Colloques en ligne

Michèle Clément

Michel de Certeau : critique et pratique de la littérature

1Est-ce un intérêt biographique que sous-tend la question du rapport de Michel de Certeau à la littérature ou plutôt un intérêt disciplinaire concernant « la littérature » ? Il sera plutôt ici question de discipline (et d’indiscipline).

2En 2010, aux éditions Cécile Defaut est paru un Bourdieu et la littérature, après un Deleuze et les écrivains en 2007. Rejouons-nous ici cette scène de la rencontre entre un penseur d’envergure et un « champ », celui de la littérature, extérieur à ses compétences principales ? Le discours sur la littérature étant difficilement associée à la science, il va parfois chercher une légitimité dans d’autres sciences, là où il gagnerait en sérieux. C’est bien ce qui se passe avec Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze, mais aussi avec Jacques Bouveresse, Nathalie Heinich ou Yvan Jablonka1, qui savent – depuis une autre science – identifier ce qu’est et ce que vaut la littérature.

3Car si les philosophes font de la philosophie, les historiens de l’histoire, les sociologues de la sociologie… il est sûr que les « littéraires » ne font pas de la littérature, que la coupure est irrévocable entre la parole sur la littérature et la parole littéraire. L’analyse littéraire n’a pas le nom de son objet ; pire, elle n’a pas de nom. Interroger la discipline littéraire par un biais qui a nom Michel de Certeau, c’est alors se confronter à un redoutable biais.

4Car si le discours sur la littérature – toujours un peu en défaut de légitimité depuis le début du xxe siècle2 – peut s’auréoler du prestige de la sociologie ou de la philosophie, il va être plus difficile, avec Michel de Certeau, de valoriser la littérature par les autres sciences qu’il mobilise, l’histoire, la psychanalyse, l’anthropologie, tant l’objet littérature est toujours resté très en marge dans ses travaux… sauf bien sûr si l’on considère a priori la mystique comme littérature. Mais alors le problème serait de rabattre cette réflexion sur la mystique, en place et lieu de la littérature… Et « Michel de Certeau et la littérature », ce n’est pas « Michel de Certeau et la mystique ». Certes, la mystique a bien « sa littérature » et M. de Certeau coordonne les deux dès l’ouverture de La Fable Mystique mais gardons-les un temps distinctes pour pouvoir commencer à réfléchir. C’est là un premier principe méthodologique, celui d’une distinction temporaire : la littérature n’est pas la littérature mystique. Deuxième principe méthodologique : ne pas prétendre que tout texte de Michel de Certeau est un texte littéraire sous prétexte qu’il est écrit, c’est-à-dire travaillé et retravaillé, sculpté dans le temps long.

5Avec le mot littérature, le problème de la définition est immédiat : par littérature, j’entends (de manière simpliste) ce que l’on enseigne sous ce nom à l’école et à l’université. La littérature donc conçue comme une production académique, un patrimoine à transmettre, codifié par la poétique, sélectionné puis légitimé par la réception : en cela, elle n’intéresse pas Michel de Certeau. Il est tantôt critique envers elle, tantôt – le plus souvent – indifférent3. L’existence pérenne de la littérature comme territoire constitué est, selon lui, le fruit d’une illusion et d’une manipulation. Rien n’est déjà là. Il n’y a quelque chose que dans le présent des pratiques et d’usages. La littérature n’est pas un territoire constitué mais un territoire renégocié en permanence par ceux qui se l’approprient, au moment où ils écrivent, ou au moment où ils lisent (première définition).

6Aucun primat de la littérature donc, aucune absolutisation de la littérature ni du texte chez Michel de Certeau. Aucune mythologie certes (génie créateur, inspiration, chef-d’œuvre, splendide isolement…), mais pas non plus de recours fréquents à l’analyse littéraire. On n’entend pas la grande voix de la littérature dans ses textes où il se pose sans ambiguïté en historien ; on repère seulement des débris minuscules de littérature, qui émergent parfois, par la force du montage, dans ses textes.

7à partir de ce premier constat d’une place volontairement minimisée de la littérature dans l’œuvre de Michel de Certeau, on peut commencer à repérer ce qui reste. On peut parler de restes car la culture première du jeune Michel de Certeau est une culture classique, pétrie de littérature classique, dont il a appris à ne pas faire usage dans ses textes.

Alors qu’est-ce qui reste de la littérature ? Chez lui, et pour nous.

