Colloques en ligne

Luc Fraisse

« Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence » (Marcel Proust)

1Machine à remonter le temps de Wells, souvenir involontaire, superposition d’époques, collage de paperoles, simultanéité picturale, figuration médiévale, artiste en communication avec sa postérité, œuvre cyclique et éternel retour, modèle du spiritisme, dissociation temporelle de la personnalité : la possibilité et les conditions d’un voyage dans le temps sont modulées sur tous les registres dans l’œuvre et l’esthétique de Marcel Proust. Cette interrogation multiforme, très hétérogène, peut-elle trouver une unité, propre à nourrir une interprétation cohérente ? S’agit-il d’images purement décoratives, reflet des représentations et modes de pensée de l’époque ?

2À la Recherche du temps perdu est, à sa manière, une Machine à explorer le temps. Si le romancier ne fait guère allusion à cette œuvre d’Herbert George Wells (1866-1946), traduite en 1899 par Henry D. Davray (1873-1944) pour la Société du Mercure de France, une lettre de 1902 mentionne déjà « d’assez mauvais mais très amusants livres d’une sorte de Jules Verne anglais qui s’appelle Wells1 », même si la formule semble surtout s’appliquer à L’Homme invisible, traduit par Achille Laurent chez Paul Ollendorff en 19012. Mais une lettre de 1917 (à l’heure où l’Allemagne et la France se sont engagées dans une Guerre des mondes) considère le téléphone, permettant d’« être relié anachroniquement » à son interlocuteur, comme « une “machine à explorer le Temps”3 ».

3Le déplacement dans l’espace est donc un voyage dans le temps, par quoi Proust contredit, aux côtés de Kant, un Descartes pour qui l’espace est le domaine du corps et le temps la sphère de l’âme, mais aussi son contemporain et cousin Bergson, lequel fustige hautement la confusion de l’espace et du temps, et la déformation de la représentation de la durée qui en résulte :

nous juxtaposons nos états de conscience de manière à les apercevoir simultanément, non plus l’un dans l’autre, mais l’un à côté de l’autre ; bref, nous projetons le temps dans l’espace, nous exprimons la durée en étendue4.

4Bergson le regrette, alors que Proust s’en réjouit, pour qui ces deux catégories de l’entendement demeurent proches et souvent interchangeables. Le narrateur de La Fugitive déclare avec conviction : « Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps5 », après que le romancier avait déclaré au journaliste du Temps, à la veille de la parution de Du côté de chez Swann : « pour moi, le roman ce n’est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps6 ». Tout approfondissement psychologique nécessiterait ainsi un voyage dans le temps.

5Ce que montrent les premières pages de Du Côté de chez Swann, l’ouverture de la Recherche mettant en scène ce dormeur qui, s’éveillant, ne sait dans quelle chambre, donc à quelle époque de sa vie, il se trouve, c’est, soulignait Georges Poulet, que la « recherche du temps perdu » commence par une recherche de l’espace perdu7. » De fait, les épisodes de mémoire involontaire transportent le sujet qui est le théâtre du phénomène peut-être d’abord d’un lieu dans un autre, avant qu’il ne se croie dans une autre époque de sa vie, plus ou moins lointaine. L’homme qui goûte, durant sa vie adulte, à la madeleine, semble vivre dans la grisaille parisienne, au moment où cette sensation gustative le projette dans la fraîcheur poétique de Combray. Et le héros vieilli du Temps retrouvé est renvoyé successivement à Venise par une inégalité de pavés qui rappelle le sol de la basilique Saint-Marc, à Balbec au bord de la mer par le contact d’une serviette empesée, plus récemment en rase campagne par le tintement d’une cuiller sonnant comme le bruit de marteau des employés lors d’un arrêt du train. La perte de conscience du moi présent est rendue encore plus saisissante, de se croire dans une cour d’hôtel à Venise, dans une bibliothèque de salon à Balbec ou dans la campagne, d’être submergé par l’afflux de ces paysages absents que d’être redevenu le moi d’autrefois, le moi de chacune de ces époques rappelées. Oui, n’en déplaise à Bergson, le temps se projette dans l’espace, la durée manifeste son volume dans le champ de l’étendue, et il en résulte, non pas une déformation intellectuelle, mais au contraire la saisie authentique, pour le sujet, d’une vérité à soi-même.

