Colloques en ligne

Jean-Michel Rietsch

Les Leçons de la rivière de Nicolas Bouvier : un voyage vers l’outre-temps

1Les Leçons de la rivière est un petit ouvrage de Nicolas Bouvier. Il a paru à titre posthume en 2006, et les photographies de Francis Hoffmann qui l’accompagnent sont le choix de l’éditeur, Étienne Barilier1. Le lecteur de Bouvier, habitué aux grands espaces parcourus et racontés, ne manque pas d’être étonné. Le périple est très modeste, puisqu’il se limite à la Suisse natale de l’auteur, qui voyage dans le Tessin, le long de la rivière Verzasca.

2Les Leçons de la rivière se soucie sans doute moins de la narration d’un lointain ailleurs que de celle d’un temps autre. Ou serait-ce plutôt un outre-temps ? Pour étudier cette temporalité différente, on se fondera d’abord sur le jeu des temps mis en lumière dans l’ouvrage. Notre hypothèse est celle-ci, qu’il s’agit là de l’expression de la profonde dépression qui accable Bouvier – dépression qui s’apparente à une forme de mélancolie2. On suivra alors dans un premier temps Jean Starobinski, le maître du jeune étudiant Nicolas Bouvier, lorsqu’il dit du mal mélancolique3 qu’il s’y joue une brisure du « cours naturel » du temps. Dans son voyage vers le Tessin, Bouvier se remémore le passé, se voit mort, exclu de la vie qui se poursuit à côté de lui.

3Vient ensuite la possibilité d’une re-naissance. Des signes l’annoncent. Ils se dévoilent progressivement dans la nature parcourue, qui se voit transfigurée par Bouvier. La rivière est métamorphosée. Son cours redonne son flux vital à l’auteur, lui ouvre la voie vers un autre temps de vie, par-delà la stase temporelle mélancolique, par-delà même la vie et la mort. La descente au Tessin donne alors au récit de voyage de Bouvier une dimension supplémentaire de déplacement dans le temps. La rivière devient la pièce d’un de ces dispositifs que Bouvier évoque, trop brièvement certes, quelques années plus tard4. On évoquera à ce propos la « monade harmonique5 », qui apparaît comme un lien entre le voyage et les éléments d’une culture livresque que Bouvier met en rapport les uns avec les autres. Par ce truchement, se crée un monde magique et imaginaire où la communauté humaine se voit unie heureusement, quels que soient les distances et les temps.

Du temps 1 au temps 2, de la nostalgie à la mort

4Les Leçons de la rivière est un petit livre posthume de 2006. Bouvier n’est donc pas responsable des clichés choisis, ni de la mise en page de l’ensemble. Le texte par ailleurs ne se veut pas un commentaire des clichés de Hoffmann réalisés auparavant. Bouvier affirme en effet : « j’ai compris que placer un commentaire critique ou esthétique sur des photos qui parlent pour elles-mêmes serait une entreprise stérile qui aurait, de surcroît, la prétention de les priver de leur mystère6 ». Ce qu’il ambitionne, c’est de « traduire » en son langage « la chanson » de la rivière. Ce récit à la chronologie chaotique7 débute par une préface en forme de triple hommage : « hommage à un torrent de montagne, au travail d’un ami et à un moment difficile – et heureusement révolu – de ma précaire existence8. »

5Bouvier présente d’abord brièvement la Verzasca. Rien ici de commun avec un argumentaire touristique qui ne manque jamais de noter que le cours d’eau tessinois séduit par son exotisme et la transparence tropicale de ses eaux9. Bouvier ne cite qu’une fois le bleu de la rivière10. Ce qui l’intéresse, c’est bien davantage le travail de l’eau, son jeu avec la roche qu’elle creuse, l’écriture qu’elle imprime à la surface du monde.

