Colloques en ligne

Christian Jouhaud

Retour à Loudun

1À la page 15 de La Possession de Loudun, on trouve un intertitre : « Visiter Loudun » (à l’infinitif), suivi de cette phrase : « Aujourd’hui encore, visitez Loudun (impératif), maintenant privée des deux tiers de ses habitants, recroquevillée sur elle-même, serrant dans ses ruelles trop d’absents et trop de fantômes »1. Un lieu a traversé le temps à la fois identique à lui-même et changé : l’impératif continue à nous dire d’aller y voir, quoi ? De l’absence et des fantômes. Avec cette certitude : ce qui peut se dire de ce qui a eu lieu là ne peut se séparer de ce lieu. Force de l’expression avoir lieu pour un événement. Pourtant le livre s’ouvre sur un constat formulé à un niveau de généralité bien plus élevé, où la spécificité d’un lieu donné n’intervient pas mais une opposition entre « d’habitude » et temps de crise :

D’habitude, l’étrange circule discrètement sous nos rues. Mais il suffit d’une crise pour que, de toutes parts, comme enflé par la crue, il remonte du sous-sol, soulève les couvercles qui fermaient les égouts et envahisse les caves, puis les villes. Que le nocturne débouche brutalement au grand jour, le fait surprend chaque fois. Il révèle pourtant une existence d’en dessous, une résistance interne jamais réduite. Cette force à l’affût s’insinue dans les tensions de la société qu’elle menace. Soudain, elle les aggrave ; elle en utilise encore les moyens et les circuits, mais c’est au service d’une « inquiétude » qui vient de plus loin, inattendue ; elle brise des clôtures ; elle déborde les canalisations sociales ; elle s’ouvre des chemins qui laisseront après son passage, quand le flux se sera retiré, un autre paysage et un ordre différent2.

2« L’étrange » est donc une nappe souterraine. Il lui faut l’appel d’une crise pour se mettre en mouvement vers le jour. Alors les couvercles d’égout sautent, « le nocturne débouche brutalement au grand jour ». Des barrières, qu’on pensait solides, séparaient bien un dessus et un dessous, protégeant les caves, les rues, une ville. Elles cèdent. Parce qu’elles étaient déjà poreuses : la « force à l’affût » s’était insinuée du bas vers le haut (il est vrai que sa matière, si elle est égout, venait de ce que le haut avait été refoulé vers le bas), dans des « canalisations sociales » travaillées de tensions et que la remontée brutale fait éclater. Le débordement soudain creuse des chemins qui changent le paysage. Une spatialité est ici construite en cadre transcendantal de l’événement, cadre qui en fait comprendre la temporalité, le timing en quelque sorte.

3La question du rapport entre un temps qu’on pourrait dire ordinaire et un temps de crise est aussi posée dans « La formalité des pratiques »3, mais d’une autre manière et à une autre échelle. Entre deux temps « pleins », l’un de la chrétienté où la religion est pour un sujet « ce qui lui permet de penser ou de se conduire » et l’autre de la raison et de l’éthique, Michel de Certeau campe un temps incertain, travaillé par des processus de « désarticulation » qu’on pourrait décrire, en utilisant une métaphore climatologique, comme des affrontements de hautes et de basses pressions producteurs d’un temps agité. C’est le temps des crises religieuses, sociales et politiques caractérisées par la « perte de l’objet absolu » que manifestent, par exemple, les épidémies de sorcellerie, le libertinage, la multiplication des expériences mystiques, et c’est aussi le temps d’une mise en ordre étatique où s’impose comme sortie de crise le triomphe de la « raison d’État ». Cette période de crise et de mise en ordre est située chronologiquement, c’est le XVIIe siècle et, en premier lieu, le XVIIe siècle français.