8On verra comment, sous l’apparente indifférence, se profile une exigeante redéfinition de la littérature qui nécessite la distinction de deux modèles de la littérature4.

Préambule : une critique continue et des pratiques subreptices de la littérature5

9Que veut dire parler en historien de la littérature ? M. de Certeau évoque, pour désigner des textes littéraires, tantôt des « documents », tantôt des « archives » : « Il faut que les documents, accumulés et corrélés, acquièrent la capacité d’altérer par leur résistance, le corpus d’hypothèses et de codifications à partir duquel nous essayons de les interpréter »6, « Une étude historique sur les mystiques chrétiennes des xvie et xviie siècles se construit à partir de proliférantes et silencieuses populations d’archives dont beaucoup ne se laissent pas enfermer dans les bibliothèques et les musées »7. Ces appellations sont destinées à faire disparaître la fascination symbolique pour la littérature et les définitions que Certeau leur donne le conduisent à des gestes critiques théoriques en trois lieux principaux : dans ledernier chapitre de La Culture au pluriel en 1974 intitulé « espaces et pratiques », dans le chapitre qu’il a rédigé de L’Histoire littéraire de la France, parue en 1975 aux éditions Sociales et dans le chapitre intitulé « L’économie scripturaire » de L’Invention du quotidien en 1980.

10à cela, Michel de Certeau a adjoint le geste pratique sous trois formes différentes :

- un travail philologique d’édition de texte avec le Mémorial de Pierre Favre à la fin des années 1950, puis Le Guide spirituel et la Correspondance de Jean-Joseph Surin dans les années 1960. Ces trois éditions sont parues respectivement en 1960, 1963 et 1966 chez Desclée de Brouwer, comme une salve philologique, à laquelle il faut ajouter l’édition des Lettres à Léontine Zanta de Teilhard de Chardin en 1965, toujours chez Desclée de Brouwer. La philologie est le socle de la recherche de Michel de Certeau.

- un travail herméneutique souvent furtif d’analyse de textes littéraires (articles et préfaces concernant Jeanne des Anges, Jean de la Croix, Zola, Duras…), tels les chap. 2 et 3 de La Fable mystique 2 sur les dits et les poèmes de Jean de la Croix.

- et enfin un travail citationnel, résultat d’un braconnage très sélectif puis d’un montage de rares et brèves citations littéraires : Manley Hopkins8, Dante, Virgile, Jean de la Croix, Silesius, Rilke, Duras… C’est ce que je regarderai ici de plus près.

11Quant à la pratique de la littérature, au geste créateur, nous n’avons que la rédaction d’un unique9 texte littéraire, qui se distingue de tous les autres textes écrits par M. de Certeau, thèse, essais, comptes rendus, articles… tous redevables à des procédures épistémologiques claires. Il s’agit d’Extase blanche, d’abord parue en revue en 198310 puis repris en 1987 par Luce Giard comme texte final de La Faiblesse de croire (c’était peut-être un texte à ne pas agréger à d’autres mais l’adjoindre à La Faiblesse de croire lui donne une visibilité qu’il ne pouvait avoir dans la revue Traverses). Quatre pages de littérature ! Pourquoi faire ce geste singulier ? Pour souligner la ligne de partage entre écriture scientifique – entre une écriture codée selon des normes épistémologiques partagées – et la littérature. Extase blanche se différencie radicalement des autres écrits de M. de Certeau (construction d’une micro-fiction en lieu d’une analyse de corpus), et particulièrement se distingue du chapitre consacré à Nicolas de Cues et à la préface de De Icona, dans La Fable mystique 2, qui en est – me semble-t-il – le pendant scientifique, texte lui aussi paru initialement dans la revue Traverses, précisémentdans le numéro d’après11.

Critique de la littérature : contre l’évidence d’une catégorie et contre les croyances littéraires

12Si, dans La Fable mystique, Michel de Certeau construit l’efficace de la « littérature » mystique, conçue comme écriture d’une pensée en tant qu’elle trace l’impensable, jamais complètement indicible, cette valorisation co-existe avec une dure critique de LA littérature et de ses principaux concepts (auteur, œuvre, patrimoine, droits d’auteur, durabilité, « littérature populaire », « culture cultivée »...), et cela en particulier dans La Culture au pluriel et dans L’Invention du quotidien.

