Colloques en ligne

Norihiro Morimoto

Michel de Certeau et les préfaces des mystiques

1La préface est de nos jours conçue comme une partie du livre, mais son statut n’allait pas de soi au début de l’époque moderne, quand allaient de pair le développement de l’imprimé et celui des écrits de spiritualité. Se détachant du texte, elle n’apparaît dans la littérature mystique qu’au fur et à mesure que la diffusion par l’imprimé a remplacé la circulation des manuscrits. Ce n’est pas un hasard si Michel de Certeau cite longuement dans La Fable mystique la préface de la Science expérimentale de Surin et l’ouverture des Moradas de Thérèse d’Avila, et s’il fait de ces citations le fondement de ses conceptions sur « la scène de l’énonciation » des mystiques modernes :

Dans le discours mystique aussi, il y aura une narrativisation du locuteur, circulation interminable autour de l’instance productrice qu’est la place in-finie et inassurée du « je ». Mais avant que l’écriture se fomente en ce « foyer d’érosion », elle doit s’arracher au silence. D’où parlera-t-elle ? Puisque les institutions pas plus que les propositions reçues ne règlent cette question première, c’est le « je » qui fait ouverture. Dans la Préface ou le Prologue des textes du xvie ou du xviie siècle, il sert d’Introït à l’écriture. Il se loge au seuil comme ce qui la produit, à la manière dont une voix « se pose » pour donner lieu à un corps de langage, mais ici la voix s’éteint, place vide, voix blanche, dans le corps d’écriture qu’elle met au monde1.

2Ce constat, d’ailleurs, ne semble pas issu d’une simple lecture des textes. Les travaux éditoriaux lui imposaient à coup sûr une attention particulière aux préfaces et ils étaient dans son cas liés à la production de son propre discours. On pourrait formuler l’hypothèse suivante : le travail de l’éditeur est en quelque sorte l’analogue de la façon dont les mystiques, avec leur « je », introduisaient le lecteur à leur voix ; c’est lui qui produit un corps écrit, substitut d’une voix éteinte et d’un corps perdu. Il convient donc d’interroger l’institution du corps manquant chez Michel de Certeau (de l’édition de Pierre Favre à La Possession de Loudun), puis l’institution éditoriale du corpus chez les mystiques modernes qui demande à la préface un certain emploi du pronom personnel et de la modalité verbale, avant de montrer en quoi l’historiographie selon Certeau s’inspire de l’usage de la préface dans les ouvrages des mystiques.

L’institution du corps manquant

3Le mot corpus mysticum, d’après Certeau lecteur de Lubac, passe de l’Eucharistie à l’Église au cours du Moyen Âge. Certeau concentre son article de 1964 sur de nombreuses variations du mysticus au xviie siècle, supposant que le corpus, quant à lui, « continue à viser l’Église »2. Dix-huit ans plus tard, se penchant plutôt sur la question du corpus ou du « corps manquant », il parvient à la constatation qu’à l’époque moderne « devient mystique le corps à construire, sur la base de deux “documents” clairs qui font autorité » : le « corpus scripturaire » et l’« ostension eucharistique »3. Il se pourrait qu’ayant terminé son enquête sur le mot mysticus, il s’oriente vers le corpus pour aboutir à une synthèse du corpus mysticum dans La Fable mystique. Mais en réalité cela dépasse largement la réflexion sur un mot, car, lorsqu’il donne à lire les textes, il participe lui-même à une telle construction du corps d’écriture : le corps manquant est, pour reprendre l’expression que Certeau utilise à l’égard de son « maître » Lubac, « non seulement le sujet de son étude, mais le principe de sa réflexion et l’origine de son langage »4.

