Colloques en ligne

Sibylle Menal

Les Incroyables de Carle Vernet : l’image comique et son contexte

1Étudier des œuvres graphiques sous l’angle du rire pose un certain nombre de problèmes, pour la plupart liés au décalage que nous avons aujourd’hui avec celles-ci : comment, par exemple, mesurer la réaction qu’a pu provoquer une image au xviiie siècle ? L’hilarité varie en fonction de l’individu, de l’humeur, du climat et d’innombrables autres paramètres, dont il n’est pas possible de tenir compte. L’effet comique doit donc être envisagé avec une certaine distance et son étude fondée sur une analyse précise du contexte de production de l’œuvre. C’est d’autant plus vrai pour la caricature, un art qui se réfère largement à l’actualité et dont les œuvres, une fois sorties de leur contexte historique, peuvent sembler difficiles à appréhender pour le spectateur d’aujourd’hui. À cela s’ajoute qu’il est complexe d’interpréter des images de manière générale, car elles peuvent être comprises de diverses façons ; elles sont moins univoques que le langage1.

2Cette difficulté d’appréhension est inhérente aux arts du dessin ; traditionnellement, les artistes établissent leurs compositions selon des conventions picturales bien connues du public, afin de rendre compréhensible le sujet de leur œuvre. Lorsqu’il s’agit de provoquer l’hilarité, cependant, l’effet de surprise et le contournement des normes établies sont parfois indispensables2. Dès lors, il faut employer d’autres stratagèmes pour rendre l’image intelligible, comme par exemple y ajouter du texte. Ce dernier est utilisé comme contrepoint au dessin ou, tout simplement, comme légende explicative. L’artiste peut aussi signaler son intention de faire rire par des méthodes purement graphiques. L’exagération de certains traits ou de l’expression, le traitement des corps qui se distancie volontairement du beau idéal ou encore le zoomorphisme sont autant d’éléments que l’on retrouve sans cesse dans l’art à vocation comique3. Ces procédés formels permettent d’indiquer, au premier coup d’œil, dans quel registre se situe l’image, prédisposant ainsi le public au rire tout en lui évitant l’effort intellectuel de le déceler par lui-même4.

img-1.jpg

Fig. 1. Carle Vernet, Les Incroyables, gravure par Louis Darcis, 1796. Paris, Bibliothèque nationale de France.

3Si ces différentes méthodes permettant d’accentuer la dimension comique d’une œuvre sont répandues, tous les artistes ne les emploient pas, ou de manière mesurée. C’est ainsi le cas de Carle Vernet (1758-1836), peintre d’histoire et auteur de nombreuses caricatures. La plus célèbre d’entre elles, Les Incroyables (fig. 1), est un portrait satirique des élégants du Directoire. L’image, sans arrière-fond, montre deux jeunes hommes vêtus de redingotes et de culottes nouées sous le genou, en train de s’observer mutuellement. Les poses des figures, l’une de profil et l’autre de trois-quart, permettent de varier les attitudes tout en mettant le mieux possible en valeur les tenues vestimentaires, évoquant, pour reprendre la formule de Baudelaire, une « académie qui aurait passé chez le fripier »5. Il est à noter qu’à la différence de nombreuses caricatures, les traits des personnages de cette estampe ne paraissent pas avoir été contrefaits par le dessin. Même s’ils peuvent sembler étriqués dans leurs vêtements à un œil averti, il est difficile de voir derrière cet effet une intention comique claire de la part de l’auteur. En effet, sans point de comparaison, il est malaisé d’affirmer que cette œuvre relève davantage de la charge que du portrait.