13Il interroge de fait la définition du fait littéraire et nous enjoint de bousculer nos croyances littéraires, sans hésiter à pratiquer l’ironie. Mais pour construire quel contre-discours ? Et pour quelle validité aujourd’hui (une à deux générations plus tard) de ce contre-discours ?

14Dans L’histoire littéraire de la France, parue en 1975 aux éditions sociales, le projet le plus ouvertement littéraire (le seul ?) auquel il a participé, M. de Certeau rédige concernant le xviie siècle et précisément, la période 1600-1660, le chapitre intitulé « la pensée religieuse »12. De littérature, à peine. Entre 1600 et 1660, on attend quelques-uns des grands noms d’auteurs qui ont abordé le sujet religieux (Corneille, Racine, Molière, Pascal, tus ou à peine évoqués). S’agit-il de contourner la littérature patrimonialisée ? Pourquoi être aller le chercher lui pour rédiger ce chapitre ? Le projet global du troisième volume de l’Histoire littéraire de la France, selon l’introduction d’Anne Ubersfeld, est celui d’éviter l’effacement de tout ce qui n’est pas classique au xviie siècle. Donc de donner à lire aussi un autre xviie siècle. C’est ainsi que M. de Certeau peut dire que « La Vie de la mère Thérèse de Jesus » de Ribera, traduite en français en 1602, est « un des maîtres livres du demi-siècle »13. Un tel énoncé suppose qu’il ne s’agit pas de réflexion sur la réception à long terme (lequel d’entre nous aujourd’hui cautionnerait un tel énoncé ?) mais qu’il s’agit bien de parler de l’usage de ce livre pour les contemporains, de sa force in situ, de « l’invention du quotidien » qu’a permis ce livre au début du xviie siècle. Une histoire littéraire au présent de l’horizon de réception, tel semble le parti-pris de cette conception de l’histoire littéraire.

15La Culture au pluriel en 197414, et surtout son dernier chapitre « espaces et pratiques », représente la critique la plus dure contre la littérature, qu’il dynamite dans toutes ses facettes : le rapport de l’auteur à son texte, la transmission et la pérennité du texte. Il ironise contre « une idéologie de propriétaires qui isole l’auteur, le créateur ou  l’œuvre »15, exhibe la double vacuité de « l’individualité périssable de l’auteur et [de] la permanence de l’œuvre close »16. Et revendique donc logiquement le refus de la signature17 car la création est une prolifération disséminée. Est-ce là un discours daté ? Un discours utopique ? M. de Certeau rejoint indirectement le discours qui lui était contemporain, de la mort de l’auteur chez Barthes et chez Foucault, sauf qu’il ne les suit pas dans l’absolutisation du texte qui en découle ; il est peut-être plus proche du discours actuel sur la « production pirate » telle qu’elle est décrite dans le livre Pirate Philosophy de Gary Hall18 qui revendique l’anticopyright dans la ligne du Radical Open Access, ou dans son article The Common and Community. How we remain modern19, quand il plaide pour une « désappropriation » de la littérature20.

16La littérature est-elle durable ou périssable ? La réponse est nette et fortement paradoxale.L’œuvre n’a pas pour définition d’avoir à se survivre:

Ainsi liée à l’opération sociale qu’elle articule, l’œuvre périt donc avec le présent qu’elle symbolise. L’œuvre n’a pas pour définition d’avoir à se survivre, comme si le travail d’une collectivité sur elle-même avait pour finalité de remplir les musées ou les histoires littéraires.
Au contraire, l’œuvre est la métaphore d’un acte de communication destiné à retomber en mille éclats et à permettre ainsi d’autres expressions du même type, plus loin dans le temps, sur la base d’autres contrats momentanés. Bien loin de s’identifier au rare, au solide, au coûteux ou au définitif (caractère du chef-d’œuvre qui est une patente), elle vise à s’évanouir dans ce qu’elle rend possible »21.

17La littérature est morte si on veut l’enregistrer :

« Les bruits de l’activité créatrice » deviennent un ensemble de signes morts « dès que le musée ou l’écriture en saisit des fragments pour leur faire dire nos intérêts. Ils cessent alors de parler et d’être parlés […] Quelle est donc cette frontière qui ne laisse passer dans notre culture que des signes tombés ou extraits, inertes, d’un autre culture (La Culture au pluriel, op. cit., p. 213)

18à partir de ce constat, M. de Certeau élucide sans complaisance le pouvoir de cette littérature-là, celle qu’il rejette : « la culture au singulier impose toujours la loi d’un pouvoir »22. Et entame la lecture politique de la littérature qui se poursuivra dans L’Invention du quotidien.