4Entré dans la Compagnie de Jésus en 1950, Michel de Certeau a été nommé collaborateur des éditions savantes de la spiritualité jésuite dans la collection « Christus » en 19565. Le Mémorial de Pierre Favre, un des compagnons du fondateur de la Compagnie, lui offrit dès lors matière à réflexion. Objet littéraire, pourtant, difficile à appréhender, et cela d’autant plus que Favre « ne s’adressait qu’à lui-même » et que le lecteur doit y entrer « sans y avoir été invité »6. Pas de prologue, et pas davantage de préface – cette expérience de lecture particulière, nous le verrons, va hanter notre auteur toute sa vie. Si, comme l’écrit Certeau dans La Fable mystique, le poète Maurice Maeterlinck est réanimateur de l’Ornement des noces spirituelles de Ruysbroeck, lui-même l’est du Mémorial à triple titre de traducteur, d’éditeur et d’historien, jouant un rôle de préfacier de façon moins esthétique que rationnelle, moins poétique que discursive7. Dans son édition se révèle une recherche du fondement de la spiritualité ignatienne, alors même que la référence au modus loquendi n’est pas encore si patente. L’explication approfondie du genre du « mémorial »ne se trouve que dans une note de l’introduction :

Étroitement lié à la conception ignatienne de l’examen, le journal exprime sous forme de discussion avec soi-même le dialogue avec Dieu : en reconnaissant dans son action le « mouvement » de Dieu, l’apôtre collabore de mieux en mieux à l’Œuvre qui lui indique sa propre « vocation », et discerne en lui les résistances qui s’opposent encore à l’activité créatrice de Dieu8.

5Explication sans laquelle on perdrait la portée de ces textes, et qui préfigure ses travaux à venir. Néanmoins, constatons-le, cette note reste peu ou prou marginale9. La modestie du jeune traducteur n’est pas sans raison puisque cette édition a pour objectif institutionnel d’accommoder la spiritualité de Favre à l’« image » sociale d’Ignace de Loyola10. C’est dans ce contexte qu’il va jusqu’à dire que le journal est « un mode d’expression propre à tous les premiers jésuites »11 : il s’agit non pas de mettre en relief la singularité de Favre mais de la mettre en rapport avec les exercices spirituels qui consistent à discerner la volonté divine dans l’âme, tels qu’Ignace les élabore12. En outre, son travail se conforme ici à des critères académiques (il s’agit de son mémoire de l’EPHE et de sa thèse de troisième cycle), critères dont il se détachera peu à peu, faisant de l’histoire de la spiritualité, ou plutôt de la doctrine spirituelle, l’objet principal à la fois de sa réflexion et de sa critique dans un article sur Henri Bremond l’auteur de la Métaphysique des saints en 1966 ou dans un compte rendu de la Spiritualité moderne de Louis Cognet en 196813.

6Les éditions de Jean-Joseph Surin conduisent Michel de Certeau à des positions plus audacieuses. D’une part, pour ses écrits théoriques, Surin « ne vit jamais la publication après laquelle il pensait pouvoir dire son “Nunc dimittis” »14 ; d’autre part, pour ses lettres, la diversité circonstancielle et l’ambiguïté énonciative ne permettent pas davantage, depuis trois siècles, d’édition satisfaisante. Notre auteur privilégie désormais la tentative, bien qu’elle soit impossible, de communiquer la voix vivante de Surin sur le recours à l’explication doctrinale : « Nous publions [les lettres] comme un document, avec le souci de montrer et non pas de démontrer » ; « l’éditeur doit s’arrêter ici, car c’est au lecteur qu’il appartient de découvrir, dans ces textes, davantage qu’un poème écrit dans une langue étrangère »15.

7Ce processus aboutit avec La Possession de Loudun à une forme, un « style » inédit dans ce domaine : le mélange textuel du commentaire et des pièces d’archives. Sans doute faut-il faire la part de l’orientation de la collection « Archives », qui accueille le livre de Certeau. Mais celui-ci va plus loin ; il met en ordre des manuscrits « disséminés » de lettres comme d’autres écrits ; les notes qui les rendaient lisibles auparavant sont ici mises en scène et composent une histoire. Tout se passe comme si une série de chants éparpillés se transformait en oratorio avec les récitatifs de l’écrivain-éditeur. De plus, Certeau insère non seulement des dialogues des possédées mais aussi des tableaux et des cartes ; dans un chapitre intitulé « Le théâtre des possédées » se trouvent de façon très vive les listes des possédées, y compris les noms des démons et le lieu de leur résidence dans le corps de la possédée, listes qui « posent des séries de “proportions” dont le corps est le tableau »16. Telle est l’institution par Certeau d’un corps à la fois visible, audible voire palpable, institution qui n’est pas sans rappeler l’écriture de Surin17.

