Colloques en ligne

Estelle MOUTON-ROVIRA et Chloé Brendlé

Introduction

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© Pierre Senges, Il était une chaise, d’après Norman McLaren

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2Qu’y a-t-il à voir sur la scène littéraire contemporaine ? L’image qui sert d’affiche à la journée et de symbolisation de la « visibilité » a été réalisée par Pierre Senges. Elle s’inspire d’un court-métrage du réalisateur canadien Norman McLaren, 1957, intitulé Il était une chaise [A Chairy talei]. Dans ce film en noir et blanc, on voit, sur une scène, un homme essayer de s’asseoir sur une chaise pour lire tranquillement un livre. Or la chaise se dérobe à lui. S’ensuit une course-poursuite chorégraphiée, entre incompréhension, agacement et finalement apprivoisement : ce n’est qu’une fois que l’homme aura fait venir la chaise sur ses genoux que celle-ci acceptera la réciproque. Un vers de la fable de La Fontaine « Le lion et le rat » sert alors de morale à l’histoire : « Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde ». Si Il était une chaise est d’abord un film ludique qui illustre le rapport que les hommes entretiennent avec leurs objets « techniques », il peut aussi constituer une allégorie possible de l’artiste et de son outil, de l’artiste et de sa place.

3C’est aussi avec une chaise mais sur un mode beaucoup moins joueur que l’écrivain Camille de Toledo a organisé en 2011 une expérience intitulée « Hantologie »ii, à l’occasion d’une résidence à la Ménagerie de verre. Dans l’entrée de la Ménagerie, devant le bureau-secrétaire de sa propre grand-mère, l’écrivain était rivé à une chaise, sous les caméras de surveillance, et ce pendant plusieurs semaines. Nulle chorégraphie avec la chaise ou le bureau, l’écrivain n’était plus en résidence mais mis en demeure, sans autre jeu possible que celui de la résistance passive. De fait, Camille de Toledo ne produisit aucun texte. Performance ou anti-performance, il s’agissait d’une réponse sarcastique et littérale à l’injonction de visibilité demandée aux écrivains. Qu’est-ce qu’un écrivain ? Au pied de la lettre et de son bureau, celui qui, assis sur une chaise, écrit ou fait semblant d’écrire. L’intérêt de cette mise en scène est qu’elle montre aussi bien l’écrivain à l’ouvrage que le déplacement de l’écrivain hors de son œuvre, invité qu’il est de plus en plus à participer à des discussions, des résidences, des ateliers d’écriture, des performances, et des colloques, à devenir en un mot l’accompagnateur de sa propre œuvreiii.

4Quelles sont les formes de visibilité des écrivains aujourd’hui, en « régime médiatique » pour reprendre les mots de la sociologue Nathalie Heinichiv ? Quelles « postures », pour reprendre ceux de Jérôme Meizozv, les écrivains contemporains adoptent-ils par rapport à leurs différentes chaises, entre ces deux pôles du jeu et du rejet ?

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6Pour nous, doctorantes, ces questions procèdent d’interrogations de méthode de recherche. Comment travailler sur des auteurs non seulement vivants, mais bien présents, dans les sphères universitaires, sur les scènes médiatique et critique ?

7La coïncidence entre temps des œuvres et temps de la recherche n’est certes pas nouvelle (comme en témoignent notamment les travaux de Mathilde Barrabandvi), mais elle semble accentuée par une accélération des sollicitations et une multiplication des modes d’intervention de l’écrivain dans l’espace public : si la performance, dont il a été question, est la plus spectaculaire, il faut évoquer de nombreuses autres formes, à savoir les entretiens, les rencontres, les lectures, les ateliers d’écriture, les créations hors du champ littéraire – que ce soit à la radio ou au cinéma –, les chroniques journalistiques. Les écrivains dialoguent avec leurs critiques, qu’ils soient journalistes ou universitaires, mais aussi avec un public qui n’est pas forcément celui de leur œuvre. Cette diversité engage des questions pratiques et critiques : est-ce qu’on assiste à une extension de la notion d’œuvrevii ou à une simple augmentation du paratexte et des « documents » extra-littéraires, à la marge ou en parallèle des textes (qu’il s’agisse du journal d’écriture publié par Annie Ernaux ou des inédits mis en ligne par un Jean-Philippe Toussaintviii ?) Comment doit-on trier et traiter ces différents discours dans une recherche ? Si l’on renverse la perspective et que l’on se place du point de vue des écrivains, faut-il encore parler de « double vie »ix des écrivains ou d’autre chose ? Comment des écrivains perçoivent-ils l’évolution de leur(s) métier(s) et la diversification de leur(s) rôle(s) ?

