Colloques en ligne

Pierre Antoine Fabre

Une érudition critique : Michel de Certeau vers 1968

1Je voudrais affronter ici une question1 : peut-on, et comment peut-on penser l’articulation entre l’intervention, pourrait-on dire spectaculaire, de Michel de Certeau sur la scène politique contemporaine en 1968, et l’évolution de ses travaux d’historien des mouvements religieux et des discours spirituels dans l’Europe de l’époque moderne pendant toutes les années qui précèdent les « événements de mai », en particulier depuis l’achèvement de la somme érudite que représenta, en 1966, l’édition de la Correspondance de Jean-Joseph Surin ?2  

2Affronter cette question, c’est prendre au sérieux qu’elle n’aille nullement de soi, et qu’il faille se garder de substantialiser, dans cette pensée active, une sorte de trame commune dont les manifestations se déclineraient ici ou là, dans l’espace et dans le temps, sans en subir notable altération. Peut-être découvrira-t-on, tout au contraire, que s’il y a lien, s’il y a passage entre ces deux scènes, c’est précisément pour l’une et l’autre dans leur plus vive difficulté, celle de concevoir ce que Certeau appelle dans La Prise de parole le « fait étrange » de la « parole » comme « indice » d’une « révolution symbolique »3 – nous aurons à revenir sur cette formulation.

3Prendre au sérieux cette question, c’est, si je peux le dire, mettre toutes les difficultés de mon côté, en écartant d’une part les écrits politiques antérieurs à 1968, sur l’Amérique latine en particulier4, et d’autre part les textes dans lesquels Certeau compose explicitement le présent et le passé ; il y en a d’ailleurs peu, ce qui n’a pas été pour rien dans ma venue à la question que je propose : je mentionnerai ici surtout « La révolution fondatrice ou le risque d’exister », paru dans Études en juin 1968, repris l’année suivante dans L’Étranger5.

4Je m’arrêterai d’abord à deux textes principaux, et bien connus, l’un et l’autre contemporains, dans leur gestation, de la « révolution symbolique » de 1968. Le premier, La Possession de Loudun, paraît en 1970, le second, La Prise de parole, est publié immédiatement après l’été 1968 et recueille un ensemble de textes écrits au plus près des événements de mai-juin. Il nous faudra ensuite, sur cette base, tenter la lecture de deux textes moins connus, parus en 1966, puis finalement réfléchir le lien complexe, complexe jusqu’à aujourd’hui, entre l’ensemble de ces textes et l’appartenance jésuite de Michel de Certeau.

5Entre La Possession de Loudun et La Prise de parole, il faut d’abord établir une consonance quasiment littérale, quelque chose comme un refrain. Dans La Possession, en ouverture du volume :

D’habitude, l’étrange circule discrètement sous nos rues. Mais il suffit d’une crise pour que, de toutes parts, comme enflé par la crue, il remonte du sous-sol, soulève les couvercles qui fermaient les égouts et envahisse les caves, puis les villes. Que le nocturne débouche brutalement au grand jour, le fait surprend chaque fois. Il révèle pourtant une existence d’en dessous, une résistance interne jamais réduite. Cette force à l’affût s’insinue dans les tensions de la société qu’elle menace. Soudain, elle les aggrave; elle en utilise les moyens et les circuits, mais c’est au service d’une inquiétude qui vient de plus loin, inattendue; elle brise des clôtures, elle s’ouvre des chemins qui laisseront après son passage, quand le flux se sera retiré, un autre paysage et un ordre différent6.

6Je remarque au passage ce futur antérieur : « quand le flux se sera retiré », auquel nous aurons finalement à revenir.

7Dans La Prise de parole — qui est, en fait, antérieur de deux ans à la Possession, mais qui en est probablement contemporaine dans sa gestation – ce passage du chapitre II que Luce Giard place au frontispice de la présentation de la réédition du livre, en 1994 :

Émergeant d’on ne sait où, remplissant tout à coup les rues et les usines, circulant entre nous, devenant nôtres mais en cessant d’être le bruit étouffé de nos solitudes, des voix jamais entendues nous ont changés […]. De partout sortaient les trésors, endormis ou tacites, d’expériences jamais dites […]. Dans Paris défait et rassemblé dans ses rues, sauvage et stupéfait de se découvrir un visage lavé de ses fards, une vie insoupçonnée surgissait7.

8Il reste à essayer de savoir mieux ces « voix », cette « force », cette « vie ».

9Or La Possession de Loudun s’amorce sur deux paradoxes successifs. Le premier, c’est que Certeau réfute lui-même aussitôt (comme je l’ai moi-même fait pour sa propre œuvre au début de mon propos) la tentation d’un « neutre intemporel », d’un « immémorial », « dévoilé dans le pluriel continu des événements ». « Peut-on si facilement », écrit-il, (dans ce qui est probablement l’écho d’une empathie et d’une perplexité face aux sacralités paniques d’Alphonse Dupront), « exiler de l’histoire la panique, pour en faire son dehors, son dessous ou sa loi »8 ? Car cette « force à l’affût est-elle l’irruption ou la répétition d’un passé » ? Comment penser « l’irruption » sans qu’elle se transforme sous vos yeux en une « répétition » ? Dans cette inquiétude, nous voyons nous aussi, sous nos yeux, s’organiser la possibilité d’un déplacement : car l’irruption qu’écrit Certeau est déjà un passé ; or il fait apparaître ce passé comme présent, mais seulement dans la mesure ou il l’adosse à un autre passé, un passé antérieur. Comment parvenir alors à la pensée d’un présent qui ne doive pas lui-même s’adosser à un passé pour se donner comme présence ? C’est cette question que nous trouvions, deux ans auparavant, dans la Prise de parole, et j’y reviendrai.