6La mémoire involontaire ménage ainsi au sujet des transplantations d’un espace à un autre aussi spectaculaires que les voyages dans le temps. S’agit-il même d’un voyage dans le temps ? On pourrait le contester en entendant les déclarations finales du narrateur : « Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps », c’est-à-dire « situé hors du temps8 ». Le sujet en effet s’immobilise dans la superposition des époques, plus qu’il ne voyage dans le passé. Le temps est au bout du compte plus annihilé que réellement traversé.

7Reste que Proust fait le choix d’un type de voyage dans le temps bien particulier : ce ne sera pas celui d’un roman historique, trop inféodé à ses yeux à la matière à décrire ; ni l’accès à une utopie, trop opposée à une démarche analytique visant à l’épuisement du réel. Le voyage dans le temps peut ainsi se réduire à un voyage au centre de la personnalité se ramenant lui-même donc à un Voyage autour de ma chambre qui n’aurait que cette formule en commun avec celui imaginé par Xavier de Maistre. « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes9 » : c’est un voyage à l’intérieur de soi-même, à l’intérieur des époques de sa propre vie, où « notre vie d’autrefois » ne se pare de prestige que parce qu’elle eut lieu successivement — et aujourd’hui se présente donc simultanément — « à Combray chez ma grand-tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore10 ».

8Et l’on n’a pas suffisamment prêté attention à l’analogie entre cette situation du dormeur qui s’éveille et le cas, évoqué par Ribot dans Les Maladies de la personnalité, de cet homme hystéro-épileptique dont la vie est compartimentée en six périodes correspondant à des paralysies localisées, si bien qu’en suscitant la paralysie de tel ou tel côté, le sujet se réveille dans telle période de son existence, avec le caractère et les connaissances attachés à cette période, et à l’exclusion des autres : reprenant conscience le 6 mars 1885, il peut, entre des périodes de sommeil, se retrouver comme ici soldat d’infanterie, ou adolescent en 1877, ou employé chez un vigneron en août 1882, ou encore à Bicêtre le 2 janvier 188411. Ainsi le sujet initial de la Recherche ne sait-il d’abord, à chacun de ses réveils, à quelle époque de sa vie il se trouve. Le voyage fabuleux dans le temps se circonscrit dans la sphère d’une seule existence.

9Ce voyage dans le temps d’une personnalité, on peut y reconnaître l’influence de Schopenhauer, dont Proust s’est d’abord imprégné puis résolument détaché. L’idée du philosophe est que la vie de la conscience est faite de fragments relativement distincts, entre lesquels la mémoire peut déambuler, ce qui occasionne le surgissement de cette image déjà préproustienne :

Notre conscience pensante ressemble à une lanterne magique, dans le foyer de laquelle ne peut apparaître qu’une image à la fois ; chaque image, alors même qu’elle représente ce qu’il y a de plus noble, est obligée de disparaître bientôt et de faire place aux apparitions les plus hétérogènes12.

10Décrivant le rapport qu’entretiennent, dans la conscience et la mémoire, la vie vécue et le rêve, Schopenhauer notait par ailleurs :

La vie et les rêves sont les feuillets d’un livre unique : la lecture suivie de ces pages est ce qu’on nomme la vie réelle ; mais quand le temps accoutumé de la lecture (le jour) est passé et qu’est venue l’heure du repos, nous continuons à feuilleter négligemment le livre, l’ouvrant au hasard à tel ou tel endroit et tombant tantôt sur une page déjà lue, tantôt sur une que nous ne connaissions pas ; mais c’est toujours dans le même livre que nous lisons13.

11La page que nous ne connaissions pas désigne, apparemment, dans ce voyage, la visite d’une scène de l’avenir, non encore vécue par le sujet, mais déjà vue. Le dormeur proustien qui s’éveille n’inclut pas dans son expérience un tel cas, mais pour le lecteur associé à ces songeries initiales, les mentions anticipées s’avançant dès ici jusqu’au seuil du Temps retrouvé équivalent littéralement à des pages du livre non encore lues, mais un instant aperçues.

