportent que leur client, bon buveur, se campait souvent devant un miroir et déclamait continuellement des « vers », identifiés par la sous-maîtresse de l’établissement, Julie Saunier, comme des vers « de Musset et de Hugo ». Anna Saumade, la « fille publique » choisie par Morisset dans cet établissement, produit un récit proche : son client se faisait monter habituellement deux bouteilles de vin de Bordeaux et déambulait en déclamant devant la glace. L’homme lui faisait un peu peur (« il me faisait l’effet d’un fou »), si bien qu’elle craignait parfois de rester avec lui. Et pourtant, elle lui trouvait « un caractère bizarre, des habitudes tranquilles »… Dans le miroir de la maison de la tolérance de la rue de la Caserne, à Tours, les filles publiques auront vu un homme obsédé de littérature romantique, une bizarrerie, peut-être, qui nous parle de la transmission de la littérature romantique tout au long du XIXe siècle, la transmission de ses personnages, de ses auteurs, — de ses auteurs à la fois personnages et modèles.

32Légendes : Archives départementales d’Indre-et-Loire, 2 U 74 / Dossier Morisset (cliché: Judith Lyon-Caen , 22 mars 2007)