Colloques en ligne

Luigi de Poli

Et si Dino Buzzati avait peint Le Désert des Tartares ? Temps, récit et peinture

1En 2013, sous le titre Storie dipinte di Dino Buzzati (Histoires peintes de Dino Buzzati) paraissait, à Milan, aux éditions Mondadori1, un livre-catalogue présentant cinquante-trois tableaux peints par l’écrivain. Si l’on connaît l’œuvre écrite de Dino Buzzati, son œuvre picturale n’a pas eu l’écho qu’elle méritait, alors que lui-même avait placé son travail de peintre au-dessus de son travail d’écrivain ; c’est ce malentendu qu’il dénonce en 1967 :

Le fait est que je me trouve victime d’un cruel quiproquo. Je suis un peintre, qui, par loisir, pendant une période malheureusement trop longue, a été également écrivain et journaliste. Le monde croit au contraire que c’est l’inverse et par conséquent, il ne « peut » prendre mes peintures au sérieux2.

2C’est l’examen du tableau Allons enfants de la Patrie3 qui met le regardeur sur la piste du peintre-écrivain. Cette œuvre fut exposée pour la première fois en 1958, à la galerie « dei Re Magi » à Milan, avec trente autres tableaux de Buzzati.

3Qui est Dino Buzzati en 1958 ? Un écrivain comblé, dont le roman Le Désert des Tartares connaît un succès international, et qui a obtenu le prix Strega (l’équivalent du Goncourt) pour le recueil de nouvelles Sessanta racconti. Il est aussi un journaliste reconnu, et s’occupe notamment de la rubrique artistique dans le Corriere della sera. Ses œuvres théâtrales sont adaptées par les plus grands metteurs en scène, comme Giorgio Strehler et Albert Camus.

4En 1958 par ailleurs, l’Europe est au cœur de la guerre froide ; la peur du conflit atomique est dans tous les esprits, et ce n’est pas un hasard si le thème de la guerre et de l’héroïsme parcourt toute l’œuvre écrite et picturale de notre artiste. Ce thème est présent en particulier dans Allons enfants de la Patrie, et nous montrerons de quelle manière ce tableau regroupe par sa figuration et ses détails tous les éléments narratifs du Désert des Tartares4. Notre hypothèse est celle-ci, que l’œuvre picturale reprend à son compte, avec ses moyens propres, la temporalité narrative du roman. Allons enfants de la Patrie est un tableau qui tient à cœur à l’artiste, qui, en 1961, lors d’un vernissage, la commente dans une courte vidéo5. Interrogé par un journaliste, Buzzati s’arrête sur son tableau et affirme que celui-ci retrace « [u]n épisode [...] rigoureusement historique : Napoléon qui se présente avec ses hommes devant la plaine du Pô, et devant il y a les morts qui lui marquent la route6 ». On ne peut procéder à l’analyse du tableau sans l’associer à la didascalie7 qui l’accompagne, car ce texte, s’il a le mérite d’introduire du temps (en l’occurrence futur) dans l’image, entre étrangement en contradiction avec la représentation qu’il est censé appuyer :

– Voilà les gars – dit Napoléon – les riches terres d’Italie qui vous attendent, avec des saucisses, des truffes, du bon vin, des filles appétissantes et faciles, des réceptions et des soirées dansantes. Naturellement, certains y laisseront leur peau8.