6Le photographe Francis Hoffmann a également été subjugué par l’endroit. Chez lui aussi, le bleu-vert tropical cède la place au noir et blanc des clichés, qui souligne les plis et les creux sculptés par la rivière11. Bouvier est fasciné par le travail de Hoffmann, qu’il rencontre pour la première fois en 197912 (il connaît d’ailleurs déjà la rivière13). Ce sont sans doute les prises de vue du photographe qui lui révèlent désormais la Verzasca dans sa dimension créatrice, comme sculptrice, graveuse, écrivaine et peintre. Il faut pourtant à Bouvier la survenue de la profonde dépression de 198414 pour que cette nouvelle vision de la rivière surgisse. C’est pourquoi Les Leçons de la rivière est dédié à la mélancolie qui traverse de bout en bout la narration du voyage et du séjour au Tessin.

7Bouvier considère cette profonde dépression comme un moment décisif dans son écriture15. Nous insisterons pour notre part sur l’expression du régime des temps qui s’y manifeste. Dans cet esprit, on notera d’abord que le sens du voyage, sa motivation, son inscription dans une suite de conditions préparatoires, sont bouleversés. L’écriture du voyage exprime ici le « cours de la vie [qui] ne parvient plus, dans la mélancolie, à se poursuivre de façon “naturelle”, c’est-à-dire non problématique et non réfléchie16 ». Mais c’est précisément grâce à ce bouleversement initial que va pouvoir advenir, au terme du récit, l’outre-temps salvateur.

8Ainsi, la descente au Tessin survient à un moment problématique dans l’existence de l’auteur. Pris dans une impasse, Bouvier se trouve dans un état intérieur qui, selon lui, précède le voyage traditionnellement compris comme un traitement de la mélancolie. Or, cette fois-ci, il a « pris la médecine avant la maladie17 ». Le grand périple en Chine qu’il vient d’effectuer18 – la médecine donc – précède la maladie, ce marasme de septembre 1984 qui marque le retour à Genève. Le nouveau départ vers la Suisse italienne toute proche apparaît comme un pis-aller19, un remède moindre plutôt que comme un vrai voyage salvateur.

9La relation de Bouvier au voyage est donc inhabituelle. Traditionnellement, ce sont le rêve, l’ivresse et l’illumination20 nourris d’une culture (littéraire) accumulée depuis l’enfance21 qui sont les principes du voyage. Or ici, ce sont les passions tristes de la mélancolie qui suscitent le voyage. Aucun rêve ne semble commander le départ. Mais ce sont néanmoins les clichés en noir et blanc de Hoffmann qui poussent Bouvier à partir. Des références littéraires accompagnent également le voyageur, mais elles le rattachent à un monde défunt.

10Loin de le libérer, ce fonds va dans un premier temps l’enfermer davantage dans son être souffrant. Le début des Leçons est teinté d’une forte dimension réfléchie/réflexive caractéristique de la mélancolie22. Il y est question d’un retour dans le temps de l’enfance du narrateur. Bouvier évoque son premier séjour heureux dans la région à l’âge de sept ans23. Il passe ensuite sans transition de ce mois d’août 1936 au mois de septembre 1984 et aux souffrances vécues à Genève24, puis à son départ. Le phénomène de réflexion, de regard en arrière, se poursuit tout au long de la montée vers le Simplon : l’itinéraire reprend les pas initiaux du grand voyage heureux, raconté dans L’Usage du monde25.

11Moment-clé dans la narration, le franchissement du col joue un rôle symboliquement fort. Seuil dans l’espace, entre la Suisse et l’Italie, le Simplon marque un passage dans le temps. Bouvier semble s’acquitter d’un droit de passage vers un autre temps. La halte à l’Hôtel Simplon lui ouvre l’accès à l’ « intemporel26 » :

Je laisse sur la nappe damassée quatre écus aussi lourds que les Thaler de la défunte Autriche-Hongrie et qui s’accordent avec l’intemporalité du lieu27.

