Colloques en ligne

Morgane KIEFFER et Gaspard Turin

Les masques de la plume. Avatars de l'ethos & écriture de soi chez Jean-Philippe Toussaint

1Comme le colloque est terminé, le grand salon Dolly Parton du Marriott de Louisville (Kentucky) se trouve à peu près désert. Dans un coin pourtant, reposant sur une moquette à motifs géométriques audacieux, un banc isolé accueille encore deux participants. Les badges sont illisibles à cette distance ; les cravates, les coiffures sont un peu défaits. Elle est plongée dans un livre. Lui regarde son téléphone, puis au bout d’un temps sa voisine dont il semble seulement remarquer la présence.

2LUI : Champagne ? Vous lisez quoi ?

3ELLE (acquiescant) : Le dernier Jean-Philippe Toussaint. Vous connaissez ?

4LUI (il la sert) : Oui, et j’aime beaucoup, mais je trouve qu’il devient pénible dans ses derniers bouquins.

5ELLE : Ah bon ? tiens c’est curieux, moi je les préfère aux premiers.

6LUI : Vous ne trouvez pas qu’il est devenu extrêmement vaniteux, depuis quelques temps ?

7ELLE : Peut-être, encore qu’avec passablement d’ironie, à mon avis. Et en faisant cela, il pointe du doigt une tendance très contemporaine, s’en fait l’un des exemples les plus emblématiques – et s’en amuse.

8LUI : l’autopromotion de l’auteur, sa médiatisation ? Son narcissisme ?

9ELLE : Exactement.

10LUI : Vous savez [il pointe son badge], moi qui travaille en Suisse, j’ai la chance d’échapper à tous ces grands raouts inévitables : la rentrée littéraire, la course aux prix, la promo d’Untel, d’Unetelle, les séances-dédicaces et autres performances d’auteurs. J’observe en partie ces événements, mais avec l’avantage de l’extériorité, de ne pas en dépendre comme d’une marée qui impose son actualité au fait littéraire. Vous autres Parisiens m’apparaissez parfois comme des lapins pris dans les phares de la société du spectacle. On peut sans doute parler de la littérature sans obéir à la dictature de la hype ni courir après les mondanités, non ?

11ELLE [indulgente] : Hmm, il me semble que c’est plus compliqué que vous le dites. Parce qu’aujourd’hui la littérature est indissociable de sa monstration publique. Attendre que les choses se tassent médiatiquement pour ensuite déclarer que seul ce qui subsiste a de l’intérêt, c’est manquer une grande partie de la chose littéraire. Ceci dit, vous avez raison sur un point : il y a aujourd’hui une sorte de sidération dans le moment de la publication. Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel y voient le signe d’une littérature « exposée » : « celle qui réfléchit et met en cause ses conditions d’existence, ou du moins les conditions d’existence qui se sont élaborées durant deux siècles : l’image d’un auteur unique, reclus dans son bureau-atelier, en relation directe avec son éditeur et les acteurs qui constituent le champ (critique, jurés littéraires, etc.) parlant in absentia à un public massifié et anonyme1 ».

12LUI : Je veux bien que le cliché du poète dans sa mansarde ait fait son temps. Mais je comprends mal cette « relation directe » : visiblement, elle est plutôt indirecte dans ce scénario ? À qui l’auteur s’adresse-t-il aujourd’hui, comment les choses ont-elles évolué ?

13ELLE : Ce que Rosenthal et Ruffel veulent dire, c’est que les activités spécifiques aux métiers du livre faisaient traditionnellement chaîne, de proche en proche. L’auteur avait affaire à l’éditeur et non au distributeur, qui lui-même avait affaire au libraire mais pas au lecteur, lequel n’avait de l’auteur que l’image qu’il s’en projetait d’après le nom inscrit sur la couverture du livre. Cet état de fait, au fil des dernières décennies, a beaucoup changé. L’auteur se scinde aujourd’hui en deux entités (au moins), de producteur effectif de l’œuvre et de représentant de celle-ci face au public. Dans l’intervalle les rôles intermédiaires de l’éditeur, du distributeur, du libraire, du critique etc. ont également changé.

14LUI : Au point qu’on a parfois du mal à les différencier, voire à les identifier.

15ELLE : Disons qu’on assiste à une fluidification des rapports entre ces différents acteurs, et à une sorte de déprofessionnalisation de la profession2.

16LUI : Vous voulez dire qu’il n’y a plus d’auteurs ?

