Colloques en ligne

Mohammed Chaouki Zine

L’instant littéraire. Une « tactique » dans la configuration du savoir moderne d’après Michel de Certeau

1La littérature parsème l’œuvre certalienne de part en part. L’usage de certaines figures de style (métaphore, métonymie, synecdoque) est patent dans les trois œuvres représentatives des trois champs de prédilection, à savoir : L’écriture de l’histoire (1975), L’Invention du quotidien (1980) et La Fable mystique (1982, 2013). Dans ces trois écrits et bien d’autres, le style est éminemment littéraire dans le sens où il introduit des tropes rendant le texte malléable et esthétiquement considérable. Mais la littérature n’a pas été pour de Certeau uniquement un effet esthétique pour embellir le texte ou épater le lecteur. Elle fait figure de modalité intelligible pour mettre au jour les alliances cachées entre l’idée et l’image dans la configuration du savoir moderne. Ce dernier, dans la lignée platonicienne, a fait triompher l’idée et la rationalité au détriment des enchantements de l’image que représente la littérature. Wittgenstein a été l’ultime défiance : « une image nous tient captive »1. Se prémunir contre l’image (la métaphore entre autres) a été l’apanage du savoir moderne, qui fit de l’idée la voie apodictique pour accéder à la vérité.

La littérature chez de Certeau : un concept opératoire

2Le style de de Certeau s’imprègne de l’élément qu’il tente de dégager dans le savoir moderne, en particulier l’inextricable relation entre la science et la fiction. Toute forme de savoir faisant de la rationalité son cheval de bataille n’est pas exempte de figures imagées. De Certeau reprend à plusieurs reprises l’expression de Roland Barthes selon laquelle « Le romancier a toujours précédé l’homme de science »2. Au fondement de la rationalité, il y a toujours le travail dynamique de l’imagination, génératrice de modèles et de formes intelligibles. Nous pouvons nous référer à ce propos au double intérêt de Gaston Bachelard à l’épistémologie des sciences et à l’imagination créatrice. Les œuvres de ce dernier jouent sur le double registre de l’idée scientifique et de l’image poétique. De même, de Certeau fait la présentation Des grands navigateurs du xviiie siècle de Jules Verne3. Un intérêt accru pour le voyage qui associe goût pour la découverte et style de description ; une « description dense » (Thick Description) de surcroît, celle qui, aux dires de Clifford Geertz, combine symbolisation et interprétation4.

Du bon usage de la littérature : le travail des tropes

3La littérature chez de Certeau n’est pas uniquement un genre narratif. Elle est un concept pour rendre compte du maillage des idées par le biais d’un nœud stylistique dont il connaissait les ressorts. En plus de l’usage copieux des métaphores dont nous verrons plus loin la portée, il fait de la littérature un art où se combinent une éthique et une esthétique de l’écriture. Il ne s’agit pas uniquement de dire un objet de savoir, mais de l’exprimer avec à-propos, l’intelligibilité et le style étant solidaires. De Certeau maniait avec brio ce double exercice de conjuguer raisonnement et narration. L’un ne va pas sans l’autre. De Certeau n’a pas cessé de prôner cette jonction dans les sciences dites « humaines », qu’il préfère nommer « sciences hétérologiques » (sciences de l’autre que sont l’histoire, l’ethnologie et la psychanalyse) et l’adapter à son propre style.

4En cherchant à montrer l’indissociable relation qui unit l’histoire et la littérature, il a incarné ce rapport en sa qualité d’historien, cherchant dans les archives les « histoires » lointaines et recluses (l’appartenance jésuite) pour en faire une « histoire » intelligible. Contrairement au savoir historique en vigueur de son vivant, il a cherché à rappeler l’ineffaçable affinité qui relie l’art de décrire à l’art de conter et partant l’indéfectible lien entre le mot et l’image et entre le texte et les tropes. Il ne peut y avoir d’histoire intelligible sans histoire racontée, et le recours aux modalités scientifiques (mathématiques, statistiques, informatique, etc.) comme nous verrons plus loin, ne coupe en rien l’enracinement de l’histoire dans le récit et sa subordination à l’art de dire les choses par des procédés rhétoriques :

L’histoire n’est pas une critique épistémologique. Elle reste un récit. Elle raconte son propre travail et, simultanément, le travail lisible dans un passé.5

5C’est un double travail de réflexivité et d’interprétation, l’un portant sur sa démarche, l’autre sur son objet. Dans un cas comme dans l’autre, le récit demeure le maître mot. Sauf qu’il change d’aspect. Il devient dans le traitement des données un langage spécifique, centré sur les modèles, les chiffres et les techniques. Cependant, cette « technologie » est contrebalancée par une « praxéologie » et par une « narratologie ». Se dessine ainsi une triade dont les termes sont : le milieu ou le métier (une place), la discipline proprement dite (des procédures d’analyse) et la littérature (un texte produit)6. La place ou le lieu social constitue le « cadre », la discipline désigne le « mouvement » et la littérature devient la « production ou le résultat ». Les termes de cette triade sont en fait inséparables. Nous voudrions néanmoins nous focaliser sur l’élément scripturaire pour connaître la teneur de la littérature dans la mise en forme du savoir historique et quelle a été à ce propos l’approche de de Certeau.

6La première phrase du troisième terme constituant la triade de l’opération historique, commence déjà par une référence explicite à la littérature :

La représentation – mise en scène littéraire – n’est “historique” que si elle s’articule sur un lieu social de l’opération scientifique, et si elle est, institutionnellement et techniquement, liée à une pratique de l’écart par rapport aux modèles culturels ou théoriques contemporains.7

L’écriture prend l’allure d’une représentation, une écriture en miroir8, créatrice de fictions et de simulacres. C’est une mise en scène littéraire par la translation qu’elle opère, des faits bruts à la construction textuelle, qui se dégage dans le procès de narrativisation. Ce procès permet, d’après de Certeau, de placer les contraires, les uns à côté des autres. Un travail de l’oxymore. Aussi ce procès est-il enthymématique faisant valoir des prémisses tenues pour probables. Cette évidence est moins scientifique qu’intuitive, inscrite dans l’ordre patent des choses.

7Le texte historique se définit par deux opérations combinées : la narrativisation optant pour le contenu et la sémantisation se cristallisant dans l’expansion. Entre les deux opérations, la métaphore s’établit comme liaison nécessaire :

Mais ces procédures génératrices du texte ne sauraient cacher le glissement métaphorique qui, selon la définition aristotélicienne, opère le “passage d’un genre à l’autre”. Indice de ce mixte, la métaphore est partout présente. Elle affecte l’explication historique d’un caractère enthymématique.9

La métaphore rend nécessaire le dédoublement du texte, d’un côté sa dimension vérifiable, de l’autre son aspect fiable ; la logique d’une part, la rhétorique d’autre part. La part scénique de la métaphore est systématiquement mise en lumière par le fait que « le texte est le lieu où s’effectue un travail du “contenu” sur la “forme” »10.