12Le récit n’agit plus à la façon d’un miroir fermé qui ne réfléchirait que le bonheur passé et regretté d’un moi souffrant. En effet, la disparition des réminiscences heureuses personnelles de l’auteur laisse la place à tout un monde mort. Il est ressuscité par les costumes des serveurs, qui reflètent un hors-temps étrange où se côtoient le monde de la fiction littéraire (Jünger, Mann) et celui d’une culture européenne défunte (l’Empire austro-hongrois). Une longue phrase de onze lignes tente de définir ce hors-temps du col. Plus ancien que les plus anciens souvenirs de l’auteur, ce temps n’appartient cependant pas encore à un passé classé par les savants, celui du temps historique académique : « [Ce temps] est trop vieux pour s’attacher à mes plus anciens souvenirs, et pas assez pour appartenir à une époque classifiée par les conservateurs et les greffiers de la critique d’art28 ». Il ne peut donc pas être saisi grâce à une démarche rationnelle, démarche que l’auteur dévalorise d’ailleurs par l’allusion aux greffiers. Ce temps donne accès à une nouvelle dimension qui « flotte dans une durée indécise et fantomatique29 ». Les hôtels alpestres qui parsèment tels des « blocs erratiques30 » les paysages de haute montagne sont les clés privilégiées de ce hors-temps. Mais ce ne sont pas ici des lieux amènes. Bouvier s’y promène en une errance infernale, dans une sorte d’ « état-limite31 ». Il se trouve vivant et mort tout à la fois, et son voyage est désormais celui d’un fantôme. Il ne comprend pas « pourquoi il existe ». Il n’est, pour tout dire, « plus bien certain d’exister32 » dans cet état de dislocation où il se trouve, coupé du temps des vivants tout autant que de celui des morts.

13On relève que Les Leçons de la rivière met en scène un narrateur qui semble déjà épuisé avant de partir. La disparition de soi tant recherchée par Bouvier dans ses voyages semble atteinte, et il n’y a pas à proprement parler d’usure du voyage33. Cette fois, le logis est assuré dans des conditions de confort inédites pour Bouvier, le parcours n’entraîne pas d’usure du corps. Les substances psychotropes et l’alcool ne parviennent pas à lui faire atteindre l’ivresse quasi mystique du Khyber Pass34. À peine rendent-ils possible le passage du Simplon et la plongée dans les abîmes mélancoliques dont Bouvier espère émerger35.

14L’adieu au serveur de l’hôtel signe la plongée dans le « noir », l’ « encre36 » mélancolique, dans un non-temps qui ne ressortit ni à la vie ni à la mort. Cependant, un désir de renaissance anime ce voyage. Il parvient à la conscience du narrateur grâce à un lapsus. Au serveur qui le salue d’un « Auf wiederschauen », le voyageur répond par un « Auf wiederleben37 ». Le jeu des assonances rapproche ainsi le voir (le sehen du Auf wiedersehen) du vivre (le leben du Auf wiederleben). Bouvier ne veut pas d’un « au revoir » qui ne serait que ressassement des visions du passé. La nouvelle vie à laquelle il aspire n’est pas davantage de l’ordre de la répétition. Cette renaissance, ce nouveau temps qui doit permettre au narrateur d’échapper aux enfermements du passé, ne peut advenir sans l’immersion dans la noirceur mélancolique la plus profonde.

15La descente du col, qui est décrite comme une « plongé[e] dans le brouillard38 », confirme la perte d’identité. Bouvier ne peut prouver son identité d’écrivain au douanier, pour qui un écrivain a toujours un livre sur lui. L’absence de livre empêche la dédicace, la signature d’une identité. Le voyageur atteint à ce moment le dénuement total : « Rien dans les mains, rien dans les poches39. » Le diable règne dans ce paysage italien inhabituellement ténébreux40. Mais des signes sont là dans cet enfer, qui annoncent un déchirement du ciel noir41.

16On note ainsi un nouveau rapport au temps. Le séjour à l’auberge donne lieu à une assomption du réel, à l’acceptation de la « magie du quotidien42 ». Le récit de l’étape à la Pizzeria Vogorno se démarque en cela de la halte à l’Hôtel Simplon. La littérature que convoque ici Bouvier a une valeur rédemptrice. Au Simplon, les références littéraires enfermaient le narrateur dans le passé d’un monde mort. Ici, au contraire, deux auteurs francophones surgissent littéralement dans l’esprit du narrateur.