5Plusieurs éléments peuvent être mis en évidence. Signalons d’abord que le choix du nom Napoléon pour désigner l’officier sur le piton rocheux est historiquement inexact, puisque lors de la première campagne d’Italie, le jeune général n’était pas encore devenu le Premier Consul, et encore moins le Napoléon impérial : il est « tout simplement » le général Bonaparte. C’est sans doute le Napoléon des grandes guerres de l’Empire que Buzzati veut rappeler à notre mémoire, par antonomase, au mépris du respect historique. Notons ensuite la gradation dans l’ordre des plaisirs promis par la conquête : en effet, on passe des satisfactions primaires (la nourriture, les relations sexuelles) aux plaisirs raffinés (réceptions et soirées dansantes). Ce niveau de langage tranche avec la fin du discours, et notamment avec l’expression presque triviale « certains y laisseront leur peau » ; mais ce manque de solennité tient peut-être à ceci, que la mort au combat fait partie des risques ordinaires du métier. Le « naturellement » vient déranger le programme des festivités, il a la fonction de modélisation que le mot eppure (et pourtant) assume souvent dans les nouvelles de l’écrivain ; en outre, il marque le renversement de perspective. Le texte de la didascalie aurait pu se trouver inséré dans le tableau, comme cela se produit souvent chez Buzzati, mais ici, ce texte est placé comme une bulle hors-champ, et cette disposition accentue la dissociation à la source de l’esthétique voulue par l’auteur. Ainsi disposée, l’exhortation napoléonienne – peu importe qu’elle soit ou non historiquement exacte – est mise à distance, temporellement et spatialement, de la « scène » représentée par la peinture. Prononcée au début de l’aventure, cette exhortation crée une attente, puisque l’action militaire est reportée à l’aube du lendemain ; cependant, cette attente est fictive, car la conclusion de l’expédition se trouve déjà énoncée dans le tableau, dans la partie supérieure où triomphent les Esprits des soldats morts au combat. Le tableau nie donc la temporalité proposée par la didascalie, dans la mesure où il juxtapose deux scènes qui ne sont nullement simultanées, et qui ne cessent d’être contradictoires que si elles sont séparées par un intervalle de temps.

6Contemplons le tableau en gardant à l’esprit les propos de Buzzati : « Un épisode, comme on le voit, rigoureusement historique : Napoléon qui se présente avec ses hommes devant la plaine du Pô ». Nous ne pouvons être dupes de cette affirmation paradoxale, car une représentation « rigoureusement historique » aurait mérité un Bonaparte plus entier, une plaine du Pô verdoyante, les drapeaux tricolores de la République. Or le général est ici à peine suggéré, et son régiment est réduit à l’expression la plus anodine ; en outre, force est de constater que nous n’avons pas devant les yeux la plaine du Pô, mais une étendue désertique et jaunâtre. Ce qui marque le plus le regard du spectateur demeure ce ciel aux teintes de plomb et aux nuances sombres qui occupe les trois quarts supérieurs du tableau. On serait tenté de dire que le souci historique n’est qu’un prétexte pour représenter autre chose, ce quelque chose de plus personnel qui ferait l’originalité de la peinture buzzatienne. Quel est ce monde céleste qu’a voulu nous montrer le peintre ? Que représentent ces longues figures fantomatiques qui s’imposent au regard ? Notons que ni le titre de l’œuvre ni les mots de l’officier à ses soldats n’épuisent l’image proposée par le tableau ; ils la compliquent au contraire, l’ouvrent à une autre temporalité, la bousculent pour instiller dans le regardeur un moment d’hésitation et, surtout, un retour par la pensée aux paysages du Désert. Notre officier au sommet du piton, pourrait-il cacher la figure de Drogo, le lieutenant du roman ? Mais dans ce cas, où se trouve la forteresse ?

7Apparemment, la forteresse est absente du tableau ; toutefois, un examen attentif permet de déceler une architecture dans la masse pierreuse sur laquelle se trouve le régiment. En effet, ce piton rocheux, surgi de nulle part, possède la forme d’une tour d’observation, et, ce qui est plus convaincant, la façade se trouve percée de taches sombres et régulières dessinant sur la paroi une suite de fenêtres, comme si une assimilation était suggérée entre la montagne et une forteresse militaire. Nous avons remarqué qu’une semblable assimilation « forteresse-montagne » se retrouve dans la toile intitulée Piazza del Duomo di Milano (Place du Dôme à Milan) et dans d’autres tableaux de Buzzati. Cette assimilation est encore plus évidente dans une page du Poema a fumetti (Poème-bulles) dans laquelle une paroi montagneuse est représentée comme percée de fenêtres9.