Édition et préface

8Mais peut-on procéder autrement pour écrire sur cet événement ? Une telle proximité vient-elle plutôt de la particularité de l’objet que du style de l’auteur ? Avec rigueur, cette pratique éditoriale ou littéraire de Michel de Certeau est-elle marquée par celle de l’époque moderne ? Pour répondre à ces questions, nous nous proposons de reconstruire la scène énonciative des mystiques modernes dont il a traité surtout dans La Fable mystique, mais de façon chronologique (et donc en partie malgré lui) en tenant compte du rôle joué par l’histoire de l’imprimé dans le développement des préfaces des mystiques.

9Comme le montre sa contribution à l’article « France » du Dictionnaire de spiritualité, le xvie siècle voyait l’âge d’or des éditions des Pères et des mystiques18. Il nous faut souligner que c’est l’édition qui modifiait dans une certaine mesure la manière de traduire. D’après Certeau, à la différence du « copiste ancien », le traducteur moderne « fabrique de l’autre, mais dans un champ qui n’est pas davantage le sien et où il n’a aucun droit d’auteur »19 ; et pour ce faire il aménage un lieu de communication, un lieu séparé du corpus dans la préface, le commentaire, les notes, etc. La « production d’altérité » l’emporte ici sur le « rite d’identification », la restauration du corps sur l’incorporation ou la manducation de phrases20. L’édition, la traduction et le commentaire commencent ainsi à s’intégrer dans un même réseau de travaux : témoin d’abord à Paris Lefèvre d’Étaples21 puis à la Chartreuse Sainte-Barbe de Cologne Blomevenna et Surius pour n’en citer que quelques-uns22.

10Ces travaux se développent par l’édition en langues vernaculaires des textes des mystiques, supposant un lecteur moins savant et une moindre autorité de l’auteur. Naturellement donc, l’auteur de La Fable mystique s’attache à tout un éventail de prologues de cette époque. Il n’est pas surprenant que nombre de mystiques écrivent dès lors des textes épistolaires, poétiques ou autobiographiques, en sachant qu’ils pourront être édités :

Un siècle plus tôt Suso, Tauler, et bien d’autres conseillaient à l’orant de soutenir ou de fixer la prière avec ces choses « naturelles », mais, pour eux, elles signifiaient les volontés d’un Locuteur. C’étaient des documents : un enseignement. À la fin du xvie siècle, avec Thérèse, le livre n’est plus une variante du grand Livre cosmique parlé par Dieu ; il devient lui-même le référent23.

11À reconnaître l’abondance du « je » dès l’ouverture des Moradas, on serait tenté de croire que la première personne amène le lecteur à son propre discours sans intermédiaire. Or, si Certeau s’intéresse au « je » thérésien, c’est non pas parce que celui-ci est un sujet ou un objet identique au cours du livre, mais parce qu’il est le seul espace social qui lui permette de communiquer le message ; cette exigence engendre de surcroît l’espace fictionnel en contrepartie de l’espace réel des couvents, et prépare le corps à écouter la parole devenue « inaudible ». C’est ainsi que Thérèse, selon lui, « substitue transitoirement son je locuteur à l’inaccessible divin Je »24, le « je » locuteur servant d’introït au chant de l’autre ou à l’écriture par l’âme qui n’est plus la sienne ; elle présente le récit autobiographique comme si celui-ci regardait une autre personne et comme si elle-même jouait un rôle d’éditeur ou de traducteur25. En ce sens, la structure moderne, composée du corpus de l’auteur et du commentaire de l’éditeur-traducteur, n’est guère modifiée ; au contraire elle est mise en œuvre dans toute son ampleur, comme dans le cas exemplaire du « poème » et de sa « prose » chez Jean de la Croix sur lequel Certeau reviendra à plusieurs reprises dans les dernières années de sa vie.