17Bouvier mentionne d’abord La Fourmi rouge43 de Charles-Albert Cingria. La Fourmi rouge est une leçon de survie qui propose un nouveau rapport au temps. Bouvier y voit un réapprentissage du et au présent sous forme d’ « exercice et ascèse44 », par le biais d’une attention soutenue aux petites choses du quotidien : une cétoine ou un zinnia, par exemple. Mais le narrateur semble vite perdre le fil de cette leçon de présent, la présence d’un groupe de Suisses alémaniques le conduisant à se projeter à nouveau dans le temps passé45.

18Alors que l’on dirait que la littérature ne parvient pas à remédier à la tendance mélancolique à se retourner vers le passé, surgit une deuxième référence littéraire. Un vers de Max Jacob impose au narrateur, par sa construction injonctive, une fin à ses ratiocinations sophistiques stériles : « En terminant ma Grappa, un vers de Max Jacob m’a retrouvé, “ne jongle plus Protagoras, en toi le silence est venu46”. » Bouvier omet de citer le titre programmatique du poème dont est extrait le vers : « Lueurs dans les ténèbres ». Il plonge alors dans le sommeil. On peut imaginer qu’il n’est plus possible de sombrer davantage.

Temps 3 : l’outre-temps, l’idéal transcendé du miroir

19La renaissance espérée survient le lendemain, face au spectacle de la Verzasca. Dans cette confrontation avec la rivière, Bouvier se trouve à un point de confluence. Fécondé par le travail de Hoffmann, alourdi par son passé, il refuse que Les Leçons de la rivière soit un simple commentaire de photographies47. Si l’on se fie au titre, il semblerait que Bouvier aspire à donner à son œuvre une fonction didactique.

20Car le narrateur est désormais en mesure de recevoir les leçons de la rivière en assumant pleinement le caractère fantomatique de son regard. En effet, si la mélancolie de Bouvier a obscurci son ego en le plongeant dans la détresse, c’est ce même phénomène qui a rendu possible le noircissement du monde et partant de la Verzasca. La transparence idéale et touristique de la rivière s’assombrit alors, mais c’est ainsi qu’elle se révèle comme une ligne d’écriture ou un trait de peinture. Et Bouvier peut dès lors rapprocher le travail de l’eau de celui de l’écriture calligraphique à l’encre de Chine dans « cette vallée de pierres calligraphiées48 » où la rivière « a pris le temps d’écrire son livre dans […] une sorte d’obsidienne presque noire49 ».

21Dès lors, la descente vers le Tessin, initialement comprise comme l’en-creux mélancolique du voyage en Chine, est perçue sous un jour nouveau. Bouvier comprend que les deux périples ne se tiennent plus dans un rapport d’opposition (joie/tristesse ; vie/mort ; grand voyage/petit voyage) mais de complémentarité, dans la mesure où le premier va nourrir et éclairer le second, dans la mesure où la Verzasca lui donne à voir, sous forme de calligraphie chinoise, le sens de la vie. Les pluies diluviennes se rejoignent là où se trouve Bouvier, rejouant cette fois-ci à même le paysage la confluence évoquée plus haut. L’eau du ciel rejoint l’eau du torrent, la nourrit, se transforme en elle qui « prend son élan50 » et se rue vers l’aval en une ligne écrite à la surface du monde.

22Le regard de Bouvier n’est plus tourné de façon rétrospective et nostalgique vers la Verzasca transparente qui lui fait revoir son enfance et les grands voyages de sa jeunesse. Il n’adopte cependant pas la vision linéaire et occidentale du temps51, tendue vers l’avenir et laissant la possibilité au passé de devenir source de mélancolie. Bouvier dépasse cette dichotomie entre le temps pathologique de la rétrovision et le temps prétendument sain, avide de progrès et de futur, que véhicule la modernité. C’est ici qu’apparaît la leçon sur l’outre-temps.