10Le second paradoxe sur lequel s’ouvre La Possession, c’est que, pour résoudre le premier problème qu’il vient de rencontrer, Certeau accomplit un déplacement historiographique, par lequel il se pose dans notre présent (celui, justement, de La Prise de parole) : « Le livre d’histoire commence avec un présent. Il s’édifie à partir de deux séries de données : d’un côté les idées que nous avons sur un passé […] de l’autre des documents et des archives […]. Entre les deux, une différence permet de déceler une distance historique »9. Mais là où nous pouvions penser que Certeau dénouait la difficulté, dans cette définition d’« un livre partagé » entre ces deux séries de données, voilà qu’il la retrouve en écrivant : « De la moitié qui est faite d’archives, les sources sont considérables […]. Les possédés ont la parole ». Et il ajoute, utilisant un terme, qui, en 1970, ne pouvait guère laisser indifférent un lecteur français : « On peut écouter ce qui se passe de l’autre côté de la barricade »10. Mais alors, comment cultiver la distance, celle qui semblait devoir construire notre présent, et construire le présent passé comme « irruption », si nous lisons à livre ouvert la parole des possédés ? Si nous n’entendons pas seulement des voix, mais si nous comprenons des paroles ? Comment — et c’est là, me semble-t-il, la question centrale de La Possession, de la Prise de parole et de la relation au discours de la possession, diabolique ou mystique —, comment le présent de l’énonciation survivra-t-il à ses énoncés ? Et entendons ici, dans ce mot d’énoncé, une forme verbale passée : ce qui est énoncé, ce qui déjà, d’être énoncé, passe dans l’avoir été.

11Je ferai la suggestion suivante : on peut trouver une forme de réponse à cette question, c’est-à-dire une tentative de résolution des deux paradoxes emboîtés que nous venons de voir à l’œuvre, dans un chapitre de la fin du livre, le treizième : « Le temps de la spiritualité. Le Père Surin » ; le Père Surin, « ce religieux exceptionnel mais un peu inquiétant », écrit Certeau, qui a été envoyé à Loudun en décembre 1634 pour y guérir Jeanne des Anges, et qui en repartira en proie à une très longue maladie, dont il ne reviendra que des années plus tard, pour écrire les lettres et les traités dont Michel de Certeau fut le découvreur et l’éditeur, dans la célèbre Correspondance de 1966.

12Dans ce chapitre, Certeau articule différents textes touchant l’exorcisme de Jeanne des Anges. Or que se passe-t-il ? Soudain, le silence. Il s’est, écrit Certeau citant Surin, « mis en chemin avec cette idée de travailler plus par voie intérieure que par le tumulte des paroles »11. Le silence, ou le presque inaudible, ce que l’on ne saurait entendre que de très près, ou même, ce que l’on ne saurait entendre qu’à demi : « Il faisait des discours en latin de la vie intérieure, des biens qui se trouvent en l’union divine, et semblables propos à voix basse » ; il « bâtit son dessein […] usant de la plus grande douceur qu’il lui était possible, attirant par douces paroles cette âme ». Et enfin, Surin disposait Jeanne des Anges, note Certeau citant encore Surin, « à faire elle-même les propositions »12.

13Il faut bien entendre, sous la plume de Certeau citant Surin, ce simple mot de « proposition », et singulièrement ici d’une proposition échangée entre son directeur et sa dirigée. Car ce mot a une longue histoire, dans la culture de Surin et dans celle de Certeau, à laquelle il nous faut ici revenir, car elle est susceptible d’apporter un éclairage déterminant à la question qui nous occupe : celle du rapport de la voix, de la parole et du discours, ou, en d’autre termes, des énoncés et des énonciations, sur la double scène de Loudun et de Paris, de la possession et de la révolution. D’une proposition et de sa réception, les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola proposent la théorie, dans un passage précisément théorique, définissant l’espace d’une pratique dans l’ouverture de ses possibles, passage situé au seuil du texte d’Ignace et intitulé comme son Prosupuesto13:

Pour que celui qui donne les exercices spirituels comme celui qui les reçoit y trouvent davantage d’aide et de profit, il faut présupposer que tout bon chrétien doit être plus enclin à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner ; et s’il ne peut la sauver, qu’il s’enquière de la manière dont il la comprend et, s’il la comprend mal, qu’il le corrige avec amour (y si no la puede salvar, inquira como la entiende y, si mal la entiende, corrijale con amor) ; et, si cela ne suffit pas, qu’il cherche tous les moyens pour que, la comprenant bien, il se sauve (y si no basta, busque todos los medios convenientes para que, bien entendiendola, se salve)14.