12Ce voyage intérieur dans la durée personnelle vécue ne bénéficie pas du dépaysement mis en scène dans les romans de Wells ou de Jules Verne. Mais à titre compensatoire, il joue sur l’écart de temps entre la scène remémorée et le présent du sujet qui se remémore. L’épisode de la madeleine le pose d’emblée, au moment où le souvenir involontaire va ressurgir :

je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées14.

13La dernière page du Temps retrouvé mettra en scène le héros, parvenu à son âge le plus avancé dans le récit, réentendant la clochette du jardin quand arrivait Swann chez sa grand-tante Léonie, à l’époque de sa petite enfance, ce qui fait redécouvrir au sujet (la syntaxe classique des subordonnées imbriquées mettant cette découverte en valeur) « tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais15 ». Ce voyage si rare et privilégié dans le temps pourrait même presque se mécaniser, quand le héros de l’ultime « Matinée chez la princesse de Guermantes » découvre dans la bibliothèque un exemplaire du roman de George Sand qu’on lui lisait dans son enfance : « si je reprends dans la bibliothèque François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre : François le Champi, et qui le lit comme il le lut alors16 », la phrase en forme d’axiome et l’adverbe antéposé illustrant le principe scientifique, selon lequel les mêmes causes produisent bien les mêmes effets.

14La critique historique affirme volontiers qu’en matière de souvenir involontaire, Proust romancier ne fait qu’enrober d’une mise en scène somptueuse la philosophie contemporaine, qui proposerait, dans la génération précédant immédiatement l’écrivain, exactement la même théorie. De fait, les phrases générales réparties dans la Recherche à ce sujet fleurent bon le ton et l’atmosphère des traités de psychologie que produit son époque. C’est méconnaître toutefois une différence essentielle, entre cette philosophie du souvenir et la théorie mise en scène par Proust, qui est celle-ci. Pour les autres, pour tous les autres, le souvenir involontaire (il n’est pas nommé chez eux ainsi, mais on peut l’y reconnaître à peu près) est immédiatement contemporain du présent de la remémoration. Le souvenir image de Bergson se présente dans les minutes, au maximum dans l’heure, qui suivent les lectures successives d’un poème aux fins de l’apprendre par cœur17.

15Ce qui manque à la philosophie contemporaine, c’est l’hypothèse et la mise en œuvre d’un grand écart, d’un long laps de temps entre sujet se remémorant et souvenir remémoré. La possibilité de cet écart peut être posée de la façon la plus générale, comme ici par Jules Lachelier dans sa thèse sur l’induction lue par Proust, « en mêlant à l’obscure conscience de leur état présent [il est question des mouvements organiques] une conscience plus obscure encore de leurs états passés18 ». Mais ce passé ne remonte jamais bien loin, dans la spéculation contemporaine, comme on le voit à cet exemple d’analogie entre une perception et un souvenir dans le manuel scolaire assimilé par Proust pour préparer le baccalauréat : « Par exemple, je lis un livre ; appelé ailleurs, je reviens au bout d’une heure : si je retrouve le livre ouvert à la même page, je crois à l’identité du livre19 ». Tout est mis à plat, dans la forme comme dans le fond. Le voyage dans le temps reste extrêmement exigu. Il appartient à Proust d’avoir installé ces ébauches d’analyses dans la durée à très long terme d’une existence — et il ne pouvait le faire que par l’entremise d’un roman. Ce n’est pas par esprit de caste que, dans Le Temps retrouvé, le théoricien de la mémoire involontaire ne se recommande que d’écrivains, Chateaubriand, Nerval et Baudelaire20, car l’épisode de la grive de Montboissier dans les Mémoires d’outre-tombe21 met en scène une vaste distance, aussi bien dans l’espace que dans le temps ; et quand le poète du « Balcon » avance : « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses », l’intuition indique au lecteur que ces minutes peuvent se situer sur toute la surface du temps vécu. Comme le remarque Bergson, il arrive aux écrivains d’avoir exprimé bien à l’avance ce que codifieront plus tard les philosophes.