23Les « pointes de feu » ne sont plus celles du « soleil noir de la mélancolie52 », mais celles du soleil transfiguré, qui percent les nuages et chassent les ténèbres de la dépression : « Le soleil relève son relief [i.e. le relief de la vallée] par quelques pointes de feu qui percent le coton des nuages53. » Devant la lumière retrouvée, Bouvier doit lever la main pour protéger ses yeux. C’est ici sa dernière intervention dans le récit à la première personne54. La lumière de la nature prend la main, impose son regard au narrateur, et c’est elle qui lui suggère la comparaison à valeur didactique, la leçon de la rivière.

24Tumultueux torrent tessinois, la Verzasca devient aussi rivière Li ou fleuve Tatu. Elle est « une sorte de Chine », une Chine de peinture55. L’emploi de cette analogie ne fait que manifester un principe qui devrait s’appliquer à tout voyage. Il s’agit de poursuivre à la surface du monde les traces de sa profonde unité :

il semble qu’Ella Maillart apprenne à retrouver en elle-même cette « unité du monde » que le voyage suggère ou impose quand il est venu à bout de toutes nos défenses. J’envie ceux qui sont installés dans cette perception, car elle permet de vivre entièrement l’instant présent, et de ressentir les harmoniques qui lient les êtres et les choses plutôt que d’en rester à ce qui les sépare. Dans une petite Philosophie du voyage écrite pour une revue britannique, Ella Maillart écrit qu’autrefois elle voyageait pour se réjouir des différences et aujourd’hui pour se réjouir des ressemblances. Et cite le bouddhiste du VIIe siècle Hiuan-Tsang : « Si nous abordons les choses par leurs différences, même le foie et la rate sont aussi éloignés que les villes de Ch’u et de Yueh. Si nous les abordons par leurs ressemblances, le monde est un56. »

25Dans cet esprit, le rapprochement entre les rivières séparées par des milliers de kilomètres va de pair avec un déplacement dans l’histoire. Pour Bouvier, la Suisse de 1984 et la Chine des Song (960‑1279) ou de l’empereur Kien-Long (XVIIIe siècle) parviennent à se côtoyer, à se retrouver en un moment de confluence temporelle (« vivre pleinement l’instant présent »). Par le biais de la comparaison, la rivière sinisée se voit teintée de qualités spécifiquement asiatiques. Elles l’ouvrent à une nouvelle modalité du temps, à une densité de l’instant présent que Bouvier perçoit dans toute l’Asie :

Une des grâces du voyage en Asie, c’est la densité historique. Elle n’est pas concentrée en des lieux privilégiés […]. Elle sous-tend, en filigrane discret, toute la géographie […] tout a été parcouru, tout est occupé ou hanté […]. Et cette présence ténue, comme usée, murmurante, n’est jamais si saisissante que dans les solitudes d’où toute vie semble s’être retirée57.

26Il n’est pas anodin que Bouvier disparaisse grammaticalement à ce moment du récit. Les Leçons de la rivière avait donné à lire jusqu’à présent la disparition fantomatique du mélancolique qui s’exprimait au travers d’un Je pathétique. L’effacement du narrateur à la fin de l’ouvrage s’apparente à l’expérience du Khyber Pass. Bouvier prend les traits d’un peintre chinois qu’il évoque souvent et qui renvoie à son idéal d’écrivain :

Dans les contes chinois, le « peintre des nuées » qui a porté la dernière touche à son dernier chef-d’œuvre roule ses pinceaux, les fixe à sa ceinture, entre d’un bon pas dans son paysage et l’on n’aura plus jamais de ses nouvelles58.

27C’est à cette disparition du narrateur qui entre dans son œuvre que renvoie la formule impersonnelle : « on peut rêver59 ». Les Leçons de la rivière met en lumière un enseignement onirique du monde que la culture asiatique a développé60. La Verzasca « réelle » vient se confondre avec une Verzasca « artificielle », tout autant chinoise que suisse, tout autant contemporaine ou passée que future, puisqu’elle peut désormais dépasser les déterminations habituelles de lieu et de temps, et remédier à cette maladie du temps qu’est la mélancolie.