17ELLE : Non, mais plutôt qu’aujourd’hui l’auteur doit porter une casquette supplémentaire, celle de champion de sa propre cause. Il doit redoubler par sa présence médiatique les efforts entrepris dans le for intérieur de son écriture. Ce que l’on appelle auteur, aujourd’hui, est une construction, une figure. Un auteur, cela se fabrique3. La multiplication des rôles, leur nouveau partage entre les acteurs de l’économie du livre, se traduisent dès lors par un recentrement de l’événement littéraire sur le moment de la publication, au sens large de « rendre public ».

18LUI : Dès lors ce que vous appeliez « manquer une grande partie de la chose littéraire » revient en fait à manquer l’essentiel… excepté que l’essentiel a disparu, si l’on ne parle pas du contenu du livre que l’on promeut, voire si le livre lui-même n’est plus une fin en soi.

19ELLE : Disparition, ou déplacement ?

20LUI : Dilution ! Dilution de l’acte d’écriture dans celui de la publication, dilution de l’acte de lecture dans celui du spectacle de la publication. Regarder Audeguy, Quignard ou Labro parler de leurs livres à La Grande librairie, n’est-ce pas désormais l’équivalent d’avoir lu Audeguy, Quignard et Labro ? Un mode de lecture qui, sans ironie, me semble d’ailleurs tout à fait valable. Mais ce qui me gêne, c’est que la situation tend à se réduire à un schéma binaire, où l’événement de la publication, simple et en quelque sorte monolithique, vient remplacer le texte publié, quant à lui articulé et complexe (ou offrant dans son format les moyens d’une complexité).

21ELLE : C’est un constat que fait encore Lionel Ruffel, dans Brouhaha : un « imaginaire de la publication4 » remplace aujourd’hui le fait littéraire centré autour du livre en tant qu’objet et finalité. En somme vous vous plaignez que le terme de « publication » prenne aujourd’hui un sens de plus en plus détaché de l’objet livre, sans qu’un autre espace puisse accueillir la nécessaire complexité du discours ? Vous ne souffririez pas d’un léger manque d’imagination ?

22LUI : Je ne connais pas ce livre. Mais vous l’avez sur vous ? Quelle chance ! Montrez-le moi, vous voulez bien ? [Il parcourt le texte rapidement]. Oui, je vois. En fait, plutôt que d’une marginalisation des discours complexes au profit des discours simples (une polarité un peu caricaturale), il faudrait peut-être parler d’une marginalisation des contenus cachés au profit des contenus visibles. Ruffel, en théorisant le contemporain, le différencie de la modernité mais insiste au passage sur le fait qu’il n’appelle de ses vœux aucun changement de paradigme. Et il fait bien, puisque le changement de paradigme est probablement le procédé épistémologique central de la modernité. Mais dès lors, ce qu’il prône est un système réconciliateur : « pas de substitution, une addition5 ». Effectivement, quelque central que cet « imaginaire de la publication » puisse être aujourd’hui, il n’empêche pas qu’il se publie encore des livres (dont le sien). Mais en fait, la simple différenciation d’un imaginaire moderne de la publication, fondé sur la confection silencieuse et excluante d’un livre destiné à être lu dans ce même silence, d’avec ce nouvel imaginaire contemporain – multipolarisé et multipubliant – implique leur séparation, leur non-dissolution dans un espace commun. Additionner silence et brouhaha ne permet pas au silence de subsister. S’il s’agit bien d’un espace commun, le nombre des publications y est en telle inflation qu’il ne peut admettre la place prise par une seule parole, au sein d’un silence qui devient antidémocratique.

23ELLE : C’est la possibilité même d’une pensée, alors, qui serait menacée ?

24LUI : Au risque de passer pour l’oiseau de mauvais augure, je crois qu’il ne faut pas esquiver ce risque. Franco Moretti ne l’esquive pas, lorsqu’il se penche sur le phénomène des Big Data : aujourd’hui, les nuages énormes formés par les informations, méta-informations etc. mènent de plus en plus fréquemment à des constats sur des états généraux de la matière de l’information, pure exposition, qui remplace, et donc empêche, l’analyse dont elle devrait être le point de départ6.

25ELLE : Si on en revient à notre scène littéraire, vous exposez un paradoxe : le seul temps que le contemporain accorderait au livre en réduirait le contenu, la complexité, la longueur, au kairos limité de la publication, étendue à toutes ses nouvelles plateformes médiatiques. Pourtant, il me semble qu’il y a chez Toussaint une forme originale de continuité entre ces deux pôles.