8L’officier au sommet de la tour-piton indique de son bras un horizon lointain. Cet horizon est celui qui attend demain les soldats, c’est le lieu de la rencontre avec le désert et la gloire. Rien n’est précis dans cet horizon, tout est vaporeux et sans âme. L’oxymore est patent entre le discours d’un futur glorieux, la promesse d’un paysage édénique et la représentation aride proposée au spectateur. Ces montagnes orange, tout au loin, ne sont-elles pas celles d’un autre monde possible ? Les longues bandes jaunâtres qui fuient vers l’horizon indiquent la route à suivre sur le chemin de la gloire. Rappelons un passage du Désert, lorsque Drogo, l’officier, se trouve avec sa garde à la Nouvelle Redoute ; il est au sommet d’un cône rocheux qui surplombe la plaine des Tartares. De là, le fort semble un très long mur, un simple mur sans rien derrière. Depuis ce promontoire, Drogo peut mieux voir la plaine :

il pouvait la voir tout entière, jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon, là où stagnait l’habituelle barrière de brume. C’était une sorte de désert, pavé de rochers, avec çà et là des buissons bas et poussiéreux [...] et les soldats avaient instinctivement tendance à regarder vers le nord, vers la plaine désolée, sans vie et mystérieuse10.

9La plaine représentée dans le tableau n’est pas une étendue uniforme. Elle est comme divisée en longues bandes d’un jaune différent et balisée par des pieux et des croix. Ce sont à la fois les routes que devront suivre les soldats et le parcours symbolique balisé par la mort de toute aventure humaine : il y a ainsi une dimension proleptique, donc temporelle, dans le tableau, mais elle contredit partiellement la narration (succincte) proposée par la didascalie.

10Forteresse, plaine, route, couleur jaune, tous les éléments-clés de la poétique de notre peintre-écrivain sont dans cette image. Le regardeur se trouve alors devant une œuvre que l’on peut qualifier de tableau « impossible » ou absurde, car il voit un Napoléon que rien n’identifie et qui pourrait être un officier quelconque d’une armée anonyme ; et il voit une plaine jaune qui a toute l’apparence d’un cimetière, et qui est pourtant censée être la plaine du Pô. Au-dessus de cette plaine, un espace « irréel » (celui que peuple le régiment des Esprits) est traité sur le même plan expressif. C’est pourquoi cet irréel du régiment des Esprits peut être compris comme un réel symétrique à celui du régiment sur le piton-forteresse. D’où l’absurdité apparente de ce tableau où, pour le regardeur, il est difficile de faire l’union entre les deux mondes, celui de l’espoir et celui du réel. Pour le héros buzzatien, le temps présent n’existe donc pas ; hésitant entre passé et futur, sa vision du réel se trouve toujours en décalage. Ce balancement entre plusieurs temporalités, cette hésitation entre deux mondes, cette imprécision de la frontière entre le récit et la fable sont caractéristiques du fantastique propre à Buzzati, même si celui-ci recourt parfois à l’intrusion d’éléments surnaturels comme cette troupe d’Esprits s’étirant sur les deux tiers du tableau.

11Ces figures blanches en longue traîne dans le ciel, nous les retrouvons également dans le tableau Permette, signorina ? (Vous permettez, mademoiselle ?), qui date de la même période qu’Allons enfants. On retrouve également ces figures dans un dessin inséré à la fin du récit Le Laisser-passer11, où le protagoniste tente d’entrer dans une cité symbolique, celle des peintres ; pour cela, il lui faut un ticket, un laisser-passer, sinon il sera renvoyé dans la zone des écrivains, des « unidimensionnels ». À la fin du récit, on le chasse en l’insultant, et le dessin de Buzzati représente les exclus de ce monde sous la forme d’une troupe de fantômes dans le ciel, troupe très proche de celle représentée dans Allons enfants. Or il y a un passage du Désert où cette troupe est signalée. Alors que le jeune lieutenant hésite, voici ce qu’il voit :

les murs, déjà assiégés par la nuit, s’élevèrent lentement vers le zénith, et de leur extrême limite, bordée de bandes de neige, commencèrent à se détacher des nuages blancs, à la forme de hérons, qui naviguaient dans les espaces sidéraux […]. Et du Nord, du Septentrion invisible derrière les remparts, Drogo sentait peser son destin12