28Sous la plume de Bouvier, la Verzasca se constitue en une forme d’objet littéraire dont l’écrivain va brièvement décrire les procédés de mise en œuvre quelques années plus tard, dans Routes et déroutes. Dans sa narration du monde, Bouvier cherche à « pousser l’esprit d’analogie dans ses derniers retranchements. Donc penser à toutes les formes qu’un événement peut revêtir dans l’expression graphique ou plastique61 ». L’esprit d’analogie qui se fait jour dans la comparaison de la Verzasca aux fleuves de Chine n’est pas un simple acte de langage plaisant. Pour Bouvier, l’analogie se fonde sur un lien universel dont il a fait l’expérience dans sa chair à l’hôpital de Tokyo, en 196562. En pleine déréliction, malade physiquement, il trouve une consolation dans le sentiment – la révélation ? – que le monde est un, malgré son caractère disparate en apparence. Ce phénomène se reproduit ici. L’ouverture du regard sur un au-delà de la rivière, sur ce qu’elle pourrait être (la Chine), sur les gens qu’elle pourrait voir passer (les Chinois de l’époque Song, etc.), débouche sur un présent de l’instant où l’univers apparaît au narrateur tissé de liens, constitué en une « harmonie parfaite63 ». La Verzasca forme alors une « monade harmonique64 » qui permet le rapprochement de réalités séparées dans l’espace et le temps et auxquelles nous n’avons qu’à de très rares occasions la possibilité d’être sensibles :

J’ai le sentiment que le monde est fait d’éléments différents – la lumière, les couleurs, une musique qui vient de près ou de loin, une odeur qui monte d’une cuisine, une présence ou une absence, un silence – et que tous ces éléments conspirent pour créer des monades harmoniques. Le monde est constamment polyphonique alors que nous n’en avons, par carence ou par paresse, qu’une lecture monodique. Et il y a des moments […] où tout d’un coup on perçoit toutes ces harmoniques. C’est-à-dire qu’on entend toutes les voix de la partition au lieu de n’en entendre qu’une, comme à l’accoutumée, parce qu’on vit dans un temps linéaire, qu’on a un passé, un avenir […], ce qui distrait de l’instant présent. Tandis que les Japonais, avec leurs haïkus de dix-sept syllabes, excellent à saisir justement cette convergence65 […].

29Assimilé à une expression musicale, le monde se déroule en une partition dont les silences sont une part indispensable. À ce titre également, les absents, les défunts participent au monde des vivants. Et c’est une des leçons de l’Asie, rappelle Bouvier : le monde est toujours enrichi d’un outre-monde, vivant en harmonie avec ce monde-ci, « parce qu’en Asie vie et mort sont un tout66 ».

30Voir le monde dans cette contemporanéité confronte l’homme occidental à des problèmes insolubles pour lui. Engoncé dans la linéarité du temps, il peine à « décrire des moments de totalité, où les choses rentrent en résonance67 ». Bouvier peut alors exprimer son intérêt pour le haïku, qui « cherche à organiser les fragments et à produire des ensembles en évacuant toute vision unifiante68 ». Il admire sa capacité à exprimer en une forme courte un condensé de temps, à maintenir ensemble vivants et morts, monde et outre-monde. Cela confine à la magie69, et des analogies surgissent en Bouvier entre des textes lus ou des images vues dans les livres et des endroits parcourus, autant d’éléments qu’il associe à la manière de la Verzasca qui, de remous en brumes, convoque la Chine des temps passés. Ces procédés échappent à la raison car « la plupart des liens solides se nouent au-delà de l’intellect et ne s’expriment que rarement dans les livres70 ». L’onirisme des Leçons de la rivière ouvre à un monde magique. Il est élevé au rang de principe heuristique, puisque c’est par son seul truchement que l’on peut connaître ce temps qui défie le bon sens. On peut voir dans la dernière phrase de l’ouvrage une sorte de point culminant. Justement isolée sur la dernière page, elle surgit en instaurant une rupture par rapport à la page précédente, marquée par les modalisations signifiant la fragilité de ce monde du rêve : « on peut rêver », « on peut imaginer », « un vrai mandarin chinois serait comblé71 ». Le virtuel, la visite hypothétique d’un Chinois est à portée de main :

Si donc – et c’est demain – un Chinois vous rend visite, le premier site à lui montrer c’est cette vallée de pierres calligraphiées, et le premier livre à lui mettre en main sont ces photos calligraphiques72.

