Colloques en ligne

Élisabeth Stojanov

L’esthétique de la machine à voyager dans le temps

1À quoi peut bien ressembler une machine à voyager dans le temps ? Lorsque H.G. Wells popularise la thématique avec The Time Machine en 1895, il imagine une mécanique en forme de bicyclette. Mais l’Anglais n’est pas le premier écrivain à mettre en scène une machine à voyager dans le temps, puisque, en 1836 déjà, dans son roman intitulé АлександрФилиппович Македонский. Предки Калимероса1, le Russe Alexander Veltman décrit un hippogriffe qui permet à Alexander Filipovich de se rendre dans le passé. L’animal est alors qualifié de « машине времени », c’est‑à‑dire de « machine à voyager dans le temps ». En 1877, « Newtonův Mozek2 », du Tchèque Jakub Arbes, représente un engin triangulaire qui voyage dans l’espace à la recherche de rayons lumineux dans lesquels sont conservées des images du passé de notre planète. En 1883, « L’Historioscope » d’Eugène Mouton met en scène un dispositif de forme télescopique. En 1887, l’Espagnol Enrique Gaspar invente dans son roman El Anacronópete un appareil mi‑bateau mi‑maison qui voyage dans l’atmosphère jusqu’à la création du monde. À la lecture de ces quelques œuvres, on comprend que la représentation de l’outil mécanique change et se renouvelle. Nous nous proposons de rendre compte de cette évolution esthétique de la machine à voyager dans le temps dans les littératures européennes de la fin du XIXe siècle jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Nous verrons ainsi comment la machine s’inscrit dans ce que l’on peut nommer une esthétique de l’entre‑deux : à la fois moderne et ancienne, décrite et indicible, réelle et irréelle, elle franchit toutes les limites, tant et si bien qu’elle devient esthétiquement neutre.

L’aspect de la machine

2Il existe deux types de machines à voyager dans le temps : la machine optique, c’est‑à‑dire celle qui fait voir des images du passé et/ou du futur ; et la machine cinétique : celle qui transporte physiquement des protagonistes à travers le temps. Les deux sortes ne connaissent pas la même pérennité littéraire. En effet, la machine cinétique est beaucoup plus représentée dans notre période d’étude du fait de la prédominance des réécritures wellsiennes3. En outre, les machines optiques ne sont pas les héritières des mêmes révolutions scientifiques que les machines cinétiques.

3En ce qui concerne la machine cinétique, nous avons relevé trois grandes tendances dans sa forme, qui suit l’évolution des moyens de transport. La première tendance, à la fin du XIXe siècle, est celle de la navigation dans les airs : dans cette catégorie, nous classons les machines d’Arbes et de Gaspar. En effet, la machine du Tchèque a la capacité de se déplacer dans l’espace afin de retrouver des images de la Terre conservées dans des rayons lumineux, tandis que celle de l’Espagnol est décrite comme une sorte de maison montée sur une quille de bateau qui voyage dans l’atmosphère :

L’Anacronópete se composait, comme nous l’avons dit, d’un podium ou d’un soubassement sur lequel reposait le sol de la cave, et dans l’épaisseur de son mur se voyaient encastrés les échelons qui donnaient accès à la grande porte, unique entrée du véhicule. La forme de celui-ci était rectangulaire. À ses angles se dressaient quatre formidables tubes correspondant aux appareils d’expulsion qui, avec leurs bouches tordues en direction des points cardinaux, ressemblaient beaucoup à d’énormes tromblons courbés en forme de sept […]. Extérieurement, l’Anacronópete était donc une espèce d’arche de Noé sans quille4.