19S’il y a une nécessité de sortir de la « culture cultivée »23 (l’expression est employée avec la même ironie par Jean-Luc Godard quand il parle des « professionnels de la profession »), cette position est suivie d’une immédiate dénonciation du leurre de croire sortir de cette littérature par ce qui serait son envers : la « littérature populaire » : vaste mystification. La critique de ce concept, au cœur de La Culture au pluriel, démontre que l’envers de la culture patrimonialisée n’est pas la « culture populaire ».

20« En quêtant une littérature ou une culture populaire, la curiosité scientifique ne sait plus qu’elle répète ses origines et qu’elle cherche ainsi à ne pas rencontrer le peuple »24. C’est seulement l’histoire d’une confiscation et d’un assassinat : « Au commencement, il y a un mort », qui se conclut par la formule lapidaire : « Exit populus »25. On a là une analyse très « situationniste » de la dépossession de la parole et de l’action du « public » dans ce livre et a contrario une analyse qui prendra corps dans L’Invention du quotidien du possible empowerment des masses, grâce à la tactique qui permet d’inventer le quotidien, de reprendre la parole et donc un peu de pouvoir.

à ce stade, est dénoncée la fausse fenêtre de la collecte ethnographique :

[…] lexiques innombrables, vocabulaires étrangers. Ils se taisent dès que le musée ou l’écritureen saisit des fragments pour leur faire dire nos intérêts. Ils cessent alors de parler et d’être parlés…26

21Cette lecture politique de la littérature est aussi menée dans L’Invention du quotidien, où est exposée la théorie de « l’économie scripturaire »27, c’est-à-dire où est analysé l’écriture en tant que symptôme de la première modernité. C’est l’analyse de Robinson Crusoé qui révèle la nature de l’écriture comme « conquête capitaliste » : « […] je désigne par écriture l’activité concrète qui consiste sur un espace propre, la page, à construire un texte qui a pouvoir sur l’extériorité dont il a d’abord été isolé […] elle n’est plus ce qui parle mais ce qui se fabrique28 », corollaire de l’univers capitaliste en train de se mettre en place.

L’éveil de Robinson au travail capitaliste et conquérant d’écrire son île s’inaugure avec la décision d’écrire son journal, de s’assurer par là un espace de maîtrise sur le temps et sur les choses et, de se constituer ainsi, avec la page blanche une première île où produire son vouloir ;
[…] le sujet de l’écriture est le maître, et le travailleur qui a un autre outil que le langage sera Vendredi.29

Cette conception, M. de Certeau la décrit mais la juge aussi, comme permettant l’aliénation du corps au signe, à la loi, à la discipline de l’orthodoxie sociale30. Et il cherche donc où l’écrit prend une autre forme et une autre fonction, C’est ce qui le conduit à repenser les objets littéraires largement hors du canon et du Panthéon, « pour tous ceux que n’aveugle pas le modèle aristocratique et muséographique de la production durable »31.

22Qu’est-ce qu’on garde alors de la littérature dans une perspective de réévaluation et de redéfinition : ni l’école, ses catégories et son canon, et donc pas « l’institution » de la littérature, ni l’opposition binaire, sociologiquement banale mais scientifiquement fausse selon M. de Certeau, entre culture cultivée et culture populaire, mais au contraire la littérature comme dépense instantanée, lueur éphémère, celle des « lucioles », (La Culture au pluriel, p. 291), son étouffé de «  la rumeur de l’autre pays », (p. 293). Ici commence le recours aux métaphores pour désigner l’espace littéraire désirable, comme ces lucioles préfigurant celles de Pasolini32. Et c’est à une autre métaphore obsédante chez Certeau que j’emprunterai pour finir et pour définir cette littérature sans cesse affleurant dans l’ensemble de l’œuvre, la métaphore du débris.

Si l’envers de la culture cultivée n’est pas la culture populaire, alors quoi ? Et quel est l’envers de la littérature capitaliste à la Robinson Crusoé ?

Le débris et « l’expérience intérieure » : définir la littérature moderne désirable

23Si la littérature moderne naît d’une part comme une pratique capitaliste, elle naît aussi, sur l’autre versant de la même réalité, d’un nouveau rapport à l’expérience intérieure.

