Colloques en ligne

Simon Bréan

Théories fictionnelles des mondes possibles en science‑fiction

1La notion de « monde possible » prend une saveur particulière à la lecture des récits de science-fiction qui prétendent représenter d’autres espaces, d’autres mondes, d’autres temps. Ces mondes sont conçus comme possibles en ce sens qu’ils peuvent être atteints, dans la fiction, par des personnages humains, et qu’ils sont construits de manière à rester compréhensibles par les lecteurs : ils constituent des prolongements de notre réalité. Il peut s’agir d’autres « dimensions » – environnements aux propriétés physiques nouvelles – de Terres « alternatives » – versions différentes de notre réalité quotidienne – ou encore de « lignes temporelles uchroniques » – qui modifient notre histoire pour lui donner un cours surprenant, quoique logique. Ces ajustements fictionnels apportés à l’ordre du monde ne sont pas de simples jeux littéraires : ils constituent les cadres intangibles, factuels, de ces mondes possibles que le lecteur découvre en suivant les personnages. Quoique d’une ampleur considérable, ces changements peuvent être relégués à l’arrière-plan du récit : le voyage interdimensionnel est alors donné comme chose courante, aussi habituelle qu’un vol long‑courrier. Néanmoins, ils sont souvent à la source du récit, point de départ et enjeu d’une enquête par les protagonistes. Pour en favoriser la vraisemblance, et du même coup susciter l’immersion fictionnelle, ces modifications ontologiques profondes sont justifiées à l’intérieur de la fiction par des discours à prétention scientifique, et par des démonstrations effectives : les déplacements et actions des personnages constituent autant d’occasion d’éprouver les contraintes et les possibilités de ces « mondes possibles ». Loin d’être l’occasion d’une errance fantasmatique et arbitraire dans des espaces fantaisistes, un récit mettant en scène un ou des mondes possibles en science-fiction en propose la matérialisation concrète et rationnalisée, par des expériences et des discours produits par les personnages confrontés à ce qui est pour eux un ensemble de fait tangibles, et non une simple théorisation scientifique. Cette rationalisation, et les dispositifs qui permettent de l’accréditer aux yeux du lecteur, vont faire l’objet de cette étude.

2Les travaux de Richard Saint-Gelais, auxquels mon titre renvoie, ont permis de saisir la dimension métafictionnelle de ces motifs et thèmes, dans la mesure où ils « contribuent à la mise en scène, voire à l’investigation, des rouages mêmes de la fiction1 ». D’une manière plus générale, ajoute Saint‑Gelais, « [l]e fait même de mettre en place des mondes fictifs gigognes et a fortiori de provoquer des courts‑circuits entre divers niveaux ontologiques induit évidemment, chez le lecteur, une réflexion au moins intuitive sur les mondes possibles de la fiction, sur les frontières censées les séparer et sur la possibilité, ludique ou fantastique, de les transgresser2. » Cette stimulation intellectuelle du lecteur est indéniable, de même que l’intérêt de ce type de dispositif pour les théories de la fiction. Toutefois, l’examen de ce qu’il nomme les « théories autochtones de la fiction » ne porte que partiellement sur un corpus de science-fiction. Il s’intéresse avant tout à des récits dans lesquels les personnages sont conscients d’explorer un monde de second degré, « fictionnel » par opposition au monde « réel » dont ils proviennent, de telle sorte que l’énonciation d’une théorie ad hoc y prend aussi la portée d’une métalepse. C’est à ce surcroît de sens qu’il s’attache, pour établir en quoi « toute tentative d’élucider l’univers fictif fonctionnera, en même temps, comme une proposition métatextuelle ou métafictionnelle ». Dans cette perspective, les personnages sont amenés à se faire « sémanticiens des mondes possibles par l’accent qu’ils mettent sur l’accessibilité entre les mondes, sur la possibilité d’établir des relations d’identité entre leurs habitants respectifs ou encore sur les principes qui régissent les chaînes causales à partir du moment où la linéarité temporelle ne tient plus3. » Or, cette valeur métaleptique est évidente pour des récits comme le « Pierre Ménard » de Borgès ou la série des Thursday Next de Jasper Fforde, alors qu’elle relève plutôt d’un effet de lecture spécifique pour la plupart des récits de science‑fiction, dès lors qu’il s’agit d’identifier chez leurs protagonistes des démarches analytiques analogues à celles de spécialistes de la fiction. Le parti‑pris sera ici inverse : identifier non ce qui fait rupture et pourrait alerter sur la nature ludique des représentations fictionnelles ou encore inviter à mettre en perspective les mécanismes de la fiction, mais au contraire ce qui cimente et consolide une architecture ontologique, de sorte que le lecteur ne soit pas tant amené à s’interroger sur ce qu’il lit qu’à transposer pour lui‑même le questionnement vécu par les personnages, afin de jeter un regard neuf sur la réalité qui l’entoure ; en un mot, accompagner le mouvement d’illusion qui fait de théories n’ayant de signification que dans des fictions des points d’entrée efficaces dans d’autres mondes que le nôtre.