12Il sera encore plus émouvant de retrouver ces « formes » dans les dernières pages écrites par Dino Buzzati, quelques jours avant sa mort (il décédera le 28 janvier 1972). Dans Le régiment part à l’aube, le narrateur a reçu son ordre de départ :

En se passant une main sur la joue, il y sentit soudain des rides. Il leva par hasard les yeux. Dans le ciel transparent de cette fin d’après-midi, à une hauteur incroyable, passaient en formation serrée des dizaines et des dizaines de curieuses mécaniques blanches, immenses, en forme de crânes, d’œufs, de clepsydres. Vers quelle destination13 ?

13Le lecteur retrouve dans ce passage une description de la troupe de ces nuages blancs, immenses, en forme de crânes. Notons que ce ne sont pas les soldats réels qui portent les drapeaux ou les étendards, mais les Esprits, comme si, dans une inversion fantastique, ils constituaient l’armée réelle. L’un d’entre eux a même une trompette triomphante. Alors que le régiment des « Français » est tracé dans sa rigidité sévère, les Esprits de ces mêmes soldats sont représentés triomphants dans le ciel ; leurs postures sont élégantes, et ils suivent un mouvement ascendant. Ils ont clairons et galons, ils sont comme en gloire, un peu comme le sera Drogo dans les derniers moments de sa vie. Le tableau reprend donc la leçon de morale temporelle inscrite dans le final du Désert: le soldat, l’homme en général, ne peut trouver la vraie victoire que dans l’expérience de la mort.

14Quel est ce paysage de la plaine, sinon le paysage mental qui obsède Dino Buzzati depuis 1944 ? Quelle est cette étendue jaune, sinon l’image onirique du désert dans Le Désert des Tartares ? Les soldats vont quitter le lieu connu du piton-forteresse pour se diriger vers l’horizon du Nord, vers l’inconnu représenté par les monts orange tout au loin. Les routes suggérées par les lignes sont le symbole d’un itinéraire existentiel, avec ses étapes et ses épreuves. Toutefois, il convient de noter que le plan des Esprits est perpendiculaire au plan des bandes jaunes, et que le regardeur se trouve placé juste en face de ces routes, comme si Buzzati avait voulu rappeler à tous ceux qui contemplent son tableau que cette route jaune balisée par des croix est celle qu’on ne peut pas ne pas prendre. On comprend mieux alors la raison de cette représentation en « réduction » de Bonaparte et des soldats relégués dans le coin gauche. Le tableau Allons enfants prend une dimension tragique universelle, et cela donne une tout autre approche de l’œuvre : celle-ci prend la forme d’un « avertissement » et, assumant une temporalité proleptique, devient une sorte de memento mori14.

15L’analyse d’une autre toile de Buzzati confirme la forte cohérence qui lie la didascalie et l’image dans l’œuvre peinte et révèle les thèmes récurrents présents à la fois dans les tableaux et dans les pages de notre peintre-écrivain. Il s’agit de l’une des premières œuvres du peintre, réalisée en 1952, et intitulée Piazza del Duomo di Milano15. De façon surprenante, la didascalie de l’œuvre reprend mot pour mot un texte du guide du Touring Club. Le temps est d’abord le temps historique de la construction de la cathédrale, en 1861, mais il est aussi cet éternel présent du guide touristique. Le titre donné à l’œuvre, Place du Dôme à Milan, et le texte de la légende apparaissent pour le moins incongrus eu égard à l’image de la ville que nous propose le tableau. Aucun élément ne relie les deux supports. Les deux « réalités », celle du texte et celle de l’image, ne correspondent pas, se contredisent même. Cette place, « centre d’une vie citadine animée », est devenue un pâturage où les êtres vivants sont réduits à des dimensions lilliputiennes, le regardeur devenant du même coup un nouveau Gulliver. L’effet de l’image est celui d’une réalité cauchemardesque qui pourrait être celle de Milan vitrifiée après un désastre nucléaire : ici, le temps qui se glisse dans l’image est celui de l’anticipation.