8Le travail de la métaphore se remarque principalement dans le texte-tombeau11 où sont enterrés les vestiges du passé. La métaphore est casée du côté de la représentation, aux antipodes de l’explication technique étayée par les chiffres et les modèles. Le texte historique porte les signes de ce double fonctionnement, l’un technique s’inscrivant dans les tâches du présent, et l’autre symbolique honorant le passé en l’éliminant :

En somme, la narrativité, métaphore du performatif, trouve précisément appui dans ce qu’il cache : les morts dont elle parle deviennent le vocabulaire d’une tâche à entreprendre.12

Le présent se remue, précisément parce qu’il y a un passé à comprendre, un autre à vouloir cerner :

Par tous ces aspects combinés dans la mise en scène littéraire, elle [i.e. l’écriture] symbolise le désir que constitue la relation à l’autre. Elle est la marque de cette loi.13

9Le type du rapport à l’altérité ne peut être schématisé d’après la relation qu’un sujet entretient épistémologiquement avec un objet (un objectum ou un vis-à-vis). Il est plutôt de teinture symbolique, engageant deux consciences, l’une présente agissant hic et nunc, l’autre absente, enfouie dans le tombeau du texte. Les images employées par de Certeau pour désigner ce type de rapport, sont tout aussi nombreuses que diverses, et dépeignent des situations relevant du nécrologique et de l’Unheimlich (tombeau, exorcisme, hantise)14 ; mais aussi de l’érotique et du fantasmagorique (désir, fantasme, représentation)15. Eros et Thanatos président au fonctionnement du texte historique dans sa double fonction technique et symbolique. Le rapport à l’autre, qui excède le cadre restreint de l’objet, détermine le mode de fonctionnement de l’institution du savoir historique. C’est pour cela que de Certeau confectionne le néologisme « hétérologie » pour examiner le statut des sciences humaines, en premier lieu desquelles figurent l’histoire et la psychanalyse, que nous allons développer plus loin.

Des aspects de la littérature dans l’œuvre certalienne : La Fable mystique

10Avant d’y revenir, nous voudrions nous pencher sur l’aspect littéraire le plus visible d’entre l’œuvre certalienne, à savoir La Fable mystique16. Cet ouvrage édité en 1982, est la synthèse d’un travail d’érudition sur les pères jésuites en France, Pierre Favre (1505-1546) et Jean-Joseph Surin (1600-1665). Cette étude brillante et difficile entend définir l’énonciation mystique à la lumière des recherches florissantes sur la pragmatique de l’énonciation. C’est un tournant que de Certeau a opéré dans cet ouvrage, de l’énoncé à l’énonciation ; de même que dans L’invention du quotidien, sur un autre registre ayant trait à la théorie des pratiques et des usages. La Fable mystique est un laboratoire qui foisonne de figures de style. Il peut être lu comme un roman et non seulement comme un essai. C’est sa caractéristique d’être un livre-tableau.

11Il fait voir plus qu’il ne donne à penser, dans un ton éminemment wittgensteinien : « Ne pense pas, mais regarde ! »17. La glose du tableau de Jérôme Bosch (Chapitre II : « Le jardin : délires et délices de Jérôme Bosch ») comporte d’emblée une intelligibilité de type iconique. C’est dans l’image que la littérature s’enracine, et c’est dans la littérature que de Certeau puise ses ressources stylistiques et parle de son objet. à vrai dire, l’écriture certalienne, foncièrement historienne, travaille à la lisière du littéraire et du scientifique, d’un côté l’intérêt accru pour les images poétiques, de l’autre côté une attention méticuleuse à l’architecture du parler (historique, mystique, quotidien). L’élément-phare, à la jointure de l’iconique et du linguistique, est bel et bien la « fable », celle-là même qui a servi d’intitulé au livre de de Certeau. Qu’est-ce donc que la fable ? Pourquoi est-elle l’emblème du parler mystique ? Se réduit-elle à de l’énoncé ou bien comporte-t-elle également de l’énonciation, une scène dirait de Certeau, qui se donne à voir et qui agit en conséquence ?

12La fable relève de la culture orale, laquelle est reléguée par le savoir moderne qui s’est allié à l’écriture, une nouvelle stratégie conquérante :

Pour l’Aufklärung, si la « fable » parle (fari), elle ne sait pas ce qu’elle dit, et il faut attendre de l’écrivain interprète le savoir de ce qu’elle dit à son insu. Elle est donc rejetée du côté de la « fiction », et, comme toute fiction, supposée camoufler ou égarer le sens qu’elle recèle.18

Avec la stratégie scripturaire affiliée à l’héritage des Lumières (progrès et rationalité expansionniste), la fable paraît être une tactique refoulée. Le déplacement que de Certeau opère est de changer les habitudes linguistiques en traduisant le mot « fable » autrement. Le sens alloué à la fable est désormais pragmatique. Dire, c’est faire. Toute l’entreprise certalienne dans La Fable mystique est d’étudier l’énonciation en regard du code linguistique dominant. Pour le dire autrement, de Certeau interroge moins le sens caché (une herméneutique) que l’usage qui est fait, par les mystiques, du vocabulaire théologique prépondérant (une pragmatique).

13Dans un entretien inédit que Luce Giard a édité, de Certeau détaille davantage la fonction de la fable :

On a été surpris que j’intitule “fable” une étude sur le mysticisme chrétien. Pourquoi une « fable » ? Il s’agit d’un discours qui a une fonction de fable. Il se situe du côté de la parole. La mystique est centrée sur la pratique et la théorie du « dialogue », que ce soit dans la prière ou dans l’échange spirituel entre sujets parlants. Par ce premier aspect, la mystique relève de la « fable », qui concerne le parler, comme son étymologie l’indique (fari). Elle est une science du parler, une interlocution.19

La fable tient lieu d’acte instaurateur. Elle inaugure la scène de la langue hic et nunc. La mystique a un lien étroit avec « l’acte de parler, qui instaure un présent de la langue »20. Elle définit un modus loquendi et un modus agendi situés, propres au présent des sujets parlants et s’alliant par un contrat dialogique.

14Le travail de de Certeau a été de voir le basculement moderne de l’adjectif « le mystique » au substantif « la mystique », autrement dit l’organisation de l’expérience mystique en corpus savant. L’expression de cette expérience est on ne peut plus « littéraire » : « L’adjectif “mystique” lui-même qualifie un genre littéraire, un “style” »21. Pour expliquer le rapport antagonique entre la science mystique, marginale ou marginalisée, et la science théologique prééminente, de Certeau recourt à une double fonction littéraire et entrecroisée, la rhétorique et l’image mythique de la guerre de Troie : « à cet égard, la mystique, c’est le cheval de Troie de la rhétorique dans la cité de la science théologique »22. Entendons : la mystique est la tactique qui investit le lieu quadrillé de la stratégie théologique. Ce schéma se réitère chez notre auteur d’un raisonnement à l’autre, parce qu’il fait figure de “constante” doctrinale.