3Examinant différentes configurations susceptibles de remettre en cause la frontière entre réalité et fiction, Françoise Lavocat s’intéresse à la question des paradoxes, qu’il s’agisse d’impossibilités ponctuelles ou structurelles, dans le cas particulier du paradoxe temporel. Elle souligne que, en dépit de la tension exercée par la présence de structures ontologiques problématiques4, « tout se passe comme si la lecture, ou le visionnage, le processus herméneutique avaient pour effet et vertu d’éroder les paradoxes, et par conséquent, de désamorcer leur dangerosité5 ». S’appuyant sur certaines propositions de Marie‑Laure Ryan, elle explore ensuite les modalités interprétatives permettant de résoudre ou de neutraliser les paradoxes, en cherchant du côté du lecteur les ressources d’une telle régulation, et en les opposant à une configuration posée comme simple, « la solution des mondes parallèles6 ». D’une manière complémentaire, nous nous pencherons ici sur les stratégies mises en place par les récits pour favoriser l’acceptation des paradoxes entraînés dans les cas où les mondes parallèles ne sont pas une solution, mais bien un problème central7. Rendre acceptables, et même vivables, des mondes paradoxaux ; réduire les effets de mise à distance de la fiction engendrés par des ajustements ontologiques parfois considérables, voire irréductibles au moyen de la logique commune ; renforcer la vraisemblance de ces ajustements en cours de lecture : telles sont les fonctions régulatrices des dispositifs textuels que nous allons examiner, afin de saisir ce qui fait la force de ces théories fictionnelles et le système de représentations qui y est associé.


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4Les cinq romans français de science‑fiction qui serviront à étayer cette étude fournissent un échantillon représentatif à la fois des variations du thème des mondes parallèles, et des techniques susceptibles d’en rendre l’existence vraisemblable8. Deux romans font appel à une hypothèse de pluralité des réalités. L’Homme à rebours de Philippe Curval suit les déplacements de Felice Giarre d’une terre alternative à une autre, alors qu’il découvre progressivement les modalités du « voyage analogique » et sa propre nature surhumaine, lui permettant non seulement de se déplacer d’un monde à l’autre, mais aussi d’en créer de nouveaux. Les Ravisseurs quantiques, de Roland C. Wagner, voit un personnage récurrent de détective mutant, Tem, enquêter sur le gourou d’une dangereuse secte et à cause de lui franchir un point d’accès vers une histoire alternative, une uchronie dans laquelle l’Union soviétique a gagné la Guerre froide. Deux romans proposent un réajustement de la structuration de notre propre réalité. Le Temps incertain de Michel Jeury suit l’errance de Daniel Diersant dans la dimension du « temps incertain », un espace-temps parallèle au nôtre où les existences sont suspendues, car prises dans des boucles temporelles itératives. Colin Marchika postule dans Les Gardiens d’Aleph‑Deux l’existence de dimensions incluses dans la nôtre, les « alephs », accessibles grâce à des mathématiques nouvelles, qui servent en principe de lieux de passage pour accéder à des points éloignés de notre galaxie, mais qui acquièrent une épaisseur narrative et ontologique dès lors que leurs propriétés et leurs occupants affectent notre réalité. Enfin, dans Le Disque rayé, André Ruellan fait converger les deux perspectives en un seul paradoxe spatio-temporel : Matt Woods, le protagoniste, passe dans trois mondes parallèles, avant de leur découvrir une existence conditionnelle – ce sont trois avenirs possibles, dont deux n’existent que dans le cadre d’une boucle temporelle, pour permettre à un troisième de prévaloir parce que Matt Woods, renvoyé dans le passé, refait à l’infini les étapes d’un parcours validant le meilleur avenir possible9.