4La deuxième tendance de la machine cinétique commence avec le roman de Wells, La Machine à explorer le temps, publié en 1895. Chez l’Anglais, le voyage s’effectue sur une machine pourvue d’une selle : « Je l’examinai une dernière fois, m’assurai de la solidité des vis, mis encore une goutte d’huile à la tringle de quartz et m’installai sur la selle5 ». Les continuateurs de Wells conservent cette idée d’un moyen de transport terrestre et mettent en scène, non plus un vélocipède, mais une automobile, machine‑phare du XXe siècle. On pensera par exemple à la machine de Mendizábal dans Elois y Morlock. Novela de lo por venir (publié en 1908) :

Plus en arrière de cet entrelacement se prolongeait la plateforme, et se trouvait une chaise, analogue à celles de certaines machines agricoles, destinée à un seul voyageur. Devant celle-ci, à la place qu’occupe le volant de direction d’une automobile, se trouvaient deux tout petits leviers de commande, fixés à quelques prises qui sortaient d’une caisse placée horizontalement entre les châssis, caisse qui devait contenir les commutateurs et les rhéostats, et dont la face située devant le voyageur portait trois compteurs gradués l’un en jours, l’autre en milliards et le troisième en millions de jours6.

5Bien qu’il soit question d’une « chaise, analogue à celles de certaines machines agricoles », c’est la thématique de l’automobile qui domine cet extrait. En effet, il est fait allusion au « volant […] d’une automobile » et à un tableau de bord composé de « leviers », et où les compte‑tours et indicateurs de vitesse sont remplacés par des « compteurs gradués l’un en jours, l’autre en milliards et le troisième en millions de jours ». Dans La Belle Valence (1923) de Théo Varlet et André Blandin, la machine, de même, ressemble « quelque peu, de prime abord, à une camionnette dépourvue de roues et boulonnée sur un massif bâti de fonte7 ». Les protagonistes comprennent que l’appareil n’a « aucun rapport sérieux avec une auto8 », et que l’engin est une réplique de la machine wellsienne. Enfin, dans le Voyage inouï de Monsieur Rikiki (1938), Cami fait voyager toute la famille Rikiki ainsi que le savant dans « l’écrevisse‑à‑rebrousser‑les‑siècles9 », qui ressemble à une « locomotive10 » (c’est‑à‑dire au moyen de transport le plus rapide dans les années 1930). Les auteurs s’inspirent des évolutions techniques de leur époque et préfèrent utiliser des engins de transport qui font partie de leur quotidien pour mettre en scène leurs machines temporelles. Mais, à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, les machines temporelles commencent à réinvestir l’imaginaire de la conquête spatiale – ce qui nous amène à la troisième tendance de la machine cinétique.

6L’image de la fusée apparaît en 1936 dans L’Homme qui s’est retrouvé d’Henri Duvernois. Lucien Varvouste met au point une fusée dans l’espoir de faire voyager Maxime Portereau jusqu’à la planète Célia. La machine est très peu décrite. Nous n’avons que deux indications. Lorsque Maxime se rend chez Lucien afin qu’il lui fasse part de son projet et lui montre les plans de son appareil, on apprend qu’un premier essai peut être réalisé avec « un appareil en réduction, une sorte de fusée à laquelle doit succéder un formidable obus, contenant tout ce qu’il faut à un être humain pour vivre enfermé là pendant des mois11 ». Quelques pages plus loin, nous trouvons la seconde « description » : « La fusée est prête. C’est une sorte d’œuf d’autruche pourvu d’ailettes minuscules12 ». L’association de la fusée et de l’obus fait inévitablement penser à l’obus propulsé par un canon dans le roman de Jules Verne, De la Terre à la lune (1865). Nous avons donc un engin qui a pour but original de réaliser un voyage spatial, mais qui devient une machine temporelle. L’idée d’un changement de statut de la machine revient dans le film Croisières sidérales (1941) d’André Zwobada. Françoise et Robert Monier s’apprêtent à réaliser un vol stratosphérique. Malheureusement, un accident de la route empêche Robert de partir. Il se fait remplacer à la dernière minute par un assistant de laboratoire, Lucien Marchand, père depuis peu d’un petit garçon. Au cours du vol, Lucien fait une fausse manipulation et propulse l’aéronef dans l’espace. Françoise met quinze jours à rétablir les commandes. Lorsqu’ils redescendent sur Terre, les deux voyageurs se rendent compte que vingt‑cinq ans se sont écoulés depuis leur départ : Robert est directeur de l’Institut des Sciences, et le fils de Lucien a atteint l’âge adulte. La presse s’empare de l’affaire, et un long débat fait rage pour savoir si les protagonistes ont véritablement voyagé dans le futur : des savants du monde entier étudient le problème. En réalité, la relativité explique tout – ou plutôt, les transformations de Lorentz expliquent tout13. Dans cette première partie du film, l’engin est une nacelle accouplée à un ballon. Dans la seconde, elle évolue, puisqu’Antoine, un ancien assistant de Françoise, reprend l’idée du voyage temporel à son compte et crée la première agence de croisière sidérale. Cette deuxième machine garde l’apparence extérieure d’un ballon stratosphérique, puisqu’elle est sphérique, mais au lieu de deux personnes, c’est tout un équipage et des passagers qui partent vers le futur. La nacelle se compose de trois niveaux. Le premier comprend la salle des machines et des commandes. Le second comporte un restaurant, un bar, un fleuriste et une salle de sport. Le dernier niveau est réservé aux cabines. Tout comme l’Anacronópete de Gaspar, la machine de la croisière sidérale possède tout le confort nécessaire et se transforme en navire de plaisance.

