Colloques en ligne

Clément Duyck

Le faire poétique chez Michel de Certeau

1La poésie constitue à la fois un objet d’étude et une pratique de l’écriture dans l’œuvre de Michel de Certeau : les poèmes de Jean de la Croix, Jean-Joseph Surin ou Catherine Pozzi occupent certains de ses textes les plus marquants sur le discours mystique1 ; des fragments de poèmes d’Angelus Silesius, Friedrich Hölderlin, Stéphane Mallarmé, Rainer Maria Rilke, René Char ou Yves Bonnefoy, pour ne citer que quelques références, émaillent le discours de l’historien, qui parfois ne s’en distingue plus que par les marquages typographiques et bibliographiques de la citation. Le constat d’évidence d’un Michel de Certeau « homme de la poésie2 » n’aide pourtant pas à cerner le statut que celle-ci occupe dans sa pensée, ne serait-ce que parce qu’il n’emploie quasiment jamais ce mot : il préfère se référer aux « poèmes » comme événements d’une énonciation singulière, au « poétique » pour désigner les qualités de cette énonciation, ou à « la poétique » comme faisceau de procédures organisant des opérations discursives. N’étant pas restreint à une catégorie générique, l’objet « poétique » s’en trouve disséminé. On le trouve sur des terrains étrangers à ce que nous avons coutume d’appeler poésie : les « poèmes » s’intègrent par exemple dans des séries d’objets que Michel de Certeau considère comme « équivalents », parmi lesquels on compte le rêve, l’extase, la vision3 ou l’image thérésienne du château de diamant4. De même, des ouvrages comme La Prise de parole, L’Invention du quotidien ou les articles réunis dans La Faiblesse de croire nous montrent des opérations qualifiées de « poétiques » se dérouler en dehors du terrain linguistique, pour qualifier des actes politiques et sociaux auxquels l’analyse linguistique et rhétorique fournit un modèle d’intelligibilité5. Si la « poésie » ne constitue pas une catégorie opérante pour rendre compte de cet éparpillement, on n’en postulera pas moins que la diversité des emplois certaliens de « poème » et de « poétique » se soutient de la référence à l’unité d’un faire poétique, dont j’aimerais montrer qu’il joue un rôle cohérent et structurant dans une œuvre qui lui assigne deux fonctions, éthique et critique.

Fonction éthique du faire poétique

Affirmer la possibilité de l’impossible

2Dans un entretien avec Mireille Cifali publié en 1984 sous le titre de « Mystique et psychanalyse », Michel de Certeau affirme que « l’éthique est aux pratiques sociales ce que le poétique est aux pratiques linguistiques : l’ouverture d’un espace qui n’est pas autorisé par l’ordre des faits6 ». Une telle proportion, qui signale l’équivalence de l’éthique et du poétique dans l’ordre de deux pratiques distinctes, ouvre la possibilité de penser le poétique comme éthique mais également de l’étendre, en tant que pratique, au-delà du domaine linguistique. Michel de Certeau précise ailleurs dans ce même entretien ce qu’il entend par « éthique », en s’appuyant sur Jacques Lacan : le principe éthique est ce qui soutient « le rapport que le désir entretient avec l’impossible7 ». L’éthique des mystiques consiste ainsi en une « croyance qui affirme la possibilité de l’impossible8 ».

3Si l’on replace cette analogie de l’éthique et du poétique sur le terrain privilégié par Michel de Certeau dans son analyse du poétique, à savoir l’histoire de la mystique moderne, « l’impossible » par rapport auquel s’affirme le principe éthique est caractérisé par deux faits corrélés : d’une part la corruption du langage, que le nominalisme a coupé de ses bases ontologiques, d’autre part la corruption de l’institution ecclésiale, que les divisions ont privée de sa capacité à faire entendre la « Parole » divine9. Dans ce cadre général, Michel de Certeau place au cœur de sa réflexion le problème d’une autorité à refonder, autorité politique, morale, scientifique, économique ou religieuse, qui soit capable de surmonter la désagrégation de l’unicité théologique par laquelle se réglaient au Moyen Âge des pratiques et des croyances. Les mystiques sont ainsi pour Michel de Certeau ceux qui s’emploient à « circonscrire le lieu d’un recommencement10 » de la Parole divine en lieu et place des institutions autorisantes : ils travaillent à restaurer l’unité perdue en devenant les sujets d’une parole inspirée capable de régler autour de ce foyer nouveau des pratiques et des croyances religieuses.

