Colloques en ligne

Annick Louis

Le concept de braconnage. Présences de Borges dans l’œuvre de Michel de Certeau

1Les dernières années ont vu se multiplier les travaux concernant l’empreinte laissée par Borges sur la critique française, en insistant sur sa présence, explicite ou implicite, chez des auteurs comme Foucault, Genette, Deleuze, Derrida, Jacques Lacan, Roger Chartier, Roland Barthes. Cette tendance s’est développée en parallèle à une reconsidération de l’importance de la littérature et de la critique françaises dans l’œuvre de Borges ; aux déjà signalés et étudiés Marcel Schwob, Henri Michaux, sont venus s’ajouter George Pérec, ou Voltaire pour la littérature ; alors qu’en ce qui relève de la critique, Paul Valéry se trouve maintenant en compagnie d’Ernest Renan1. Le mouvement s’inscrit dans le processus de réédition et de relecture de l’œuvre de Borges entamé peu avant sa mort en 1986, qui a permis de mettre en évidence de nombreuses facettes auparavant ignorées de son parcours et de son œuvre2 ; on a vu ainsi surgir un Borges nationaliste, un Borges chrétien ou en tout cas marqué par l’idéologie chrétienne, un admirateur de la révolution russe, un Borges proche des productions populaires, éditeur, compilateur, traducteur, polémiste du tango…

2Malgré son caractère exhaustif, ce mouvement de retour sur un écrivain canonisé, dont l’histoire littéraire fourni de nombreux exemples, semble avoir oublié Michel de Certeau, rarement mentionné par la critique en rapport à Borges. Sa présence n’a, cependant, rien d’un secret, puisque Certeau cite l’écrivain argentin à plusieurs reprises ; en revenant sur ses renvois, il ne s’agit pas, cependant, de faire de Borges une clé de lecture unique ou privilégiée de l’œuvre de Michel de Certeau ou de l’utiliser pour minimiser l’empreinte laissée par d’autres auteurs, mais de cerner une proximité de la pensée.

3J’avais tenté un premier rapprochement entre le « braconnage » et la conception du lecteur chez Borges3, basé, en partie, sur le fait que le concept même fait surgir le nom de Borges dans « Lire : un braconnage », L’Invention du quotidien I. Arts de faire4. S’il était resté rapide, c’est parce que les éléments (me) manquaient pour penser cette proximité de la pensée qui ne relève pas uniquement d’une appropriation lectrice. Précisons également que le rapprochement que je propose concerne les conceptions présentes dans leurs écrits, mais il est certain que la tentation est forte de l’élargir à la gestion de l’œuvre : tel que les spécialistes qui ont travaillé sur leurs écrits respectifs l’ont montré, Borges comme Certeau ont « éparpillé » leurs écrits, et pratiqué un mode d’écriture où l’essai conserve toute son autonomie, tout en apportant un soin particulier à la construction de leurs volumes5 ; ceux-ci prennent néanmoins une forme davantage « unitaire » chez Certeau que chez Borges, et certains peuvent être lus comme un tout  qui expose une conception, malgré l’origine variée des essais compilés6. On peut penser que le degré de professionnalisation atteint en France dans les années 1970-1980 par les sciences humaines et sociales implique la nécessité d’une démonstration de type argumentatif ; après tout, dans L’Invention du quotidien, par exemple, nous trouvons une « Introduction générale », où les hypothèses principales sont exposées, et on peut le lire sans savoir que chaque partie a été un essai indépendant. Le cas de Borges, en revanche, est tout autre, car la construction des volumes évite la mise en avant d'un fil conducteur, laissant au lecteur le soin de déterminer celui-ci, sans oublier l’usage singulier qu’il fait des préfaces et des postfaces, qui n’apportent jamais d’explicitation ni d’explication7.

4À quoi correspond ce qui apparaît comme un territoire de partage entre Borges et Michel de Certeau ? On peut dire qu’il concerne essentiellement deux zones de réflexion, la conception du lecteur et le rapport à la culture populaire, qui contribuent à se définir réciproquement. Je commence donc par revenir sur le concept de braconnage, qui, dans une certaine mesure, a pu relever d’une appropriation de conceptions borgésiennes, pour interroger par la suite les différentes formes choisies par Certeau pour renvoyer à Borges.