7La machine cinétique privilégie les déplacements des protagonistes dans l’espace et le temps, ce qui explique qu’elle suive les évolutions techniques des moyens de locomotion. En revanche, pour la machine optique, la vision prévaut. Dès lors, la machine s’inspire des révolutions en physique optique.

8Ainsi, dès 1883, Eugène Mouton décrit une machine qui combine une lunette astronomique à des effets visuels. L’Historioscope, littéralement « ce qui fait voir l’Histoire », monté sur « des cordes et des rouages14 », montre des images en mouvement du passé qui sont dans l’éther. L’Historioscope n’est en somme rien d’autre qu’un télescope qui regarde, non vers un point de l’espace, mais vers un point du temps. Il suffit au personnage de « regarder par l’oculaire15 » pour voir des images du passé sur la lentille de l’engin, et de « donn[er] de légers mouvements au cercle de l’Historioscope16 » pour régler une nouvelle vision. Le savant souhaite d’ailleurs aller plus loin, car il veut intégrer à sa lunette le système du photophone :

- Dans l’état actuel de la science, me répondit M. Durand, on possède déjà trois appareils à l’aide desquels on peut changer le son en lumière et réciproquement. Il est donc possible qu’un jour on parvienne à recueillir là‑haut les ondes sonores émises par les voix des peuples qui ont passé à différentes époques sur la Terre. En attendant, vous savez qu’avec le photophone on reçoit déjà vaguement le bruit des explosions de gaz dans la photosphère du soleil : j’ai essayé quelques expériences avec cet instrument, et je commence à obtenir de temps en temps quelques résultats appréciables17.

9Dans El Signore del tempo (1904) de l’Italien Giuseppe Lipparini, la machine n’est pas décrite, mais l’auteur utilise des termes comme « appareil photographique18 » et « cinématographe » pour en parler. Dans ce roman, le professeur Schwarz est un astronome de la ville d’Oppendorf. Au cours d’une conférence, il révèle la découverte qu’il a faite pendant une expérience. Alors qu’il se servait d’un appareil photographique pour prendre des clichés de deux planètes, il s’est rendu compte au moment du développement que sur les plaques figurent des images qui montrent des personnes vêtues à la mode antique : son appareil a photographié non pas les astres, mais des images du passé inscrites dans l’éther. Dès les premières pages du roman, le savant souhaite aller plus loin ; et, après avoir élaboré des calculs qui lui permettent d’orienter sa machine sur une époque voulue, il l’améliore et crée une machine cinématographique qui voit le passé. Mais il ne cherche pas à entendre les paroles qui proviennent des visions :

À mon appareil photographique, j’unirai un cinématographe […]. J’ai commandé à Kauffmann, qui connaît en partie mon secret, les appareils et les plaques ; une modification concevable les rendra très sensibles. C’est ainsi que je pourrai faire bientôt une conférence à notre Académie des Sciences, et montrer, à l’aide du cinématographe, des scènes qui se sont passées il y a plusieurs siècles19.