D’un côté la conquête dominatrice d’un territoire pour le posséder et le quadriller, de l’autre la quête hasardeuse d’un petit coin (« canton ») où se re-situer. Une nouvelle formulation du sujet (qui n’est pas le sujet cartésien même si elle atteste exactement la même pathologie), est posée dans l’Histoire Littéraire de la France à propos de l’individu chrétien des xvie et xviie siècles au moment où il est « désorbité d’un système intégrateur »33. Ce chapitre insiste sur ce qui est perdu pour les croyants avec l’avènement des réformes en Europe, avec la « mise en danger d’une orthodoxie religieuse diffractée en multiples orthodoxies » et avec l’exil des convictions chrétiennes hors des réalités et des pratiques sociales articulées à un ordre moral34.

24Les croyants devront trouver une autre ressource, en eux et grâce à l’expérience de l’écriture.La littérature est cette ressource qui permet de se situer par rapport à l’événement et d’enregistrer le vacillement de l’identité, quand au sujet est déniée une identité antérieure plus solide : c’est le cas pour les Essais de Montaigne, le Voyage en terre de Brésil de Jean de Léry, les Dichos de Jean de La Croix, pour les écrits de Jeanne des Anges, de Surin, de François de Sales, de La Vie de la Mère Thérèse… tous les textes cités dans sa reconstruction d’une autrehistoire littéraire de la première modernité.

25Une définition de ce processus (à savoir l’avènement de la littérature moderne) est aussi donnée dans L’Invention du quotidien :

Chaque discours particulier atteste l’absence de la place qui, dans le passé, était désignée à l’individu par l’organisation d’un cosmos, et donc la nécessité de se tailler une place par une manière propre de traiter un canton du langage.35

L’écriture d’une pensée devient littérature (et c’est là une nouvelle définition non disciplinaire) quand est écrit ce qui advient de neuf dans la pensée et dans l’intériorité, après le constat d’une perte.

26Dans les textes de M. de Certeau, cela est illustré par la présence, et parfois l’analyse de vers ou de phrases de Rilke, Silesius, Dante, Jean de la Croix, Gerard Manley Hopkins,Catherine Pozzi,René Char, Schiller, Mallarmé… dont la visée est double : corroder la logique (en jouant contre le principe de non-contradiction aristotélicien) et ouvrir un territoire non confortable où se situer en mouvement.

27La préface aux Dits de Lumière et d’amour de Jean de la Croix dans l’édition bilingue de Bernard Sesé parue en 1985 chez Obsidiane36, qui deviendra le chapitre 3 de La Fable Mystique 2, est un manifeste de cette littérature moderne. Cette préface s’intitule « dire en éclats » (et une fois de plus, s’affiche la proximité avec le titre Le Christianisme éclaté : il n’y a pas de solution de continuité entre l’analyse des dits de Jean de la Croix et l’analyse du christianisme de la fin du xxe siècle). M. de Certeau y décrit cette autre pratique de la littérature, aux antipodes de celle de Robinson Crusoé. Les dichos sont «un lieu linguistique où advient une impétuosité débordant ce qui peut en être compris ou expliqué »37 ; ces « dits » qui souffrent d’un défaut d’efficace38 excluent « pour l’écrivain, une position de maître ou d’auteur » ; quant au mot dans les dichos « tout en restant un lieu-dit, une place marquée dans le langage, [il] est offert à toute une série de circulations. à la façon d’une place publique ou d’un lieu commun, il crée un espace de liberté […] Il est mué en un mot mystique »39.

28à ce point, je m’autorise à raccorder littérature et fable mystique. Car des traits communs sont repérables entre la littérature mystique et les bribes de littérature montées dans le discours de M. de Certeau : la fragmentation, l’énonciation l’emportant sur l’énoncé et l’étrange notion de « non lieu » puisquela littérature est le « lieu textuel du non-lieu »40 ; il s’agit de parler de la littérature comme de la rencontre mystique, moment textuel propice à une présence en creux.

29C’est aussi là que le constat émerge d’une place prépondérante accordée par M. de Certeau de la poésie comme le mode littéraire le plus légitime à dire ce trouble.  