14« Para que, bien entiendola, se salve »: s’agit-il de sauver — qu’il faut entendre ici dans toutes les résonances eschatologiques que le mot ne peut pas avoir pour un homme du XVIe siècle — la proposition du prochain en passant d’une mauvaise à une bonne intelligence de cette proposition, après avoir dissipé tout malentendu ? Ou s’agit-il pour le prochain de se sauver lui-même – le salut de la proposition passant alors à l’arrière-plan et le malentendu venant inversement au devant de la scène, puisque le résultat de la dissipation du malentendu semble désormais importer moins que le processus du passage, c’est-à-dire le fait qu’il y ait eu malentendu ?

15Comment comprendre ce malentendu ? On l’aura remarqué, le paragraphe définit d’entrée de jeu une rigoureuse réciprocité des positions (« Pour que celui qui donne les exercices spirituels comme celui qui les reçoit »), selon laquelle chacun des énoncés qui suit portera aussi bien sur « celui qui donne » que sur « celui qui reçoit » – appelons-les (avec la tradition) « directeur » et « dirigé » ou « exercitant » : ainsi de l’inclination à sauver plutôt qu’à condamner la proposition du prochain, du fait de s’enquérir d’elle, etc. Cette réciprocité creuse progressivement « sous » les propositions, telles qu’elles sont énoncées et malentendues, un lieu qui n’est en propre ni celui du directeur, ni celui de l’exercitant, mais celui qu’ils habitent l’un et l’autre, le lieu même de leur interlocution.

16Ce lieu est découvert par les malentendus auxquels le Prosupuesto se réfère : mal entendre un énoncé, l’entendre sans le comprendre, le comprendre partiellement, avec une perte, le comprendre « de travers » ou de biais, c’est en effet éprouver l’écart de l’énonciateur et de l’énonciataire, mais c’est en même temps marquer le lien, traverser cet écart dans la continuité d’un même lieu. Mais ce lieu ne se révèle que comme lieu de l’autre, au revers de ses énoncés (de ses « propositions ») : aussi bien n’affleure-t-il dans le texte du Prosupuesto que par la grâce de son malentendu final, et du double foyer local (le prochain dans sa position) et verbal (le prochain dans sa proposition) du se salve ; malentendu textuel qui inscrit dans l’énoncé des Exercices les effets de leur pratique. On trouverait les symptômes de ce malentendu dans les divergences des diverses traductions latines contemporaines de la première publication du texte15.

17Mais cette première approche ne suffit pas encore. Car elle ne rend pas compte précisément de la manière dont la proposition peut se faire jour comme proposition malentendue. Un trouble nous alerte cependant au centre du paragraphe : « et s’il ne peut la sauver, qu’il s’enquière de la manière dont il la comprend et, s’il la comprend mal, qu’il le corrige avec amour (y si no la puede salvar, inquira como la entiende y, si mal la entiende, corrijale con amor) ».

18Quelle que soit sa lecture, la phrase implique qu’il n’y ait pas une proposition en jeu, mais deux, ou plus précisément une même proposition articulée par deux énonciateurs différents, dont l’échange consisterait dans l’énonciation recommencée d’une même proposition. Seul le malentendu affectant cet échange différencierait les deux énoncés, et ferait par là même affleurer, rappelons-le, le lieu commun des positions d’énonciation. Bref, seul le malentendu produirait de la différence dans l’usage du langage, pour refonder l’identité de ses locuteurs.

19Reprenons. Soit toujours la phrase : « s’il ne peut sauver la proposition du prochain, qu’il s’enquière de savoir comment il la comprend ». Qui désigne ce dernier « il » ? Celui qui a énoncé la proposition ou celui qui l’a reçue » ? Il ne peut s’agir dans aucun des deux cas d’un seul « trait » de l’échange, et ce que la chute du paragraphe pouvait laisser comprendre comme la répétition d’une même proposition — mal puis bien entendue — par un même locuteur apparaît désormais comme l’échange d’une même proposition entre les deux locuteurs : seul cet échange — que la lettre du texte dissimule, mais dont ce même texte convoque l’effectivité pratique — peut créer les conditions de la venue au jour du malentendu. En effet, comment le prochain pourrait-il mal entendre sa propre proposition, sans que celle-ci lui ait été renvoyée et qu’il constate le malentendu de l’autre en ne l’entendant plus lui-même que mal ?

20La vertigineuse permutabilité des positions de chacun des deux interlocuteurs des Exercices nous porte jusqu’à un ressort profond du malentendu du Prosupuesto : non seulement parce qu’elle tient ouverte la lecture du se salve comme un « qu’il se sauve » – et non pas un « qu’il soit sauvé », chacun des deux sujets se sauvant par l’autre, se sauvant dans une relation au lieu de l’autre découvert comme lieu commun, mais n’étant pas sauvé par l’autre, pas plus sauvé par la proposition de l’autre qu’il ne sauve l’autre par sa proposition. Mais encore et surtout parce que l’un et l’autre échappent à un texte qui n’inscrit pour aucun d’eux une place stable ; un texte qui se trouve lui-même, dans son propre projet de « déplacer » les acteurs qu’il convoque, livré à l’égarement de son réseau de pronominations et à l’errance de sa syntaxe ; un texte qui, par cette proposition échangée ou passée sous l’énoncé, d’un terme à l’autre d’une phrase dont le même pronom (ou marqueur d’énonciation) est successivement effectué par deux énonciateurs, réinvente la langue — écrite et orale16.