12Il convient donc d’articuler ce « je » particulier sur le volo général. De fait, aux yeux de Certeau, le « préalable » du volo, indiquant le lieu singulier de la production énonciative, existe dans toute la littérature mystique, de Maître Eckhart à Madame Guyon. C’est dire qu’il suppose moins un régime public d’éditions qu’un régime privé de conversations ou de correspondances, celui qui facilite des « “contrats énonciatifs” entre locuteurs »26. Certes le volo crée déjà une « différence par rapport aux textes et aux codes » pour faire du « je » « l’autre du langage » comme le « vouloir pur » de Ruysbroeck ou l’« oubli de soi » de Suso27. Mais ce qui importe ici, c’est que le statut du « je » dans son rapport avec le volo se transforme suivant le progrès de l’imprimerie, qui contribue à élargir rapidement l’espace restreint des religieux ou des savants, parce que, face à l’exigence grandissante de la conformité à l’institution ecclésiale, le « je » est, dans la préface, obligé de « prendre en charge l’œuvre comme un tout, et [de] fixer la position de l’ensemble dans une géographie de genres littéraires et de contrats avec les lecteurs »28.

13La pratique livresque se multiplie, et la présentation du livre se complexifie. Dans cette perspective, un point culminant est sans doute la préface de la Science expérimentale de Surin, dans laquelle Certeau (qui est d’ailleurs le premier à la publier) trouve toute une opération essentiellement dialogique entre auteur et lecteur, de distributions des pronoms personnels et de glissements corollaires des modalités verbales. Conjuguant enfin le volo au « je », cette opération débouche pourtant sur un point de fuite, l’échec de l’adresse ou l’oraison solitaire : « je voudrais faire un service pour l’éternité », écrit Surin cité par Certeau29. Chose remarquable, la préface renonce en quelque sorte à un lieu séparé du corpus, un lieu de la première personne ou un « je » qui présente le corps d’écriture au monde, car les pronoms demeurent imbriqués aussi bien dans la préface que dans les parties suivantes. Se proposant d’être elle-même un corps de langage, cette préface semble s’approcher, sinon du principe du « rite d’identification » au Moyen Âge, du moins du préalable du volo plus ou moins indépendant de la présentation du corpus. C’est, nous semble-t-il, moins un retour qu’un prolongement. Surin, sans interdire la diffusion des manuscrits, n’en suppose probablement pas l’édition30. Mais il vit à une époque où la circulation des livres et la pratique des préfaces sont sûrement plus habituelles qu’à celle de Thérèse – il est d’ailleurs lui-même fervent lecteur des mystiques modernes31. Au-delà de l’oscillation entre dire et ne pas dire, il se divise en deux sentiments opposés, l’un de ne pas faire publier « des choses si étranges et si peu croyables » et l’autre de les publier pour « glorifier Dieu »32. C’est pourquoi il adopte un style particulier de préface qui n’a pas, à vrai dire, pour fonction d’introduire le corpus auprès d’un public dans la mesure où ce corpus reste à ses yeux incapable de lui être adressé, mais un style qui applique en partie à la diffusion restreinte la façon dont on présente l’imprimé. Tout cela n’est en tout cas rendu possible que dans la société « scripturaire » en route vers sa maturité33.

Histoire et mystique

14Reste à interroger la théorie historiographique de Michel de Certeau, à se demander comment elle est marquée parces manières de restaurer et d’instituer un corps de langage. Lorsqu’à la Revue d’ascétique et de mystique s’est substituée la Revue de l’histoire de la spiritualité en 1972, Certeau a rédigé un article portant sur saméthodologie, sorte de manifeste de la nouvelle revue, sous le titre révélateur « Histoire et mystique » :

J’analyserai donc sur un mode personnel, en fonction d’un travail déterminé et indissociable d’une place qui n’est que la mienne, quelques aspects des relations entre histoire et spiritualité tels qu’ils ressortent de travaux consacrés à un mystique du xviie siècle, Jean-Joseph Surin34.