26LUI : Il faut dire que nous tenons là un spécialiste de la médiatisation sous toutes ses formes ! Vous êtes-vous promenée sur son site internet ? Brouillons des différentes étapes de rédaction, liens hypertextes qui relient romans, expositions photographiques, performances et lectures… Tous les possibles de la publication se trouvent là, à disposition, à l’instant T. Je ne suis pas loin de voir en Toussaint le représentant le plus avancé de la tendance historique à la centralité du moi en littérature.

27ELLE : Justement ! Il y a une mise en scène de soi sur la scène externe, sociale – [elle sourit]  mondaine, si monsieur préfère – qui se développe symétriquement dans ses romans. On dirait bien que le paradoxe se résout : par la richesse de ses avatars fictifs, Toussaint double l’intrigue elle-même du récit de l’évolution de son personnage-auteur.

28LUI : Soyez plus précise : qu’est-ce que ce personnage-auteur ?

29ELLE : Vous n’en ratez pas une. Pour ma part, je trouve que le concept le plus opérant pour décrire cet effet est celui de posture, tel que Jérôme Meizoz le définit dans ses travaux7 comme une façon personnelle d’investir un rôle, ou un statut. Un auteur (re)négocierait ainsi sa « position » dans le champ littéraire par divers modes de présentation de soi – en adoptant une posture. Là où le geste critique est fort, c’est qu’il permet d’appréhender en un même geste, et l’un au regard de l’autre, deux terrains d’observation : « externe, d’une part, celui de la présentation de soi dans les contextes où la personne incarne la fonction-auteur (interventions dans les médias, discours de prix littéraires, notice biographique, lettre à la critique, etc.) ; interne, d’autre part, quant à la construction de l’image de l’énonciateur dans et par les textes (…) On peut alors étudier relationnellement la position dans le champ, les options esthétiques d’un auteur, ses conduites littéraires publiques, et son ethos discursif8».

30LUI : Je vois (je connais bien Jérôme, c’est un ami à moi). Et si nous nous contentons même des limites du texte, en restreignant l’approche à ces avatars dont vous parliez, on saisirait à travers ces différents ethè tout un pan de la posture toussaintienne.

31ELLE : C’est là que cela devient vraiment intéressant, dans ce jeu entre fiction et projection de soi en divers Je, essentiellement sous forme de narrateurs extra-homodiégétiques comme l’indique Frank Wagner9, mais aussi, à un degré supérieur, dans les textes autobiographiques comme Autoportrait (À l’étranger) (2000), ou le plus récent Football (2015).

32LUI : Oui, enfin, il faut tout de même préciser que l’adéquation de ce narrateur à une figure auctoriale, qui ne semble faire aucun doute pour personne, ne va pas complètement de soi non plus… Je pense à cette remarque extraordinaire du traducteur japonais de Toussaint : « Ce qui m’a un peu tracassé à l’époque de La Réticence et de La Télévision, c’est qu’avec les progrès de la calvitie du narrateur, le problème s’est posé de savoir si “Boku” [“Je” informel en japonais] devait faire place à “Watashi” [“Je” formel] pour représenter un narrateur maintenant en pleine maturité10. » Un tel nivellement est étonnant, quand on pense aux nuances qu’il faut apporter à cette agrégation, jamais aussi complète qu’on le pense – jamais complètement assimilable, en tout cas, à de l’autobiographie.

33ELLE : Accordé. Admettez néanmoins que l’ethos du Je est reconnaissable au fil des romans, surtout si on remarque que cela se joue toujours autour d’une figure inscrite d’écrivain à laquelle le Je d’abord se confronte, avant de s’y confondre. Tenez, que pensez-vous de ceci ?  [Elle sort de son sac, fort opportunément, un exemplaire annoté de Monsieur. L’avantage, avec les universitaires, c’est qu’ils sont toujours prêts à fournir les preuves de ce qu’ils avancent].

Monsieur se resservit de vin, posément, et, sur un ton apaisant, reposant la bouteille sur le parquet, avoua qu’il n’avait pas beaucoup de temps en ce moment, ajoutant que, de toute manière, il ne connaissait rien à la minéralogie, pour ne pas en dire plus. Pas grave, dit Kaltz, et de lui expliquer qu’il se chargerait de tout, lui Monsieur n’aurait rien à faire, si ce n’est à recopier le texte sous sa dictée. Tu me sers encore un peu de vin s’il te plaît, dit-il. […]

Monsieur ne savait rien refuser.