4Ce découpage temporel pourrait paraître schématique, simplificateur, voire conventionnel, ce qui importait peu à Certeau, je crois. Ce qui compte surtout me semble-t-il, c’est la manière dont ce découpage permet de mettre en action des séquences courtes. Si « La formalité des pratiques » fournit bien un cadre intellectuel où se saisit une évolution de longue durée, une discontinuité pensée à l’échelle temporelle des évolutions lentes des continuités identitaires, cet article fondamental montre aussi des configurations qui dessinent des figures singulières, produisent des événements qui les transforment, engendrent des effets, des ressaisies du temps pour des acteurs historiques. Une sorte de physique de la discontinuité historique, faite de cassures, désorbitations, délestages, désarticulations, prend sens à l’échelle des vies humaines qu’elle traverse, à l’échelle des pratiques, alors que manque « une raison de la pratique ». « Tout se passe comme si les éléments doctrinaux, désorbités d’un système intégrateur, suivaient alors des pesanteurs sociales différenciées »4, écrit Certeau.

5Qui sont alors les sujets de l’histoire qui pensent, se pensent, et se conduisent comme des « pratiquants » de leurs conduites ? Si à l’échelle des lentes maturations, de l’évolution pluri-séculaire, il s’agit dans le texte de Michel de Certeau d’un chrétien théorique (quasi universel), voire d’un ego rétrospectif, par contre à celle des crises, il s’agit bien d’acteurs sociaux, et la chronologie ne paraît alors avoir d’autre vertu que de permettre la métamorphose du sujet théorique en sujet des pratiques. Mais dans « La formalité des pratiques », ce sujet des pratiques n’est presque toujours que la postulation d’une présence. On pense alors aux pas sur la plage du Vendredi de Robinson Crusoé : signes d’un sujet qui est passé par là et puis s’est absenté. Tel Robinson qui « devient maître en imposant une raison classificatoire et technicienne au désordre de l’île », rangeant les objets et cultivant les éléments, Certeau découperait le temps et le produirait dans l’ordre d’une succession conceptuellement et historiquement discutable afin de circonscrire des places où attendre le surgissement « d’un pied nu parfaitement empreint sur le sable », d’une « présence manquante », de vies inconnaissables, « à la limite de l’empire insulaire créé par une activité méthodique », car « l’historien est à cette place aussi, devant la mer d’où vient l’homme qui a laissé des traces »5. Expérimentation de ce qui advient comme expérience historiographique, mais, à Loudun, ce sont les acteurs du temps qui sont mis dans la position d’observer ce qui advient, à partir des effets de l’inattendu – de l’événement – sur leurs conduites et aussi la pensée et la représentation de leurs conduites. L’historien rencontre une présence à partir de traces et cette rencontre est l’événement d’une expérience (Erlebnis) ; la possédée, l’exorciste, le spectateur transforme en expérience (Erfahrung) ce qui leur advient par l’événement.

6Dans La Possession de Loudun, la « crise » survient, on l’a dit, comme force « nocturne » qui « débouche brutalement au grand jour », révélant « une existence d’en dessous, une résistance interne jamais réduite ». Une « singularité latente » se trouve « dévoilée dans le pluriel continu des événements ». Mais ce « pluriel continu des événements » s’incarne en des sujets. C’est ainsi que la « raison d’État » s’insinue en des sujets historiques qui eux-mêmes l’incarnent et l’accomplissent. Dès lors, ces sujets se trouvent en position, et en puissance, de régler les conduites des autres (en dehors d’eux ces conduites sont difficilement saisissables par l’historien autrement que par des approximations statistiques), et ils donnent à voir dans leur action leur propre conduite de régulation des conduites.