16La didascalie reste une présentation froide, officielle, une sorte de doxa, censée représenter une réalité admise par tous et, par conséquent, aux antipodes de cette réalité personnelle et fantasmagorique que propose Buzzati. Quelle est la fonction d’une telle légende ? Qu’apporte-t-elle à la vision de l’image ? Pour le regardeur, la lecture de la didascalie trouble le message du tableau car nous sommes renvoyés, de facto, à une réalité différente, toute prosaïque. De cette confrontation naît peu à peu dans notre esprit une image nouvelle provoquée par un effet de surimpression ou de fondu enchaîné. Le hiatus spatial se double d’un choc temporel, puisque temps et espace se trouvent expulsés de leurs normes et de leurs mesures habituelles. Un tel effet « télescope16 » – entendez une telle réunion de plusieurs temps hétérogènes dans un même espace de réception et de perception – se retrouvera dans d’autres toiles des Storie dipinte.

17Lorsqu’on regarde le tableau indépendamment de la didascalie, comme l’ont fait plusieurs critiques picturaux, on peut apprécier les couleurs, l’atmosphère onirique suscitée par la toile ; toutefois, dans les aller-retours entre texte et image, le regardeur parvient à une nouvelle dimension faisant naître, en même temps qu’un doute sur la réalité première, une dimension poétique nouvelle17. Il est donc regrettable que les galeristes aient, la plupart du temps, présenté les tableaux de Buzzati sans les légendes qui les accompagnent, tronquant du même coup le sens de l’œuvre : car c’est justement de la juxtaposition des deux médiums, du choc entre le texte et l’image, que naît la nouveauté poétique et temporelle buzzatienne. Oublier la légende, c’est se limiter au seul plaisir rétinien procuré par l’œuvre, car c’est bien le texte qui tient la clé, c’est lui qui déclenche le processus intellectuel de superposition des temporalités et qui fait naître l’absurde.

18Comme il le fait pour ses récits, Buzzati s’appuie dans Allons enfants et dans ses autres toiles sur des données de fait, il part d’éléments de notre mémoire, et l’aspect hallucinatoire se développe par la mise en opposition entre un « réel » et sa projection fantasmée dans le ciel gris. Ce hiatus s’impose aussitôt au regard du spectateur, qui assiste à l’intrusion soudaine du monde de l’au-delà dans le monde normal, du monde futur dans le monde présent. Cette intrusion par effraction du surnaturel dans le monde naturel, de l’anticipation dans le « réalisme historique », reste l’un des éléments constitutifs du fantastique buzzatien18. Ce fantastique nie les catégories fondamentales de l’expérience humaine (temps, espace...), il mêle des signes de différentes natures et les lie par des rapports de co-présence, de dérivation, engendrant ainsi une contamination des codes (notamment temporels).

19La peinture de Buzzati intègre une poétique absolument personnelle sans céder à la tentation d’expérimentations visuelles révolutionnaires et sans suivre les courants du XXe siècle. Les dessins ou les toiles de notre artiste ne cherchent pas à procurer un plaisir rétinien, ni à provoquer le bourgeois ; elles ne sont pas non plus « décoratives », mais elles font appel à notre intelligence et à notre culture. La didascalie donne tout son sens au renversement buzzatien ; elle place la représentation dans une fausse actualité historique pour mieux atteindre à la temporalité universelle de l’artiste. Ces deux éléments instituent comme une frontière invisible entre l’écrit et l’image, mais une frontière sur laquelle Buzzati place son spectateur, afin que, continuellement, il aille d’un monde à l’autre, expérimentant, par un effet de fondu enchaîné, les registres temporels et culturels les plus étendus et les plus disparates. Buzzati nous place ainsi à la frontière de deux langages et de deux temporalités, pour mieux nous faire approcher de son monde intérieur.