L’univers des minéraux, et plus particulièrement celui des cristaux, fascine non seulement certains spécialistes, mais également, et de plus en plus, le grand public. Toutes les roches, y compris les plus meubles, sont en réalité constituées de cristaux, […]. (M, 35-36)

34LUI : Ce serait donc le premier ethos, qu’on pourrait appeler le Copiste. Monsieur, catastrophé et imperturbable, écrit sous la dictée. Mais cela dépasse le personnage : voyez comme son malaise se déporte sur le contenu du roman, lequel se trouve dès lors parasité par des paragraphes entiers du traité de minéralogie de l’encombrant voisin. J’attire votre attention sur le fait que le choix du mode hétérodiégétique sur l’ensemble du roman, unique dans l’œuvre, si je ne m’abuse, joue ici en faveur de ce décalage. L’hétérodiégèse fait écho à l’hétérographie.

35[Sourire ironique de son interlocutrice. Il s’interrompt, reprend sur un ton qu’il veut badin].Oui, je suis assez content de cette formule… Enfin quoi qu’il en soit, l’une comme l’autre décalent le centre de l’intérêt : Il pour Je, la Minéralogie pour le Roman.

36ELLE : Vous me resservez encore un peu de champagne, s’il vous plaît. [Il s’exécute]. Mais le décalage sert la cohérence de l’œuvre, vous ne croyez pas ? Comme le roman contient les paragraphes parasites, finalement, il ne se fait plus sans eux. Le sujet s’exprime à la troisième personne, ce qui n’empêche pas l’identification de Monsieur aux autres narrateurs toussaintiens et en enrichit le catalogue, qui commence donc par une figure d’écrivain malgré lui, en confrontation/collaboration d’ailleurs avec un personnage tiers, dont le nom (Kaltz se rapproche de calcium, dont on fait la craie) véhicule tout un programme scriptural : le professorat, le dogmatisme épistémologique, la biffure, la correction, la sanction... Le narrateur toussaintien entre en écriture par la petite porte, sur un malentendu et dans l’inconfort d’une promiscuité embarrassante. L’expression de la dérision du projet littéraire s’en trouve évidemment accrue.

37LUI : En parlant de la dérision du projet littéraire, voici l’un de mes passages favoris [comme de juste, le voici qui dégaine son propre exemplaire de La Télévision.] :

Je m’assis à ma table de travail et mis mon ordinateur sous tension. Déjà un début de phrase m’était venu en chemin en revenant du parc. Je me répétais la phrase mentalement, mes doigts s’apprêtaient à la taper sur le clavier. « Quand Musset, abordant dans sa nouvelle… » Non, cela n’allait pas, « abordant » n’allait pas. Je levai la tête et regardai le plafond. « Évoquant », peut-être ? Non, « évoquant » n’allait pas non plus. « Quand », par contre, me semblait assez bon. « Quand » était irréprochable, je trouvais. Et « Musset », c’était Musset, je pouvais difficilement l’améliorer. Quand Musset, dis-je à voix basse. […] Non, rien à dire, c’était un bon début. Je le dis un peu plus fort. Quand Musset. Je m’accoudai à la balustrade du balcon et le gueulai un petit coup : Quand Musset ! Quand Musset ! répétai-je au balcon. Quand Musset ! Silence ! entendis-je soudain, silence, s’il vous plaît ! (LT, 84-85)

38ELLE & LUI, en chœur : Quand Musset ! Quand Musset !

39LUI [s’éclaircit la gorge avant de reprendre la parole] : Mais vous me faisiez parler du Copiste, dépassé par les velléités d’un langage spécialisé dont il n’était pas l’énonciateur. Ici – deuxième avatar de l’ethos toussaintien – c’est en Essayiste que le narrateur s’affronte à l’écriture, dans un rapport conflictuel, même s’il se résout dans l’humour. Le lien s’inverse par rapport à l’exemple précédent : pris par le devoir moral de faire correspondre l’écriture à sa source énonciative, le Je – qui ne cesse jamais de « travailler », selon ses propres termes, ce qui s’affirme au fil du récit comme l’expression d’une procrastination fructueuse11 – dépasse sa propre production, qui n’avance pas.