15La mystique est muée en « pratiques translatives »23 en empruntant aux langues étrangères un fonds terminologique pour en faire un langage intrinsèque. Cette tâche de traduction entend créer un nouveau parler, propre à la condition présente de l’expérience mystique :

[…] ce sont des activités métaphoriques (la métaphore est une « translatio »). Elles déplacent. Elles séduisent et elles altèrent les mots.24

À la stabilité du vocabulaire théologique correspond l’instabilité du parler mystique. D’où l’opération translative qui s’approprie des mots relevant d’autres champs du savoir canonique. C’est un travail de transplantation et de métaphorisation. En outre, la mystique pratique un néologisme par l’invention d’une terminologie singulière :

Elle établit une fabrication de mots, de « phrases » et de tours (une langue, désormais, ça se produit), mais dans la région où s’écoute une voix qui ne cesse de commencer.25

16Dire le commencement, c’est l’habiller d’un nom. Celui-ci peut exister et change alors de connotation, ou bien est-il inventé par le travail qui est fait sur la langue. La mystique opère dans les deux répertoires : « les règles qu’on cherche sont finalement moins celles de la langue même que celles des opérations qui la produisent »26. Des opérations de production par le travail de création à partir du matériau linguistique, et des opérations de translation par l’usage de mots à des fins autres que celles admises initialement27. Dans cet accomplissement pragmatique, nous pouvons relever le rôle éminent de la littérature, qui influe par ses tropes et ses tournures sur les choix et les élaborations :

Tour, détour, tournure, conversion, le trope s’oppose au propre. C’est la « manière dont un mot s’écarte de sa signification ».28

Les procédés rhétoriques et les opérations linguistiques invoquées par de Certeau se font visibles dans la manière de penser la formation et l’organisation du savoir mystique. Il retient notamment les tropes, l’oxymoron et le barbarisme. Le travail de la littérature dans sa lecture singulière de la mystique chrétienne des xvie et xviie siècles est notoire. Ce travail se vérifie également dans les champs de l’histoire et de la psychanalyse sur lesquels nous allons nous pencher.

L’instant littéraire et l’instance scientifique : l’alliance déliée

17Les termes « instant » et « instance » méritent brièvement une explication. Ils sont assimilables à la dualité « tactique » et « stratégie », au fondement de nombreuses manifestations culturelles, linguistiques et urbaines travaillées par de Certeau29 : écriture/lecture, langue/langage, ville/habitants, etc. Relatif au temps de type kairique30, l’instant est la temporalité indivisible et fugace, qui s’insinue dans l’ordre matériel en y incorporant mouvement et variation, et l’instance, de par sa connotation juridique, stipule la procédure, le jugement et la décision. Il va sans dire que ces significations, l’une renvoyant à l’instabilité ondoyante et l’autre à l’institution établie sur des assises de pouvoir, disent l’indéfectible relation entre les deux termes dans toute entreprise ou structure. Là on parle bien d’une constante. Les deux sciences hétérologiques que sont l’histoire et la psychanalyse, calquent ce schéma à leurs terrains respectifs. Le recueil principal Histoire et psychanalyse entre science et fiction [1987]31, fait état de la manière dont l’instant littéraire ou psychanalytique s’intercale dans l’instance scientifique qui prend l’allure d’un laboratoire, d’une communauté ou d’un ensemble de choix théoriques.

Science-fiction : l’oxymoron du savoir historique

18Tout d’abord, l’instant littéraire dans le savoir historique. Le chapitre premier d’Histoire et psychanalyse en donne d’amples constructions argumentatives. De Certeau part du postulat selon lequel l’élaboration scientifique du savoir historiographique n’est pas exempt de deux évidences occultées par les objectifs tracés et les résultats fournis : d’une part, le rôle de la fiction dans toute fabrication de supports lisibles (textes, documents, affiches, etc.) et d’autre part, le préalable de la pratique dans la configuration du savoir historique. Le mot fiction est ambigu, s’il n’est pas clairement défini et justifié. Pour cela, de Certeau rationalise moins le concept qu’il en élucide les fondements étymologiques et mythologiques et les fondations techniques, par le biais du langage artificiel que sont les données chiffrées et l’usage de l’informatique.

19Tandis que la fiction a été reléguée par le travail historiographique rigoureux et assuré de ses démarches au stade de l’irréel et du faux, elle devient chez de Certeau la condition même de ce travail. Elle lui ôte l’assurance ancestrale (le secret) et factuelle (le réel) sur la base de laquelle il s’est fondé. Deux postulats affirment ce déni : d’une part, la fiction est « un discours qui informe le réel »32, au double sens d’instruire et d’attribuer des formes, et « ne prétend ni le représenter ni s’en créditer »33 contrairement au discours historiographique qui s’est édifié sur le postulat du réel ; d’autre part, « est “fiction” non ce qui photographie le débarquement lunaire, mais ce qui le prévient et l’organise »34.

20La fiction prend ici le sens de relais entre les multiples opérations historiographiques. Elle fait figure de pratique, camouflée par le discours qui n’affiche que les résultats chiffrés et les bases solides du réel, donc du seul crédit de la science. Or la science ne se dissocie guère de la pratique qui véhicule ses principes. Dans un laboratoire, on a affaire au bruit des machines, des expériences, des débats et des tractations plus qu’à des résultats étayés. Ceux-ci viennent couronner cette rumeur. Ils sont précédés par l’ensemble des pratiques et des usages qui s’y trouvent impliqués :

à envisager le rapport du discours avec ce qui le produit, on peut considérer l’historiographie comme un mixte de science et de fiction ou comme un lieu où se réintroduit le temps.35

21Nous pouvons ici lire les fondamentaux de la stratégie affiliée au lieu solide (espace géométrique, contrôle panoptique, etc.), quand la tactique s’allie au temps, précaire certes, mais indispensable à la dérobade. Il est question de résistance face à l’impérieuse évidence de l’espace organisé et dûment quadrillé. Expliquant ainsi le travail tacite de la tactique dans l’acropole de la stratégie, de Certeau énumère les points au regard desquels l’historiographie est consubstantiellement liée à la fiction. Nous pouvons énumérer deux principes notables : 1- la construction de systèmes formels ; 2- l’instauration d’hypothèses et de modèles. Avec cette entreprise, l’historiographie pense accomplir un geste éminemment scientifique, sauf que les incertitudes (hypothèses, doutes, discontinuités, etc.) qui émaillent son discours et la pratique qui encadre son parcours, la mettent au diapason du travail de la fiction.

22La fiction fait corps avec la science, tout comme la tactique investit le lieu de la stratégie. Elle manque de « propreté » scientifique36. Son domaine c’est la métaphore, indice du transport, de la mobilité et de l’agilité. Aussi, de Certeau emploie-t-il la métaphore pour la nommer : sorcière et sirène. Ces deux figures insolites ont pour vocation la « voix », l’une par l’incantation, l’autre pour la séduction. Les mots littéraires choisis par de Certeau, à savoir « fable », « légende » et « récit » ont un lien consubstantiel avec la voix. Celle-ci ne se réduit pas à la seule intonation. Elle dit plutôt l’inflexion introduite dans l’écrit par le changement des signes diacritiques, comme ce fut le cas jadis avec les multiples lectures du texte sacré. Plus que phonématique, la voix est fantomatique. Elle frappe l’imagination en saisissant des effets du réel dans les fragments du langage. Une geste, les épiphanies de la voix que sont la fable, la légende et le récit, disent le geste du langage.

23Le langage scientifique n’en est pas exempt. Il porte les stigmates de cette voix tue dans les procédures appliquées, seulement parce que la voix en question est traduite en gestes pratiques qui organisent la science. De Certeau l’évoque sur le double registre temporel (passé/présent) et spatial (laboratoire) :

Pourtant le « réel » représenté ne correspond pas au réel qui détermine sa production. Il cache, derrière la figuration d’un passé, le présent qui l’organise.37

Le bruit de la fabrication détermine gestuellement et factuellement le travail du savoir, le savoir historiographique en l’occurrence. De Certeau emploie une autre métaphore pour désigner ce bruissement créateur soumis aux exigences de la division du travail : usine. Il écrit à ce propos : « Mais cette communauté [scientifique] est aussi une usine… ». Et un peu plus loin : « Or les livres, produits de cette usine, ne disent rien de leur fabrication, ou si peu que rien »38.