5Les résumés de ces romans font déjà percevoir en quoi la littérature de science-fiction met en place un contrat de lecture exigeant le plus grand sérieux, et l’adhésion aux réalités représentées. Elle s’inscrit dans un régime ontologique spécifique, le régime ontologique matérialiste spéculatif : spéculatif en cela qu’il s’agit de prolonger notre réalité en lui ajoutant des propriétés potentiellement rationalisables ; matérialiste dans la mesure où les données nouvelles doivent paraître aussi concrètes et cohérentes que les données du monde réel, selon des procédés et des règles analogues à ce que mettent en œuvre les récits réalistes10. Dans ces cinq romans, la compréhension des cadres spatio-temporels devient un enjeu central, imposant un ensemble de questionnements ontologiques en parallèle des actions et des informations donnant chair aux mondes représentés. Il est impossible pour les personnages de se déterminer sans comprendre les conditions de réalité qui les contraignent, tandis que les lecteurs s’interrogent autant, voire plus, sur la structure même de la réalité intrafictionnelle que sur ce qu’il est susceptible de s’y dérouler. En effet, rien n’est tout à fait stable, ni bien déterminé jusqu’à l’aboutissement du récit. L’existence de mondes alternatifs fait courir le risque d’une hiérarchisation, d’une concurrence allant jusqu’à l’invasion, voire d’une suppression pure et simple : c’est ce qui arrive aux mondes intermédiaires du Disque rayé, mais aussi aux habitants de chaque monde de L’Homme à rebours pris dans un « voyage analogique » – s’ils rencontrent leur homologue d’un autre monde, les deux sont dissous. Les « dimensions internes » comme le « temps incertain » ou les « alephs » révèlent des propriétés nouvelles, déroutantes, jusqu’à acquérir l’autonomie qui leur était initialement déniée. Pourtant, loin de proposer une série de coups de force ontologiques, les récits présentent ces modifications comme des clarifications, les personnages découvrant peu à peu une réalité qui jusque-là leur échappait, et dont les caractéristiques essentielles sont livrées avant la conclusion de l’intrigue. D’une manière similaire à ce qui se produit pour un mystère policier, les ajustements progressifs impliquent une lecture à la fois dynamique – spéculant sur les conditions de possibilité et formulant des hypothèses – et suspensive – s’attendant à ce que des informations, et des infirmations, soient fournies11.