4C’est sur ce point précis qu’intervient chez Michel de Certeau la référence au poétique : celui-ci sert à sauver une parole qui ne peut se prévaloir pour s’autoriser de la vérité des énoncés de la tradition ou du statut social occupé par le locuteur dans l’institution11. Glosant Edmond Jabès, Michel de Certeau définit la « poésie » (dans l’une des rares occurrences du terme) de la façon suivante : « Est poésie ce que rien n’autorise, ni l’ordre d’un signifié, ni le référentiel d’une réalité12. » Délié du cadre historique où il s’énonce, le discours poétique pose un absolu sur la place du langage corrompu : « Si le poème n’est pas “autorisé”, il autorise un espace autre, il est le rien de cet espace. Il en dégage la possibilité dans le trop-plein de ce qui s’impose13. » Le discours poétique relève donc d’une atopie14 et non d’une utopie : il n’opère pas d’un ailleurs, mais sur le lieu même de la langue, à partir des énoncés théologiques ou scripturaires des vérités reçues et du langage commun, par rapport auxquels il effectue une opération de déliaison puis de liaison sur la base de nouveaux contrats capables de faire recommencer la Parole. Ce recommencement s’offre par exemple, dans ces lignes consacrées au poème sur la mort du « petit pastoureau », figuration du poète en crucifié, et au Cantique spirituel de Jean de la Croix, comme la possibilité d’inaugurer une historicité nouvelle :

Y a cabo de un gran rato se ha encumbrado
sobre un Árbol do abrió sus brazos bellos
y muerto se ha quedado asido de ellos,
el pecho del amor muy lastimado.

Et bien après il s’est dressé
sur un arbre, ses beaux bras étendus,
et mort il y demeure suspendu,
le cœur par l’amour blessé.

En ces figures où la beauté ne se sépare pas de la douleur, où le Verbe fait poète unit en lui la parole et la violence, se montre d’abord l’origine du discours, analogue au « commencement rhapsodique de la pensée » évoqué par Kant. Le leitmotiv du Cántico (« salé, je sortis », dit l’Épouse) désigne le poème lui-même, qui sort, événement singulier. Cette naissance, marquée par l’histoire, est aussi principe d’histoire : il n’y a du temps que s’il y a du commencement. Pas d’histoire sans événement. Aussi, bien loin de s’opposer à l’historicité, l’irruption d’un présent l’impulse, – à la manière dont l’acte énonciatif (à la fois modèle et petite monnaie de l’acte poétique) introduit une temporalité dans la langue. Mais ce commencement n’est pas pensable en lui-même. Il survient soudain, abrupt (« jählings », dit Hölderlin), on ne sait pas d’où, sans pourquoi. L’originaire se rapporte non à ce qui le précède, mais à ce qu’il instaure. « La poésie ne naît pas : elle engendre15. » Elle se reconnaît à ce qu’elle fait naître16.

5L’« acte poétique » consiste donc chez Jean de la Croix à inciser dans la parole le point aveugle par où se fonde une historicité nouvelle ; il opère dans ou malgré l’histoire le faire d’une histoire autre en la refondant sur de nouveaux contrats. Dans les écrits du carme, l’impossible par rapport auquel l’acte poétique rencontre sa fonction éthique prend la forme d’une prison, qui recouvre tout autant la prison réelle où il écrit son Cantique que la « conjoncture » historique où il se trouve enfermé : « Le poétique est invention d’espace dans une prison17. » Le poétique est justement ce qui opère dans la « fable », définie comme « le discours qui prend en charge la question du commencement et qui est un commencement18 », la liaison de l’autorité et du commencement, ce qui institue le commencement en principe éthique d’un faire nouveau.

Les deux moyens de l’autorisation poétique

6Pour s’autoriser, le faire poétique dispose de deux moyens, l’un subjectif, centré autour de la question de l’énonciation, l’autre esthétique, organisé par le concept de beauté. Ce sont justement ces deux moyens qui permettent à Michel de Certeau de rapprocher discours poétique et discours mystique.

