Colloques en ligne

Mylène Pardoen

Explora’sons : la machine à remonter le temps !

1Remonter le temps de l’Histoire est un vieux rêve que tous les artistes aimeraient voir se concrétiser. Les plans en relief (maquettes permettant de remonter le temps et d’avoir un aperçu des villes fortifiées protégeant le royaume de France), les maquettes virtuelles en 3 D, puis leur exportation sur des plateformes de jeu vidéo comme terrain d’expérimentation offrent de plus larges opportunités à ces voyages temporels. Mais, si les architectes, les ingénieurs et les artistes ont toujours su exploiter et améliorer les aspects visuels de ces maquettes, ils ont souvent délaissé la partie audio – les ambiances sonores entrant ainsi dans la catégorie des « laissées-pour-compte ». De fait, deux phénomènes apparaissent : d’une part, ces modèles véhiculent des erreurs souvent grossières (qui sont le fruit souvent de notre imagination) ; d’autre part, des phénomènes liés à une inadéquation entre le visuel et le sonore génèrent de l’inconfort du point de vue tant intellectuel que cognitif.

2Devant cette situation, force est de constater qu’il faut repenser les proportions entre visuel et sonore pour commencer à donner des éléments de réponse et permettre de justes rééquilibrages. Bretez II1 propose une possible réponse à ces problématiques liées à la fois au multimédia (au sens le plus large possible), à la production d’ambiances sonores du passé, aux nouvelles écritures et aux lectures sensibles de l’Histoire. Le projet décrit dans les lignes qui suivent tente d’apporter des éléments de réponse en faisant des ambiances sonores le cœur de la restitution. Pour ce faire, il est conçu en s’appuyant sur l’archéologie du paysage sonore et l’hétérographie. Après une présentation sommaire du projet, nous décrirons les innovations mises en œuvre afin de donner vie à Bretez.

3Projet de recherche entrant dans le cadre des sensory studies, Bretez innove à différents niveaux. Ses spécificités sont les suivantes :

  • une transdisciplinarité forte 

  • la valorisation du patrimoine via une lecture de l’Histoire par le sensible 

  • une construction autour du son et une élaboration concomitante visuel/son.

4Le projet comporte également des innovations en matière d’édition scientifique :

  • nouveaux procédés éditoriaux de type hétérographique 

  • sonorisation de nouveaux médias impliquant la réalité augmentée – on peut penser notamment à un documentaire en réalité augmentée dont l’expérimentation sera lancée lors des travaux de rénovation de la place du Châtelet à Paris, et qui permettra une visite in situ au XVIIIe siècle.

5Soutenu par la SATT PULSALYS2 et IXXI3, labellisé IMU4, associant des équipes de chercheurs de Lyon5, Caen6, Nantes7 et Paris8, des institutions9 et des partenaires privés10, ce projet est transdisciplinaire. Il est formé de deux volets : un volet recherche (la maquette décrite dans les lignes suivantes, qui sert de laboratoire) et un volet grand public (la même maquette, mais de moindre qualité, déclinée sous la forme d’une application pour smartphones développée par nos partenaires privés11). Précisons également que la maquette sonore n’est conçue qu’à partir de captations de sons du passé présents de nos jours. Si un métier ou un bruit a disparu, il ne sera pas imaginé.

6Il est nécessaire de poser quelques définitions avant de poursuivre ce voyage de découverte. Le paysage sonore est une notion récente. Son étude fut initiée par Murray Raymond Schafer (l’auteur, précisément, de l’étude intitulée Le Paysage sonore12) dans les années 1970. Mais cette étude reste liée aux préoccupations contemporaines et à l’histoire de l’enregistrement sonore. Or le paysage sonore était déjà présent bien avant – ce dont témoigne le livre d’Alain Corbin, Les Cloches de la terre13. On pourra se référer également aux travaux de Jean‑Pierre Gutton, qui nous promène dans le cours de l’Histoire avec Bruits et sons dans notre Histoire14. Toutefois, ces études restent à l’état théorique. L’archéologie du paysage sonore offre l’opportunité de rendre concrètes ces ambiances.

7L’archéologie du paysage sonore tend donc à chercher et à pister les traces du sonore tant dans les écrits que dans les visuels, puis à les restituer. Elle propose, à l’image de l’archéologie, des modèles virtuels qui n’incarnent pas une vérité scientifique figée, mais constituent des propositions représentant l’état de la science à l’instant de leur création – ces modèles étant voués à évoluer selon l’avancée des recherches. Pour ces restitutions sonores, il est nécessaire de s’appuyer sur un moyen de communication adapté : l’hétérographie.