6À cet égard, il n’est pas surprenant de constater que le schéma d’apparition de l’information dans ces romans fait écho à leurs schémas narratifs. Suivant une dialectique d’hypothèse et de confirmation, le constat d’une ignorance problématique alterne avec des résolutions partielles, au fil d’actions tâtonnantes, pour des personnages qui sont autant sujets d’expériences qu’expérimentateurs. Cette structure narrative est manifeste, voire explicite, dans Le Disque rayé. Matt Woods vit successivement dans trois avenirs de notre monde, avant de revenir à la fin du roman à une époque contemporaine de l’écriture. D’abord amnésique, réduit à observer les restes d’un monde détruit par un conflit de grande envergure, il est ensuite en mesure de comparer le deuxième monde au premier : il saisit alors leur nature concurrente – les deux mondes partagent un passé, jusqu’à un point de divergence – et comprend le mode d’organisation du deuxième monde grâce à des informations glanées dans le premier. Le processus se répète pour le troisième monde, avant que le protagoniste ne saisisse, en rentrant chez lui, un ordre de chose encore supérieur, à savoir que le troisième monde est en mesure de renforcer sa probabilité d’existence en utilisant le parcours temporel de Matt Woods. L’amnésie est aussi employée dans L’Homme à rebours comme dans Le Temps incertain. Les différentes étapes du parcours de Felice Giarre correspondent à des révélations concernant son passé, ses origines, et même sa conception : d’abord privé d’identité, il se découvre manipulé par l’inventeur du voyage analogique, puis par un ordinateur chargé de contrôler les déplacements entre les mondes, avant de comprendre qu’il a été conçu artificiellement et que sa propre nature est liée au voyage analogique. Ce jeu avec des questions d’identité coïncide avec l’émergence de propriétés spécifiques de l’univers de la fiction : Daniel Diersant doit, pour échapper aux illusions du temps incertain, régler ses comptes avec un événement traumatique de son passé, à savoir le moment de sa mort, qui a provoqué son entrée dans la dimension spatio‑temporelle ; par essai et erreur, il affronte simultanément une réalité nouvelle, dont les règles se précisent peu à peu, et la douloureuse question de son identité, ce qui le conduit par exemple à s’inventer un alter ego dans lequel il se fond temporairement, utilisant la plasticité du temps incertain pour échapper aussi bien à son passé qu’à la réalité qui l’opprime. Le retour du motif de l’amnésie est en partie dû à un effet d’époque – les trois romans datent du début des années 1970, à un moment d’affaiblissement de la figure du héros de science-fiction, représenté comme éminemment vulnérable – mais il signale surtout une condition essentielle de ce type de récit : les protagonistes ignorent tout ou partie des règles de l’univers où ils résident, et leur parcours doit leur permettre d’acquérir un savoir nouveau, ce qui les met dans une situation idéalement équivalente à celle du lecteur, susceptible d’assimiler les découvertes au même rythme. Dans Les Ravisseurs quantiques, le détective Tem, par ailleurs source précieuse d’informations sur le monde dans lequel il évolue d’habitude, s’aperçoit qu’il ne comprend pas les phénomènes qu’il observe, et il peine à interpréter son passage dans une réalité alternative, jusqu’à ce qu’il accepte de remettre en cause ses certitudes. De même, alors que Les Gardiens d’Aleph‑Deux est structuré en une série d’épisodes dont les personnages principaux changent à chaque fois, la logique de chaque récit, tout comme le schéma narratif d’ensemble, confirment ce mouvement d’initiation. Chaque épisode a pour protagoniste un personnage ignorant certains aspects des alephs, et ses actions le conduisent à mieux les comprendre ; à l’échelle du roman, chaque épisode précise et remet en question le savoir précédemment disponible.