Territoires de partage

5Les termes de « braconnage », « braconner », « braconnier » présentent la caractéristique de ne pas avoir d’équivalent en espagnol, et mettent les traducteurs de Michel de Certeau dans l’embarras. En français, je le rappelle rapidement, le mot « braconner » désigne le fait de « Chasser, et par extension pêcher, dans des conditions illégales, c’est-à-dire sans permis, ou sur des lieux réservés, ou avec des moyens interdits (pièges) » ; au sens figuré « Chercher à obtenir les faveurs d’une femme d’un autre », et « tricher, voler au jeu » ; le « Braconnier » étant donc celui qui se livre au braconnage, qui s’empare furtivement du gibier ou du poisson d’autrui8. Qu’avons-nous en espagnol ? Le braconnage est l’équivalent de « caza furtiva » (chasse furtive), le braconnier de « cazador furtivo » (chasseur furtif), alors que « Braconner » prend le sens de « escalfar » – qui désigne un mode de cuisson, le poché (en Argentine tout le monde dit poché)9. Depuis qu’on a pris conscience de la menace d’extinction qui pèse sur certaines espèces animales, l’expression « caza furtiva » a été réintroduite, et est devenu familière, mais dans les années 1980 et 1990, elle évoquait pour les argentins un univers espagnol du Siècle d’Or, totalement étranger à la réalité hispanoaméricaine, ou alors l’opéra allemand de von Weber, Der Freischütz10(qui, en vérité, désigne en allemand celui qui tire des balles truquées par le diable, « Freikuggel », le mot allemand pour braconneur étant « Wilderer »). Rajoutons que, malgré ces réticences, l’expression retenue par le traducteur est bien « cacería furtiva » pour braconnage11, même si elle concerne des phénomènes tout à fait spécifiques en Amérique Latine, où les animaux qui relèvent en Europe de l’élevage font l’objet de braconnage (les vaches notamment).

6Nous sommes donc face à une de ces situations où c’est l’usage d’une langue (le français) qui permet une conceptualisation basée en partie sur des textes et notions venant d’une littérature dans une autre langue (l’espagnol d’argentine), dans laquelle le mot qui permet cette conceptualisation n’a pas la même signification. Une hypothèse qui reste à confirmer, mais en attendant nous pouvons constater que lorsqu’on rapproche les conceptions, les mots nous manquent dans l’une ou l’autre langue.

7Revenons maintenant au braconnage chez Michel de Certeau. Comme on le sait c’est dans le contexte de sa réflexion sur les pratiques ordinaires qu’il introduit le concept de lecture comme braconnage : la lecture comme activité méconnue, un aspect de la consommation, mais fondamental, dans le cadre des binômes production-consommation, écriture-lecture. Son objectif n’est pas de mettre en cause cette division du travail, mais l’assimilation de la lecture à une passivité. Certeau propose à ce moment de sa réflexion une série de métaphores de la lecture, parmi lesquelles une est associée au nom de Borges : lire c’est pérégriner dans un système imposé, celui du texte, comme dans une ville ou un supermarché ; puis il renvoie à l’essai « Nota sobre (hacia) Bernard Shaw » : « El libro no es un ente incomunicado : es una relación, es un eje de innumerables relaciones. Una literatura difiere de otra, ulterior o anterior, menos por el texto que por la manera de ser leída : si me fuera otorgado leer cualquier página actual – ésta, por ejemplo – como la leerán el año dos mil, yo sabría cómo será la literatura el año dos mil. »12Et Certeau rajoute : lire, c’est être ailleurs ; le lecteur est un producteur de mondes ; les lecteurs sont loin d’être des écrivains : les lecteurs sont des voyageurs : ils circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits ; la lecture ne se garantit pas contre l’usure du temps, ne conserve pas ou mal son acquis, et chacun des lieux où elle passe est répétition du paradis perdu : elle n’a pas de lieu ; le lieu du lecteur n’est pas ici ou là, l’un ou l’autre mais ni l’un ni l’autre, à la fois dedans et dehors, perdant l’un et l’autre en les mêlant (ainsi le lecteur esquive la loi de chaque texte en particulier, comme celle du milieu social). à ceci s’ajoute une description de la lecture en tant qu’activité corporelle impliquant des objets physiques.