Pour revenir à la question stricte que vous posiez – qu’est-ce que je lis – je répondrai : je lis des poètes. Ou certains romans de type poétique. Ce sont aussi ouvertures d’espaces et voyages. Par exemple, Marguerite Duras, ou Beckett, ou Borges, ou Philip Dick... Mais aussi des poètes, anciens ou contemporains, le soir, à la fin de la journée avant de partir ailleurs (Traverses. Une interview avec Michel de Certeau par Laura Willett, Paroles gelées, vol. 1, 1983, UCLA French Studies, p. 13)

Ce penchant personnel (ce goût) de la poésie (ou du poétique), signale la valeur des fragments, des débris, des restes qui recèlent l’impensable, parce que nouveau (encore impensé) ou perdu (à jamais inaccessible)41.

La « nécessité poétique » : la littérature et le croire

« Le poète n’écrit pas pour avoir un public ou à cause des rentes que lui vaudra peut-être son livre. Il lutte et il joue avec les mots par nécessité, parce qu’il ne peut pas faire autrement »42.

30On retrouve ici la satire dans la prise de position contre l’écriture professionnelle, contre le métier d’écrire pour affirmer la puissance d’une force, autre que la volonté ou la stratégie, dans l’activité d’écrire. Et ce sont les poètes (certains poètes) qui portent cette nécessité. C’est pour cela qu’apparaissent, dans la prose argumentative de M. de Certeau, principalement des bribes poétiques. Je ne prendrai que trois exemples, Dante, Silésius et Mallarmé.

31Dante, parce qu’il pratique lui-même un montage entre prose et vers dans Vita nuova, est allégué au sein du chapitre 2 de La Fable Mystique 2 intitulé « le poème et sa prose », consacré au cantique spirituel de Jean de la Croix43, qui traite de cette même expérience prose/vers. Mais il est aussi et surtout allégué parce qu’il dit la nécessité poétique. Les chapitres XVIII et XIX de Vita Nuova sont réécrits, paraphrasés pour être montés entre des citations de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila, pour être comparés à eux. L’idée centrale que retient Michel de Certeau est que sa « langue parla comme de son propre mouvement » (« la mia lingua parlò quasi come per se stessa mossa »)44 : il s’agit d’appuyer cette force de mise en mouvement qui seule légitime l’acte d’écrire. Quant à placer Dante en tenaille entre Jean de la Croix et Thérèse d’Avila au sein de la page et de la note de bas de page, c’est en faire une préfiguration de cette modernité45 et de son symptôme qui se pense justement comme « Vita nuova ».

32Silésius surgit quant à lui dans une phrase nominale, laconique, en conclusion abrupte d’un chapitre de La Faiblesse de croire46 :

Ainsi l’itinérant d’Angelus Silesius, non pas nu, ni vêtu, mais dévêtu :

Vers Dieu je ne puis aller nu
Mais je dois être dévêtu47

L’ébranlement de la logique a lieu ici, comme manière de déposséder l’homme de son lieu le plus sûr : l’espace logique, pour l’obliger à inventer, à se mettre en mouvement et trouver un troisième terme (c’est la reformulation à trois termes de Michel de Certeau) au sein de l’alternative binaire nu (A)-vêtu (Non A) ou – mieux – au sein du couple d’identiques nu-dévêtu. Le dévêtu est un moment que seule la poésie peut retenir comme distinct du nu et que le principe de non contradiction ne reconnaît pas, faisant du nu et du dévêtu le même pauvre énoncé logique (Non A = B).

33Quant à Mallarmé, il est cité au sein d’un chapitre consacré à Freud pour comprendre, via le freudisme, les liens entre histoire et littérature car c’est le détour psychanalytique qui permet à M. de Certeau de poser sa définition de la littérature :

Et il faut qu’il n’en existe rien pour que je l’étreigne
et y croie totalement
Rien – rien 

Ces fragments sont cités dans une section intitulée « croire à l’écriture », (titre à entendre littéralement), où M. de Certeau veut montrer que Mallarmé « pointe avec précision ce qui noue l’écriture au « rien » : un croire »48. C’est le moment où l’écriture est articulée à la foi, où le concept de nécessité prend une autre dimension car la « nécessité poétique » surgit là où le socle de la croyance s’affaisse et s’y substitue :

à sentir s’évanouir le sol chrétien sur lequel je croyais m’avancer, à voir s’approcher, depuis longtemps en marche, les messagers d’une fin, à reconnaître ainsi mon rapport à l’histoire sous la forme d’une mort sans lendemain propre et d’une croyance dépourvue de lieu assuré, je découvre une violence de l’instant. Une nécessité poétique (j’oserais dire une « ferveur », avec la force de ce vieux mot) naît de la perte qui ouvre effectivement sur une faiblesse. Comme si d’avoir épié les signes de ce qui nous manquait, naissait peu à peu la grâce d’être atteint par ce qui s’y indiquait de plus fragile et fondamental. (La Faiblesse de croire, p. 293)

Suivent immédiatement trois vers français de Rilke, puis de manière assez intensive des citations de Virgile, Dante, Henry Miller, Mallarmé. La nécessité poétique est alors prouvée par les exemples.