7Si ces cinq récits ont des bornes similaires – ignorance maximale au début du récit, révélations assez stables à la fin – le rythme d’apparition des diverses théories y diffère notablement. Il faut attendre les dernières pages des Ravisseurs quantiques avant de recevoir un début de réflexion cohérente, Roland Wagner jouant en cela de la référence au mystère policier. Le vrai problème n’est pas de désigner un coupable, car la culpabilité du gourou poursuivi est manifeste, mais d’identifier lequel des scénarios de mondes possibles est le vrai : après avoir disqualifié l’idée d’un dédoublement temporel, le détective échafaude une théorie complexe faisant de la Terre des Soviets non une réalité alternative, mais la production fantasmatique d’une réalité seconde (d’une manière analogue au temps incertain de Jeury) ; avant de s’entendre expliquer par un personnage jusque-là anodin (un chien), mais qui est en fait un être aux pouvoirs extraordinaires, qu’il existe une infinité de mondes au-delà des frontières usuellement infranchissables de leur réalité, ouvrant par de rapides allusions des perspectives vertigineuses pour le lecteur, mais sans application pratique pour les personnages12. Le Disque rayé fournit également l’occasion d’une récapitulation massive des informations, culminant sur une théorie d’ensemble, qui rend les inductions précédentes très timides. Le plus remarquable est que cette théorie est produite par le dialogue entre deux Matt Woods, celui qui est fort de l’expérience de l’aventure racontée jusque-là et celui qui s’apprête à s’y engager, fournissant ainsi aussi bien un point d’aboutissement que la clef d’interprétation du début du roman. A contrario, Les Gardiens d’Aleph‑Deux s’ouvre sur les explications d’un narrateur omniscient livrant, en apparence, l’essentiel des clefs d’interprétation concernant les alephs, simple « Espace Second » permettant de « plier la structure de l’espace physique13 », une image tout à fait classique en science-fiction. Toutefois, même ce type d’exposé didactique initial est affecté d’un fort coefficient d’incertitude : dès ces premières pages, la théorie mathématique se colore d’informations pratiques, au fur et à mesure que des vols ont lieu dans cet Espace Second, qui se révèle hostile à la vie humaine, et source d’instabilité mentale pour les pilotes. De même, alors que les premières pages du Temps incertain présentent un personnage secondaire, le Dr Holzach, sur le point d’entrer en « chronolyse » – c’est‑à‑dire dans le temps incertain, où il va suivre les errances de Daniel Diersant –, les indications fournies sont faussement précises, et vite remises en cause :

Chaque expédition dans l’Indéterminé était une aventure nouvelle. Et en s’intégrant à une personnalité étrangère – s’il y parvenait – il perdrait son autonomie et jusqu’à la plupart de ses souvenirs. Quelquefois, des explorateurs du Temps incertain revenaient fous, succombaient lors du retour ou bien restaient plongés jusqu’à la mort dans un état de coma dépassé que les phords même ne pouvaient expliquer. On ignorait les causes de ces accidents14.

8L’exposition des faits exprime bien plus les limites posées à la connaissance initiale : le texte se présente d’emblée comme une terra incognita, que la lecture doit permettre de défricher. L’apparition en cours de récit de segments didactiques est tout aussi trompeuse et insuffisante, car personne n’est assuré de quoi que ce soit. Daniel Diersant apprend qu’il est pourchassé par une sorte d’entité fantôme, HKH, un conglomérat industriel fascisant appartenant pour lui au futur, et pour le Dr Holzach au passé, mais les informations sur HKH varient sans cesse, et de prétendues certitudes se révèlent fausses : ainsi de l’impossibilité affirmée d’une action d’HKH en dehors du Temps incertain, avant qu’un assaut en règle soit lancé dans notre monde contre les collègues du Dr Holzach. Le recours à des autorités en apparence indiscutables – narrateur, scientifiques ou experts – n’est pas ici un moyen de stabiliser des données encyclopédiques, mais au contraire d’en signaler la mise en question. Deux figures se succèdent dans L’Homme à rebours pour instruire doctement Felice Giarre sur les conditions et les règles du voyage analogique. Norge Cunningham, qui croit avoir découvert ce voyage entre les mondes, discourt sans savoir qu’il fait face à l’agent d’un ordinateur chargé d’éliminer les savants de son espèce, en raison d’une primauté ontologique de son monde d’origine : comme l’explique l’ordinateur ensuite, sa Terre est un point de passage obligé pour les voyageurs, qui s’y trouvent tous attirés au risque de mourir en y rencontrant leur double. Mais même ces informations sont remises en cause une fois que Giarre comprend qu’il est immunisé contre ce danger, car il est capable de fusionner avec ses doubles sans mourir, et qu’il est en mesure non seulement de voyager entre les mondes, mais d’en créer.