8Quant à la conception du lecteur de Borges, elle prend ses racines dans les mouvements d’avant-garde historiques – européens et hispano-américains ; tel qu’on peut le voir dans l’avertissement de Fervor de Buenos Aires (1er recueil de poèmes, 1923), « A quien leyere » : « Si las páginas de este libro consienten algún verso feliz, perdóneme el lector la descortesía de haberlo usurpado yo, previamente. Nuestras nadas poco difieren ; es trivial y fortuita la circunstancia de que tú seas el lector de estos ejercicios, y yo su redactor. »13En posant qu’il n’existe pas de séparation nette entre lecteur et auteur, Borges définit l’auteur comme un lecteur qui écrit ; dans les termes de Certeau, sa conception signifie que le binôme écriture/lecture ne correspond pas à la division production/consommation ; la lecture produit l’écriture, chacune de ces activités induisant l’autre.

9L’image du lecteur comme voyageur apparaît très tôt chez Borges, dans « El Ulises de Joyce » (1924) : « Soy el primer aventurero hispánico que ha arribado al libro de Joyce »14 ; un peu plus loin, il rajoute : « Confieso no haber desbrozado las setecientas páginas que lo integran, confieso haberlo practicado solamente a retazos y sin embargo sé lo que es, con esa aventurera y legítima certidumbre que hay en nosotros, al afirmar nuestro conocimiento de la ciudad, sin adjudicarnos por ello la intimidad de cuantas calles incluye ni aun de todos sus barrios. »15Introduisant l’idée qu’on peut connaître un livre sans en faire une lecture exhaustive, Borges modifie notre rapport entre connaître une œuvre et l’avoir lue, une idée qui semble proche de Michel de Certeau, et qui évoquent également le début de L’écriture de l’histoire (l’image de la page blanche)16 .

10Dans le prologue à l’édition de 1935 de l’Histoire universelle de l’Infamie, Borges revient sur sa conception du lecteur : « A  veces creo que los buenos lectores son cisnes aún más tenebrosos y singulares que los buenos autores »17 ; et, à propos de la section « Etcetera » du volume : « En cuanto a los ejemplos de magia que cierran el volumen, no tengo otro derecho sobre ellos que los de traductor y lector »18. Une justification qui implique que les lecteurs comme les traducteurs ont tous les droits, en particulier celui d’inscrire leur nom à la place réservée à l’auteur – la couverture du livre (rappelons également que le texte sur l’Ulysse de Joyce accompagne la traduction par Borges de la dernière page du roman de Joyce). La reprise de la métaphore du cygne, par ailleurs, est lourde de sens dans la tradition littéraire hispano-américaine, puisque pour le modernisme (considéré comme le premier mouvement littéraire et culturel continental et autonome en Amérique latine), le cygne incarnait le poète dans sa sensibilité privilégiée, et menacée par le surgissement de la culture populaire19 ; chez Borges, le cygne n’est plus l’écrivain mais le lecteur, ce qui constitue une attaque au culte de l’auteur, et met en évidence l’inversion proposée  par Borges : la créativité n’est plus le territoire exclusif de celui qui écrit mais appartient à celui qui lit, traduit et transforme en écriture – en une écriture qui conserve et exhibe les traces de la lecture qui l’a générée. Dans sa conception, le rejet du partage entre auteur et lecteur n’induit donc pas l’effacement des spécificités de chacune de ces pratiques, mais établit une communication entre elles, qui constitue leur fondement.