7Suivre Michel de Certeau centrant l’attention sur ces acteurs dans La Possession de Loudun, et ailleurs, a pour effet de déplacer légèrement notre point de vue sur certains passages de « La formalité des pratiques ». Ainsi quand Certeau écrit que « des éléments doctrinaux jusque-là organiquement combinés se désarticulent », et qu’il en fait un symptôme, quand il ajoute que « cette désarticulation obéit à des clivages sociaux qui s’accentuent »6, il n’attire pas tant notre attention sur ce que serait la combinaison organique des éléments doctrinaux, que sur la manière dont ce qu’il nomme désarticulation s’incarne dans des actions, celles des libertins, des sorciers et des mystiques, mais aussi, et surtout, celles des acteurs de la répression des libertins, sorciers et mystiques, en des lieux donnés. La question devient alors celle de la réarticulation dans l’action de ce qui se désarticulait, éventuellement même d’une réarticulation par l’action des effets possibles de la désarticulation, voire d’une expérience (politique) de la désarticulation. Autrement dit, la question de savoir comment un ordre politique va relayer un ordre religieux désarticulé se recompose dans la question de savoir comment action politique et engagement religieux s’articulent pour un acteur donné.

8La décision prise par le pouvoir politique de lutter contre la possession, au nom d’un ordre, et l’action de l’Église, qui s’engage contre les diables avec ses moyens traditionnels, produisent Loudun comme lieu selon des stratégies spatialisatrices qui ne se confondent pas. Ce que le premier unifie, la seconde le morcelle.

9Depuis 1631, Loudun, longtemps place forte et refuge de huguenots, avait été transformée en ville ouverte : ses remparts abattus par décision du pouvoir royal. C’est cette ville dégradée de sa puissance militaire et d’un des symboles essentiels de sa puissance politique qui se trouve soudain entourée par les murailles immatérielles que dresse autour d’elle l’épidémie diabolique en la désignant comme lieu d’une suppuration infernale qu’on pouvait certes visiter plus facilement qu’une ville en proie à la peste et aux mesures de quarantaine qu’elle exige (comme cela lui était arrivé quelques années plus tôt), mais à condition d’accomplir le geste « d’entrer dans le cercle » surveillé de près. Comme l’écrit le rédacteur du Mercure François en 1634, au prix d’une significative contraction du temps de l’action, « en ruinant la Citadelle de Loudun qui pouvait servir de centre à la rébellion », il s’agissait « de renverser aussi le Palais des enchantements établi par les démons en cette ville pour servir de retraite à la magie »7. La répression des pratiques magiques enferme ainsi dans la possession la ville qui en est le théâtre, y fixant la présence diabolique comme un abcès fixe l’infection à l’intérieur du corps. Ce combat de localisation du mal passe par l’instauration prophylactique de limites invisibles dont le pouvoir politique s’emploie à organiser et contrôler le franchissement.

10En revanche la manutention ecclésiastique de la possession découpe dans l’espace de la ville des scènes qui le morcellent, scènes réunies par des parcours généralement processionnels ; des scènes que l’action rituelle a dressées. Mais les scènes où se donnent les exorcismes ne sont pas simplement des lieux où la théâtralité des rites, celle d’une liturgie, se révélerait aux yeux des spectateurs. Elles n’existent que parce que le rite de l’exorcisme, au départ pratiqué dans le retrait du couvent, a été transformé en cérémonie publique. Le diable est convoqué dans des églises et sur des « échafauds » dressés tout exprès pour que son horreur s’y donne en spectacle.

11On constate donc – c’est le résultat des stratégies divergentes de spatialisation –­ que le lieu scénique de la manifestation diabolique, où s’exhibe en contorsions, hurlements et extravagances la vérité de la possession, se trouve désormais séparé de celui où s’élabore l’analyse des comportements et se conçoivent les raisons de la publicité du combat contre le démon. Les moines exorcistes font partie du spectacle, l’autorité publique tient les coulisses.