34Si on reprend la citation déjà donnée de La Faiblesse de croire pour y ajouter ce qui suit immédiatement :

Le poète n’écrit pas pour avoir un public ou à cause des rentes que lui vaudra peut-être son livre. Il lutte et il joue avec les mots par nécessité, parce qu’il ne peut pas faire autrement. Sans doute faut-il en dire d’abord autant du religieux, comme du « croyant »49,

on voit que l’analogie construit l’hypothèse de « l’écriture croyante »50. L’analogie continue entre la pratique du poète et la pratique de la foi en contexte de fragilité définit cette écriture croyante. De même qu’il y a une dogmatique chrétienne, il y a une dogmatique littéraire et c’est seulement quand elles sont atteintes, fragilisées, qu’il se passe quelque chose. Le concept de littérature croyante, est plus englobant que celui de littérature mystique (qui n’en est qu’un canton).

35Aucune sacralité de la littérature chez M. de Certeau mais in extremis – dans le sentiment de perte – l’apposition d’un croire sur la fragilité de la littérature, à cause de sa fragilité.

36Surgit ici l’hypothèse de la « littérature croyante ». Au point de jonction de la littérature et de la foi, se situe exactement l’unique texte littéraire de Michel de Certeau, Extase blanche,paruen1983 : c’est un poème en prose où exigence de rationalité et travail contre la rationalité se combinent, comme la poésie et la littérature mystique le savent et le peuvent. S’y trouve exposée une micro-grammaire du verbe « voir » :

[…] le sujet et le complément de ce verbe ne sont pas stables. Ils tournent autour de lui […] le sujet et l’objet se remplacent, interchangeables et inassurés51.

Cette grammaire littéraire mystique remplace les fantasmes structuralistes d’une grammaire de la littérature.

37La littérature – celle qu’élit M. de Certeau – n’a pas à figurer le monde52 mais à rendre pensable ce que les structures argumentatives du discours scientifique ne peuvent pas donner à penser. C’est ce qu’il dit dans Histoire et psychanalyse, après avoir évoqué Mallarmé :

[…] sans doute y a-t-il chez certains mystiques, jusque chez Mallarmé, des expériences du « rien » qui donne lieu à une écriture exilique, forme littéraire (esthétique) du geste purement éthique de croire53.

C’est alors qu’il indique clairement les deux versants de la littérature : la littérature du sérieux social et de l’institution qui se distingue de « la délinquance du non sérieux littéraire », de « la littérature autorisée par rien ». Il est permis, dit-il, de croire à la seconde54. Là encore, un croire. Le mot délinquance résonne ici étrangement : il semble indiquer l’indiscipline de la littérature.

38Qu’est-ce qui reste alors de la littérature après ce trajet décapant que lui fait faire M. de Certeau ? Qu’est-ce qui nous reste trente ans après ? Certainement pas une littérature réassurée depuis un autre territoire. Le soupçon étendu porté sur la littérature institutionnalisée fait émerger deux formes du littéraire : celle du territoire constitué, de la stabilité conquise, de la domination annoncée (Robinson Crusoé), de l’histoire littéraire, de la référentialité. Et – a contrario – une littérature qui doit être pensée en dehors de la propriété littéraire (idée opératoire aujourd’hui), une littérature dont la visée n’est pas de se pérenniser mais d’essaimer, une littérature dont le cœur est poétique. Littérature timide, fragile, à base de « ces minuscules débris de nuit »55, que l’on peut qualifier de désirable, celle du territoire renégocié en permanence par ceux qui se l’approprient, au moment où ils écrivent ou au moment où ils lisent, pour se constituer grâce à elle et dans leur rapport à l’altérité, une identité mouvante et croyante, une littérature qui n’existe que parce qu’on y croit.

39« De toute cette littérature venue ou à venir, qu’allons-nous faire ? »56