10Dans Les Trois Yeux (1924) de Maurice Leblanc, le savant Noël Dorgeroux met au point un mur sur lequel les vénusiens font apparaître le passé. Victorien, le neveu du savant, fait l’expérience de sa première vision sur l’écran, celle du meurtre d’Édith Cavell20. Au moment où le jeune homme reconnaît l’infirmière sur le mur, il comprend qu’il s’agit d’une scène du passé, mais il ignore la façon dont elle apparaît :

Présentation théâtrale, si l’on veut, ou plutôt cinématographique, car, au fond, c’était l’impression la plus nette qui se dégageait de toutes les impressions subies. Instinctivement, dès que l’image de miss Cavell avait pris l’animation de la vie, je m’étais retourné pour chercher des yeux, dans quelque coin de l’Enclos, l’appareil qui projetait cette image animée, et, si je n’avais rien aperçu, si j’avais tout de suite compris qu’en tout état de cause aucune projection ne peut fonctionner en plein jour et sans émettre des faisceaux lumineux, j’accueillis et je gardai cette juste impression. Pas de projecteur, soit, mais un écran. Un écran prodigieux qui ne recevait rien de l’extérieur, puisque rien n’était envoyé, mais qui recevait tout de l’intérieur. Et c’était bien, vraiment, la sensation éprouvée. Les images ne provenaient pas du dehors. Elles jaillissaient du dedans21.

11Le champ lexical utilisé est bien celui du septième art, mais il n’y a pas de projecteur, et les images qui proviennent « de l’intérieur » nous font penser à un téléviseur géant. On retrouve le même procédé dans Les Bacchantes (1931) de Léon Daudet, avec le Dionysos22. Il s’agit d’une machine qui fait ressurgir des images et des sons du passé dans des lieux qui sont hantés par des ondes. Le narrateur en dit peu sur la machine, et nous savons seulement que le Dionysos est « de la taille d’une horloge moyenne23 », « isolé sur un socle de porcelaine24 », et qu’il est équipé d’un « petit bouquet d’antennes25 ».

12Dans La Cité des asphyxiés (1938) de Régis Messac, la machine, « le Chronoscope26 », est un appareil qui permet de voir des images du passé ou du futur27 sur un écran. Sylvain Le Cateau, le meilleur ami d’enfance du savant Rodolphe Carnage, est fasciné par les visions, tant et si bien qu’il se laisse absorber par la machine et atterrit dans une époque lointaine. Mais la machine ne reproduit pas les sons, et Le Cateau est contraint d’envoyer des messages à son ami et à Belle Sims par l’intermédiaire de pancartes. Comme la machine de Lipparini, celle de Messac est très peu décrite. La narratrice et fiancée du savant Carnage, Belle Sims, tente néanmoins de donner une description de l’engin au début du roman :

Les séances sont réglées à peu près comme des séances de cinéma sauf que l’appareil est situé derrière l’écran – je serais bien en peine d’expliquer pourquoi. C’est pour ça que je l’ai à peine vu (l’appareil) et j’aurais du mal à vous en faire une description qui de toute façon serait décevante et incomplète. Quand je vous parlerais jusqu’à demain de rhéostats, de bobines d’induction et de prises de courant, vous n’en seriez pas plus avancés : il est probable que je n’aurais décrit que les accessoires28.

13Le « Chronoscope » est associé à un projecteur cinématographique, mais les images proviennent de derrière l’écran, et non de devant comme c’est le cas habituellement. Ces projections inversées montrent que la machine n’est pas tout à fait un outil cinématographique, mais se rapproche de la merveille, puisque les images apparaissent de l’intérieur, comme par magie. Dans Échec au temps (1945), le Belge Marcel Thiry fait, lui aussi, voir des images du passé sur un écran, mais la machine du savant Hervey associe un appareil optique, une sorte de télescope géant, à l’isotopie de l’automobile. Elle est décrite par le narrateur Gustave Dieujeu :