8C’est donc au croisement de ces deux pôles – de création d’un côté, de recherche de l’autre –, et au croisement du texte et du hors-texte que nous voulions situer les réflexions de cette journée, sans chercher à figer des positions par une typologie mais en tentant d’observer le « jeu » permis les postures d’auteur, entre injonction paradoxale à la visibilité et appropriations ludiques. Postures concertées, expositions fortuites, voire stratégies d’invisibilité, les apparitions et les différentes « chaises » des écrivains contemporains se comprennent sur le modèle d’un continuum.

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10Les quatre grands axes de la journée et du dossier sont ceux des inscriptions narratives de la visibilité et de leur histoire, des métiers de l’écrivain, de l’exploration des formes contemporaines du collectif et des présences sur le terrain de l’écrivain, et enfin de la visibilité médiatique. À ces perspectives, il convient d’ajouter deux fils conducteurs transversaux.

11Le premier est celui du genre. Les écrivains présents et présentés ici, Jean-Philippe Toussaint, Pierre Senges, Arno Bertina, Mathieu Larnaudie, Olivia Rosenthal, Philippe Vasset, Michel Houellebecq, Édouard Louis, Chloé Delaume, écrivent des récits ou des romans. Cette homogénéité renvoie à la très nette visibilité que le champ littéraire contemporain accorde aux formes narratives, au détriment des autres genres. Même si l’on fait le constat d’une – importante – hybridité générique et de la caducité des critères de genres, le récit et le roman règnent encore sur le marché éditorial et semblent mieux s’accorder avec les exigences de la visibilité médiatique.

12Le second fil rouge est celui du rapport des écrivains à la critique. S’il faut se garder des effets de myopie et tenir à distance un certain étonnement, renouvelé au fil du temps, par la perception faussée d’un dialogue inédit entre les auteurs et leurs critiques, on doit toutefois s’interroger sur les liens entre les discours critiques portés sur des œuvres encore inachevées et l’évolution de ces mêmes œuvres. Rivalité et porosité peuvent tour à tour rassembler ou éloigner auteurs et critiques universitaires et infléchir les travaux des uns et des autres. La vision qu’ont les écrivains de la critique aujourd’hui, dans un temps d’après la théorie, constitue aussi une piste de réflexion, dans la mesure où une tension anime la période contemporaine, entre un rejet des années 1960-70, souvent qualifiées de « terroristes », et la possibilité, depuis les années 1980, de renouer avec des thématiques sociales, avec des formes d’engagement et avec ce qu’il conviendrait d’appeler un romanesque apaisé. Il y a là sûrement une nostalgie, qui ne dit pas son nom, d’un grand âge de la critique ; pour le dire autrement, si l’auteur est bel et bien ressuscité, la critique est-elle (pour autant) morte ? Il semble alors nécessaire de penser ensemble les figures du critique et de l’écrivain dans le champ contemporain.

13Le cadre d’une première journée ne permettant que d’ouvrir des pistes, ont été laissées de côté d’une part certaines formes d’interaction avec le public, en particulier les ateliers d’écriture, mais aussi les formes de la visibilité numérique, telles que les sites d'écrivains, les blogs et leurs commentaires, qui constituent un champ de réflexion très riche, puisqu'elles renouvellent les postures des écrivains et transforment - parfois - la place du public et des lecteurs ; resterait d’autre part à considérer le le rôle des maisons d’édition, leurs stratégies et leurs réceptions (signalons la tenue prochaine du colloque « Éditions Verticales 1997-2017 : éditer et écrire debout »x).

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15Pour faire entendre différents points de vue, nous avons sollicité des doctorants, des écrivains et des chercheurs confirmés. Afin que la parole circule et que les interventions soient propices aux échanges, les formats : des entretiens, des tables rondes et des communications croisées, c’est-à-dire des interventions à deux voix.

16Dominique Viart et Dominique Rabaté ouvrent le champ d’investigation par un dialogue intitulé « Retours sur une histoire récente ». Mettant à distance les effets d’engouement et de crispation de la critique pour une actualité toujours renouvelée, les auteurs respectifs d’une Anthologie de la littérature contemporaine française : romans et récits depuis 1980 et de Désirs de disparaître : une traversée du roman français contemporainxi retracent d’abord les étapes d’une « lutte sur les deux fronts », médiatique et universitaire, pour imposer les romans et récits récents comme objet d’étude, tout en soulignant le renversement de perspective actuel, à une époque où l’université ne vient plus en dernière instance du processus de légitimation des œuvres, et s’invite de plus en plus dans l’atelier des écrivains. Tous deux défendent l’idée d’« effets d’œuvre » et d’une critique universitaire ni prescriptive ni descriptive mais « inscriptive », attentive à traverser des paysages littéraires plutôt qu’à les circonscrire.