15Exorde par excellence à la première personne qui fait écho à la narrativisation du « je », et qui en ce sens pourrait renvoyer aux préfaces des mystiques. Mais rien ne permet de prime abord de supposer qu’il assume l’analogie entre la littérature spirituelle de cette époque et l’historiographie contemporaine : « Il fallait, avoue-t-il, renoncer à la proximité que postulait d’abord entre ces spirituels du xviie et nous, le projet de les retrouver. D’être mieux connus, ils se révélaient des étrangers »35. Si cependant Certeau exprime ce renoncement, c’est qu’il précise sa façon de reconnaître l’étrangeté de Surin : « Dès là que je le prends comme objet de mon travail, je me fais sujet devant l’espace formé par les traces qu’il a laissés ; je suis un autre relativement à de l’étranger, le vif par rapport au mort »36. Reconnaître ainsi l’altérité de Surin, c’est non pas une tentative infinie d’identification, mais au contraire le geste volontaire de fabrication de l’autre. Ce faisant, Certeau rejoint paradoxalement l’écriture des éditeurs-traducteurs modernes et, par là même, celle des mystiques modernes : il revient aux pratiques du passé en s’écartant de l’objet ; somme toute, comme il l’écrit dans La Fable mystique, il « cherche un disparu, qui cherchait un disparu »37.

16De ces pratiques qui méritent d’être étudiées respectivement en détail, bornons-nous ici à retenir le rapport de la préface au texte dans la littérature mystique comme dans l’historiographie38. Un autre article à visée méthodologique, « Faire de l’histoire », publié en 1970 dans les Recherches de science religieuse (dont il est lui-même sous-directeur depuis 1966), dessine déjà la mise au point du « je » dans la préface :

Malgré ses exordes ou ses préfaces à la première personne (en Ichbericht) qui ont valeur d’introït initiatique et posent un « en ce temps-là » grâce à l’écart, noté, du temps de l’auteur, l’histoire est un discours à la troisième personne. […] Le discours sur le passé a pour statut d’être le discours du mort. L’objet qui y circule n’est que l’absent, alors que son sens est d’être un langage entre le narrateur et ses lecteurs, c’est-à-dire entre des présents. La chose communiquée opère la communication d’un groupe avec lui-même par ce renvoi au tiers absent qu’est son passé. Le mort est la figure objective d’un échange entre vifs. Il est l’énoncé du discours qui le transporte comme un objet, mais en fonction d’une interlocution rejetée hors du discours, dans le non-dit39.

17Révélé par l’usage du mot « introït », le parallélisme entre la préface mystique et la préface historiographique est évident. Force est de constater que cette remarque apparemment issue du débat contemporain autour de l’historiographie précède chronologiquement l’analyse des préfaces dans La Fable mystique40. Mais, de son aveu même, « né historien dans l’histoire religieuse, déterminé par le dialecte de cette spiritualité-là »41, Michel de Certeau se nourrit au fond de la lecture, l’édition et le commentaire des mystiques – en l’occurrence, le terme « introït » porte avec lui une connotation fort liturgique et donc collective qui se décline sur « la communication d’un groupe avec lui-même ». Il serait en tout cas inutile de trancher la priorité de l’un sur l’autre, car histoire et mystique ont en commun d’être « une restauration du discours, déterminé par l’absence de ce qu’il pourrait désigner »42.