11L’œuvre de Borges construit ainsi l’image d’un lecteur peu respectueux de l’auteur et du texte, et surtout de l’institution littéraire, insolent et méfiant, toujours prêt à assumer son appropriation. Définir la lecture comme une activité lui confère le statut d’une pratique active, incitant ainsi le lecteur à se méfier des normes et des valeurs qui lui sont proposées, à les ignorer et même à les subvertir. Une mise en question de ce qui est imposé qui peut être décrite comme un détournement ou une appropriation, qui correspond au lecteur braconneur de Michel de Certeau. De plus, la mise en réseau de la pratique de la lecture par Borges et par Certeau – qui n’est donc pas isolée, ni étudiée dans son isolement – décrit le mouvement opposé à celui qui a caractérisé les sciences humaines et sociales en France dans les années 1970-1980-1990, dans le sens où il va à l’encontre de la division et sous-division en objets d’études autonomes, processus entamé donc avant le décès de Michel de Certeau mais dont les conséquences épistémiques n’étaient pas nécessairement perceptibles à l’époque où se développe sa carrière ; on peut ainsi dire que la lecture est transdisciplinaire, dans le sens où elle ne respecte pas le parcellement des savoirs contemporains.

12Car Borges et Certeau posent également la question de la lecture spécialisée. On le sait, on trouve chez Borges un rejet de l’espace propre à l’expert, basé en partie sur son expérience et sa carrière dans un milieu dans lequel être un écrivain professionnel signifie une toute autre chose qu’en Europe (affirmation qui est valable pour la culture argentine contemporaine également) ; en effet, ce rejet s’accompagne d’un degré poussé de professionnalisation – mais dans un sens précis : pour Borges, il s’agit de défendre et de maintenir l’autonomie des projets littéraires insérés dans une réalité particulière, à laquelle il ne s’agit pas de tourner le dos, et contre laquelle on n’a pas à se défendre, car elle s’inscrira de toute façon sur les œuvres (comme une fatalité) – la question reste le mode de cette inscription20. Pour Borges comme pour Michel de Certeau la professionnalisation de l’activité liseuse n’implique donc pas l’appropriation d’un territoire, la revendication de droits de l’ordre du savoir, ni la mise en place d’une muraille de Chine qui isole le texte du lecteur ; que cette activité soit spécifique dans le cas des experts n’est pas la question, mais ce qu’on en fait : les pratiques et les modes d’appropriation qu’elle détermine appartiennent au lecteur, et il lui appartient aussi de les rendre visibles, perceptibles, à d’autres. En revanche, pour nos deux auteurs, la lecture « professionnalisée » cherche un usage en termes de production : un texte. Nous trouvons sur ce point une différence importante entre leurs conceptions : en tant que critique et écrivain qui a fait sa carrière à l’écart de l’organisation moderne des institutions et des disciplines, Borges revendique la productivité de la lecture qui se déploie en formes différentes – écritures, conférences, etc., alors que chez Certeau l’activité liseuse se traduit en une foule de pratiques, difficiles à cerner, qui ne mèneront pas forcément vers la production artistique, mais vers la génération d’objets de partage social. Des différences que l’écart générationnel qui existait entre eux, et l’appartenance à des pays où le développement des structures culturelles et académiques diffère de façon assez radicale, permettent en partie d’expliquer.

13à propos de la lecture professionnelle, se pose également la question du profit, en termes de place (tel que cela apparaît dans L’Invention du quotidien mais aussi dans Histoire et psychanalyse) ; chez Borges, il est évident que la place dépend de facteurs tels que la mise en scène de l’auteur, et que sa littérature cherche délibérément à éviter tout profit autre que littéraire (symbolique, financier, ou de l’ordre justement du positionnement dans un milieu social) ; cela signifie que tout profit autre est considéré comme une conséquence existante, considérable, désirable parfois, mais secondaire, c’est-à-dire qui ne doit jamais devenir l’enjeu principal du positionnement. Quant à Certeau, il incorpore une réflexion sur la question du profit, dans L’Invention du quotidien, qui aboutit à une incitation au détournement du pouvoir de savoir actuel, tel que l’exprime la merveilleuse dernière phrase du chapitre « Lire : un braconnage » : « Mais là où l’appareil scientifique (le nôtre) est porté à partager l’illusion des pouvoirs dont il est nécessairement solidaire, c’est-à-dire à supposer les foules transformées par les conquêtes et les victoires d’une production expansionniste, il est toujours bon de se rappeler qu’il ne faut pas prendre les gens pour des idiots21 ». Revenant ainsi sur le lien étroit, et complexe, qui existe entre nos postulats et nos conceptions intellectuels et la place où ils nous positionnent, Certeau incite à considérer que ses conceptions sur la lecture subvertissent l’institution du savoir.