21Cet apologue théorique des Exercices ignatiens conduit à prendre la mesure des enjeux fondamentaux de la proposition échangée entre Surin et Jeanne des Anges. Pourquoi ? Parce que cet apologue est une méditation active, productrice d’effets dans son développement même, une méditation virulente, sur la relation et sur la différence entre une proposition donnée et le sujet de cette proposition, qui définit le lieu d’un écart et d’une articulation entre un énoncé et une énonciation. Ce qu’effectue l’apologue ignatien, et ce qui constitue à mes yeux le treizième chapitre de La Possession de Loudun comme une secrète (silencieuse) transformation des paradoxes qui l’inaugurent, c’est deux gestes décisifs par rapport à ce couple. D’un côté, une fracture entre ce qui est dit et celui qui le dit, entre une compréhension et une appréhension, entre une science et une éthique ; de l’autre, la convocation de ces deux perspectives dans un seul et même texte. Il en va, et Certeau lui-même le rappelle, de toute enquête sur un moment historique passé, d’avoir affaire à des textes. Mais la singularité du discours spirituel, telle que ce chapitre le construit à deux voix, c’est de provoquer une double explicitation de ce rapport au texte. D’une part, le discours spirituel du sujet s’entend dans une formulation de soi qui vaut dans et par les énoncés qui s’en produisent, alors même que le sujet s’en trouve décroché par l’écart entre ce qu’il entend et ce qu’il dit ; d’autre part, autre face de ce décrochement, ce sujet n’exprime sa volonté libre que par rapport à un autre sujet, virtuel ou actuel, qui reste hors de portée : on passe ici du côté de ce que j’ai appelé une éthique de la lecture de ces textes ; on reste en suspens sur la barricade, quelque chose, de l’autre côté, échappe.

22Or il se produit ici un court-circuit entre histoire et théorie, un court-circuit qui travaille le rapport entre le scientifique et l’éthique. Car nous sommes nous-mêmes en position de lecture : une éthique théorique se trouve ainsi engagée dans la science historique de cette écriture. L’éthique théorique passe du côté de notre position de lecteur, alors qu’elle est fondamentalement à l’œuvre dans la production et dans la réception des textes dont elle est issue; elle opère une distance au cœur même de la plus intime intelligence de leur engendrement. On trouverait là, je crois, une raison forte d’un certain malaise dans l’historiographie contemporaine vis-à-vis de ce que l’on appelle la « littérature spirituelle », en fonction même de ces brusques fronts de rupture, au nom desquelles La Possession de Loudun reste un livre à venir en ce sens qu’il nous donne les moyens d’entendre cette distance.

23Or c’est, me semble-t-il, ce même malaise dans l’historiographie que La Prise de parole s’efforce de résoudre, à l’échelle de la relation entre l’événement de mai 68 et la constitution de son discours interprétatif. Ce livre est entièrement porté par ce que Michel de Certeau appelle à l’époque, dans la revue Christus, une hérésie du présent : « Du seul fait que nous existons », nous jésuites, « nous sommes déjà hérétiques par rapport au passé »17. Et à relire aujourd’hui ce livre, on est saisi par l’impétuosité presque douloureuse de deux interrogations, étroitement nouées, que nous avons trouvées au coeur de la conception de La Possession de Loudun : d’une part, comment penser une parole imprenable ? D’autre part, comment penser une nouveauté radicale ?

24Une parole imprenable : ce que Certeau appelle une « révolution symbolique », c’est la non-équivalence manifeste, en juin 68, entre « prendre la parole », et « prendre les affaires en main ». Il écrit : « la parole, devenue un lieu symbolique, désigne l’espace créé par la distance qui sépare les représentés et les représentants […]. Prendre la parole n’est une occupation effective ou la saisie d’un pouvoir. » Aussi bien, le second chapitre du livre, « Prendre la parole », est-il entièrement traversé par une quasi impossibilité de l’énoncé à dire cette « prise de parole » qui n’est pas la « saisie d’un pouvoir ». Lisons : « cette expérience a été, elle est imprenable […] elle ne doit pas se perdre ». Mais comment ne se perdrait-elle pas, dans son caractère imprenable, si justement elle est prise ? « Ce qui a été vécu positivement n’a pu s’énoncer que négativement. L’expérience, c’était la prise de parole ». L’énoncé négatif, c’est précisément cette expérience comme « expérience imprenable ». Quelque chose se replie, se retire, comme la force qui avait submergé la ville de Loudun ; mais en se retirant, cette force révèle « l’espace créé par la distance qui sépare les représentés des représentants »18. La parole met à nu l’énoncé comme instance symbolique – et c’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle le moment de la prise de parole a pu être décrit comme celui de l’imagination au pouvoir. Retirez le flux de l’imagination, il reste l’image. On peut comprendre, de ce point de vue, pourquoi j’ai attaché dans mon propre travail une telle importance à la difficulté, dans la première tradition jésuite, à séparer l’image de l’imagination, à retirer le flux de l’imagination à l’œuvre dans la pratique des Exercices au bénéfice d’une image gelée, en quelque sorte. Ce passage de l’imagination à l’image, ou de l’imaginaire au symbolique, est la pointe la plus aiguisée de l’interprétation de l’événement 68 : il signale en effet ce qui, dans cette révolution, n’a été que symbolique, c’est-à-dire aussi bien sa dynamique que son épuisement.