24Ailleurs dans L’absent de l’histoire, nous pouvons lire :

Comme le produit sorti par une usine, l’étude historique se réfère au “complexe” d’une fabrication spécifique et localisée, bien plus qu’à une signification et à une “réalité” exhumées du passé.39

La métaphore usinière dit non seulement les conditions matérielles au moyen desquelles fonctionne l’institution scientifique (les chaînes de production, les exigences du budget, la gestion du personnel, etc.), mais aussi l’autre de la science, à savoir : 1- la pratique elle-même, l’impensé de cette science ou sa fiction ; 2- l’objet ou le propos de la science, le pensable dénié :

Le texte historiographique combine donc la rationalité de l’explication et le récit littéraire qui parle de l’autre en le déniant.40

Parler de l’autre, c’est l’invoquer en termes de modèles intelligibles, de tableaux descriptifs et de chiffres concluants. Mais il n’y a pas seulement le langage artificiel qui axiomatise cet autre.

25Le discours scientifique de l’historiographie use également du langage naturel et ordinaire pour le décrire ; il recourt, somme toute, aux images et aux tropes pour le dire :

Le discours savant ne se distingue plus de la narrativité prolixe et fondamentale qu’est notre historiographie quotidienne. Il participe au système qui organise par des « histoires » la communication sociale et l’habitabilité du présent.41

Ce discours emploie donc le récit, à la lisière du dicible et de l’intelligible, en ce sens qu’il associe l’idée au mot. Il dénote un événement, « ce qui se passe » pour en faire un objet intelligible, « ce qui se pense ». Il raconte ses avatars. Trois caractéristiques peuvent être relevées à propos du récit :

26a) Quand dire, c’est produire. Il est une production et rend compte des conditions tangibles de l’élaboration du discours savant : « En fait, il nous est conté dans un récit qui est le produit d’un milieu, d’un pouvoir, de contrats entre l’entreprise et ses clients, de la logique d’une technique »42. Il est question d’un métarécit faisant valoir de la manière dont « quelque chose est dit à propos de quelque chose », et les règles de cette expression.  

27b) Quand dire, c’est faire agir. Il est une coercition. Il relie le « fait » au « dire », lequel porte sur les modalités de faire quelque chose. Il fait faire : faire croire, faire marcher, faire rêver. Il est de l’ordre du causatif et dépeint la valence du récit, autrement dit les liaisons et les effets générés par les actants.

28c) Quand dire, c’est faire. Il est une efficience : « Il est performatif. Il rend croyable ce qu’il dit, et il fait agir en conséquence. En produisant des croyants, il produit des pratiquants »43. Les figures de cette efficience sont multiples, allant des histoires racontées aux enfants jusqu’aux idéologies inculquées aux masses : « Les voix charmeuses de la narration transforment, déplacent et régulent l’espace social »44.

29Ainsi, le récit démontre son ancrage dans le champ social par sa force incisive et le mouvement qu’il génère dans les représentations et les comportements. Aussi fait-il une entrée triomphale dans l’arène de la science, là où le chiffre-roi règne sans partage. L’adoption de l’informatique par le discours historique semblait se débarrasser du récit au profit des statistiques et du traitement quantitatif des données. De Certeau ne lésine pas sur les métaphores pour dépeindre l’allergie de l’historien à la métaphorisation : « L’informatique… c’est l’Île Fortunée », « Une ivresse statisticienne ». Il s’est produit un effet inverse : « L’ambition de mathématiser l’historiographie a pour contrepartie une historicisation de cette mathématique particulière qu’est la statistique »45.

30L’historicisation en question se dessine particulièrement dans les conditions de possibilité du savoir historique et la manière de circonscrire un objet de savoir. Elle est à la fois technique, sociopolitique et idéologique. Cependant, la mathématisation du savoir mue l’objet en fiction. L’exemple illustre auquel de Certeau recourt est celui de Condorcet (xviiie siècle), l’initiateur de la « mathématique sociale » par le calcul des probabilités. En voulant muer la société en chiffres, cette méthode la transforme en fiction. La société devient alors l’objet du savoir mathématique, autrement dit la fiction d’un travail d’axiomatisation et d’abstraction. Où est la société ? Où sont les individus ? Où est le réel ? Tout est changé en modèles, diagrammes, tableaux, schémas et calculs : « Dès le niveau élémentaire des unités à découper, et pour de très bonnes raisons, l’opération mathématique exclut des régions entières de l’historicité »46 ; pour la simple raison c’est que « le calcul ne prouve rien » et « ne s’occupe plus fondamentalement du “réel”. C’est une gestion d’unités formelles »47.

31Cadre de savoir, le calcul est un élément de pouvoir, par le biais de l’informatique et du support technocratique qu’est l’ordinateur. Il se suffit à lui-même. Le discours historique y a recours afin de juguler la flibusterie de la tactique fictionnelle. Pourtant, ce discours est sans cesse exposé à l’assaut de la fiction, laquelle ne viendrait pas uniquement de la formalisation du réel, mais aussi de la rémanence du passé :

L’historiographie, de toutes les disciplines sans doute la plus antique et la plus hantée par le passé, soit un champ privilégié pour le retour du fantôme.48

Il y a quelque chose qui se raconte dans l’historiographie, celle-ci ne pouvant faire fi de cette voix qui grogne. à défaut d’être exclusivement scientifique, car particulièrement narrative, l’historiographie fait sien un alliage science-fiction qui prend les airs d’un oxymore. Pourtant, elle prend soin de séparer le sujet de l’objet en dissociant le présent et le passé.

32Toujours est-il que cette vigilance est supplantée par l’interpénétration entre deux temporalités, que sont le présent (le sujet travaillant) et le passé (l’objet travaillé). L’hantologie qui préside au travail de l’historiographie signifie justement le retour du fantôme, l’incursion de « ce qui s’est passé » dans « ce qui se pense ». La psychanalyse donne une exégèse assez fournie de cette présence qui prend l’allure d’une inquiétante étrangeté (das Unheimliche) : « Que “l’autre” soit déjà là, dans la place, c’est le mode sur lequel s’y insinue le temps »49. Un temps de type kairique de surcroît, qui associe diligence et adresse, le propre de toute tactique. L’introduction de cette temporalité subtile signifie d’un autre côté, l’investissement de l’économie des affects, longtemps reléguée à la tromperie, qui freine le travail objectif du savoir. Mais l’historiographie est rattrapée sans cesse par ce qu’elle élimine :

Pour rendre sa légitimité à la fiction qui hante le champ de l’historiographie, il faut d’abord « reconnaître » dans le discours légitimé comme scientifique le refoulé qui a pris forme de « littérature ». Les ruses du discours avec le pouvoir afin de l’utiliser sans le servir, les apparitions de l’objet comme acteur fantastique dans la place même du « sujet du savoir », les répétitions et les retours du temps supposé passé, les déguisements de la passion sous le masque d’une raison, etc., tout cela relève de la fiction, au sens « littéraire » du terme. La fiction n’en est pas pour autant étrangère au réel.50