40ELLE : À se demander pourquoi il n’est jamais fait état, dans La Télévision, d’une angoisse de la page blanche, qu’il paraîtrait pourtant bien légitime que son héros ressente…

41LUI : C’est que nous sommes encore dans des textes où prévaut un certain humour, une forme de distance vis-à-vis de soi. Le Je n’est pas angoissé, il est « pensif », avec ironie…

42ELLE : Je ne suis pas d’accord avec cette lecture – ou alors seulement partiellement. L’humour reste un ressort très présent de l’écriture toussaintienne par la suite, même s’il se teinte de plus en plus nettement de mélancolie, et n’exclut plus systématiquement le premier degré. Dans Autoportrait (À l’étranger), par exemple, les dernières pages du livre amorcent ce mouvement, où on dirait que l’adéquation enfin se fait entre le Je et la fonction d’écrivain de l’auteur. C’est bien ce que le titre laisse présager, d’ailleurs. Ce serait un troisième ethos… le Je en Écrivain… [Depuis le début de sa phrase, elle farfouille dans son sac – en vain. Galant, il lui tend prestement son propre exemplaire d’Autoportrait (À l’étranger), sans lequel jamais il ne se déplace.] Merci. Tenez :

[J]e me suis soudain senti triste et impuissant devant ce brusque témoignage du passage du temps. Ce n’était guère le fruit d’un raisonnement conscient, mais l’expérience concrète et douloureuse, physique et fugitive, de me sentir moi-même partie prenante du temps et de son cours. Jusqu’à présent, cette sensation d’être emporté par le temps avait toujours été atténuée par le fait que j’écrivais, écrire était en quelque sorte une façon de résister au courant qui m’emportait, une manière de m’inscrire dans le temps, de marquer des repères dans l’immatérialité de son cours, des incisions, des égratignures. (AE, 119-120)

43LUI : Eh bien oui, ici, l’assimilation du narrateur et de l’écrivain semble complète. On voit bien que ce n’est pas ce statut qui fait problème, qu’au contraire il devient partie prenante d’un équilibre personnel du Je… L’écriture devient, à partir d’Autoportrait (À l’étranger) dirais-je, un expédient, voire une thérapeutique, pour un Je dont les troubles intérieurs commencent également à porter leur nom, ne sont plus systématiquement cachés par l’expression de la dérision.

44ELLE : Enfin tout de même, notre pauvre narrateur se trouve paralysé à un moment du livre par un fameux tour de reins, l’inénarrable « scruchjètta » (AE, 47) ! Cette raideur me semble symptomatique de la conscience de n’être encore, en partie, qu’un personnage, dans la lignée fameuse des Bartleby, Watt, Jacques Tati et autres Hommes sans qualités que la presse et la critique ont depuis longtemps reconnus comme les précurseurs du narrateur toussaintien. Il faut garder à l’esprit aussi que la réconciliation entre narrateur et figure auctoriale demeure dans ce livre tempérée par le dispositif qui lui donne son titre : l’autoportrait demande, pour être effectué, qu’une distance persiste entre celui qui raconte et celui qui est raconté, qui demeure « étranger ».... À prendre la pose de l’écrivain, le narrateur toussaintien se trouve systématiquement en butte à une sorte de tétanisation, un figement de sa personne, nécessaire à l’établissement du portrait.

45LUI : N’est-ce pas précisément cette distance entre personnage et auteur qui se trouve résolue dans le récent cycle de Marie (Faire l’amour, 2002 ; Fuir, 2005 ; La Vérité sur Marie, 2009 ; Nue, 2013) ? À mes yeux, le Je cesse, dans le cycle, d’être écrivain, pour habiter plus intensément son rôle de narrateur – jusqu’à se dissoudre dans la plénitude de son propre récit. Il y a deux scènes tout à fait révélatrices en ce sens, dans La Télévision et Faire l’amour. Deux scènes de baignade, d’ailleurs…

Scène de bain (sans maillot), 1 : La Télévision

J’étais allongé sur le dos dans l’eau et je réfléchissais à mon étude, les deux mains sans force et relâchées, […] les jambes étendues et le corps en suspension, ma boutique émergeant légèrement hors de l’eau, comme une nature morte très simplement agencée, deux prunes et une banane, qu’un très léger ressac, parfois, venait en partie recouvrir. Le travail, quoi. (p. 62)

46LUI [lunettes chaussées, sur un ton docte] : Ici, la distance ironique est fondamentale, par quoi le regard porté par le Je sur lui-même, quoiqu’il exprime en partie sa décontraction et sa désinvolture, est également inséparable d’un certain ridicule. Vous m’écoutez, oui ?

47ELLE [yeus plissés dans une expression d’ostentatoire attention] : Je ne fais que cela. Parlez-moi encore de baignades sans maillot.