16Une théorie toute contemporaine de Proust, et qu’il a partiellement connue, invite à repenser le voyage dans le temps, se liant au déplacement dans l’espace : on a reconnu la théorie de la relativité d’Einstein. Proust se voit associé à Einstein par la critique journalistique à partir de mars 192022, et souhaiterait dès lors que La NRF se fasse davantage l’écho de la théorie de la relativité23. Il questionne un scientifique, le mathématicien Camille Vettard24, pour « savoir quels sont ces livres de Sciences qui ont renouvelé votre vision des choses25 ». Paul Souday, peu favorable à Proust, ne l’en appelle pas moins « un Einstein de la psychologie romanesque26 », ce dont le romancier le remercie vivement27. L’écrivain signale à Jacques Rivière que Bergson « est tellement absorbé dans Einstein qu’il en a renoncé à ses cours28 » ; le philosophe devait en effet publier, l’année suivante, qui est la dernière de Proust, Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein29. Proust confie enfin à un autre ami scientifique, Armand de Guiche :

Que j’aimerais vous parler d’Einstein ! On a beau m’écrire que je dérive de lui, ou lui de moi, je ne comprends pas un seul mot à ses théories, ne sachant pas l’algèbre. Et je doute pour sa part qu’il ait lu mes romans30. Nous avons paraît-il une manière analogue de déformer le Temps. Mais je ne puis m’en rendre compte pour moi, parce que c’est moi, et qu’on ne se connaît pas, et pas davantage pour lui parce qu’il est un grand savant en sciences que j’ignore et que dès la première ligne je suis arrêté par des “signes” que je ne connais pas31.

17Proust en est donc réduit à la vulgarisation de la théorie par la presse. Il n’a pas dû manquer l’évocation du savant par son ami Robert de Flers, dans Le Figaro du 14 décembre 191932, qui mentionne « les hypothèses d’un savant suisse, Einstein, qui, depuis 1905, soutient qu’il n’y a pas d’éther, que le temps général ou absolu n’existe pas, et que la notion d’espace prise isolément n’a aucun sens ». Le meilleur résumé de la question, quoique fortement teinté d’ironie et de moquerie, serait à extraire d’un article de Gaston Rageot intitulé « Le jeu des symboles33 », qui argumente comme suit : « le temps et l’espace ne sont ainsi que les propriétés changeantes et les aspects mobiles de l’univers », ce qui amène le physicien « à modifier pour chaque objet l’écoulement même du temps, selon l’espace dans lequel se déplacent ces objets et la vitesse de cette translation ». Et l’astronome François Lancelin, dans un écho sur « La loi de gravitation universelle et la théorie d’Einstein34 », rappelle qu’« Einstein considère le temps comme intimement lié à toutes les coordonnées de position qui déterminent le phénomène ou l’événement étudié. C’est la fameuse conception de “l’espace-temps” ».

18Sodome et Gomorrhe II est mis en vente le 29 avril 1922. Cette épaisse section publiée en trois volumes, la quatrième de la Recherche, comprend, durant le second séjour à Balbec, un passage sur les randonnées aux alentours de la station normande, dont l’aspect se trouve modifié par les trajets avec Albertine en automobile qui ont remplacé les promenades en calèche de Mme de Villeparisis durant le premier séjour d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Le narrateur en induit une remarque très einsteinienne : « Les distances ne sont que le rapport de l’espace au temps et varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons à nous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L’art en est aussi modifié, puisqu’un village qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin dans un paysage dont les dimensions sont changées » ; ce qui est rapproché des lois mathématiques, cette découverte étant jugée aussi étonnante qu’« apprendre qu’il existe peut-être un univers où 2 et 2 font 5 et où la ligne droite n’est pas le chemin le plus court d’un point à un autre35 », les journaux de l’époque expliquant à satiété, sous forme simplifiée, la conception de l’espace courbe.