12L’événement se scinde donc en deux registres dans le même spectacle. « C’est un ‘théâtre’ qui attire les curieux de la France entière et quasi de toute l’Europe ­un cirque pour la satisfaction de ces Messieurs, selon les termes que l’on trouve en tant de procès verbaux contemporains. Le spectacle s’installe à Loudun pour près de dix ans […] »8. D’un autre côté, des raisons se mettent à l’épreuve de l’action dans un laboratoire qui est celui d’une confrontation située de l’ordre et du désordre ; raison d’État et raisons d’Église se côtoient dans une série d’expériences où elles s’éprouvent en se rencontrant. Les mises en contextes de ces expériences, seules à même d’en restituer l’historicité, différent fortement : elles passent, chacune de son côté, par l’identification et la reconstruction des actions et des parcours de leurs acteurs dans leurs identités singulières comme dans les logiques d’appartenances qui encadrent leurs actions. La puissance expérimentale de l’épreuve de l’événement pour ses acteurs, ceux qui le subissent, mais aussi l’historien qui tente d’en rendre compte échappe à la restitution de ces contextes : ceux-ci peuvent permettre de comprendre les processus dans lesquels les événements s’insèrent, mais non l’événement en tant que tel9. Autrement dit, la contextualisation des expériences à partir de la pluralité des points de vue et de la diversité des actions qu’elle engendre conduit à l’assèchement de l’expérience elle-même comme phénomène historique : cette évaporation est revanche de la durée sur l’instant qui la déchirait.

13Walter Benjamin, dans un des fragments de Paris, capitale du XIXe siècle10, réfléchissant à la mise en rapport de l’événement et « des contextes d’expérience », cite un article paru dans Le Temps le 16 avril 1939, intitulé « Qu’est-ce qu’un événement ? ». Cet article d’un quotidien, tout imprégné de la menace de la guerre, s’interroge sur la puissance de contrainte de l’événement qui touche la collectivité nationale et de l’événement qui compte dans une biographie individuelle. Il se sert d’une métaphore séduisante pour évoquer la réception inégale des plus graves événements collectifs qui viennent rompre les habitudes événementielles des individus ordinaires : ces habitudes « recouvrent, comme les housses des salons provinciaux recouvrent les meubles, notre propre conscience ; on finit par ne plus les enlever jamais. Les plus grands accidents et les plus lourdes fatalités passent comme des visiteurs qui n’ont pas trouvé où s’asseoir ». C’est ainsi que l’expérience des sujets dément la « donation » (pour utiliser ici le vocabulaire de la phénoménologie) de l’événement à leur conscience. Mais l’expérience produit aussi de l’événement, la réception et recomposition de ce qui est reçu dans une action.

14Yves Bonnefoy évoque de ce point de vue « l’événement d’écriture » qu’est pour lui « l’événement poétique » : le poète part d’un projet, d’une vision et d’un rapport à la langue, d’un répertoire d’image qu’il commence par mobiliser et agencer ; puis son travail bouleverse et périme tout ce qui a permis son avancée ; c’est cela l’événement : la langue travaillée dément le projet de travail, elle recompose le monde qui lui donnait vie, le « réseau entier » des tropes et des images qui lançaient le poème se trouve subverti par l’événement d’écriture du surgissement d’une image qui brise les autres, « réaction de l’écriture à quelque chose d’en dehors d’elle »11. Victoire de la présence contre le rêve : c’est pour cela que « ces événements ont toujours du sens dans le devenir historique », peut-être l’historien « devrait-il reconnaître en eux, sinon ce qui mène l’histoire, du moins ce qui en éclaire les motivations aujourd’hui encore si mal comprises ». C’est donc dans l’écriture comme expérience, selon le poète, que l’événement se donne à la conscience de qui le reçoit, de qui peut le lire et se le représenter. Cette position radicale à propos des rapports de l’événement à sa trace rencontre d’autres niveaux d’observation. Celui, précisément, des récits, des interprétations qu’ils produisent dans l’action même, et qui agissent dans l’événement qu’ils transmettent. Michel de Certeau aurait aimé, je crois, cette approche de l’événementialité par Bonnefoy, car il n’a cessé de prendre en compte l’événementialité propre des événements d’écriture. Qu’on se reporte entre cent exemples à « L’étrange secret : Pascal », dernier texte de La Fable mystique II, où se trouve diagnostiqué un rapport de l’écriture à l’efficacité, qui passe à la fois par une méthode et un projet qu’une politique de la persuasion inspire :