25Mais par ailleurs, au fur et à mesure de la lecture de ces pages de la Prise de parole, je ne peux pas non plus ne pas entendre Ignace de Loyola dans son Journal des motions intérieures : « En disant les paroles de la messe, je ne pouvais pas prendre la parole sans la perdre »19, dans une sorte de saisissant court-circuit entre la scène mystique et la scène politique20.

26Ne perdons cependant pas de vue le deuxième front de la Prise de parole : l’épreuve d’une nouveauté radicale. C’est un front tumultueux, lui aussi : « L’actualité, mais déjà l’histoire » — nous sommes ici évidemment au plus près de La Possession de Loudun — « nous décrivent les voies détournées par lesquelles un déplacement ou une résistance inédite se montre et se cache dans le langage commun, culturel et scientifique. La nouveauté reste opaque : ‘imprenable’ au titre de ce qu’elle représente dans la conscience, elle est aussi ‘indicible’ […] Les intéressés refusent de s’expliquer comme ils sont expliqués »21. Ne sommes-nous pas ici proches de l’éthique de la relation, telle que je m’attachais à la rappeler dans les Exercices ignatiens, telle qu’elle tient hors de sa portée, imprenable, un absolu ? Mais nous voyons bien l’énorme travail par lequel ce que Certeau désigne ici, entre guillemets dans son texte, du mot d’« indicible », n’est, si l’on peut dire, que la chute de la prise de parole, et nullement son déni. Cela est lumineusement donné dans les dernières pages de ce même deuxième chapitre, où l’on pourrait, à vrai dire, aussi bien être à Loudun : « Il n’est pas vrai que la nouveauté soit explicable par des éléments déjà répétés […] Cette position serait d’ailleurs étrange chez un historien sociologue : en croyant ramener le présent à la mise en scène nouvelle d’épisodes anciens, il se contredirait doublement. D’une part, il avouerait qu’à l’inverse de ce qu’il prétendait enseigner, jamais rien ne s’est passé, puisqu’en principe l’histoire entière pourrait être expliquée de la même manière que l’actualité […] D’autre part, en identifiant les pièces historiques grâce auxquelles il voudrait reconstituer le puzzle du présent, il ne saisirait pas que la ‘mise en scène’ est l’événement lui-même, et que le statut donné à des « figures anciennes » fait accéder au langage ce qui ne leur était pas conforme, en somme ce qu’elles ne disaient pas »22. La nouveauté radicale serait ici, dans cette parole prise et perdue, dans cet énoncé retombant en parole gelée, ce qui se retire de cet énoncé, de ce qui a été énoncé, « quand le flux se sera retiré », comme l’énonce la Possession de Loudun dans ce futur antérieur auquel je reviendrai pour finir.

27Je voudrais maintenant repérer, dans l’inspiration de la Possession et de la Prise de parole, mais dans deux textes légèrement antérieurs, publiés l’un et l’autre en 1966, le premier dans les Archives de Philosophie, le second dans la Revue d’ascétique et de mystique, ce que j’appellerai une inquiétude des énoncés, qui me semble marquer profondément ces deux textes. L’un et l’autre ont pour trait commun immédiat d’être deux éditions de textes, ce qui ne me semble nullement secondaire ici, surtout si l’on considère que la Correspondance de Surin était aussi une édition, de la même manière que le Mémorial de Favre quelques années plus tôt et auquel je vais revenir : or le geste de l’édition inscrit dans une énonciation présente un énoncé passé, qu’elle renvoie d’autant plus dans son passé qu’elle l’a attentivement présenté.

28Le premier, « La ‘Clavis Lycaei’ du Père Barthélémy Des Bosses », est un étrange portrait ; celui de l’auteur d’une œuvre absente :

Cette œuvre, Des Bosses a été ou incapable ou empêché de la mener à bonnes fins. Il n’en existe que ce qu’on serait appeler un avorton, la Clavis Lycaei. La gestation en est pourtant ancienne et l’intention constante, attestée dès la première lettre à Leibniz, le 25 janvier 1706 […]. Sans doute sa volonté d’être en communion de pensée avec Leibniz et de la développer ou de la questionner pour « l’adapter à l’usage de l’École » (comme l’écrit Des Bosses lui-même), explique-t-elle simultanément sa lucidité par rapport aux questions fondamentales qui rapprochaient Leibniz de la métaphysique ancienne et sa stérilité dans une situation où, entre l’aristotélisme et le système leibnizien, il n’est nulle part chez lui. Il est trop perspicace pour parvenir à une cohérence […] pas assez vigoureux pour créer son propre système. Il traduit donc. Il donne de la Théodicée une version que Leibniz trouve « elegante, ingenieuse, souvent meilleur que l’original ». Il commente, il critique, il n’invente pas. Il ne fera pas une oeuvre personnelle23.