19La leçon à tirer de la relativité d’Einstein est qu’une accélération dans l’espace suffit à créer un voyage dans le temps, la vitesse exerçant aussitôt une emprise sur la durée, qui se trouve contractée. Voyage original dans le temps, c’est-à-dire non dans le passé de l’histoire ni même le futur de la science-fiction, mais dans le présent immédiat, puisqu’il suffit d’une intervention dans la catégorie de l’espace pour exercer une pression, bouleversant l’insertion commune dans la chronologie, sur la catégorie du temps.

20Mais Proust étant un romancier, il incorpore de façon plus originale et intime le principe de la relativité à la construction d’un roman. C’est en effet l’évolution de ses personnages qui combinera deux mouvements solidaires, puisqu’en même temps que, de plus jeunes, ils deviennent plus âgés, ils apparaissent, devant leur observateur — le héros —, de moins connus à mieux connus. Dans ce même volume de Sodome et Gomorrhe réapparaît le baron de Charlus, dans la gare de Doncières : et cependant que le héros mesure « à quel point il avait vieilli », sa rencontre avec le violoniste Morel révèle plus profondément sa nature d’inverti36. Deux rotations se trouvent ainsi imbriquées : au temps du vieillissement se superpose, ou mieux se combine celui de l’évolution d’une pensée, d’une connaissance.

21De la mémoire involontaire à l’évolution d’une personnalité et à la constitution d’un espace-temps, sont engagés toute une série de voyages dans le temps, au cours de la Recherche du temps perdu. Mais des voyages dans le temps dont l’essentiel n’est peut-être pas l’époque atteinte, du passé ou dans le moi37, mais leurs modalités romanesques. La déambulation de la pensée dans des parties plus ou moins hétérogènes de son existence nécessite une narration de type stroboscopique38, c’est-à-dire, comme au temps de la naissance du cinéma, par clichés, par images successives dont il s’agit de faire sentir la succession sans rechercher nécessairement le fondu enchaîné. À cet égard, la projection des plaques de lanterne magique, suivant immédiatement les réveils du dormeur au seuil de Du côté de chez Swann, offre la première figuration artistique de cette exigence, montrant quelle sorte de forme d’art serait propre à mettre en œuvre et en scène ce type de voyage dans les compartiments du moi au fil de son passé. Il en résulte une syntaxe de la narration39 qui retrouve les particularités et ressources de la figuration médiévale, notamment celle, dans les cathédrales, de la sculpture sur pierre et de la peinture sur vitraux.

22Pour le héros adolescent qui rêve de voyages dans les villes d’Italie, « le nom de Florence » est imaginé « divisé en deux compartiments », c’est-à-dire juxtaposant deux scènes distinctes dont l’enfant est semblablement le centre40. Une version préparatoire de ce passage évoquait d’anciennes figurations dans lesquelles « les vieux maîtres montraient à un moment différent de l’action, encore en train de dormir par exemple, le même personnage qu’on voit dix centimètres plus loin et une heure plus tard montant à cheval41 ». La différence d’activité, de moments et de lieux serait minime, si l’événement principal n’était ici le voyage dans le temps de la narration, temps mis en valeur par cette juxtaposition. Le texte définitif invoquera « certains tableaux de Giotto eux-mêmes qui montrent à deux moments différents de l’action un même personnage, ici couché dans un lit, là s’apprêtant à monter à cheval42 ».

23Un même personnage à deux moments différents de l’action : telles sont les positions du héros et du narrateur de la Recherche, par la superposition desquels toute la narration constitue un voyage dans le temps ; regards croisés, l’un prospectif, l’autre rétrospectif, l’un s’interrogeant, l’autre ayant répondu, l’un attendant vainement l’éclosion de sa vocation littéraire, l’autre étant en train de l’accomplir. Il en résulte une structure où le voyage dans le temps se développe dans les accidents de la narration. Il en résulte d’abord, au début de Du côté de chez Swann, l’apparition de celui que Marcel Muller43 appelle le sujet intermédiaire, puisqu’il a vécu la majeure partie des époques composant le cycle romanesque, sans avoir encore commencé à écrire, tels le dormeur qui s’éveille ou l’homme goûtant à la madeleine ; ici le voyage dans le temps s’arrête un moment dans un no man’s land de milieu de vie, insituable entre deux zones obscures.