48LUI [imperturbable. Cette fois, c’est sur son kindle que l’ingénieux homme retrouve le texte] : Je reprends :

Scène de bain (sans maillot), 2 : Faire l’amour

Je nageais comme en apesanteur dans le ciel, respirant doucement en laissant mes pensées se fondre dans l’harmonie de l’univers. J’avais fini par me déprendre de moi, mes pensées procédaient de l’eau qui m’entourait, elles en étaient l’émanation, elles en avaient l’évidence et la fluidité […] et je pensais, mais c’est déjà trop dire, non, je ne pensais pas, je faisais maintenant corps avec l’infini des pensées, j’étais moi-même le mouvement de la pensée, j’étais le cours du temps. (p. 51-52)

49LUI [avec force gesticulations de la main droite] : Ce que « je ne pensais pas » veut dire, c’est que le Je n’est plus dans la réflexion – au sens double – par laquelle il endossait son propre rôle dans Autoportrait (À l’étranger). Il habite à présent, ou tente d’habiter, les pages qu’il écrit. Après tout, le rapport du temps à l’écriture ayant été établi par l’extrait précédent, il semble logique que « se déprendre de soi » corresponde en fait à ne faire qu’un avec l’espace même du texte. Rappelons qu’à ce stade, il a cessé diégétiquement d’être écrivain : plus aucun détail ne se présente qui donne au lecteur une idée de ses occupations…

50ELLE : Ce qu’on voit aussi en comparant ces deux extraits, malgré la différence de tonalité dans la représentation de soi en flotteur/nageur, c’est que le monde disparaît totalement au profit du personnage-narrateur. Dans les deux cas, lac berlinois ou piscine tokyoïte, tout se resserre dans le corps même du Je…

51LUI : À condition que vous considériez la distance prise dans le premier extrait comme une fausse échappatoire, un déplacement qui n’aurait rien d’un écartèlement, somme toute une fausse ironie ?

52ELLE : Ce n’est pas incompatible ! Au fond, on peut tout aussi bien restreindre le champ à une image de soi en baigneur ridicule qu’à une image de soi en nageur cosmique... De manière générale, que ce soit dans les textes d’autofiction (Autoportrait (à l’étranger)), dans les romans, et même dans les essais (Football), au lieu de se servir de la narration pour introduire la description par le jeu des points de vue, comme on le faisait au temps du réalisme, Toussaint retourne l’outil comme un gant. Il place l’exo(tisme) au service de l’égo(ïsme) : ce qu’il décrit n’est pas tant l’ailleurs que le Je, par différents biais (géographique, footbalistique, …).

53LUI : Ce qui n’est guère nouveau, n’est-ce pas, et s’appuie par ailleurs sur une tradition qui remonte à loin : le paysage état d’âme des romantiques, la voie perecquienne de l’infra-ordinaire pour dire l’intime…

54ELLE : … Sauf qu’ici le paysage disparaît progressivement ! L’attention au dehors sert, in fine, l’incarnation textuelle de l’ego, à la manière de ce que Sophie Rabau appelle un « effet de présence12 », qui met au premier plan la figure homodiégétique en dépit des variations du décor, du ton, du cotexte et du contexte en passant par la narration détaillée (c’est-à-dire la description, en ses termes). L’objet de la description, ici l’espace circonscrit du lac ou celui, aérien, de la piscine de l’hôtel et de la vue qu’elle offre sur Tokyo, fonctionne comme le médiateur d’une co-présence énonciative : « Plus l’objet narré sera donné comme illusoirement présent, et plus longtemps resteront ensemble le conteur et son auditeur13 ».

55LUI : Si je comprends bien, le décor ainsi retourné sert finalement de papier-peint pour le for intérieur du je ? Mais alors il n’y a tout simplement pas de décor, seulement une représentation décorative d’un décor. Un peu comme les motifs des moquettes que nous foulons depuis trois jours dans cet hôtel... Je leur trouve un potentiel hypnotique, vous ne trouvez pas ? Cela ne doit pas être étranger au climat de consensus absolu des manifestations intellectuelles qui s’y déroulent.

56ELLE : Consensus ? Vous et moi, nous n’en sommes pas encore exactement là… Car à mes yeux, l’œuvre toussaintienne fait montre d’une remarquable unité sur ce plan. La valeur du décor face au personnage principal me semble constante. Toussaint joue avec la notion d’exotisme tout au long de son œuvre, en sortant de la salle de bain – dès son premier livre ! – pour sillonner le monde par tous les moyens de transport imaginables, pourvu qu’ils fussent rapides, de Paris au Japon en passant par les plages dérobées de la Corse et les villes d’Italie! Toute une stratégie se met en place sur le plan formel, à travers l’exhibition des clichés qu’il reprend et les détours qu’il multiplie au sein de la narration, pour mettre en scène dans une fausse coulisse la subjectivité du Je. Ce qui se joue, c’est une thématisation de l’extérieur et du déplacement comme unique moyen de dire l’ego, c’est…