7Il s’agit premièrement de passer avec le lecteur un contrat de croyance. Dans La Fable mystique, Michel de Certeau explique que ce contrat s’effectue au moyen d’une énonciation à la première personne, dont le modèle est à trouver dans les développements, depuis l’époque courtoise, du « discours poétique, auquel se rattachent, par tant de traits, les discours mystiques ». Il y constate en effet l’« autonomisation progressive du “je” » à travers un usage grandissant du « signe-je », « à mesure qu’une littérature se détache des institutions qui l’autorisaient ». Ce n’est dès lors plus la vérité, mais l’« acte d’énonciation » qui « devient le référentiel des énoncés19 ». Le discours mystique procède de la même façon quand il fonde sa valeur sur sa propre énonciation : « La valeur de ce discours ne tient pas à la vérité de ses propositions, mais au seul fait qu’il est dans la place même où parle le Locuteur (l’Esprit, “el que habla”). Le texte se définit d’être de bout en bout, quoique sur des modes très différents, généré par une inspiration20. » Le « je » devient ainsi « genèse de parole, poiesis21 », sur quoi se greffent des dispositifs de croyance ayant pour but d’assurer l’identification de cette place à l’Esprit qui parle22, et de garantir que l’insensé à l’œuvre dans les discours mystiques soit bien la marque de cet Esprit. L’Esprit se signale par des manières de parler, c’est-à-dire des procédés rhétoriques qui « font croire à ce qui n’est pas là », qui « créent de l’autre23 », en « poussant le langage à sa limite24 ». Michel de Certeau dessine ainsi dans son œuvre les contours d’une « poétique de la langue25 » mystique, c’est-à-dire d’une manière mystique de faire avec le langage, par une musicalité propre composée de rythmes et d’échos sonores qui trouve dans les « poèmes » son lieu de déploiement privilégié, mais encore par la brusque survenue dans le discours de « zébrures », de « bris », de « bruits », de « voix » et de « cris26 », qui y font entendre l’« irruption d’un autre27 ». Cette poétique forme un réseau de renvois déictiques qui laissent entendre un « surcroît du dire sur le dit28 » et rejouent par là le commencement incessant de la parole. Cette présence du dire vise à ce qui s’apparente à une exhibition des termes du contrat selon lequel l’énonciation est le lieu d’une inspiration, grâce à quoi le texte écrit peut se muer en objet de croyance. Une telle poétique de la langue mystique est en somme la « formalité » d’une pratique de la langue qui travaille un matériau linguistique dévalorisé de façon à en faire le lieu de l’institution d’un « nouveau chemin de signification29 », comme l’écrit Michel de Certeau à propos du poème de Catherine Pozzi commenté dans la conclusion de La Fable mystique.

8Cette dimension instituante de l’énonciation reçoit par ailleurs une formulation en termes esthétiques. Michel de Certeau définit le poème comme « une écriture dont rien ne soutient la “vérité“ sinon son rapport à elle-même, sa beauté30 ». Cette dimension auto-instituante de la beauté est ce qui l’assimile à la croyance :

Quand Mallarmé, dans ses lettres à Cazalis, évoque la « Beauté », il désigne la même chose que lorsqu’il parle de « Croyance ». Il renvoie à ce qu’aucune réalité ne soutient. À ce qui ne relève plus de l’être. La croyance est alors le mouvement né et créateur d’un vide. C’est un commencement. Un départ. Si le poème n’est pas « autorisé », il autorise un espace autre, il est le rien de cet espace. Il en dégage la possibilité dans le trop-plein de ce qui s’impose. Geste également esthétique et éthique (la différence entre les deux n’est pas si grande, car l’esthétique n’est au fond que l’apparence ou la forme de l’éthique dans le champ du langage). Il refuse l’autorité du fait. Il ne s’y fonde pas. Il transgresse la convention sociale qui veut que le « réel » soit la loi. Il lui oppose seulement son propre rien – atopique, révolutionnaire, « poétique »31.

Michel de Certeau définit le poème ou le poétique dans la relation que des instances énonciatrices (locuteur et destinataires) entretiennent avec une hétéronomie définie par « la réalité » ou « l’être », en tant qu’ils font loi au discours. La beauté est la manifestation de la poétique d’une éthique qui consiste à soustraire le discours à la loi de la réalité en lui opposant un faisceau de pratiques langagières autonomes. Cette autonomie éthique du discours poétique, sur le lieu même où s’exerce l’autorité de la réalité, ne s’institue que par sa beauté, c’est-à-dire par sa capacité à générer une adhésion détachée de la réalité.