Le destinataire est atteint sans qu’il s’en rende compte. La démonstration qu’il croit lire cache une flèche qui touche au vif le désir, une ruse qui joue sur les affects sans avertir, une passion qui fouette l’ardeur et stimule (en la simulant ?) la certitude. Quelque chose passe, d’une rapidité et d’une précision incisives, qui change la position du lecteur avant qu’il se reprenne, et quand il revient à lui, plus critique, déjà il est altéré. Le champ des possibles a été modifié par la force persuasive du discours. Sur le mode de l’argumentation et non plus de la « prophétie », cette parole a le caractère de brièveté et de fulgurance qui, d’après Saint-Cyran, devait « ravir » l’auditeur, sans « ralentir le mouvement de l’esprit »12.

15On note ici que le plus singulier d’une manière de faire n’est pas séparable d’un projet de persuasion qui appartient au point de vue d’un groupe sur les moyens de ses actions persuasives.

16Dès qu’il est question de cette expérience propre à l’événement qui consiste à intégrer la rupture dans l’histoire d’une processualité, ce sont le plus souvent des métaphores qui permettent de l’assumer. Yves Bonnefoy évoque « Le cygne » de Baudelaire comme exemple d’événement poétique. Si eros engage le poète dans sa rêverie par une première chaîne métaphorique, c’est l’événement de la vision d’un cygne échappé de sa cage, « de ses pieds palmés frottant le pavé sec », un certain jour, au petit matin, en un certain lieu de Paris, qui ouvre l’espace d’une allégorisation du réel où se tiennent ensemble un Paris perdu, des exilés, Andromaque devenue « femme d’Hélénus », les captifs, les vaincus « et bien d’autres encore » : l’événement situé a bouleversé par son surgissement l’entière économie des images. Dans un cheminement inverse qui conduit de l’allégorie à l’événement, Michel de Certeau ouvre comme on l’a vu La Possession de Loudun par une image en quelque sorte préalable : « D’habitude l’étrange circule discrètement sous nos rues. Mais il suffit d’une crise pour que, de toutes parts, comme enflé par la crue, il remonte du sous-sol, soulève les couvercles qui fermaient les égouts et envahisse les caves » ; l’étrangeté de l’événement ancien, qui va être saisi à partir des discours qu’il a suscités, et donc de ses traces, entre ainsi en correspondance, par avance, avec l’expérience triviale du « héros commun »13 d’hier et d’aujourd’hui en proie aux débordements d’égouts ; « personnage disséminé » qui rejoint la cohorte baudelairienne des « bien d’autres encore ».

17Mais il y a toujours un reste dans l’expérience des acteurs, que les textes « trahissent » dans leur incapacité à en rendre la fulgurance. Ceux qui ont écrit à l’époque et les historiens se trouvent alors du même côté de la lézarde évoquée à la fin de l’introduction de La Possession de Loudun, lézarde qui sépare « les commentaires et les pièces d’archives », car les pièces d’archives pour être prises dans l’action n’en sont pas moins, le plus souvent, des commentaires de l’expérience.

18Soit, par exemple, l’expérience fugitive et incertaine de la vision des spectres, celle des premières apparitions où se livre le premier symptôme de la possession (ou au moins que quelque chose ne va pas chez les Ursulines) : « Dans la nuit du 21 au 22 [septembre 1632], la prieure [Jeanne des anges], la sous prieure [sœur de Collombiers] et la sœur Marthe de Sainte-Monique [qui sort de retraite] voient apparaître de nuit l’ombre du prieur Moussaut, confesseur des religieuses, décédé quelques semaines auparavant »14. Quelle présence au temps, quelle historicité autre que celle de la possession, que des archives produisent, pour cette expérience de la vision du fantôme du prieur Moussaut ?