57LUI : … Plaisante théorie ! Mais enfin vous voyez bien que l’ego prend de plus en plus le pas sur le monde, et la subjectivité sur le dehors, à mesure qu’on avance dans l’œuvre ! Il y a là un gonflement progressif du Je qui donne en plein dans l’égocentrisme ! Finalement, il n’y a plus guère que Marie qui puisse se disperser dans l’univers, se dissoudre dans sa propre présence au monde, sans recul, animale, spontanée enfin. En somme la seule chose que le narrateur fasse est de suivre Marie, penser à elle, réinventer sa vie quand il n’est pas avec elle – et sa fascination pour ce personnage vient d’ailleurs très précisément du fait qu’elle présente une « disposition océanique » (Nue, 36-37) : qu’elle est, naturellement et entièrement, dans le temps qu’elle vit, sans distance ni construction a posteriori

58ELLE [le toisant, sèchement] : Mais que faites-vous, alors, de la disparition de Venise et de l’évidement de l’exotisme qui ont lieu dès La Salle de bains ? Revoyez vos classiques !

Ville-fantôme, La Salle de bain (p. 52)

« Je sortis de l’hôtel après avoir mis mon écharpe à sécher sur le radiateur. Dans la rue, je frottais ma langue contre mes dents, contre mon palais. J’avais un goût de train dans la bouche, les vêtements moites. J’époussetais mes manches, marchais en secouant mon manteau. Les rues étroites imposaient une direction, je continuais tout droit sans réfléchir, traversais des ponts. Je trouvai une banque où changer de l’argent. Je fis l’acquisition d’un transistor bon marché. Dans un grand magasin Standa, j’achetai un pyjama, deux paires de chaussettes, un caleçon. »

59ELLE : Le narrateur quitte Paris en train sur un coup de tête, passe une nuit ferroviaire à destination de Dieu sait où, se retrouve au matin dans une ville étrangère jamais nommée dont on n’apprend qu’incidemment qu’elle doit probablement se trouver en Italie, à en croire l’enseigne du grand magasin, toujours moins intéressante néanmoins que les mouvements de langue du marcheur… C’est faire miroiter le mythe du dépaysement pour mieux s’en jouer ! Il ne traverse la ville qu'au hasard des rues, non pour s'y perdre, mais sous la contrainte, et c’est à ses errances dans les couloirs de l’hôtel qu’est réservé le lexique de l’aventure et du voyage !

60LUI : Quelle incroyable mauvaise foi ! Et ça, ça n’est pas un fantasme de toute-puissance peut-être ? Ça ne marquerait pas le point de non retour de la coïncidence de soi à soi, toute au premier degré, sérieusement ? [saisit sa liseuse qu’il avait reposée sur la banquette, et lit en crachotant de rage :]

Baignade nocturne, bis - Faire l’amour (47)

« Je regardais l’immense étendue de la ville derrière la baie vitrée, et j’avais le sentiment que c’était la terre elle-même que j’avais sous les yeux, dans sa courbe convexe et sa nudité intemporelle, comme si c’était depuis l’espace que j’étais en train de découvrir ce relief enténébré, et j’eus alors fugitivement conscience de ma présence à la surface de la terre, impression fugace et intuitive qui, dans le douceâtre vertige métaphysique où je vacillais, me fit me représenter concrètement que je me trouvais à l’instant quelque part dans l’univers. » (p. 47)

61LUI : C’est une scène de naissance de la conscience, in utero ! Admirable, d’ailleurs : le récit métonymique de l’advenue primordiale de la représentation de soi, une éclosion de l’esprit à forte consonnance matricielle. Mais ne nous y trompons pas, « quelque part dans l’univers » ne peut signifier ici que « en son centre » !