8L’hétérographie privilégie l’analyse de la relation sensorielle avec la matérialité des textes et des visuels (voir les études de Fernando Bouza15). Hétérographier, ce serait donc permettre à tout support traditionnel (visuel, écrit) de se transcender à travers d’autres formes médiatiques – pour ce qui nous concerne : l’audio.

9L’archéologie et l’hétérographie permettent toutes deux d’élaborer des scénarios de restitutions sonores d’ambiances urbaines ou d’intérieurs, selon le mode opératoire décrit dans les lignes qui suivent16.

10Le voyage dans le temps que permet la maquette est le fruit d’une longue collecte. Les recherches et les enquêtes menées lors de la collecte sont d’ailleurs l’occasion d’une première « téléportation temporelle ». En effet, tout travail de restitution d’ambiances sonores du passé débute de la même manière. Il faut se plonger dans le passé, exploiter les archives visuelles et textuelles, en tirer des informations qui nous offrent des pistes et des indices pour étudier et analyser quel pouvait être l’environnement sonore d’une époque. Si, de prime abord, cela semble simple, dans les faits, c’est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Seule une enquête en plusieurs phases permettra d’aboutir au travail de restitution.

11Trois grandes étapes structurent l’élaboration de la maquette17 : la collecte, l’enregistrement et la restitution. Des trois grandes étapes qui permettent d’arriver à la restitution sonore, la plus longue est la recherche d’indices. Trouver les sources et les exploiter réclame beaucoup de curiosité et de patience. En effet, faute d’avoir des enregistrements de l’époque, nous nous appuyons sur des supports de types très divers : pour ce qui est des sources textuelles, sur des écrits aussi bien littéraires que juridiques et administratifs ; et, pour ce qui est des visuels, aussi bien sur des tableaux et des gravures que sur des objets de la vie quotidienne. Ensuite, il nous faut faire une lecture de cette documentation en mettant de côté nos propres référents, analyser la part émotionnelle des témoignages et mener une enquête afin de recouper l’information ainsi récoltée.

12Comme pour toute restitution archéologique, nous nous appuyons sur deux types de documentation : les sources primaires – qui fournissent un témoignage direct du passé ; et les sources secondaires – notamment les travaux des chercheurs associés au projet.

13Que le document soit un texte (tous les documents apportent leur lot d’informations – y compris les registres, très factuels, et les devis de travaux, importants pour connaître l’acoustique des lieux) ou un visuel, la démarche reste identique : on cherche, on trouve, on lit, on analyse, on récolte, on recoupe avec d’autres supports afin de vérifier et de compléter l’information initiale. La localisation des indices se fait sur des plans qui restituent la zone visée. Ainsi, nous obtenons un millefeuille de cartes descriptives (les insectes et les animaux, les éléments architecturaux pour l’acoustique, les artisans et les personnages, les éléments de la nature…) qui permet la spatialisation des indices sonores récoltés.

14La récolte se classe en trois niveaux d’indices. L’indice de niveau 1 est le plus simple à traiter : à un terme ou à un visuel nous pouvons associer un son, un bruit (un chien, un carrosse…). L’indice de niveau 2 correspond souvent à une ambiance repérée. Lors de la restitution, il fera l’objet d’un assemblage de sons dont la collecte est rapide (tant pour le décryptage que pour la captation). Le niveau 3 est le plus complexe, car il nécessite une enquête souvent longue, tant dans le passé que dans le présent. Les indices de niveau 3 sont souvent identifiés à partir de sources secondaires. Ce niveau regroupe également la recherche et l’analyse des acoustiques. Longueur, largeur, élévation du bâti, matériaux de revêtement (enduit, pierre, torchis), éléments d’architecture (auvents, etc.) : tout doit être pris en compte. En effet, l’acoustique d’un lieu « qualifie » tous les bruits et sons présents. Pour restituer au plus près d’une possible réalité scientifique, il faut donc pousser très loin les recherches, et retrouver, outre les bruits, les phénomènes physiques qui influent sur la propagation des sons. C’est l’ensemble de ces ingrédients qui offre le terreau d’une restitution sonore de bonne qualité.

15Pour conclure, il est essentiel de garder à l’esprit que le travail de l’archéologue se distingue de celui du sound designer ou du bruiteur. En effet, en archéologie du paysage sonore, nous n’inventons pas les sons, nous captons ceux qui existent encore dans notre présent : il y a donc acte de patrimonialisation, nous assumons les vides (pas de musique), et nous n’amplifions rien (comme pourrait le faire le bruiteur). Nous ne cherchons pas à jouer avec les émotions, comme au cinéma. Notre seule volonté est de présenter un état possible d’un environnement sonore quotidien tel qu’il aurait pu exister dans le passé. Il existe, en effet, de nombreux scénarios possibles. Le nôtre n’est qu’une proposition parmi d’autres : ce n’est pas une vérité figée.