33La fiction constitue la trame même du réel par l’ensemble des objets traités et mués en symboles. Elle fait son retour dans le travail de la science, celle-ci constituant un lieu propre dont celle-là est dépourvu. La présence de l’une dans le lieu de l’autre constitue un corps quelque peu “baroque” ou « oxymorique » par la juxtaposition des contraires, d’un côté la science avec ses procédés rationnels, de l’autre la fiction avec ses irruptions passionnelles :

Aussi l’historiographie juxtapose-t-elle des éléments non cohérents ou même contradictoires, et elle fait souvent semblant de les « expliquer » : elle est le rapport des modèles scientifiques avec leurs déficits. Cette relation des systèmes avec ce qui les déplace ou métaphorise correspond aussi à la manifestation et à notre expérience du temps.51

Mettre des guillemets autour du mot « expliquer » n’est pas anodin. De Certeau tente de montrer que cette « explication » (Erklärung) d’ordre moderne, issue des Lumières (Aufklärung), n’est pas pleinement rationnelle, mais comporte des zones d’ombre que sont les métaphorisations et les effets de réel : « Ce qui s’y raconte, c’est une fiction de la science même »52.

34Cette fiction n’est pas uniquement le légendaire de la culture, transmissible et difficilement éliminable, mais également la pratique impensée dans le champ de la pensée. De Certeau lui attribue le nom de mythe, « un récit troué par les pratiques sociales, c’est-à-dire un discours global articulant des pratiques qu’il ne raconte pas mais qu’il doit respecter et qui, tout à la fois, lui manquent et le surveillent »53. Les pratiques discursives (ce qui se raconte) tiennent loin les pratiques non discursives (ce qui se passe) que sont le bruissement des machines et la rumeur des documents. Elles sont la fiction de la science, son impensé, alors que celle-ci baigne dans celles-là. Ce n’est que par la réflexivité, un travail que la science n’engage pas et le confie à une enquête de type sociologique, que la pratique devient un objet pensable, outre sa fonction de cadre véhiculant la science.

Fiction et tactique : l’erratique du savoir psychanalytique

35La pratique aussi bien que la narration, sont la fiction de la science. Dire et faire sont corrélatifs dans la tâche de l’historiographie. La psychanalyse se voit accomplir un geste analogue54, en premier lieu desquels figure l’insertion tacite du passé dans le présent. De Certeau écrit à ce propos :

Tout ordre autonome se constitue grâce à ce qu’il élimine et il produit un « reste » condamné à l’oubli, mais l’exclu s’insinue de nouveau dans cette place « propre », il y remonte, il l’inquiète, il rend illusoire la conscience qu’a le présent d’être « chez-soi », il est tapi en la demeure, et ce « sauvage », cet « ob-scène », cette « ordure », cette « résistance » de la « superstition » y inscrit, à l’insu ou à l’encontre du propriétaire (le moi), la loi de l’autre.55

36Le savoir canonique est saisi par l’inquiétante étrangeté d’un reste éliminé, tombé dans l’oubli ou relégué dans l’incertitude. Ce reste, une fiction désavouée ou une tactique incontrôlée, est l’unheimlich, au double sens d’inquiétant et de perte de demeure. La tactique n’a pas de foyer (« chez-soi », das Heim) que dans le lieu quadrillé de la stratégie. Sa présence est éphémère, mais n’en demeure pas moins décisive dans l’élaboration du savoir. Freud a tenté de colmater la brèche qui s’est produite au xixe siècle, l’âge du positivisme, avec la rupture entre l’objectif et l’imaginaire. Les procédés psychanalytiques traduisent chez lui la présence inéluctable de la littérature dans le travail analytique. De Certeau parle de « l’écriture et ses rapports avec l’institution »56. L’instant littéraire, dans la psychanalyse comme dans l’histoire, est aussi bien le corrélatif que le correctif de l’instance scientifique proprement dite. La littérature n’a plus alors le sens d’une ornementation stylistique. Elle devient plutôt un concept opératoire, une « logique » interne au fonctionnement propre de la science.

37Bien que la scientificité de la psychanalyse ait fait l’objet de débats, celle-ci a construit une instance savante sur la base des sciences positives. Mais elle a tempéré ses procédés par l’introduction de la littérature (biographie, histoires de vie, narration, etc.) : « La conversion psychanalytique, écrit de Certeau, est une conversion au “littéraire” »57. Elle est alors une « science du sujet » et une manière pédagogique de parler du sujet et de le faire parler. Les acquis scientifiques à l’œuvre se confondent avec les manières de conter. De ce fait, il est difficile de dissocier dans l’instance psychanalytique, travail théorique et fiction pratique :

Le discours freudien, écrit de Certeau encore, c’est la fiction qui fait retour dans le sérieux scientifique, non seulement en tant qu’elle est l’objet de l’analyse, mais en tant qu’elle en est la forme. La “manière” du roman devient l’écriture théorique.58

38En effet, la fiction est moins l’objet de la science que ce qui fait marcher cette science, par l’ensemble des procédures engagées et des discours élaborés. Dans la psychanalyse, elle est une manière dialogique pour avoir accès au sujet. Les paroles de ce dernier s’insèrent dans le discours savant de l’analyste à titre de fiction. Il est question des histoires de vie et de souffrance qui parsèment le discours et le déplacent constamment : « Le dialogue, écrit de Certeau, fait surgir dans l’analyste lui-même une “inquiétante familiarité”. L’“aveu” de cette altération interne définit très exactement ce qui sépare du “tableau” psychiatrique le “roman” psychanalytique »59. Ce qui les sépare, en vérité, c’est la manière d’écrire. Le tableau engrange les faits et engendre les chiffres. Il fait de l’explication. Le roman, tout en s’appuyant sur les données du tableau, réécrit les faits. Il fait de l’interprétation.

39De Certeau emploie la métaphore du « sertissage » pour expliquer l’insertion tacite du littéraire dans le scientifique. Les tropes ne sont pas rajoutés en qualité de style décoratif. Ce n’est pas l’effet esthétique qui est sollicité, mais plutôt l’effet poétique qui indique à la fois l’élément littéraire et imagé et le caractère de l’ouvrage (poiesis). De ce point de vue, l’écriture psychanalytique est une poïétique. Elle travaille sur des matériaux donnés (le tableau psychiatrique) pour construire une intelligibilité propre à la situation de la cure. Une triade s’instaure entre les propos du patient, l’interprétation de l’analyste et le style d’écriture afférent. De Certeau détaille la structure de cette triade en puisant dans les genres littéraires, à savoir le théâtre, la rhétorique, la biographie, le poème, etc.  

401- Tout d’abord, le théâtre qui a servi de modèle pour l’appareil psychique (le Moi, le Ça et le Surmoi), dont le drame constitue la trame : « L’appareil et le déroulement psychique sont construits sur ce modèle “littéraire” du théâtre »60. Les termes de cet appareil psychique jouent des rôles variés, selon la prédominance d’un terme ou d’un autre, et influent sur la vie du patient par l’élément tragique qui s’y trouve inséré et qui indique le degré de souffrance à laquelle il s’expose. La tragédie joue le rôle d’une formalité, si par celle-ci on entend les structures formelles itératives (du mythe au roman chez Georges Dumézil) et le nœud du basculement d’une représentation à l’autre ou d’une pratique à l’autre61.