4Nous pouvons donc supposer que si les Incroyables ont fait rire, c’est par le fond et non l’aspect formel de l’image. Cette particularité implique une forme de complicité entre l’auteur et les spectateurs : l’œuvre ne peut être drôle que pour une personne possédant les connaissances requises pour en saisir le sens. Il devient dès lors nécessaire de comprendre le contexte de production de cette estampe pour en expliquer la popularité et la réception contemporaine. Par ailleurs, cette oeuvre présente un cas particulier, puisqu’elle a été publiée au même moment dans d’autres pays que la France. Nous nous intéresserons donc dans un second temps à la réception multiple de cette gravure, et étudierons en particulier la manière dont elle a pu être accueillie en Angleterre. La Grande-Bretagne était en guerre contre la France lorsque l’estampe de Carle Vernet y circulait, et il s’agira de comprendre comment cette œuvre a pu s’inscrire dans ce contexte de tensions politiques.

img-2.jpg

Fig. 2. Carle Vernet, Les Merveilleuses, gravure par Louis Darcis, 1796. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Le succès des Incroyables

5Au début du mois de janvier 1797, le graveur Louis Darcis met en vente6 à Paris une paire de caricatures, exécutées d’après les dessins de Carle Vernet : Les Incroyables et son pendant féminin Les Merveilleuses (fig. 1 et 2). Les deux estampes, qui sont parmi les premières représentations graphiques de la jeunesse élégante du Directoire, connaissent rapidement un fort succès populaire. Cette réussite se mesure aux innombrables copies, de qualité très variable, de l’image des Incroyables, celle-ci étant même utilisée comme modèle pour décorer des objets d’usage courant, tels que des boîtes, des tabatières ou encore des éventails. En outre, de multiples références à la caricature de Carle Vernet sont faites dans les journaux du moment ainsi qu’au théâtre7 : au début de l’année 1797, les Incroyables sont partout.

6Beaucoup d’autres artistes et graveurs profitent de cette popularité pour proposer de nouvelles compositions mettant en scène ces élégants. À peine un mois après la mise en vente de la gravure de Vernet, l’on dénonce déjà dans la presse le mauvais goût de ces très nombreuses reprises :

« Vernet ne s’attendait certainement pas lorsqu’il permit de graver Les Incroyables et Les Merveilleuses, que de mauvais barbouilleurs de papier, en s’emparant de son idée, feraient de ces deux charmants ouvrages des copies détestables. Eh bien, depuis quelques jours, c’est à qui fera les plus mauvaises caricatures, c’est à qui tapissera les murs de Paris des charges les plus dégoûtantes. »8

7Ces multiples caricatures prennent essentiellement pour cible, comme le fait Vernet, les goûts vestimentaires des Incroyables, que l’on considérait comme féminins et maniérés, mais également leur manière de parler. Un imprimé satirique, le Journal des Incroyables, constate ainsi que « Vernet n’a peint que leur habillement ; si ses pinceaux charmants eussent pu représenter le langage, combien le ridicule eût été plus frappant »9 (p. 6). L’auteur anonyme du texte comble aussitôt cette lacune en donnant un exemple de ce langage tout particulier, dans un dialogue imaginaire entre un Incroyable et une Merveilleuse :

« On zouoit Figa-o ; on en étoit au second acte : le spectac-e étoit b-illant ; chacun cont-e l’ordinai-e étoit attentif au zeu des acteurs ; moi-même, ze –is de ma foi-esse ; z’écoutois avec p-ai-ir. Tout d’un coup des c-is d’enfant pa-tent du fond d’une loze ; on tou-ne les yeux de ce côté pou- fai-e cesser le b-uit ; mais quelle est la su-p-ise commune ! la Duza-din en t-avail d’enfant, et ce n’étoit aut-e sçose que le petit poupon qui avoit atti-é nos –egards. » (p. 7)

8Outre le zozotement feint et la suppression des r qui visent à imiter un parler aristocratique, quelques expressions récurrentes sont associées au langage des Incroyables, telles que « ma parole d’honneur » ou, tout simplement, le terme d’ « incroyable », qui a fini par devenir le surnom de ces coquets. Ces excentricités n’expliquent toutefois pas entièrement l’omniprésence de cette jeunesse privilégiée dans les images et les textes du Directoire. En réalité, elle a joué un rôle bien plus complexe que cela durant la Révolution française.