14Rajoutons que chez Borges, qui reste sur le terrain de la littérature, la conception du lecteur n’est productive que dans la mesure où elle est étroitement liée à une conception précise du narrateur, celui que Enrique Pezzoni avait baptisé le « narrador maula » : un sujet textuel qui ne se fait aucune illusion par rapport aux ordres qu’il invente, et leur projection sur la réalité, et dont les implications idéologiques ont suscité la colère de la critique, qui essaie de ne pas s’étonner face au fait que le sujet textuel Borges est extrêmement subversif, au sens où il détruit, il attaque, il dynamite les systèmes de pensée conventionnels ; il cherche à produire un lecteur actif qui mette en question de façon permanente les systèmes de pensée imposés, mais, d’une façon ou d’une autre, il reste lié au sujet empirique Borges – qui a longtemps été un conservateur, qui soutenait les dictateurs latinoaméricains22.

15Nous nous trouvons ici face à une situation de langage opposée à celle que nous avons rencontrée avec le terme de « braconnage », puisque le mot espagnol « maula » est difficile à rendre en français. Voici la définition que Maria Moliner en donne : « Maula (de mau, voz del gato ; v. marrullería) 1. Engaño o marrullería ; 2. Propina o agasajo que se da o hace a los criados ajenos ; 3. Persona tramposa o mala pagadora ; 4. Holgazán ; 5. Trastos. Persona o cosa inútil, por mala, vieja, gastada, etc. ; 6. Real. »23 Ce narrateur maula – rusé, trompeur, de mauvaise foi, malhonnête… – serait le pendant du lecteur braconneur, et complète le concept de Certeau : l’auteur comme consommateur, comme usager – des mots que Borges n’emploie cependant pas. Dans ces conceptions, le renversement de l’équation producteur-consommateur implique que chacun exploite des dimensions propres à l’autre tout en gardant sa spécificité.On peut donc dire qu’au-delà des conceptions explicitées par Borges, au-delà des manipulations auctoriales de l’œuvre, sa littérature (on le sait) incite en permanence le lecteur au braconnage : à ce que Certeau appelle le réemploi24, l’usage de tout ce qui peut donner lieu à du récit. Donner sa propre version d’une histoire et en traduire d’autres sont des activités qui fondent l’identité de l’auteur ; elles appartiennent à la logique borgésienne de la version. Et, dans le cas de Borges, notons que reporter la créativité sur l’activité de la lecture au lieu de l’écriture, ne fait pas de l’écriture une passivité, mais resignifie radicalement la fonction auteur.

16La deuxième question à partir de laquelle on peut opérer un rapprochement entre Borges et Michel de Certeau – que je vais évoquer rapidement – est celle de la culture populaire. Mon hypothèse est que la position des deux face à la culture populaire n’est pas le résultat d’une formation, d’une posture intellectuelle (même si par moments Certeau semble organiser son exposé de façon à le faire croire25) ; il s’agit d’un regard sur les productions qui s’émancipe des hiérarchies et des légitimités imposées par les différents réseaux de pouvoir qui interagissent dans une culture. Dans ce regard – sans doute en partie lié à l’absence d’une identification institutionnelle précise dans le cas de Borges, et à l’errance institutionnelle et disciplinaire chez Certeau –, le concept de productions (et de culture) remplace toute autre forme de valeur, qui réside désormais dans la productivité des objets sociaux. Ce qui n’équivaut pas à dire que Borges ne se sentait pas concerné par la valeur esthétique.