Une sorte de grand plateau circulaire, qui semblait en verre dépoli, était suspendu au centre de la salle, à un mètre environ au‑dessous du toit, à quoi le rattachait une armature de métal ; il paraissait pouvoir être manœuvré par des manettes de réglage, fixées à un gros tube luisant qui descendait obliquement vers le sol. Sous ce large disque, un lit de cuir, lui‑même monté sur une plaque tournante un peu surélevée, était visiblement préparé pour un observateur ; une espèce de pupitre y était adaptée, de façon que l’opérateur couché pût à tout instant, sans avoir à se redresser, inscrire des notes sur une feuille de papier qui se déroulait automatiquement autour d’un cylindre ; il pouvait aussi manœuvrer les commutateurs, les clavettes, les leviers qui se trouvaient disposés sur ce pupitre comme sur la planche de bord d’une automobile. Le tube qui descendait du plateau de verre dépoli mettait aussi ses manettes et ses volants à portée de la main de celui qui occuperait ce poste de commandement29.

14Le plateau de verre est une lentille qui permet de capter des images de Waterloo prisonnières de l’éther. L’appareil se compose également d’un gros tube qui descend vers le sol, mais, contrairement à ce qui se passerait dans le cas d’une lunette normale, l’observateur ne regarde pas à travers ce tube, mais directement sur le disque de verre. En d’autres termes, la lentille devient une sorte d’écran ou, pour reprendre le vocabulaire de l’automobile, un pare-brise derrière lequel défilent les images du passé. Les protagonistes sont non seulement des observateurs, mais aussi des conducteurs aux commandes de manettes et de volants30.

L’esthétique de la neutralité

15Ces machines ressemblent donc de prime abord à des objets connus, mais surtout communs. En effet, la navigation en ballon n’avait plus rien de mystérieux à la fin du XIXe siècle, et de même observer des images sur un écran n’a rien d’extraordinaire dans les années 1920. Les auteurs ne manquent pourtant pas d’imagination, bien au contraire, car ils se servent de ces objets connus pour rendre en quelque sorte la machine banale, et concourent de la sorte à l’esthétique de la neutralité qui est nécessaire à la machine temporelle. En effet, c’est un objet qui passe d’un temps à un autre, et même parfois d’un monde à un autre, comme c’est le cas dans Échec au temps de Marcel Thiry. Dès lors, la machine se doit d’être discrète : elle doit être passe‑partout dans le monde dans lequel elle évolue, mais aussi dans le texte.

16D’un point de vue général, les machines sont très peu décrites dans les œuvres de notre corpus. Comme nous l’avons déjà noté, celles des Bacchantes et de La Cité des asphyxiés ne suscitent que quelques lignes de description. Dans Le Voyageur immobile de Camille Ducray et Alain Saint‑Ogan, la machine est même quasiment latente, puisque le roman est composé de 187 pages, et que le narrateur ne décrit la machine qu’à partir de la page 161. En outre, dans la plupart des récits, les passages qui sont en lien avec la machine se caractérisent par la prédominance des termes indéfinis et des phrases négatives.

17Décrire une machine entre deux mondes n’est pas une mince affaire, et les auteurs se servent de locutions neutres ou approximatives dans leur description. Par exemple, dans El Anacronópete, le narrateur parle d’une « espèce d’arche31 ». Dans Le Voyageur imprudent, il est question d’une « sorte de combinaison32 ». Et dans Échec au temps, le narrateur Gustave Dieujeu évoque « une sorte de grand plateau33 » et une « espèce de pupitre34 ». C’est ainsi que l’analogie qui doit donner plus d’indications transforme la machine en une entité presque irréelle, car on ne saurait exactement la définir.