412- La rhétorique ensuite, qui donne sa formalité au travail de la cure avec des procédés que de Certeau a énumérés, à savoir les métaphores, les métonymies et les synecdoques, entre autres. L’élément poïétique est perceptible avec le recours systématique, par de Certeau, au vocable production62. Outre le caractère poïétique, la rhétorique est d’ordre tactique, faisant usage du temps contre l’espace, ce dernier étant l’apanage des procédés scientifiques, basées essentiellement sur le stockage, le quadrillage et le contrôle :

La rhétorique constitue le champ (indûment restreint à ce qu’est devenue la “littérature”) où se sont élaborées les figures formelles d’une autre logique que celle qui prévaut dans la « scientificité » reçue. Ces processus ne relèvent pas de la rationalité de l’Aufklärung, qui privilégie l’analogie, la cohérence, l’identité et la reproduction. Ils correspondent à toutes les altérations, inversions, équivoques ou déformations qu’utilisent les jeux avec le temps (les occasions) et avec le lieu identificatoire (les masques) dans la relation d’autre à autre […]. Pour employer un mot de Freud, l’œuvre littéraire devient ainsi « une mine » où répertorier les tactiques historiques relatives à des circonstances et caractérisées par les « déformations » qu’elles opèrent dans un système social et/ou linguistique. Comme le jeu, avec sa disposition, ses règles et ses « coups », est un espace en quelque sorte théorique où les formalités des stratégies sociales peuvent s’expliciter, sur un terrain protégé contre les urgences de l’action et contre les complexités opaques des luttes quotidiennes, le texte littéraire, qui est aussi un jeu, constitue un espace, également théorique et protégé à la manière d’un laboratoire, où se formulent, se distinguent, se combinent et s’expérimentent les pratiques rusées de la relation à autrui. C’est le champ où s’exercice une logique de l’autre, celle-là même que rejetaient les sciences dans la mesure où elles pratiquaient une logique du même.63

42Ce texte cité in extenso, concentre l’essentiel de ce qu’est la littérature par rapport à la science, la première travaillant sur le champ de l’altérité, la seconde misant sur l’identité. Le rapport obéit au modèle de la tactique et de la stratégie, autrement dit la littérature, avec ses procédés, fait figure de tactique qui s’allie au temps au détriment de l’espace, lequel est le propre de la science par les procédés méthodiques et apodictiques qu’elle engage. Comme ailleurs, dans d’autres œuvres où la dualité stratégie/tactique est appliquée à d’autres champs (langue/langage, énoncé/énonciation, compétence/performance, ville/habitants, habitat/résidant, etc.), la littérature et la science, aussi bien en histoire comme nous l’avons vu qu’en psychanalyse, se conforment au même modèle.

433- La biographie également, qui est le terrain privilégié de la psychanalyse. C’est le contre-pied qu’a choisi Freud pour remettre en cause les acquis de l’individualisme, depuis la gestation moderne porteuse sur le choix rationnel et la société libérale. L’entreprise de Freud est aux antipodes de l’Aufklärung de Kant, comme l’explique de Certeau :

Freud retourne une à une toutes les affirmations kantiennes. Dans son analyse, « l’adulte » apparaît déterminé par sa « minorité » ; le savoir, par des mécanismes pulsionnels ; la liberté, par la loi de l’inconscient ; le progrès, par des événements originaires.64

L’optimisme des Lumières cède au désenchantement, à la « solitude » de l’individu, bien qu’il s’interagisse avec autrui dans une société où foisonnent la communication et la socialisation. Le propos est de montrer le jeu des contradictions qui constituent l’individu et qui s’opposent à l’image moderne d’une société assurée de ses principes et de ses conquêtes.

44Qu’est-ce qui constitue l’individu en fait ? C’est l’économie des affects. On est bien loin de l’image classique d’un individu rationnel et agissant selon un syllogisme pratique aux prémisses clairement définies et aux desseins pleinement accomplis. La passion gouverne l’individu. Elle dévoile le régime du conflit qui préside à ses choix et à ses décisions. Si les passions avaient droit de cité dans les manuels philosophiques modernes, elles étaient éclipsées à partir du xixe siècle, avec l’essor galopant de la science positiviste. Le retour des passions se voit singulièrement dans l’attention portée sur l’inconscient comme structure déterminante du psychisme humain. Il devient alors une mine inépuisable pour toutes les histoires qui racontent des gestes périphériques à la conscience, et qui font des passions un matériau abondant pour la littérature.

45C’est dans cet espace de passions que viendrait la fiction embrasser son sens le plus plein, pour désigner « un savoir “atteint” par son autre (l’affect, etc.), un énoncé que l’énonciation du sujet locuteur prive de son sérieux »65. La science ou la stratégie sont donc “atteintes” ou “affectées” par la littérature ou la tactique, une affection aux deux significations irréductibles, l’une émotionnelle et l’autre nosographique. Derrida66 évoquait à juste titre la contamination comme procédé par lequel la rhétorique viendrait se mélanger au discours se disant “pur” ou “formel”. Elle montrerait plutôt le caractère hybride de tout savoir ; le creuset de multiples formes savantes, qu’elles soient positives ou fictionnelles, démonstratives ou stylistiques.

464- Le poème enfin, qui dit le procès de l’écriture entre l’exil forcé et l’élan vital, entre la perte d’un lieu et l’appétence. Elle est double, à la fois tactique et stratégique, un instant fuyant, un « rien », et une instance imposante ou « cannibale » dirait de Certeau. Mais l’écriture freudienne, bien qu’elle s’apparente à l’instance, de par sa filiation à l’institution ou à l’autorité scientifique, ouvre une voie vers l’instant fugitif que désigne le poème. Exilé des procès de la vérité, le poème se donne une esthétique de la voix et une éthique de l’écoute. Mais le poème est aussi un ouvrage, une production :

Cette théorie (poétique) de l’écriture, le texte freudien la met en pratique. Il en est la “démonstration” au sens où il y a démonstration d’une voiture ou d’une cuisinière quand on la fait fonctionner.67

47Nous voyons bien que le terme “démonstration” est déplacé, de la teneur exclusivement scientifique à une connotation de type iconique. Il fait voir, parce qu’il est aussi monstration. Il est déictique mais aussi performatif, à la fois théorie (theôria, ce qui suppose une contemplation) et pratique :

L’écriture freudienne fait ce qu’elle dit. Une perte de savoir permet à Freud une production de théorie, comme pour Schiller une disparition de l’être permet une création de poème.68

Le poème s’invite dans le discours et intervient, dit de Certeau, « dans ce trou de l’argumentation », épousant ainsi le sens fort du mythe ou de la fiction, « un récit troué par les pratiques sociales »69. Il devient alors la jointure de la théorie et de la pratique ou l’interstice par lequel s’introduit la fiction.