17Comment se construit ce regard ? J’ai eu l’occasion d’étudier le phénomène dans le cas de Borges, où son travail au sein de supports populaires des années 1930 détermine non seulement l’affirmation d’une conception présente déjà dans certains essais et dans sa poésie des années 1920, où on perçoit déjà la dissolution de la notion d’auteur26 ; n’étant pas spécialiste de Certeau, ma réponse est partielle : ses biographes tout comme les spécialistes de son œuvre ont signalé la portée de l’expérience brésilienne, qui a précédé la conceptualisation du lecteur braconneur27. Notons que la difficulté se situe, pour nous tous, dans le fait de penser le populaire contemporain de la propre culture – et que les systèmes de nos deux auteurs poursuivent cet objectif – même si Certeau prend un détour, alors que Borges commence par se tourner vers des zones de la culture populaire de Buenos Aires, assumant les risques que cela entraîne (symboliques et réels). Détacher la culture populaire contemporaine du prisme de la valeur lettrée modifie radicalement le positionnement du chercheur.

Modes du renvoi

18Il y a-t-il eu lecture dans le sens où nous l’avons définie entre Certeau et Borges ? Même si la chronologie pourrait le permettre, nous écartons la possibilité que Borges ait lu Certeau, étant donnés le mépris et l’indifférence dont il faisait preuve envers la théorie, et les sciences sociales en général ; on se concentrera sur les renvois à Borges faits par Michel De Certeau, qui ne sont pas très nombreux – au sens où leur nombre est réduit et parce que ce sont souvent les mêmes (bien que mon relevé ne soit pas exhaustif à ce stade du travail). Néanmoins, on peut déjà avancer l’idée d’un volonté délibérée d’évacuer la littérature chez Michel de Certeau, pour l’inscrire, néanmoins en filigrane, sous la forme de traces ou de bribes28 ; une deuxième remarque est qu’on note chez Borges comme chez Certeau une relation d’auto-implication entre un auteur et un concept : leur association ne relève pas de l’exemple, elle est constitutive de la pensée, ce qui explique certaines répétitions et le sentiment que nous pouvons avoir de déjà lu face à certaines références.

19Trois formes de renvoi ont été répertoriées, que j’appellerai « renvois directs », « renvois indirects » et « renvois épistémiques ».

20Dans le « renvoi indirect », le nom de Borges et un de ses textes sont cités, mais lorsqu’on regarde la référence en note, on remarque que cela est fait à travers un autre critique, « L’utopie littéraire » de Gérard Genette, célèbre article sur Borges publié dans Figures I ; voici ce renvoi tel qu’il apparaît dans L’invention du quotidien I, « Lire un braconnage », mais qu’on trouve aussi, sous une forme un peu différente, dans La Fable mystique II29: « Des analyses récentes montrent que toute lecture modifie son objet” (note 8), que (Borges le disait déjà) une littérature diffère d’une autre moins par le texte que par la façon dont elle est lue.” (note 9), et que finalement un système de signes verbaux ou iconiques est une réserve de formes qui attendent du lecteur leur sens ». Si donc « le livre est un effet (une construction) du lecteur (note 10), on doit envisager l’opération de ce dernier comme une sorte de lectio, production propre au lecteur” ». (note 11)30. Les notes, contiennent les informations suivantes :

note 8 : « Michel Charles, Rhétorique de la lecture, Paris, Seuil, 1977, p. 83. » ;

note 9 : « Jorge Luis Borges cit. in Gérard Genette, Figures, Paris, Seuil, 1966, p. 123. » ;

note 10 : « M. Charles, op.cit., p. 61. » ;

note 11 : « On sait que lecteur” est au Moyen Âge un titre d’enseignant. »31

Le texte de Borges est donc celui sur Bernard Shaw cité auparavant. Notons que ce type de renvoi ne permet pas de savoir si Certeau avait effectivement lu Borges, et en particulier ce texte, mais il est fort probable que ce soit le cas (reste à savoir dans quelle langue il l’avait lu) ; c’est un mode de renvoi indirect qui est privilégié, dans un geste délibéré qui évite l’essai borgésien, c’est-à-dire ce qu’on appelle traditionnellement la « source », pour mettre en évidence l’insertion d’un texte dans différents contextes, créant ainsi une chaîne de citations.