19Existe-t-il un rapport entre les fantômes en trop de la visite de Loudun (« Trop d’absents et trop de fantômes ») et l’apparition du fantôme du prieur Moussaut aux Ursulines effarées ? Autrement dit, l’expérience du lieu, « ce voyage à déception prévue » (Barbey d’Aurevilly), en exposant à l’épreuve de l’absence de ce qui est trop présent, fait elle éprouver la phénoménalité fugitive d’une possible présence, mieux qu’un commentaire qui contextualise la croyance aux fantômes en son histoire ?

20La spectralité ainsi constituée dans un lieu incite au détour par quelques intuitions des Spectres de Marx de Jacques Derrida15. Celle-ci d’abord : le spectre est la fréquence d’une visibilité. Fréquence indique ici une répétition (un retour) et une vibration perceptible (comme une radiofréquence). Le fait de ne pas voir ce que la visibilité appelle pour trouver une forme rendrait indispensable de situer dans le temps ce non-vu dont l’apparition est attendue afin de lui donner quelque existence désirée. Un spectre paraît se présenter (c’est une « visitation ») : on se le re-présente parce qu’il n’accède pas à la présence, ce qui exige, pour Derrida, de prendre en considération son temps et son histoire, la singularité de sa temporalité et de son historicité. D’autre part, le spectre nous voit, « nous nous sentons observés, parfois surveillés par lui avant toute apparition ». Tel est le pouvoir de l’image quand quelque chose en elle vient subvertir ou désordonner ou inverser les places, confondre l’œil du vivant et l’artifice de la représentation (voir Louis Marin sur le trompe-l’œil), puissance qu’aucun texte n’égale. Mais un texte peut restituer fictivement, donc expérimentalement, la puissance de l’image.

21À deux pas de Loudun, à Richelieu, le romancier Maurice Fourré, décrit une telle expérience16. Dans « la salle centrale du menu domaine de Fol-Hiver, proche des remparts mouillés de la curieuse ville géométrique de Richelieu en Basse-Touraine […] la lampe voilée d’incarnat éclaire faiblement quatre gravures désuètes […] ». Cette lumière faible mais incarnadine laisse voir et colorie des gravures sur lesquelles « de beaux jeunes gens en costumes Louis XIII, dans un envol de manteaux et de manchettes, collerettes et chapeaux à plumes, offrent sur le billot à la hache d’un bourreau leur cou dénudé ». C’est ainsi qu’« agenouillés à l’instant de la décollation, les beaux suppliciés, pendus au mur par des cordonnets dans leur rectangle de bois fossoyeur, jaillissent d’un rayon rouge ». Dans cet affichage de « franfreluches », la présence du maître doit se montrer dans le même registre de représentation, matériel, iconographique et symbolique : « Un travail de tapisserie moderne présente une inscription noire sur fond blanc. Délices de M. du Plessis.Une autre gravure figure, entouré de ses gardes, le cardinal de Richelieu, mourant dans un bateau voilé qui glissait au fil du Rhône, traînant dans une barque plus mignonne les promis au supplice du lendemain.Apothéose du petit homme rouge »17.