48Véhiculant la fiction, le poème auquel recours l’analyste relève de la croyance. Il fait croire par les effets esthétiques qu’il engendre à même le verbe. Il tient sa force de sa forme, dit de Certeau. Il est destiné à l’autre inconnaissable :

Il se rend croyable au nom de l’autre. Ici, l’autre, c’est le poème. Pendant la cure, ce sera l’inconscient.70

L’analyste est amené à maîtriser l’écriture exilique que désigne le poème, ou l’inconscient, par l’écriture exégétique avec son régime d’élucidation (Aufklärung). Toutefois un doute subsiste. Le sol sur lequel est édifiée cette écriture lumineuse est un rien : « Il faut qu’il n’y ait rien pour qu’on y croie »71. Ce n’est donc pas un « savoir » qui est érigé, mais plutôt un « croire ». De quoi ce rien est-il le nom ?

Les modes de croire et le travail du négatif

49De Certeau semble interroger ici le régime de croyance, le dénominateur commun de toutes les formes du savoir, histoire et psychanalyse comprises. Le croire est le degré zéro du savoir, son préalable et sa condition d’émergence :

La croyance, écrit de Certeau, est alors le mouvement né et créateur d’un vide. C’est un commencement. Un départ. Si le poème n’est pas « autorisé », il autorise un espace autre, il est le rien de cet espace. Il en dégage la possibilité dans le trop-plein de ce qui s’impose.72

Il s’apparente au point qui rend possible une ligne. Qu’est-ce qu’une ligne, si ce n’est une succession de points ? Le poème émaille l’écriture tout comme le croire parsème le savoir de pointillés fictionnels. Si l’historiographie tente d’échapper à ce « vide » (discontinuité, incognoscibilité, zones d’ombre, etc.) en se pourvoyant d’un référentiel, d’un réel et d’un texte autorisant, elle doit à ce vide un départ nécessaire.

50Penser, c’est ériger le négatif ou le rien en mode de réflexion, dans le but de se garder de son inquiétante étrangeté. à défaut d’un savoir tangible, elle a recours au croire, sinon en suppléant, du moins en supplément :

Travail de l’histoire littéraire, par exemple : elle recoud méticuleusement le texte littéraire à des structures « réalistes » (économiques, sociales, psychologiques, idéologiques, etc.) dont il serait l’effet ; elle se donne pour fonction de restaurer inlassablement la référentialité ; elle la produit ; elle la fait avouer au texte. Elle fait croire ainsi que le texte articule du réel. De la sorte, elle le transforme en une institution, si l’institution a fondamentalement pour fonction de faire croire à une adéquation du discours et du réel, en donnant son discours comme la loi du réel.73

Cette théorie du croire préside au travail inlassable de l’écriture en tant qu’institution voulant réaliser une ad-æquatio entre le discours et le réel, une similarité itérative, autant spéculaire que spéculative.

51Le discours tâche de s’accréditer du réel pour se constituer en savoir éligible. Sa pertinence se remarque moins dans ses énoncés étayés par des faits que dans ses énonciations, autrement dit dans ses pratiques et dans son adhésion à un ordre de gestion et d’organisation. Le texte « La rupture instauratrice »74 donne d’amples assertions sur le fonctionnement institutionnel du discours, par-delà sa fonctionnalité métadiscursive. De Certeau y discute de l’élément productif du discours et son agrégation dans un savoir canonique :

Or, il n’y a « scientificité » que là où une problématique définit des pratiques, se donne ses objets et crée les pertinences qui lui sont propres.75

Il est question de pratiques qui président au statut du discours scientifique. Et un peu plus loin, le rien sur lequel se fonde le savoir, se rend perceptible dans l’effacement même du réel :

Dans la mesure où, aujourd’hui, pour des raisons de fait mais aussi pour des raisons de droit, aucun « métadiscours » scientifique n’est susceptible de rendre pensables les relations entre sciences humaines et donc de restaurer l’antique ambition d’une théorie unitaire, le réel reçoit, entre ces discours régionaux, la figure de l’objet perdu. Non pas qu’il soit dénié (ce qui serait absurde), ni anéanti (ce qui serait strictement impensable). Mais il est rendu absent par l’approche même. Il disparaît par le fait même de la connaissance. Il devient insaisissable comme partout supposé et partout manquant.76

52« Partout supposé et partout manquant » : telle est l’identité du réel sur la base duquel s’accrédite le discours. Il ne reste à ce dernier que le milieu dans lequel il œuvre, soit les conditions tangibles de fonctionnement et d’organisation. Quand il faisait un travail clinique sur le discours, Michel Foucault77 aboutit à une conclusion similaire : le discours obéit à un ensemble de règles communes. Le discours peut dire vrai sans être pour autant dans la vérité, en ce sens précis que la vérité se définit essentiellement comme un corps institutionnel sur le fondement duquel le savoir tient sa pertinence78. Ce savoir est au pluriel : un ensemble de disciplines qui s’interagissent, sans que l’une d’entre elles ait un rapport exclusif et privilégié avec la vérité. De Certeau l’explique davantage :

Michel Foucault analyse comment des discours scientifiques se différencient et se combinent entre eux de manière à former des constellations liées à des périodes et disparaissent avec elles. Des systèmes épistémologiques se succèdent ainsi, qui s’excluent réciproquement pour se constituer, sans qu’aucun d’eux ait le statut privilégié de pouvoir dire la vérité des autres. Ils renvoient à des événements que l’historiographie peut décrire mais qu’elle n’explique pas, que chaque rationalité manifeste mais sans pouvoir prendre pour objet ce qui est la condition de son développement. Sous cette forme ou sous d’autres, chaque science est ramenée à une sorte de « degré zéro » historique ; elle est reconduite au silence de son origine par des faits qui, de soi étrangers aux démarches rationnelles, sont partout impliqués par elles. Mais sur un mode plus courant, la pratique des chercheurs est déjà le « non-dit » de la description ou du discours scientifique : une participation à la vie socioculturelle enveloppe et permet la poursuite collective d’expériences « scientifiques ». De toute manière, dans ses postulats ou dans son fonctionnement, la science est indissociable de son autre qui n’est pas à proprement parler l’irrationnel mais la facticité d’appartenances et la contingence de la pratique.79

53Comme ailleurs, dans L’écriture de l’histoire80 ou dans Histoire et psychanalyse, de Certeau accorde une importance de premier plan aux conditions matérielles de la mise en forme du savoir. à défaut d’un réel sur lequel s’arc-boutent les disciplines et les interprétations, celles-ci sont renvoyées aux conditions socioéconomiques de leur émergence et de leur développement. Quand on examine le mot « facticité », on peut qu’admettre la parenté du mot avec la fiction. Or la fiction n’est proprement pas l’irréel. C’est l’effacement du réel derrière la contingence des pratiques. De même la facticité n’est pas l’artifice, mais ce qui, allant de soi, ne nécessite ni justification ni raison. Par conséquent, le savoir fait croire qu’il est solidement enraciné dans le réel, tandis qu’il est empêtré dans un amas de circonstances, parfois hostiles, du fait du rapport de force qui s’installe dans la gestion du discours scientifique : « Enlevez à l’auteur d’une étude historique son titre de professeur, il n’est qu’un romancier »81.