21Un deuxième mode de renvoi est direct, et concerne le texte « Esse est percipi », des Crónicas de Bustos Domecq de Borges et Bioy Casares32 ; voici le paragraphe tel qu’il apparaît dans L’Invention du quotidien : « Les résultats de l’opération comptent alors (sur) des restes d’adhésion. Ils tablent sur l’usure même de toute conviction, puisque ces restes indiquent à la fois le reflux de ce que les interrogés ont cru et l’absence d’une crédibilité plus forte qui les mène ailleurs : les voix” ne s’exilent pas ; elles demeurent là ; elles gisent là où elles ont été, donnant lieu pourtant au même total. Le compte devient un conte. Cette fiction pourrait bien être un appendice à l’Esse est percipi de Borges (note 1). C’est l’apologue d’un glissement que les chiffres n’enregistrent pas et qui atteint les croyances. »33 Et la note dit : « Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares, Chroniques de Bustos Domecq. Paris, Denoël, 1970, p. 139-144. »34 Je rappelle que dans ce récit, Bustos Domecq semble découvrir avec surprise que les matchs de football n’existent plus, ni les locuteurs, ni les joueurs, et que « tout se passe à la télévision et à la radio » (« Hoy todo pasa en la televisión y en la radio »35) ; le football est un genre dramatique mis en scène par un seul homme dans une cabine ou par un ensemble d’acteurs ; rien de cela n’existe en dehors des studio d’enregistrement et des rédactions de journaux, et si on venait à dénoncer cet état des choses, personne n’y croirait. On trouve cette référence également dans La Faiblesse de croire :« Ce que la société contemporaine fait à la religion. Un indice : l’information religieuse », et dans L’Invention du quotidien, « Crédibilités politiques »36.

22Une troisième forme de renvoi concerne ce qu’on peut appeler « renvoi épistémique » ou « effet épistémique Borges », qu’on trouve dans les travaux de Certeau sur Michel Foucault, où il rappelle l’origine des Mots et les choses : le rire déclenché par l’Encyclopédie Chinoise de « El idioma analítico de John Wilkins »37, le rire et l’étonnement de la pensée face à cet ordre du savoir qui dynamite nos systèmes de pensée. On trouve ce renvoi dans Histoire et psychanalyse entre science et fiction38, au chapitre IV, « Le rire de Michel de Foucault », où l’accès de rire est mis en rapport avec le manque d’appartenance disciplinaire de Foucault. L’Encyclopédie Chinoise est également reprise au Chapitre V, « Le noir soleil du langage : Michel Foucault », pour convoquer aussi l’étonnement de Foucault, résultat de la référence à un autre ordre possible du savoir ; ce que Certeau tente de saisir c’est l’expérience de Foucault, le moment de découverte d’une épistème insoupçonnée.  S’il s’agit d’une forme de renvoi indirect, il ne se fait pas à un texte de Borges uniquement, puisque ce qui est mis en avant c’est l’effet que celui-ci a eu sur Foucault.

23Les termes de « renvois directs », « renvois indirects » et « renvois épistémiques » signalent donc des statuts différents, et n’impliquent aucunement une hiérarchie ; il s’agit de modes de citation que Certeau utilise aussi pour d’autres auteurs et d’autres œuvres, le phénomène ne concerne pas exclusivement Borges. Rajoutons que la forme qu’ils prennent implique qu’aux significations explicites dans ces références viennent s’ajouter celles contenues dans le mode du renvoi, que nous pouvons préciser dans le cas de Borges. Le « renvoi indirect » permet de citer à la fois Borges, Genette et Michel Charles, les trois auteurs se confondent dans une même conception, comme le montre le fait que la phrase « toute lecture modifie son objet » attribuée à Michel Charles est aussi de Borges ; mais notons que ce caractère indirect ne peut être perçu que si on se reporte à la note, il ne s’inscrit pas explicitement dans le texte. Le renvoi au récit de Bustos Domecq, le seul vraiment direct à un texte de Borges, permet d’appréhender un autre élément commun à Certeau et Borges : aux côtés de la fiction et du réel, il y a les croyances – et ces trois catégories n’apparaissent pas toujours comme discriminables, mais comme des réseaux qui entretiennent des rapports variables. Je pense que le cas du mot fiction chez Certeau peut être comparé au problème rencontré par Kuhn dans la première version de la Structure des révolutions scientifiques : comme il le signale dans la postface de l’édition de 1969, ses lecteurs ont identifié au moins vingt-cinq usages différents du mot paradigme39. Je n’ai pas compté les usages du mot fiction chez Certeau, mais ils sont sans doute variables, nombreux, et leur sens reste difficile à déterminer ; le mot est utilisé, effectivement, au sens d’imagination, de mirage, de leurre, de représentation qui remplace le réel, et parfois aussi de « feintise ludique partagée » (ce qui correspond à la définition de Schaeffer)40. Quant aux renvois épistémiques, outre la chaîne d’auteurs qu’il met en scène, il permet de récupérer un mouvement de la pensée, et, en particulier, ses moments de rupture et de créativité.