31Y a-t-il encore une tension entre l’hypothétique « si » et la certitude du présent « et c’est demain » ? On peut supposer que le dernier doute se voit balayé par l’incise. Quoi qu’il en soit, le pont temporel entre le Suisse de 1984, les Chinois morts et à venir et les lecteurs est construit. Dans cette projection soudaine et intempestive vers un futur proche, pour la première fois dans Les Leçons de la rivière semble s’exprimer, toutes choses égales par ailleurs, une chute de haïku. Tel Bashō, le poète voyageur, Bouvier mène à son terme sa mission de passeur. Il importe certes de lier les êtres à travers les espaces que tous ne peuvent parcourir. Il faut également susciter un temps au-delà des déterminations linéaires, un temps où vivants et morts de tous les horizons géographiques puissent se rencontrer.

Conclusion

32Les Leçons de la rivière raconte un « petit voyage » dans l’espace, peu éprouvant physiquement, qui se démarque des grands périples de Bouvier. C’est somme toute un voyage dans le peu que retrace le livre. L’auteur apparaît évanescent comme un fantôme. L’effacement de soi auquel il aspire dans toute son œuvre n’est ici que souffrance, car la transparence acquise dans la mélancolie ne donne que sur des reflets morbides. Quiconque plonge dans le miroir de la mélancolie se noie immanquablement dans le royaume du même empli de souvenirs personnels d’un passé défunt.

33Mais Bouvier parvient, nous semble-t-il, à dépasser la mélancolie, à la mener à une lumière dont elle n’a pas idée. En poussant à ses limites le noircissement de soi et du monde, il parvient, grâce à son regard d’écrivain, à métamorphoser une rivière à la transparence idéale en un cours d’encre. Ce qui intervient là, c’est la conversion du regard mélancolique, qui dépasse les déterminations du mal et transforme l’enfermement dans le deuil en accès à un nouveau regard sur la vie. La Verzasca n’est certainement pas, ou pas seulement, et c’est peut-être là que se trouvent ses leçons, une rivière héraclitéenne dans laquelle on ne se baigne jamais deux fois. Elle chante, comme le dit Bouvier. Elle occupe son pupitre dans l’orchestre du monde, elle laisse entendre sa voix, elle écrit sa partition à la surface du monde. L’eau tropicale transparente ne trouve son sens qu’une fois noircie : ligne graphique, image et monde tout à la fois, elle signifie outre chose.

34La ligne d’encre de la rivière ouvre à Bouvier le monde de l’instant où la mort est défaite, où le deuil est un sentiment infondé. L’impression de vide et de vacuité universelle73 ressentie par le mélancolique n’a pas lieu d’être. Bouvier peut convoquer l’apprentissage de ses voyages précédents en Asie. Il peut susciter à nouveau le sentiment de ce lien qui unit le monde et les êtres qui l’ont peuplé, le peuplent et le peupleront. L’écriture, la lecture, le voyage sont autant d’activités qui permettent de créer ces instants d’éternité fugaces mais salvateurs.

35Pour finir, il convient de rappeler les notes du jeune étudiant de Jean Starobinski. Avant même de se lancer dans l’épopée narrée dans L’Usage du monde, n’aspire-t-il pas à un nouvel humanisme lorsqu’il affirme : « L’Humanisme : c’est non seulement l’homme mesure de toutes choses mais aussi l’homme rattaché à l’homme à travers le temps […]. Cette dernière notion est due aux humanistes européens (Morus, Érasme, Melanchton, etc) plus qu’à l’Italie. On se découvre malgré l’éloignement un fonds commun, un fonds humain74 » ? L’importance de la rencontre d’autres civilisations dans l’espace est certes fondamentale. Mais il faut l’éclairer par une rencontre dans le temps, grâce à l’œuvre et à sa magie qui réunit vivants et morts.