29« Il traduit donc » : vigoureux abrégé, qui dit en peu de mots comment le Père des Bosses n’a pas trouvé sa langue, comment Certeau le découvre enseveli sous celles de Leibniz et d’Aristote. Mais je voudrais signaler ceci, dans le texte de la Clavis Lycaei que Certeau nous donne ici à lire, et qui tient lieu, en quelque sorte, de l’œuvre inaccomplie. Des Bosses note, présentant son écrit à son destinataire (peut-être le jésuite Étienne Souciet, bibliothécaire du Collège Louis le Grand, bien connu24 aujourd’hui des spécialistes des jésuites de Chine, ou de Nouvelle-France, dont il est l’un des principaux correspondants au début du XVIIIe siècle) : « Prouver la distinction entre la matière et l’étendue, hoc opus hic labor est »25. Des Bosses développe ensuite un argument par la collection infinie d’indivisibles qui constituent la matière et qui n’ont aucune étendue. Et il ajoute : 

On répondra peut être que cet argument est fondé sur la nature de l’infini, qui est incompréhensible […]. Mais d’où vient donc que les adversaires osent si hardiment soutenir que, selon la pure raison, il faut dire que la matière n’est autre chose que l’étendue ? Ne devraient-ils pas plutôt dire que, l’infini entrant dans cette controverse, il se peut que les raisons pour l’identité de la matière et de l’étendue sont contrebalancées par celles qui sont pour la distinction de ces choses ?26

30Des Brosses a raison : c’est un écrit de controverse par excellence. Comment les adversaires de la thèse défendue peuvent-ils ne pas employer les armes de cette thèse (ici l’infini) pour, précisément, la désarmer ? Le controversiste doit parler la langue de l’autre, il occupe tactiquement le terrain de l’autre, comme Certeau l’écrira beaucoup plus tard, pour différencier la tactique de la stratégie, dans le contexte tout autre de l’Invention du quotidien. Mais c’est lui qui parle dans la langue de l’autre, c’est lui qui énonce l’énoncé de l’autre, et qui l’énonçant à nouveau, au présent, altère sa stabilité.

31J’ai retenu spécialement le second texte parce qu’il est attaché à une figure fréquentée depuis longtemps déjà à cette époque par Michel de Certeau, qui a établi le manuscrit de son Mémorial en 1960 : le jésuite Pierre Favre, auquel il revient en 1966 dans un article intitulé : « La tradition favrienne aux Pays‑Bas. Un traité inédit de Pierre Favre ? »27. Le point d’interrogation compte, car ce court texte est dominé – comme La Possession de Loudun et sa conception d’« une histoire [qui] n’est jamais sûre » – par un principe d’incertitude, qui ne sera finalement pas levé. Le texte reste jusqu’à son terme une interrogation conjecturale sur la possibilité d’une attribution, dont la part d’indétermination est d’autant plus remarquable, dans son principe, que la démonstration de Certeau ne laisse par ailleurs guère de doute sur l’identité de l’auteur du traité. Mais l’enjeu est également autre. Certeau écrit : « Faute de preuves plus nettes en faveur de l’attribution à Favre, il est permis d’hésiter. Et faute de solution qui ressorte avec clarté des documents, on peut supposer qu’on a ici le résultat d’une collaboration probablement posthume à partir de notes laissées par Favre »28. Une collaboration dans laquelle Certeau identifie peut-être la marque du jésuite flamand Adrien Adrienssens, « préoccupé de références et de bases positives ». Mais Certeau conclut : « Le cas est fréquent dans la littérature spirituelle ». Certeau renvoie ici à son article de 1965, « Crise sociale et réformisme spirituel au début du XVIIe siècle »29, dont un certain nombre d’éléments seront repris dans le chapitre VIII de La Fable mystique, où il écrit : « La production d’une littérature spirituelle constitue un autre moyen de circonscrire l’espace d’un esprit. Elle relève aussi d’une politique de l’institution ». Elle institue « un langage de l’intérieur, un lieu de l’esprit »30. Aussi bien, la littérature certifie une trace antérieure, dont le problème n’est pas tant qu’elle manque de clarté, ou de netteté, mais qu’elle manque d’autorité, ou d’auteur. Le principe d’incertitude auquel se tient ici Certeau est aussi ironique, pourrait-on dire, que le principe d’incompétence au nom duquel s’écrira La Fable mystique : « Ce livre se présente au nom d’une incompétence »31. L’un et l’autre, incertitude et incompétence, ne sont, me semble-t-il, que l’envers de ces dernières lignes du second chapitre de La Prise de parole, parlant de ceux qui ont la pris la parole (une parole imprenable) : « Ce n’est pas encore leur langage. À cette ambigüité correspond une tâche. Aucune autre réponse n’existe que le risque pris au nom d’une certitude »32.