24Et les deux instances de la narration ne cessent de jouer ensemble et de se déjouer dans le temps. Le héros peut encore déclarer à Albertine, dans La Prisonnière, « je ne suis pas romancier44 », mais pourtant dans le même volume, il aura écrit des versions au moins préparatoires d’« Un amour de Swann », puisque le narrateur peut rapporter :

J’ai trouvé une fois Françoise ayant ajusté de grosses lunettes qui fouillait dans mes papiers et en replaçait parmi eux un où j’avais noté un récit relatif à Swann et à l’impossibilité où il était de se passer d’Odette45.

25Les boucles des deux parcours se croisent et se chevauchent : dans Le Temps retrouvé, le héros revient de sa maison de santé deux fois, dans Paris en guerre, en 1914 puis 1916, alors que le narrateur avait déjà dû advenir pour produire le texte de Du côté de chez Swann, paru en 1913. Mais le héros lui-même devenu narrateur produira-t-il le texte de Du côté de chez Swann ? Tout est fait pour que l’on croie qu’au sortir de la matinée finale, il rentre chez lui pour écrire : « Longtemps je me suis couché de bonne heure ». Mais les descriptions que donne le narrateur du livre à écrire par le héros finissent par donner l’impression, si on les regarde de près, que le héros s’appuiera sur le livre du narrateur, incontestablement écrit et en train de se clore, pour écrire désormais un autre livre — le sujet de la Recherche étant l’avènement d’un Livre, au seuil duquel le récit s’arrête46.

26La composition de la Recherche, étalée sur une quinzaine d’années, et beaucoup plus si l’on considère les écrits antérieurs, comme Jean Santeuil, partiellement assimilés par le grand-œuvre final, introduit ici un voyage dans le temps auquel on ne s’attendrait pas, parce qu’il se déroule dans le temps même de la création. Même si Proust dogmaticien ne le reconnaîtra pas, l’œuvre se transforme, au fil des années et sous sa main. Les cent cahiers conservés à la Bibliothèque nationale en attestent. Or, les fameuses paperoles ne résultent pas seulement d’ajouts à une première version, d’augmentations de dernière heure. Souvent aussi, l’écrivain architecte est amené à pratiquer ce que les bâtisseurs appelleraient le remploi, c’est-à-dire qu’il récupère des morceaux de facture parfois très ancienne, pour les adapter à des contextes parfois très tardifs. Des pages entières sont assez souvent découpées de cahiers appartenant aux premières années de la composition (1908-1910), et transférées au moyen d’un collage dans des cahiers de mise au net, à moins que leur matière ne soit recopiée dans les marges, et au-delà sur les paperoles.

27Le problème qui se pose alors est que ces paragraphes appartiennent à un contexte imaginé autrefois, bien différent de la situation romanesque actuelle. La conversation avec Albertine dans La Prisonnière sur les phrases types47 chez divers écrivains intègre la « conversation avec maman » qui fut à la source de Contre Sainte-Beuve48, et Proust reprend, pour la fin du même volume où le héros, s’éveillant lentement, est sur le point d’apprendre que « Mademoiselle Albertine est partie », des fragments sur les bruits de la rue appartenant à des ébauches extrêmement anciennes, contemporaines de la naissance de l’œuvre49. Force est alors, tout en gardant les phrases, d’apporter sur les passages transférés une pluie de modifications propres à les réorienter vers cette logique nouvelle, parfois même en raison du changement des personnages en présence. Ici, on voit que l’œuvre est une machine à voyager dans le temps, non en remontant les siècles, non en abordant à une époque et un séjour utopiques, mais dans le temps de la création. Expérience que le créateur garde pour lui, car il est bien le seul à connaître les données d’un tel parcours, qui constitue un dialogue avec lui-même, lui-même écrivain à deux époques de sa composition.