62ELLE : Votre enthousiasme vous emporte, allons. Bien sûr qu’il s’agit là d’une scène de révélation cosmique, et même métaphysique. On passe du Je au paysage, bientôt métamorphosé par le prisme du regard subjectif (le « sentiment ») à grand renfort de modalisations (« comme si »), en une métonymie du monde (« la terre elle-même ») à son tour anthropomorphisé, voire féminisé par ses courbes et sa « nudité »… Le monde, ça n’est pas seulement la Mère, c’est aussi, plus prosaïquement, le personnage de Marie. Le narrateur rejoue dans sa piscine séminale une sorte d’incarnation métaphorique de l’union d’Ouranos et de Gaïa, entre ciel et terre, qui s’achève dans les échos pascaliens du « vertige métaphysique » quant à la place de l’homme sur terre… Non, vraiment, cette méditation, c’est une toile pompier. Tous ces excès – rhétoriques et philosophiques – sont délibérément mis en scène comme une forme de distance ironique ! C’est une stratégie de séduction, le narrateur sort l’artillerie lourde. L’emphase de la description prend le pas sur la splendeur du panorama, le discours l’emporte sur son objet, l’attention est ramenée sur le sujet énonciateur – clin d’œil au lecteur qui, de la part de Toussaint, n’attend que ça !

63LUI : Oui, n’en jetez plus, je me rends à vos arguments. Reste que, moi, pour être séduit, je demande qu’on me ménage un espace de respiration, hors-liquide amniotique pour ainsi dire. Dans ces pages, le Je est au principe de l’espace narratif, omniprésent même en son absence… D’ailleurs Marie ne lui avoue-t-elle pas, quelques pages plus loin, qu’elle n’a vu que lui dans la nuit illuminée de Tokyo, flottant au sommet de l’hôtel, alors qu’elle-même errait en bas, ver de terre amoureux d’une étoile ?

64ELLE : La seule chose qui change, à mon avis, c’est la forme que prend la distance ironique du Je face à lui-même, et, pour en revenir à la question de la posture et de la fabrique de soi, de l’auteur face à son personnage. On passerait chez Toussaint d’un récit entravé, évidé, réflexif et goguenard, « ludique14 », dirait Bessard-Banquy (ce qui n’empêche pas la mélancolie de hanter ses pages, mais c’est encore un autre débat), à un romanesque surexposé, qui connaît ses ficelles et se plaît à en user pour le plus grand plaisir d’un lecteur complice. Ce n’est pas tant qu’un esprit de sérieux s’installe dans les œuvres, c’est qu’on est comme passé de la litote au pastiche !

65LUI : Quant à moi, je maintiens que tout cela trahit quelque chose de l’ambition de Toussaint à se faire « grantécrivain », comme dirait l’autre. Dans cette perspective, plus de place pour une double lecture de l’épisode ou du tableau, qui puisse être à la fois sérieuse et comique. Le sérieux prend toute la place. Ce que je vois, c’est que l’amour obsessionnel du narrateur pour Marie pourrait bien dire, in fine, l’aspiration ultime de l’auteur à cette correspondance inouïe de l’être à soi, et du soi au monde.

66ELLE : Oui, là nous sommes d’accord : Marie serait comme le dernier avatar des transformations successives de l’ethos narratorial… Sauf qu’elle n’est jamais narratrice, elle reste une pure extériorité au mouvement scriptural tel qu’il est constamment mimé, rejoué par les narrateurs toussaintiens.

67LUI : Extériorité… Dès lors cela voudrait dire qu’au terme de son parcours, le Je toussaintien déclare forfait pour élire comme objet suprême de son attention, non plus lui-même, mais une autre figure du roman, purement fictionnelle, cette fois-ci ? Un personnage, et plus une persona ? Il est vrai que Marie incarne une sorte d’éternel féminin, inatteignable, totalement Autre – en particulier dans sa capacité à vivre le monde dans une spontanéité presque animale… Puis Marie enceinte du narrateur, coup de théâtre final dans les dernières pages de Nue !

68ELLE : L’Autre, oui, la Femme, la Mère… c’est un autre point qu’il faudrait creuser, cette essentialisation du féminin sous les traits de la « miraculeuse » (Nue, 36) Marie… Mais nous avons fini le champagne [elle se redresse, esquisse un départ].

69LUI : [tout à sa pensée] Ou alors, pour aborder les choses sous un autre angle : Marie enceinte, ce serait la fusion in extremis entre le narrateur et son personnage… une dernière et spectaculaire expérience d’universalité et de plénitude dont les scènes de piscine sont la manifestation centrale ? Manière d’affirmer la coïncidence enfin atteinte entre soi et l’écriture, d’habiter son statut d’écrivain, tout en privilégiant l’oblique dans le détour par un alter ego de fiction.

70ELLE [suspend son vol] : Une réconciliation à la dernière minute, en somme, qui conjoindrait sérieux et distance critique dans et par la fiction ?

71LUI : Voilà, oui. Résolution de la distance entre le scripteur et ses avatars de papier, et dépassement, sous les traits d'un personnage purement romanesque, de la question de la projection autobiographique.