22Les gravures faiblement éclairées, copiées sur des peintures d’histoire (Paul Delaroche) consomment la trahison de la grandeur et de l’ordre édificateurs de la cité et du domaine du cardinal dans la décadence désuète d’une imagerie romantique. Cette manière d’habiter le passé, et de se l’approprier par le travail énigmatique d’une tapisserie moderne, fabrique une histoire originale : la rencontre du passé dans sa vérité matérielle et monumentale et du passé travaillé par un imaginaire dont les figures vivantes traversent le temps, et « reviennent ». Que, dans la ville ducale, des gravures des Chalais, Boutteville, Montmorency, de Thou, Cinq-Mars – les décapités de Richelieu – tapissent les murs montre comment le passé se trouve, dans un lieu, habité par ses propres représentations. Il s’agit alors de la force d’un mélange, éprouvée dans l’acte même d’être là, mélange de l’image anachronique des jeunes gens sacrifiés à la violence du pouvoir politique et de l’inévitable allégeance au regard fondateur qui « décapite les remparts abandonnés ». Cette rencontre est unique parce qu’elle est si violemment située : la représentation de l’action s’étiole sur un mur de demeure bourgeoise, dans le lieu même – l’étrange cité de Richelieu où l’action a pu être pensée dans ses effets de représentation. La fiction de Maurice Fourré nous montre ainsi la ville de Richelieu en Touraine comme une trace du passé, en partie ruinée mais vive, portant en elle, dans une maison accolée aux remparts fantômes, les marques de son historiographie future. Cette étrange expérience historiographique est une « performance ».

23Au temps de la reproduction mécanique des œuvres d’art, la peinture d’histoire s’est démultipliée en gravures : décadence dans la désuétude mélancolique des intérieurs petits bourgeois. Mais la maison de Fol Hiver, par la grâce d’un rayon rouge sur la glace miroitante des « sous verre », redonne couleur et vie aux gravures spectres d’une peinture morte. Soudain vivants les « beaux suppliciés », en particulier le comte de Boutteville qui « humilie de ses grâces insouciantes le bourreau masqué », habitent leur pictural cénotaphe romantique « dans leurs rectangles de bois fossoyeur »18.

24Commentant le « punctum » de la photographie mis en avant par Roland Barthes19, Derrida, dans l’article-oraison funèbre publié après la mort de Barthes, écrivait : « Nous sommes en proie à la puissance fantomatique du supplément : cet emplacement insituable est ce qui donne lieu au spectre »20. À Richelieu, dans le récit de Fourré, cet emplacement insituable devient soudain situé par le regard qui le saisit dans le hasard de la rencontre entre une gravure et un rayon incarnadin. Mais cet emplacement ne prend vie comme hantise que dans l’événement singulier et éphémère d’une « performance » qui l’expose au regard, « performance » produite par le court-circuit temporel né du contact entre ce regard et le passé, dans le cadre singulier du salon d’une maison romantique accolée au faux rempart d’une cité idéale du XVIIe siècle, légèrement délabrée, où s’impose la présence encore dominatrice de celui qui a donné son nom à la ville.

25On se rappelle la conclusion de La Possession de Loudun : « La possession ne comporte pas d’explication historique « véritable » puisque jamais il n’est possible de savoir qui est possédé et par qui ». C’est au nom de cette incertitude qu’on peut donner la parole aux fictions des récits d’expérience ­: ceux d’un poète et d’un romancier du XXe siècle qui déplacent la question de l’explication vers le temps très court de la disruption événementielle en tant qu’elle a été éprouvée et que quelque chose de cette épreuve traverse les écrits qui l’évoquent. Mais pour eux ce temps est aussi celui de la présence de l’histoire. Le roman de Maurice Fourré et l’étude savante de Michel de Certeau paraissent certes, à première vue, bien plus éloignés que les deux villes, Loudun et Richelieu, séparées par quatorze kilomètres de route droite seulement, mais Richelieu est une puissante allégorie de ce qui a gagné à Loudun et pour le dire, à sa manière, le romancier oublié a pris à la fois la position de parole du sorcier et celle de la possédée, celle de l’expérience de la « hantise », contre « l’exorcisme historiographique » dont Michel de Certeau souligne qu’il est efficace en ce qu’il dit que « l’altérité menaçante, pointant à Loudun, est seulement une légende ou un passé, une réalité éliminée »21.