18Plus largement, cette coïncidence de deux écritures a pour fondement la société « scripturaire » moderne « depuis quatre siècles » – expression fréquente et schéma omniprésent à l’intérieur de sa réflexion méthodique, qui cristallisera dans son avant-propos à la deuxième édition de L’Écriture de l’histoire puis dans l’introduction de La Fable mystique, établissant le caractère jumeau de ces deux livres : l’un pour « l’histoire de cette écriture conquérante », l’autre, « la contrepartie », pour « l’histoire d’un “reste” »43. Mais, bien que l’historiographie renvoie elle-même à une « histoire “moderne” de l’écriture », sa reconstitution chronologique est stratégiquement abandonnée pour rendre visible « le lieu présent d’où cette interrogation prenait forme »44. En effet, cette société oblige l’auteur à faire un livre, composé de la préface, ou le lieu de communication, et du texte, de quelque genre qu’il soit, au point que l’absence de préface a un sens ; à plus forte raison c’est le cas du livre d’histoire écrit en troisième personne qui, dissimulant plus ou moins le lieu de l’auteur, demande la pratique des « Préfaces où l’historien raconte le parcours d’une recherche »45. C’est d’ailleurs dans La Possession de Loudun que Certeau a déjà fait une telle préface qui énonçait le lieu de production conformément à sa théorie : « ainsi partagé entre le commentaire et les pièces d’archives », ce livre « renvoie à une réalité qui avait hier sa vivante unité, et qui n’est plus »46. Poursuivant ce principe en bon éditeur, notre auteur ne cessera de multiplier le commentaire, qu’il soit intégré tantôt dans les articles, tantôt dans les notes ou les préfaces, commentaire qui seul rend possibles la restauration du corps et sa communication par le biais du livre. Même s’il ne revient plus directement au travail éditorial, il conserve dans ses réflexions sur l’historiographie son intérêt littéraire d’origine éditoriale. Dans l’introduction de La Fable mystique, qui rappelle son propre travail « passé par les détours labyrinthiques » de l’édition critique, il souligne qu’il faut laisser aux documents « la capacité d’altérer, par leur résistance, le corpus d’hypothèses et de codification »47 ; d’où l’importance de citer « intégralement » un texte comme la préface de la Science expérimentale, jusqu’alors  inédite, et qui entre par ce geste dans la société scripturaire48.

19Pour conclure, il convient de souligner que les enjeux de La Fable mystique ne sont pas seulement de reprendre et d’approfondir l’analyse historique de la science et de l’énonciation mystiques, mais encore de présenter des textes inédits ou peu connus, sans pour autant se les approprier. Pour Certeau, il y a, nous semble-t-il, deux appropriations à éviter : l’une par le manque de document qui provoquerait l’explication doctrinale – on ne saurait ignorer dans les première et dernière parties les longues citations, que l’auteur appelle « des citations de voix »49, de ceux qui sont « déportés du côté de la “fable” »50, Palladios, l’abbé Daniel, un illuminé bordelais, Madame Guyon et de nombreux poètes ; l’autre, non sans paradoxe, par le manque de commentaire qui transformerait « le cité en source de fiabilité et en lexique d’un savoir » avec un « contrat énonciatif » d’autant mieux que la citation dissimule « le je de l’auteur »51. Accompagnée chaque fois de l’introduction et des notes du « je », la citation « critique » sert de format minimal à l’édition52. Et pourtant Michel de Certeau est ici écrivain à titre exceptionnel qui adresse au public ses réflexions sur les mystiques, car l’atelier de l’historien se trouve dans les revues scientifiques, qui ne lui permettent pas de citer des textes d’une telle longueur et surtout selon un tel dispositif53. Obligé davantage d’exprimer le lieu d’où il parle dans la préface (il s’agit pourtant non plus de la procédure historiographique mais de la nécessité d’écrire sur les mystiques54), il commence par présenter un livre à travers lequel il publie des produits de restauration du corps manquant, et cela, à l’instar de Surin, avec l’oraison dédicatoire voire solitaire, tous deux sachant par leur lecture que pour ce type de discours le contrat énonciatif entre auteur et lecteur est à peine possible ou impossible. C’est un « deuil » comme on le sait, mais on ne saurait mieux faire que de citer un paragraphe où Certeau semble opérer un modus loquendi à la recherche d’une possibilité ou d’une contingence de ce contrat : « Ce livre se présente au nom d’une incompétence : il est exilé de ce qu’il traite. L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu) a pour statut de ne pas en être. Elle se produit à partir de ce deuil, mais un deuil inaccepté, devenu la maladie d’être séparé, analogue peut-être au mal qui constituait au xvie siècle un secret ressort de la pensée, la Melancholia. Un manquant fait écrire. Il ne cesse de s’écrire en voyages dans un pays dont je suis éloigné. À préciser le lieu de sa production, je voudrais éviter d’abord à ce récit de voyage le « prestige » (impudique et obscène, dans son cas) d’être pris pour un discours accrédité par une présence, autorisé à parler en son nom, en somme supposé savoir ce qu’il en est55. »