54Le titre et le statut déterminent les conditions du « dire vrai » dans l’institution scientifique. L’accès à la vérité, i.e. : au corps de doctrines et de croyances admises, est tributaire de la modalité d’assentiment. Quand le discours dévie de l’institution, annonçant une possible crise du paradigme, au sens que lui prête Thomas Kuhn, il est relégué alors au stade de rhétorique et tombe en discrédit. Il faut de multiples tentatives pour faire bouger les lignes et inverser le regard, en vue d’un nouveau paradigme. Ces pratiques s’apparentent pour lors à une tactique préparant l’émergence et la consolidation d’une nouvelle stratégie. Dans le foisonnement des pratiques et la pléthore des discours, c’est-à-dire dans les moments d’incertitudes et de doutes ; des moments chauds et révolutionnaires, c’est la rhétorique qui devient l’instigatrice de ce laboratoire d’essais.

55Quand il invoque le statut de l’analyste, et partant du scientifique qui discourt, de Certeau indique la tâche difficile et la place inconfortable qu’il se pourvoit. Il est à mi-chemin entre le « dur » (la stratégie) et le « mou » (la tactique) pour reprendre une dualité thématisée dans la conclusion de La culture au pluriel82. La métaphore consacrée par de Certeau est le personnage du dessin animé « Félix le Chat »83, insoucieux et rôdeur :

Rusé, il [Freud] louvoie entre le « rien » de l’écriture et « l’autorité » que l’institution fournit au texte. Tantôt il s’avoue romancier, manière de marquer aussi ce qu’il sait du semblant que l’institution ajoute au texte. Tantôt il se prévaut de sa position académique de professeur et travaille à rester le « Maître » de « son » Association. Il y travaille d’autant plus que, tel Félix le Chat, il marche hors du sol validé par la profession psychiatrique. Il lui faut assurer un surcroît d’institution là où elle manque à ses discours pour qu’ils soient supposés savoir. Il ne peut renoncer (ce serait un « deuil » mallarméen) à une place qui donne crédit au semblant de la référentialité, mais il veut cette place parce qu’il sait que, sans elle, il serait seulement un romancier.84

56Une tension essentielle est perceptible chez l’analyste, entre le devoir académique et le droit à la littérature. Il est tiraillé entre l’appartenance à l’institution et les subterfuges de l’écriture :

Il travaille sur les deux terrains. Il les mêle. Aussi procède-t-il dans ses mythes comme si la fiction décrivait ce qui « a dû » se produire.85

Le travail de la fiction se dessine à l’aune de cette articulation nécessaire et antagonique à la fois, entre le stratégique (l’institution) et le tactique (la littérature). Le jeu des oppositions (le « sérieux » scientifique et le « supposé » savoir analytique) devient le jeu des suppositions (l’inconscient existe-t-il vraiment ? Est-il le maître mot de l’institution analytique ? Fait-il croire à son existence pour faire marcher le commerce des paroles et les histoires de vie ?) :

Sans l’institution (qui représente l’autre), l’effet de réel disparaît. Demeure seulement le réseau formel organisé par une écriture où “rien” ne subsiste de ce dont elle parle. Privé de son institutionnalisation, l’inconscient est seulement le paradigme nouveau qui a fourni leur espace théorique au roman, à la tragédie, à la rhétorique et à la stylistique de Freud.86

57Ce « supposé savoir », une réplique contemporaine de l’utopie de Thomas More, rend possible une écriture savante dont la littérature est l’idéaltype. Il s’agit moins de bâtir un modèle ou de se prévaloir d’un réel que de mettre en branle un certain nombre de mots engourdis (roman, fiction, rhétorique, théâtre, poème, etc.) pour en faire des concepts opératoires, susceptibles d’apporter un éclairage sur le système du savoir dans sa globalité. Ils matérialisent le « rien », un rébus exclu mais pas nécessairement aboli. Aussi est-il le négatif sans lequel aucun savoir positif ne se fonde. Leur incommensurabilité n’exclut pas de penser leur possibilité :

Sans doute y a-t-il, chez certains “mystiques”, jusque chez Mallarmé, des expériences du « rien » qui donnent lieu à une écriture exilique, forme littéraire (esthétique) du geste « purement » éthique de croire. Mais cette « croyance » sans objet ne relève pas d’une décision. On « croit » ainsi quand on ne peut pas faire autrement, quand le sol du réel manque. De son côté, la vie sociale exige la croyance, bien différente, qui s’articule sur les supposés savoirs garantis par les institutions. Elle repose sur ces sociétés d’assurance qui protègent contre la question de l’autre, contre la folie du « rien ».87

58Si une ligne de démarcation a immanquablement été tracée entre le « sérieux » de l’institution et le « rien » qui stipule la croyance, le retour nocturne et fantomatique de ce « rien » se fait pressant dans les effets du langage. C’est dans la manière de dire et d’écrire que des éléments réfractaires à la normativité se glissent, donnant à l’institution sa dimension de fiction, en vertu d’une indétermination intrinsèque : le réel manquant, le savoir supposé, l’hypothèse de travail, la pratique organisatrice, etc. :

Ce rien initial trace le retour déguisé d’un passé étranger. On pourrait dire qu’il est le mythe mué en postulat de la chronologie – à la fois effacé du récit et partout supposé, inéliminable.88

Il s’apparente à la discontinuité dans l’histoire89, un vide nécessaire à l’organisation du savoir, un trou béant rendant nécessaire le fonctionnement de la machine discursive. C’est parce qu’il fait croire que le « rien » fait marcher. Il initie. Il fabrique des croyants et des pratiquants au sens non-religieux du terme.

Conclusion :

59Tout au long de cette étude, nous avons donné une esquisse de la manière par laquelle de Certeau a fait usage de la littérature dans ses lectures nombreuses et variées. Il a tenté de montrer la présence indubitable de la littérature dans la configuration du savoir moderne, tourné résolument vers la science positive ; et il a pratiqué l’élément littéraire dans ses propres lectures, par l’usage prudent et doué de finesse des procédés rhétoriques. Cette pratique se voit partout où de Certeau a pris le soin d’étudier avec érudition et profondeur, les champs du savoir tels que la mystique, l’histoire, la psychanalyse et le quotidien. Ce qu’il faut particulièrement retenir de ses usages de la littérature est l’indissociable relation qui s’instaure entre la fiction et la pratique d’une part, et entre la tactique et la stratégie d’autre part.

60Pour la première hypothèse, la fiction et les notions connexes telles que la fable, le récit et la légende, n’ont rien d’illusion, mais sont consubstantiellement liées à un type de fonctionnement aux multiples facettes : lecture, explication, interprétation, organisation, procédure, autrement dit l’ensemble des pratiques discursives et non-discursives qui sont au fondement de la gestion « littéraire » du savoir scientifique, historique ou psychanalytique. En ce qui concerne la seconde hypothèse, ces mêmes pratiques littéraires se signalent comme « tactiques » investissant le lieu « sûr » du savoir scientifique pris pour « stratégie » dominante et conquérante.

61Loin d’être un contraste, cette dualité, quand elle est mise en pratique, quand elle agit en tant que formes et procédures, tangibles et factuelles, ne se dissocient pas, comme il est loisible de dire du « liquide » (= la tactique) et de la « glace » (= la stratégie) qu’ils sont le même et unique « élément » (l’eau) dans deux états différents. Ainsi, et par analogie, pourrions-nous dire que pour Certeau, il y a un seul élément aux multiples variations : science-fiction, histoire-psychanalyse, texte-métaphore, etc. L’essentiel est de savoir distinguer dans le même élément, dans le même soubassement, deux ou plusieurs états ou étants, une entreprise qui n’est toutefois pas évidente.