17C’est à partir des inscriptions diégétiques de la figure de l’auteur que Morgane Kieffer et Gaspard Turin débattent des « éthê » de Jean-Philippe Toussaint dans « Les masques de la plume ». Adoptant la forme et le ton d’une conversation critique, leur réflexion s’efforce de cerner les différents avatars du « personnage-auteur » toussaintien au cours de son œuvre, tour à tour « Copiste », « Essayiste », « Écrivain », avant d’opérer une possible dissolution identitaire paradoxale.

18Dans un entretien portant sur « Le métier de l’écrivain », Pierre Senges et Laurent Demanze considèrent à travers le parcours singulier de l’auteur des Fragments de Lichtenberg (2008) les implications économiques et artistiques des fictions radiophoniques et des résidences artistiques, leurs évolutions (envisageant notamment le passage d’un ancien idéal de retrait à un espace de rencontre, qui fait parfois de l’auteur face à son public une figure de médiateur culturel), mais aussi leurs interactions : à la suite de Bernard Lahire, il s’agit d’interroger la convergence possible entre des exigences extralittéraires et l’invention d’une forme ; Laurent Demanze propose alors de parler de « pluriel d’écritures » davantage que de « métiers d’écrivain ».

19Aurélie Adler invite Arno Bertina et Mathieu Larnaudie à revenir sur la formation, les motivations et les métamorphoses du collectif Inculte dans une table ronde intitulée « Autour d’Inculte ». Tour à tour revue (2004-2010), maison d’édition (depuis 2008) et collectif d’écriture, passé de l’invisibilité à une relative visibilité, Inculte permet de remettre en question ce qu’Arno Bertina nomme les « modes d’assignation sur l’échiquier littéraire » et de proposer ce que Mathieu Larnaudie baptise une « position en acte ». Mi-érudite mi-potache, ni revendicatrice ni dégagée, Inculte invente autant des formes de récits et des devenirs du roman qu’une politique des humeurs, tout en montrant les contradictions et ambivalences de l’appartenance à un groupe.

20L’extension du domaine de la littérature est également interrogée par Mathilde Roussigné et Samuel Harvet dans leur communication croisée intitulée « La littérature contemporaine : un territoire en extension ? » et consacrée aux « interventions sur le terrain » d’Olivia Rosenthal et de Philippe Vasset, deux auteurs ayant participé à l’écriture de Devenirs du roman. Volume 2, écritures et matériaux (2014)xii. Comparant les démarches présidant à la publication de Viande froide (2008) et d’Un livre blanc (2007) ils soulignent la double distance prise avec le matériau littéraire de la production écrite habituelle et les régimes propres au témoignage et à la preuve scientifique, en insistant sur la dimension éthique de ces formes transfuges.

21Dans « Quelle présence des écrivains contemporains sur la scène politique ? », Marie-Laure Rossi montre que loin de se tenir à l’écart de l’arène politique, un certain nombre d’écrivains contemporains prennent part au débat public en rejouant parfois d’anciennes postures – telle celle de Sartre dans le cas d’Édouard Louis – mais aussi en renouvelant les lieux et les modes d’intervention et d’interlocution. Si Michel Houellebecq monopolise l’attention médiatique et critique, elle envisage le cas du collectif Inculte et les formes singulières de son « accompagnement de la politique par la littérature ».

22Enfin, Flora Isidore propose un montage radiophonique intitulé « Chloé Delaume, écrivain et personnage » présentant l’œuvre multiforme de Chloé Delaume, qui déjoue la partition personnage/narrateur/auteur et use des discours médiatiques et politiques à des fins expérimentales. Depuis Le Cri du Sablier (2001), l’écrivaine cherche à « contrer une identité morcelée dès l’enfance, se reconstruire par la langue, faire acte de résilience par le biais de l’autofiction. ». Mais le personnage « Chloé Delaume » s’autonomise, et la pratique autofictive est poussée à sa limite : la narratrice reste vingt-deux mois à regarder la télévision et à décrypter la mutation de son cerveau et de son corps. Cette tentative de noyautage du discours médiatique fera l’objet de nombreuses performances et d’un livre, J'habite dans la télévision (2006). Avec un dernier livre très politique, Les Sorcières de la République (2016), Chloé Delaume met à mal l’autofiction et lie l’expérimental au collectif en plaçant au cœur de rituels participatifs la question de la sororité. Chloé Delaume lit des extraits d’Une femme avec personne dedans (2012) et des Sorcières de la République (2016).