32À cette inquiétude des énoncés, il faudrait ajouter une composante essentielle des recherches historiques de la Compagnie de Jésus en France dans ces mêmes années 1965-1967 : ce que j’appellerai, avec Alain Cantillon33, une production de séries d’énonciations, avec en particulier, la publication en 1967 par François Roustang, proche collaborateur de Michel de Certeau à la revue Christus, d’une édition des Constitutions dans laquelle il fait précéder le texte retenu comme définitivement approuvé par Ignace de Loyola en 1556 d’un premier état, daté de 1550, qu’il différencie fortement du second. Il montre par toute une série de traits comment ces premières Constitutions développent une dynamique des formes d’insertion de l’individu dans le corps de la congrégation qui sera recouverte dans la version ultérieure, par l’architecture d’une institution instituée, dans laquelle l’individu n’est plus, en quelque sorte, l’institution instituante de son propre corps. Il n’en est plus l’énonciateur, mais l’énoncé. À ce travail, je ne peux ici m’arrêter davantage, mais il me semble qu’il est à l’intersection des deux scènes politique et spirituelle sur lesquelles je tente de me placer ici.

33Mais nous devons maintenant et pour finir porter le regard sur la Compagnie de Jésus elle-même dans cette période, Compagnie au sein des publications de laquelle Michel de Certeau développe l’essentiel de son activité d’écriture, jusqu’à la fin des années soixante justement. Rappelons que La Prise de parole est publiée chez Desclée de Brouwer, éditeur très proche des jésuites, que L’Étranger paraît dans une collection commune à Desclée de Brouwer, Le Cerf, les Éditions Ouvrières et Aubier-Montaigne, que Certeau donne la plupart de ses textes courts aux Recherches de sciences religieuses, à la Revue d’ascétique et de mystique, à Études, à Christus, toutes revues de la Compagnie. Or il n’est pas inutile de rappeler ici, concernant ces deux dernières revues en particulier, les mouvements qui les animent – et font plus que les animer, les agitent dans les années qui précèdent 1968.

34De la revue Études, revue d’actualités et de culture générale de la Compagnie, je rappellerai seulement qu’elle entre dans une zone de turbulences dès la fin des années cinquante : un certain nombre de jésuites (et d’autres) lui reprochent son silence sur la guerre d’Algérie, et singulièrement sur la torture d’État, dont on sait comme elle sera pour Michel de Certeau l’objet d’une préoccupation constante, en particulier en Amérique Latine dans les années 1970 — nous y sommes brièvement venus un peu plus haut — et jusqu’au texte de 1977 (réédité par Luce Giard dans Histoire et psychanalyse entre science et fiction en 1987), « Luder. L’institution de la pourriture », qui reste — avec celui que je rappelais tout à l’heure — l’un des très rares textes dans lesquels Certeau articule expressément des époques différentes. C’est au terme de cette crise que Maurice Giuliani reprend la direction des Études. Maurice Giuliani avait appelé Certeau à la revue Christus dès 1956, et c’est dans la collection liée à cette revue qu’il publie le Mémorial de Favre, que j’ai rappelé plus haut. Or la revue Christus traverse elle aussi de sérieuses difficultés, en 1968 précisément. Je voudrais seulement ici rappeler que le numéro d’octobre 1968 comportait en particulier un article du philosophe et jésuite Georges Morel (connu, entre autres ouvrages, pour ses travaux sur Jean de la Croix) qui critiquait « une religion menant au culte idôlatrique du passé ». Dans cette même livraison, Jean-Marie Le Blond, jésuite également, « redoute l’obéissance inintelligente du serviteur, […] qui aboutirait à une torture des consciences »34.

35Mais c’est le « culte du passé » qui me retiendra ici. Car ce passé m’a fait revenir en mémoire un article publié en 2004 dans la Revue de philosophie et de théologie, par le jésuite Henri Laux, consacré à « Michel de Certeau lecteur de Surin. Les enjeux d’une interprétation ». C’est un article hanté par l’ombre du mouvement de mai 68 et la parution, cette même année 68, dans la Revue d’ascétique et de mystique d’un article célèbre de Certeau, « L’illettré éclairé »35, dont l’essentiel sera repris dans La Fable mystique, beaucoup plus tard. L’article d’Henri Laux témoigne des difficultés extrêmes d’une œuvre qui, toute entière portée par la méditation des textes anciens, ne cesse dans le même temps d’éprouver et de vivre la radicalité d’une présence au présent, jusqu’au point, qui nous aura retenu aujourd’hui, de devoir tourmenter la notion même d’énoncé de langage pour son irrésistible aspiration dans le passé, jusqu’au point de devoir porter sans repos comme deux modalités de cette présence au présent, la puissance de l’impouvoir et l’absolue étrangeté de l’autre. Aussi ai-je été extrêmement sensible – dans cet article largement postérieur à la mort de Certeau et qui vient nous dire à quel point, comme je le disais de La Possession de Loudun, les écrits de Michel de Certeau ne sont pas passés, ou, pour le dire familièrement, ne passent toujours pas et restent donc à venir — au basculement que repère Henri Laux après la fin des années 1960 dans le rapport de Certeau à la figure et à l’œuvre de Surin. Henri Laux fait d’abord de Surin « l’auteur spirituel sur lequel Certeau a le plus travaillé, au point d’en devenir l’interprète comme le plus autorisé ».36 Puis il observe, sans en souligner la portée, mais il est vrai que la relecture de La Prise de parole nous aide grandement à le faire, que dans son chapitre de l’Absent de l’histoire (1973, mais ce texte est d’abord paru en 1970) sur « Jean de la Croix et Jean-Joseph Surin », Certeau fait apparaître dans le legs de Jean de la Croix, « plus que des idées, […] un style du langage mystique » ; Laux associe dans la suite de son texte ce déplacement et ce qu’il appelle l’influence de « la crise des autorités en mai 68 » sur l’apparition de la figure de « l’illettré éclairé » dans l’article du même nom publié cette même année 68. Puis, l’évolution de Certeau « se découvre » : « en 1982 paraît La fable mystique […] quelque chose est passé, du passé fondateur mais qu’il n’y a plus à fréquenter »37. Au-delà, pour Herni Laux, Surin devient l’interprète de Certeau, et non plus Certeau celui de Surin. Henri Laux conclut : « Il avait fallu rouvrir le texte lointain pour s’entendre convoqué par quelque voix originelle à une nouvelle et féconde traversée du Réel »38.