Fonction critique du faire poétique

9L’éthique du faire poétique, et ce qu’elle génère en termes de pratiques, n’a donc de sens qu’en relation avec cet ensemble hétéronome qui définit le champ de l’« impossible ». La poésie en tant que telle n’intéresse pas Michel de Certeau, mais ce qu’elle permet de saisir de la relation critique qui unit deux ensembles antinomiques. Autrement dit, Michel de Certeau envisage le faire poétique comme la manifestation d’une conflictualité. C’est d’ailleurs, comme on le verra, le mode de résolution de cette conflictualité qui permet de distinguer le discours mystique du discours poétique.

La dialectique mystique du poème et de sa prose

10Cette conflictualité propre au faire poétique apparaît nettement dans les études de Michel de Certeau sur la relation entre poème et prose. Les écrits qu’il consacrepar exemple au Cantique spirituel de Jean de la Croix ne prennent pas tant pour objet le poème lui-même que la relation que ce poème entretient avec son commentaire en prose, envisagée à travers les altérations qu’ils se font subir l’un à l’autre. D’un côté le poème, « exempté de toute autorisation », de l’autre le commentaire, « soumis à l’approbation ecclésiale », constituent deux pôles antinomiques où se font face l’autorité de l’« expérience » et celle du « magistère32 ». Dans l’article « Le Poème et sa prose » (1986) repris dans la deuxième Fable mystique, l’opposition entre ces deux régimes d’autorisation est diffractée en une suite de dichotomies qui permettent de préciser la relation du poème et du commentaire : « ouverture d’un espace à la beauté » et « douleur de l’histoire », « corps glorieux qu’est le poème » et « corps souffrant du prisonnier », « chant » et « histoire », « chant » et « ascèse », « dire » et « dit », « danse extatique » et « proses du monde33 », etc. Dans ce cadre, Michel de Certeau montre comment le dispositif sanjuaniste œuvre à résoudre ces tensions au moyen d’une « dialectique34 » faite d’échanges réciproques. L’« autonomie radicale » du poème, qui figure un cosmos autosuffisant, doit être rattrapée par le commentaire : « Il faut […] pour interpréter (declarar) le poème dans l’Église, c’est-à-dire enseigner en le commentant, que cette écriture-là soit “confirmée” par “l’autorité de l’Écriture”35. » L’autonomie de l’éthique poétique se voit ainsi enrôlée dans un processus herméneutique tel qu’elle ne trouvera un sens achevé qu’en coopération avec l’hétéronomie ecclésiale et scripturaire du commentaire dont elle se situe en écart ; inversement, le commentaire ne peut s’établir que dans la mesure où il se rend disponible à « écouter la Parole » ou l’Esprit dont le poème est considéré comme le dépositaire36. C’est justement par la « combinaison » des deux antinomies que se construit un mode de signification proprement mystique :

Cette combinaison du poème et du commentaire est fondamentale dans le langage sanjuaniste. Le rapport entre eux nie toute lecture immédiate et arrêtée ; il renvoie incessamment de l’un à l’autre ; il interdit de réduire l’expression soit à l’esthétique vers quoi le poème serait déporté s’il était seul, soit au moralisme auquel le commentaire conduirait s’il n’y avait pas aussi le poème. Un espace est créé par ce mouvement ; le sens n’est pas fixé ici ou là ; il est énoncé par ce renvoi lui-même qui ne le localise ni dans un silence extérieur au texte, ni dans un seul type d’énoncé37.

11C’est sur ce point que Michel de Certeau distingue nettement discours mystique et poétique, malgré une parenté maintes fois soulignée : est mystique la conjonction du poétique et du religieux, ce qu’il désigne comme le « pliement du poétique et du religieux38 ».  La mystique, dans la « formalité » historique que Michel de Certeau dessine, se saisit du poétique comme d’une puissance d’ouverture et d’errance indéfinie du sens qu’elle s’efforce d’arrêter ou de fixer sur un certain nombre d’énoncés déjà autorisés, qui deviennent la matière d’une refondation éthique par la croyance ou la beauté qu’ils génèrent. Le discours mystique veut témoigner de la même chose autrement, librement, gratuitement39. La conflictualité propre à cette relation est apaisée par une démarche dialectique qui vise, en dernier ressort, à la construction d’un sens commun. Mais une fois ces contenus doctrinaux abandonnés, le compagnonnage entre poétique et mystique se dissout, comme le laisse entendre la fin de La Fable mystique, qui note qu’il « subsiste surtout, dans la culture contemporaine, le mouvement de partir sans cesse, comme si, de ne plus pouvoir se fonder sur la croyance en Dieu, l’expérience gardait seulement la forme et non le contenu de la mystique traditionnelle40 ».