18De plus, les auteurs insistent sur ce qui n’est pas et non sur ce qui est. Ainsi, dans Elois y Morlock, on lit les mots suivants : « La forme de cet appareil ne rappelait aucun mécanisme qu’il connaissait35 ». L’auteur de La Belle Valence n’est pas plus affirmatif : sa machine n’a « aucun rapport sérieux avec une auto36 », et se distingue par « l’absence de roues et même d’essieux » : « nulle transmission mécanique ne partait du carter où logeait peut-être quelque chose d’analogue à un moteur37 ». Outre la négation, la fin de la phrase est marquée par la juxtaposition de l’adverbe « peut-être », du pronom indéfini « quelque chose » et de l’adjectif « analogue », de telle façon qu’on ignore vraiment à quel type d’engin les protagonistes ont affaire. La machine est indéfinie : il y a peut‑être quelque chose qui ressemble à un moteur, mais rien n’est sûr. Certains écrivains vont plus loin d’ailleurs, puisque, dans La Cité des asphyxiés, Belle Sims ne nous dira « pas au juste ce [que la machine] est38 ».

19La machine est donc présente, car elle existe dans le texte, mais aussi bien quasi absente, parce qu’elle n’est pas (ou que peu) décrite. Ce jeu entre absence et présence est l’une des spécificités du scaphandre de Pierre Saint‑Menoux dans Le Voyageur imprudent de René Barjavel. En effet, lorsque le savant Noël Essaillon présente l’étoffe au jeune caporal, il lui explique ce qu’est le vibreur, une option du scaphandre :

Le vibreur fait varier votre temps d’une seconde en avant et en arrière, à un rythme très rapide. À chaque aller et retour, vous sautez par‑dessus le présent. Pour les gens qui vous entourent, vous n’êtes jamais là, toujours en retard ou en avance d’une seconde sur leur temps39.

20Le vibreur permet à Saint‑Menoux d’être invisible aux yeux des autres protagonistes pendant ses excursions. Mais il est également absent, comme le remarque le savant, car il n’est « jamais là ». De plus, cet état annonce le paradoxe que subit le personnage à la fin du roman40.

21Les informations relatives aux dimensions des machines restent également le plus souvent imprécises. Ainsi, dans Les Bacchantes, l’engin est « de la taille d’une horloge moyenne41 ». L’adjectif ne se distingue pas par sa précision. La machine de Jakub Arbes, dans « Newtonuv Mozek », est « velký42 », c’est‑à‑dire « vaste » ou « grande », mais nous n’en saurons pas plus. Dans Échec au temps de Marcel Thiry, on sait que la machine est massive, puisqu’elle occupe une grande partie du laboratoire, mais cela reste vague. Le narrateur d’El Anacronópete, lui, utilise fréquemment les termes de « coloso » ou de « monstruo » pour parler de la machine. Cependant, il ne fournit pas d’autres indications. Le seul texte qui indique des dimensions en mètres est celui de Maurice Leblanc, Les Trois Yeux : « [le mur] n’était point vertical, et […] toute la base avait été renforcée de façon à former un plan légèrement incliné qui allait en montant jusqu’à une hauteur de trois mètres43 ». Même si le narrateur évoque une « hauteur de trois mètres », on observe, comme dans les autres récits, une tendance à la description négative : avant de parler d’un « plan légèrement incliné », le texte fait allusion à un mur qui n’est « point vertical ». Non seulement on retrouve une phrase à la tournure négative, mais en outre, l’aspect général de ce mur se dessine de façon oblique. C’est ainsi que, comme l’avait remarqué Bernard Loing dans son étude sur La Machine à explorer le temps44, l’insistance sur le caractère « oblique » et « déformé » de l’appareil renvoie à l’appartenance de la machine à deux mondes distincts. La machine miniature, dans le roman de Wells, est « singulièrement louche45 » ; et dans celle d’Hervey, dans Échec au temps, « un tube descend […] obliquement vers le sol46 ». Ces machines ne suivent jamais nettement l’axe horizontal ou vertical, et on remarque qu’il y a toujours un élément qui rompt l’harmonie de la forme de l’appareil. Pour reprendre la description de la machine de Gaspar, les tromblons tordus positionnés aux quatre coins de la machine créent un effet disgracieux et déforment l’harmonie de l’espace. Cette difformité s’applique aussi aux machines optiques, dont la forme de lunette astronomique coupe l’espace du laboratoire en diagonale.