36« Une traversée du Réel » : toute la question, qui reste et qui doit rester pour nous une question, car elle est aussi « féconde », et de savoir si, en effectuant ce parcours, Michel de Certeau n’a pas porté au plus haut, non pas seulement une relation présente aux écritures du passé, mais ces écritures elles-mêmes, marquées d’une inlassable, épuisante, irrémédiable tension entre ce qui a eu lieu et le temps de le dire, le temps dans lequel l’« irruption », pour reprendre le mot de la Possession, fait histoire avant de faire déjà histoire, de passer déjà dans le passé. De ce point de vue, Michel de Certeau reste l’interprète de Surin et il n’y a nul besoin d’un renversement par lequel Certeau perdrait finalement en compétence, n’étant plus finalement l’interprète que de « son Surin ». La plus grande vigilance est nécessaire sur ce point.

37Il faut insister pour finir sur cette « relation présente », qui nous ramènera au futur antérieur de la Possession de Loudun : « quand le flux se sera retiré », qui inscrivait l’espacement d’un présent entre un passé et son futur, son futur passé. Cette relation présente n’est nullement contradictoire, dans la pensée et dans l’œuvre de Michel de Certeau, avec l’étrangeté distante du passé. Un détour est nécessaire pour le comprendre, détour par la question suivante : comment penser – ce que j’ai tenté de faire ici avec le travail de Certeau dans les années 1966-1968 – un processus de transition dans le temps historique passé sans adopter, d’une manière ou d’une autre, le modèle d’un cycle, par lequel on ferait retour à l’inauguration d’une séquence historique pour le conduire jusqu’à son terme, qui est peut-être souvent d’une part un temps lui-même passé et d’autre part notre propre temps comme terme provisoirement ultime de ces cycles, celui, par exemple, de l’entrée en modernité, ou de la sécularisation, ou de la mondialisation — pour recourir à des catégories englobantes, incertaines, triviales et cependant obsédantes ?

38Peut-on inversement penser une transition passée comme temps du possible, tel qu’Ernst Bloch, sans doute trop oublié dans notre temps en deuil d’avenir, tentait de le définir – trop oublié, mais cité par Certeau en 1968 dans « La révolution fondatrice ou le risque d’exister »39? Un temps qui n’est pas celui de la vie historique effectivement vécue, mais qui ne serait pas non plus happé par la téléologie d’une mise en cycle. Or cette perspective n’implique-t-elle pas une discussion de la notion de transition elle-même ? Peut-on penser une transition dont on ne saurait qu’une seule rive ? Quels en sont les termes ? La transition ne postule-t-elle pas essentiellement un terme ? Sans doute, mais il pourrait devenir alors important de définir ce terme comme un postulat de « docte ignorance », pour reprendre le vocable de Nicolas de Cues, grande figure de la Fable mystique II40. Or l’appel au possible d’une transition ouverte est précisément au point de rencontre d’une relation présente au passé, ou d’une relation au passé dans son présent et de la découverte de ce passé dans sa plus radicale étrangeté, dans ce par quoi il n’est pas devenu nôtre. Et il faut entendre ici ce qui, dans l’im-pouvoir, ou prise et perte de pouvoir, que nous avons trouvé au point de jonction de la parole mystique et de la parole politique, ce qui donc dans l’impouvoir se trouve contenu d’une puissance, ou d’un possible.

39Et ne serions-nous pas enfin au plus près de notre propre vérité, ici et maintenant, dans le sentiment que nous avons d’un temps de transition, dont nous ne savons pas vers quel lieu (vers quel monde) il nous conduit, ni quand, mais qui se trouve postulé comme un autre temps, futur, un autre temps qui pourrait ajouter une quatrième « hétérologie » à celles qu’a discernées Michel de Certeau : l’histoire comme discours du passé, l’ethnologie comme discours du sauvage, la psychanalyse comme discours de l’inconscient41.