9La disqualification des discours de savoir renforce paradoxalement la vraisemblance, et surtout la matérialité, des ajustements ontologiques postulés par les récits : l’intrigue tire sa dynamique d’une nécessaire révision des certitudes affichées par les personnages qui se croient informés, et cette résistance du « réel » intrafictionnel manifeste les difficultés qu’il y a à se saisir d’objets conceptuels qui dépassent les moyens d’observations des personnages. Les expériences vécues par les protagonistes nourrissent une compréhension plus complète de la situation, tandis que les théories se voient confirmées par la « pratique », c’est‑à‑dire les événements qui se succèdent, créant de ce fait une tension narrative spécifique liée à la formulation d’hypothèses sur la nature et les règles de l’univers de fiction, en parallèle de la tension associée aux événements superficiels, péripéties et objectifs des héros. Ce qui se joue dans ces récits n’est pas seulement la réussite ou la survie des personnages, mais la possibilité de formuler une théorie satisfaisante, à même de rendre compte de tous les aspects observés au fil de l’intrigue. Cette logique apparaît le plus manifestement dans Les Gardiens d’Aleph‑Deux, dans la mesure où c’est à chaque étape la compréhension d’un aspect des alephs jusque-là méconnu qui provoque un incident ou débloque la situation. Il peut s’agir de la constatation de propriétés nouvelles, comme lorsque le Professeur Hicks, doté d’une prothèse cérébrale adéquate, parvient à devenir le maître d’Aleph‑deux, un niveau théoriquement hostile aux êtres humains, ou lorsque des enfants nés dans Aleph‑un manifestent des facultés surhumaines à leur retour sur Terre. Mais les occurrences les plus frappantes correspondent aux reformulations des théories mises au point par les personnages, à l’instar des évolutions paradigmatiques qui guident la recherche scientifique dans le monde réel. Tant que les ingénieurs et savants disposent de modèles mathématiques suffisants pour produire l’effet recherché, ici le déplacement à travers les alephs, les représentations peuvent être jugées satisfaisantes. Mais cela ne signifie pas que le modèle est vrai, simplement qu’il fonctionne, tout comme il nous a été possible de nous satisfaire longtemps d’un système ptoléméen. Parmi les péripéties essentielles des Gardiens d’Aleph‑Deux se trouvent donc les remises en causes théoriques du modèle initial, jusqu’à un point culminant, qui implique une révision d’ensemble :

Bref, on se trompait depuis un siècle, à cause d’une stupide plaisanterie de James Hendricks qui n’aurait jamais dû interférer avec les travaux de son frère, lequel s’y connaissait vraiment en mathématiques. À cause de Hendricks‑le‑jeune et en hommage à Cantor, on avait appelé Aleph-un cet univers qui pliait l’univers physique puis le dépliait, permettant de traverser toute une parcelle d’espace comme si de rien n’était – si on négligeait les effets secondaires causés par la démultiplication gnomonique. De même, Aleph‑deux était l’univers où on pliait et dépliait Aleph-un. […] Mais surtout, à cause de cet imbécile de James Hendricks, on avait baptisé notre univers avec ses lois physique Aleph‑zéro, et on avait vécu un siècle sur cette absurdité. Car il existait un véritable Aleph‑zéro, le seul Aleph authentique qui méritait l’attention des praticiens. Popakis devait convenir que la solution de Sid Akrita était d’une élégante et rare simplicité : cet Aleph était le point connexe à tous les points de l’univers physique15.