24La critique française a souvent été davantage marquée par la production fictionnelle de Borges et les possibilités qu’elle ouvre à la réflexion en littérature que par l’ensemble vaste de ses essais et leur portée théorique ; dans ce cadre, l’usage que Certeau fait de Borges reste des plus originaux : son choix se dirige vers ceux qui ont mieux compris les conceptions borgésiennes (Foucault, Genette), et vers des textes les plus subversifs – un choix qui montre une compréhension de l’œuvre particulière – ou alors un accord de pensée au-delà des contacts effectifs. Comme on le sait, les chroniques de Bustos Domecq incarnent la troisième attaque de Borges contre l’encyclopédisme occidental – après « Tlön, Uqbar, Orbis tertius » (1940)41 et « El idioma analítico de John Wilkins » (1942) ; Bustos Domecq repose sur l’utopie qui consiste à rendre compte de tous les discours circulant dans une culture à un moment déterminé, combinés de telle façon qu’il ne semble avoir d’autre logique que celle du plaisir du langage, et où ces discours mettent en scène les croyances qu’ils véhiculent, et désarticulent la hiérarchie implicite qui s’établit entre eux. Là encore, Borges et Certeau ont en commun la conception que la croyance survit au démentit que lui apporte tout ce que nous savons sur sa fabrication42.

25Y a-t-il une volonté de ne pas citer Borges directement ou de le citer peu ? On peut, en effet, penser que les positions politiques réactionnaires et conservatrices de Borges à l’époque ont pu jouer un rôle dans la volonté de ne pas renvoyer directement à cet auteur ; je rappelle, d’ailleurs, que la période correspond en Amérique latine à un renoncement aux pratiques artistiques et culturelles de résistance en faveur de la prise d’armes – mouvement qui va concerner les intellectuels comme les artistes dans les années 1970, qui semble tout aussi étranger à Borges qu’à Michel de Certeau. Néanmoins, il semble plus pertinent de penser que la forme que prennent ces renvois sont une partie constituante de la stratégie d’écriture et d’exposition de Certeau, qui met en place une chaîne de lecture, d’interprétations et de réemplois, qu’on retrouve dans le cas d’autres écrivains.

Penser au pluriel

26à la question de savoir donc à quel point les conceptions borgésiennes peuvent être à l’origine du concept de braconnage, notre parcours a montré qu’on ne peut répondre que de façon partielle, puisque Certeau pratique des formes de renvoi qui inscrivent des significations diverses sur les auteurs cités. Mais la proximité des conceptions reste par moments inquiétante. Nous avons voulu également souligner le caractère complémentaire des concepts de lecteur braconnier et du narrateur borgésien, le « narrador maula », tout comme le fait que la conceptualisation de la notion de lecteur faite en français depuis les sciences humaines et sociales de la deuxième moitié du xxe siècle, et celle du narrateur borgésien depuis l’espagnol par un théoricien de la littérature contribuent à mettre en évidence le partage des conceptions qui ont, parmi d’autres effets, de miner les certitudes et les bases de nos savoirs, ainsi que ses appropriations lettrées. Aurait-on pu les penser dans une autre langue ? On peut répondre que les penser oui, mais les conceptualiser, peut-être pas, en tout cas pas sans les outils du langage. Se pose ainsi non seulement la question des possibilités ouvertes à la réflexion sur le binôme producteur-consommateur dans le contact avec une culture étrangère, mais aussi celles qu’introduit la pensée dans une autre langue.