Les guerres poétiques

12Débarrassé de son contenu religieux, l’élément critique du poétique ne s’inscrit plus dans un rapport dialectique à l’hétéronomie. Il ne s’agit plus de conforter la loi de l’autre, serait-ce au prix de l’instituer de nouveau, mais de la faire trébucher, de mentir, de ruser avec elle. C’est dans ce rapport conflictuel que le faire poétique trouve dans la période contemporaine un terrain privilégié de déploiement selon Michel de Certeau, qui constate dans les Arts de faire (1980), premier volume de L’invention du quotidien,une bascule contemporaine de l’être vers le faire, par lequel se jaugent désormais les identités41. Cette primauté du faire consacre en retour la pertinence contemporaine du « poiétique », ainsi rappelé à son étymologie grecque au début des Arts de faire comme pour justifier son déplacement hors du terrain linguistique : « Du grec poiein : “créer, inventer, générer”42. » Les Arts de faire constituent en ce sens étymologique des arts poétiques d’une guerre menée sur le terrain des écritures sociales qui « transforme[nt] les corps individuels en un corps social43 » en y inscrivant la loi des systèmes de production. Michel de Certeau déplace de ce fait dans le domaine de l’ordinaire des activités sociales des opérations de « fabrication » qu’il avait par ailleurs éprouvées dans le domaine linguistique de l’histoire du discours mystique. Dans le chapitre bien connu sur la lecture comme braconnage, le faire poétique délaisse l’écriture pour gagner les « opérations lisantes », désignées comme des « opérations poétiques (construction du texte par son pratiquant) », qui permettent aux lecteurs d’insinuer leur « inventivité dans les failles d’une orthodoxie culturelle44 » en esquivant « la loi de chaque texte en particulier, comme celle de milieu social45 ». Face à une « orthodoxie du sens », Michel de Certeau met en valeur « l’activité silencieuse, transgressive, ironique ou poétique, de lecteurs46 ». Plus largement, ce sont toutes les réappropriations tacticiennes des lieux stratégiquement organisés par un pouvoir47 qui sont susceptibles d’être qualifiées de « poétiques » : les consommateurs sont des « producteurs méconnus, poètes de leurs affaires48 » ; les piétons quant à eux « articule[nt] » par leurs déplacements dans la géographie urbaine « une géographie seconde, poétique49 ». Le faire poétique recouvre donc pour Michel de Certeau une opération qui est indifférente au matériau qu’elle travaille : la langue n’est pas son objet propre. Ainsi Daniel Berrigan, qui était poète, ne cesse-t-il pas de l’être aux yeux de Michel de Certeau quand il viole la loi américaine en brûlant des fiches de conscription pour la guerre du Vietnam : au contraire, Daniel Berrigan œuvre à « une poétique sociale50 », à « une poétique de la conscience américaine51 », et son acte d’être qualifié de « fête poétique » par laquelle il exprime sa « foi52 ». Du discours mystique aux pratiques politiques et sociales contemporaines, le faire poétique continue de se définir dans son rapport au cadre normatif ou régulateur à l’intérieur duquel il s’exerce. Un tel exercice a ceci de particulier pour Michel de Certeau qu’il détermine les lois de son action à l’intérieur d’un espace régi par des dispositifs de savoir ou de pouvoir. Il ne s’exerce pas utopiquement en dehors du lieu de l’autre, mais il en révèle, de manière atopique, le dehors53.


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13Michel de Certeau considère le faire poétique, malgré la place fragile qu’il occupe, comme une sorte de machinerie ou de machination juridique à laquelle il assigne dans l’ordre linguistique et social une tâche libératoire54, susceptible de lui conférer une valeur politique. Cette machinerie juridique ne produit pas tant des lois positives qu’elle n’œuvre en vidant de son sens la loi de l’autre. L’éthique poétique ne s’autorise ainsi que d’être critique : la beauté apparaît dans ce geste de refus qui lui tient lieu de propre. Les si nombreuses citations de poèmes qui émaillent le discours historien de Michel de Certeau semblent elles-mêmes enrôlées à cette fin : placées au cœur de son propre discours, leur beauté permet de miner l’« illusion » historiographique dénoncée dans L’écriture de l’histoire, à savoir celled’un récit historien qui se prétend « “adéquat” au réel », d’un récit qui « trompe parce qu’il entend faire la loi au nom du réel55 ».