10Conformément à la stratégie la plus didactique de la littérature de science‑fiction, ce texte théorique fournit la définition, et même les implications pratiques, de ses termes techniques, pour proposer un système cohérent où le réseau sémantique construit par l’auteur (les « alephs » et leurs déclinaisons) se superpose au schéma interprétatif fictionnel pour devenir un outil efficace de description du réel à deux niveaux : les scientifiques s’efforcent de construire une nomenclature adéquate pour mettre en évidence la nature de leur monde ; le lecteur peut s’appuyer sur leur nomenclature pour produire ses inférences personnelles quant à ce monde. Néanmoins, cette technique rassurante est aussi désignée expressément comme la cause, à l’intérieur de ce roman, d’une erreur de perspective, puisque c’est le souci de produire avant tout un réseau sémantique qui a entraîné une perception erronée du monde. L’usage du discours indirect libre, qui rend compte de l’assimilation de la théorie d’Akrita par Popakis, permet un léger brouillage de l’énonciation, en direction du lecteur. Le « on » récurrent, qui s’est « trompé », a donné des noms inadéquats, a été négligent, englobe aussi bien les personnages du récit, que le narrateur lui‑même, qui a livré sans recul les théories des Hendricks au début du roman, voire le lecteur, qui a accepté ces règles, et a « vécu un siècle [d’aventures] sur cette absurdité ». Il s’agit aussi d’une reformulation triviale d’un dialogue scientifique de haut vol – Popakis comme Akrita sont des mathématiciens d’une qualité rare – destinée à faire saisir que la suprême qualité d’une démonstration mathématique est son élégance, donc sa clarté et son accessibilité. Sans aller jusqu’à la métalepse, ce dispositif fait apparaître la nécessité pour le lecteur comme pour les personnages d’adapter leurs conceptions du monde au fil de la lecture, selon un cycle de renforcement constant : chaque nouvelle théorie rapproche de la « vérité » ontologique intrafictionnelle dont il faut accréditer l’existence concrète aux yeux du lecteur.

11Les mondes possibles fictionnels postulés par ces cinq romans de science‑fiction ne sont pas si abstraits que cette traversée des théories pourrait le laisser supposer : péripéties, descriptions et actions y fournissent, de manière habituelle, l’occasion d’un engagement empathique, contribuant au sentiment d’une accessibilité de ces mondes pourtant ouvertement contrefactuels. Toutefois, l’examen de la construction de l’architecture ontologique de ces mondes confirme que la stratégie la plus simple – définir une fois pour toute les conditions d’une pluralité des mondes – n’est pas la seule dont use la science‑fiction, et n’est sans doute pas la plus efficace. Les dispositifs abordés ici ont ceci en commun qu’ils restent en deçà d’un certain seuil d’alerte. Ils ne sont pas conçus pour inspirer le doute sur la cohérence de la narration elle-même, ni pour remettre en cause des mondes qui se révèleraient impossibles. Au contraire, ils fournissent les moyens de réduire les paradoxes, en les présentant explicitement comme interprétables, acceptables et maîtrisables par les personnages, et ils soutiennent le contrat implicite selon lequel tout sera « expliqué » d’ici à la fin du roman. Cette confiance rationaliste n’est pas toujours récompensée in fine, certains univers demeurant aussi « incertains » que l’espace chronolytique imaginé par Michel Jeury : cela n’enlève rien au mouvement concret de la lecture, conçue comme une entreprise herméneutique à plusieurs niveaux. La mise en scène, et en intrigue, d’une théorisation progressive, faite de révisions et de propositions concurrentes, ne met en évidence la nature incertaine de la « réalité » que pour l’intégrer à un processus d’analyse scientifique, dont le récit devient la mise en pratique expérimentale : la quête de sens se confond pour les personnages avec la lutte pour leur survie.

12Cet aspect pourrait être mis en rapport avec un autre motif commun à ces cinq romans : l’idée selon laquelle la volonté, les désirs, les angoisses, peuvent avoir un effet concret sur des mondes alternatifs en fait plus malléables que la dure réalité qui s’impose d’ordinaire. La théorisation fictionnelle, quoique visant en principe à une description objective du monde et de ses mécanismes, ne peut être tout à fait séparée d’un questionnement axiologique implicite, qui nous conduit à nous interroger non seulement sur la possibilité d’un monde, mais aussi sur son degré de désirabilité. Les lecteurs traversant ces mondes possibles, hostiles ou bienveillants, y trouvent matière à interroger à nouveaux frais la réalité qui les entoure, pour en remettre en cause le caractère définitif : les lois et les pesanteurs de la réalité n’écrasent que ceux qui renoncent à en questionner les fondements. En même temps qu’ils mettent en scène une aventure aux limites de nos connaissances, ces romans sont susceptibles de nous amener à un questionnement éthique de notre vision du monde.