22Ces formes obliques posent également la question de la stabilité de la machine : ces engins tiennent-ils debout ? Le mur, dans Les Trois Yeux, semble être sur le point de s’écrouler, et la machine de Gaspar, dans El Anacronópete, repose sur une quille de bateau. S’il s’agit d’une forme adaptée à la navigation dans l’eau et dans les airs, on se demande comment l’engin tient sur la terre ferme, car il n’est nulle part question d’un quelconque support qui viendrait soutenir la machine lorsqu’elle se pose. De même, la machine d’Alfred Jarry, dans Commentaire pour servir à la construction pratique de la machine à explorer le temps (1899), semble périlleuse :

Les trois tores (ou volants des gyrostats), dans les trois plans perpendiculaires de l’espace euclidien, sont d’ébène cerclé de cuivre, montés selon leurs axes sur des tringles de tôle de quartz rubanée en spirale (la tôle de quartz se fabrique par les mêmes procédés que le fil de quartz), les extrémités pivotant dans des crapaudines de quartz47.

23Les « tores », c’est-à-dire des anneaux qui sont reliés les uns aux autres par des « crapaudines48 », forment l’ensemble « des gyrostats », qui ne trouvent de stabilité qu’en mouvement. En effet, les objets gyrostatiques, comme les toupies par exemple, tombent lorsqu’ils arrêtent de tourner. Ainsi, la machine de Jarry ne saurait tenir en équilibre à l’arrêt. En outre, même lorsqu’elles sont en mouvement, les machines temporelles provoquent des secousses ou des soubresauts, qui, soit entraînent un haut‑le‑cœur des passagers, soit les font tomber au moment où ils arrivent dans un nouvel espace/temps. Les voyageurs du temps, en transgressant l’ordre de la nature, créent un chaos et un déséquilibre qui se traduit le plus souvent par des chutes. Les exemples sont nombreux, le plus célèbre étant celui du voyageur anonyme dans La Machine à explorer le temps de Wells, qui fait une embardée à son arrivée en 802 701.

24Nous en arrivons à notre dernier point, qui est le sens symbolique de la machine. Une fois encore, tout concourt à rendre la machine neutre, car on constate qu’elle ne relève ni du principe féminin, ni du principe masculin. Contrairement aux automates de la fin du XIXe siècle, qui sont clairement identifiés à la femme49, les machines à voyager dans le temps ne peuvent appartenir à l’un ou à l’autre principe, car elles ne sont pas anthropomorphisées – ce qui explique que la machine offre constamment une symbolique dichotomique. Tantôt elle se rapproche du principe féminin, car elle se réfère à l’élément aquatique, comme c’est le cas du « bateau » de Gaspar ou de l’ « écrevisse » du Voyage inouï de M. Rikiki. Tantôt elle se rapporte au principe masculin et met en scène des images du feu. Ainsi, les tromblons de la machine de Gaspar font surgir un imaginaire de la guerre. Cette opposition se retrouve aussi dans le cas de l’écrevisse de Cami, qui porte le nom d’un animal aquatique, mais dont l’énergie motrice est exprimée en chevaux‑lumière :

Grâce à mon esprit inventif, j’ai pu réaliser et mettre au point cet appareil dont les moteurs de 500 000 chevaux‑lumière peuvent me faire rebrousser l’éternelle avenue des siècles et m’arrêter où bon me semblera dans les diverses époques des âges révolus50.

25L’unité de puissance normalement utilisée pour un moteur est le cheval‑vapeur : Cami invente une nouvelle unité de puissance en établissant une équivalence entre un cheval et la lumière. L’amalgame, volontaire, que nous propose l’écrivain français inscrit la machine dans un domaine mythique, mais la situe aussi du côté d’un principe éminemment masculin.


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26Pour conclure, on peut dire que la machine à voyager dans le temps n’est ni belle ni laide. Tout concourt à la rendre ineffable, à commencer par sa forme commune, qui lui confère une apparence passe‑partout. Les auteurs, par des litotes et des locutions indéfinies, minimalisent sa description, tant et si bien que celle‑ci occupe très peu d’espace dans le texte. La machine devient donc un objet indicible, symboliquement neutre, aux formes insaisissables — et pourtant sa présence rompt l’harmonie de l’espace comme du temps.