28Il est sans doute un seul voyage dans le temps qui, chez Proust, s’apparente au voyage utopique — quand s’ouvre la porte de la révélation artistique, puis de la vocation. Car c’est un voyage vers un lieu-temps que l’on ne verra pas, vers un avenir qui n’est plus potentiellement à vivre, dans une création se situant au-delà de la sphère de l’existence, comme entre terre et ciel, ce que donne à voir et à entendre le narrateur de La Prisonnière, à l’audition du septuor de Vinteuil :

Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles50.

29Ce voyage semble bien un voyage dans l’espace, c’est-à-dire dans la catégorie de l’espace, mais aussi dans l’espace interstellaire — d’un univers à l’autre, d’une étoile à l’autre —, espace dont l’artiste est déjà, avant Saint-Exupéry, le petit prince. Mais la reprise à valeur d’épanorthose réoriente le voyage vers le temps, véritable voyage devenant synonyme de bain de Jouvence (les deux expressions étant concaténées par l’instauration d’un rythme proche du bercement). Si le seul véritable voyage est un bain de Jouvence, c’est qu’il s’agit d’un voyage dans le temps qui, contrairement au parcours dans l’espace, prend la durée vécue à rebours, et procure une régénération du sujet ; un voyage qui s’immobilise au pays de la fontaine de Jouvence, dans un Éden sans lieu ni époque.

30L’enchaînement des images précise son sens dans un certain nombre de contextes philosophiques. La réflexion du narrateur sur le septuor de Vinteuil vient de prendre un tour ostensiblement platonicien :

Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même […]. Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun d’eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec elle51.

31Voici par exemple comment les professeurs de Proust étudiant de la Sorbonne, Paul Janet et Gabriel Séailles, expliquent et condensent la théorie de la réminiscence, dans leur très complet manuel destiné à l’examen de licence (nous soulignons les éléments qui font écho à la phrase de La Prisonnière) :

La vie présente est une chute, une déchéance. Le souvenir de la patrie céleste est obscurci en nous, il n’est pas mort. Quand nous voyons ici-bas dans l’ordre de la nature l’image de l’ordre rationnel que nous avons jadis contemplé, les ténèbres se dissipent et soudain nous retrouvons dans notre esprit l’idée qui y vivait d’une vie latente. La science est une renaissance à la vie véritable. Savoir, “c’est se souvenir de ce que notre âme a vu dans son voyage à la suite des dieux, alors que, dédaignant ce que nous appelons improprement des êtres, elle élevait ses regards vers le seul être véritable” (Phèdre)52.

32Par ailleurs cependant, l’idée de voler d’étoiles en étoiles, parce que seul l’art permettrait de voir l’univers avec les yeux d’un autre, est redevable à La Monadologie de Leibniz (au programme du baccalauréat, rappelons-le, à l’époque de Proust, dans les années 1880), qui se trouve ici dépassée au prix d’une exception, car en principe et fondamentalement, « les Monades n’ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose puisse entrer ou sortir53 ». Mais c’est à ce point de vue que chaque regard d’artiste porte en lui tout un univers, car la monade est « un miroir vivant perpétuel de l’univers54 », « chaque monade créée représente tout l’univers55 ». C’est à ce point de vue que voir l’univers avec les yeux d’un autre relève du miracle, celui de l’art. Encore intervient-il chez Leibniz ce principe compensatoire de « l’harmonie préétablie entre toutes les substances, puisqu’elles sont toutes les représentations d’un même univers56 ».

33Mais au-delà de ces héritages philosophiques engrenés l’un dans l’autre, on aperçoit que si l’art est une machine à voyager dans le temps, c’est en raison de son itinéraire autotélique : il ne s’agit pas d’aller vers d’autres paysages, ce qu’accomplirait un voyage dans l’étendue, mais d’opérer sur soi-même un traitement de Jouvence, où la régénérescence donne accès à l’authenticité. Pour voler « d’étoiles en étoiles », il ne s’agit pas chez Proust de voyager De la Terre à la Lune comme dans le roman de Jules Verne57 que n’évoque d’ailleurs jamais l’auteur de la Recherche, « de traverser l’immensité58 », mais d’engager un voyage sans paradoxe inétendu où toutes les facettes du moi et de l’univers se retrouvent co-présentes à elles-mêmes.