Terroristes et Muscadins

9Si le terme d’« Incroyable » n’est apparu que sous le Directoire, le personnage du jeune riche et élégant, lui, n’est pas neuf. En France, on le connaissait déjà durant l’Ancien Régime sous le nom de « petit-maître » et on le retrouve durant le XIXe siècle sous celui, importé d’Angleterre, de « dandy ». Dans un récent ouvrage, Elisabeth Amann a très bien montré la résurgence de ce personnage dans des contextes et des époques différents, ainsi que les problèmes que cela a pu occasionner durant la période révolutionnaire10. En effet, dès 1789, c’est tout un mode de vie qui a été remis en cause, un comportement trop dispendieux et tapageur étant associé à la noblesse d’Ancien Régime. En particulier sous la Terreur, une conduite jugée aristocratique ou contre-révolutionnaire pouvait donner lieu à une arrestation et une possible condamnation à mort par le tribunal révolutionnaire. Ces jeunes riches, que l’on nommait à l’époque « Muscadins », constituaient ainsi une cible de choix pour le gouvernement de Robespierre et, pour échapper aux persécutions et à la guillotine, beaucoup d’entre eux se sont cachés sous des habits de Jacobins11.

10Le 9 Thermidor an II12, Robespierre et ses proches partisans sont renversés. L’événement met fin à la Terreur. Dès les jours qui suivent, l’opinion change et le vent tourne en faveur de ceux qui étaient auparavant persécutés. Les prisonniers sont rapidement libérés et viennent grossir les rangs des opposants au régime précédent13. Les ennemis d’autrefois deviennent ainsi les piliers de la Réaction Thermidorienne, encourageant l’arrestation et le jugement des fonctionnaires suspectés d’avoir participé trop activement à la Terreur. Parmi les anciens opprimés, le groupe des Muscadins est particulièrement militant. Issus majoritairement de la bourgeoisie ou de l’ancienne noblesse, ils se déplacent en bande et font la chasse aux Jacobins, passant à tabac ceux qu’ils rencontrent sur leur route.

11Les Muscadins se reconnaissent facilement à leurs vêtements, devenus presque des signes de ralliement. Ils portent généralement un col noir, en mémoire de Louis XVI et de Marie-Antoinette, une redingote aux larges revers, une culotte attachée étroitement sous le genou, une cravate qui remonte jusqu’au menton, nommée cravate écrouélique, un bicorne et un monocle. Ils tiennent souvent un bâton à la main, le rosse-coquin, dont ils se servent pour frapper les Jacobins qu’ils croisent dans la rue. Les persécutions dont ils ont pu faire l’objet durant la Terreur deviennent, par ailleurs, une forme de revendication mondaine ; ils se coiffent « à la victime », c’est à dire avec les cheveux nattés et relevés sur la nuque comme l’étaient ceux des prisonniers portés à la guillotine. Chez les Merveilleuses, la mode est aux perruques, dont certains affirment qu’elles sont faites à partir de cheveux de condamnés que l’on récupérait dans les prisons14. De nombreux textes mentionnent également l’apparition de soirées dansantes, nommées « bals des Victimes », dont l’entrée aurait été réservée à ceux dont un parent proche avait péri sur l’échafaud. Cependant, comme l’a montré Ronald Schechter, ceux-ci pourraient davantage relever de la légende urbaine que de la réalité15. Si le rôle politique des Muscadins, prédominant durant la Réaction Thermidorienne, s’est émoussé au fil du temps, la mode vestimentaire apparue avec ce mouvement s’est, en revanche, maintenue. Durant le Directoire, les jeunes qui arborent la tenue des Muscadins sont désormais connus sous le nom d’Incroyables. Parmi eux se trouvent d’anciens nobles ayant survécu à la Révolution, mais aussi des jeunes issus de couches moins favorisées de la population, qui se sont enrichis par des manœuvres spéculatives.

La réception française

12Les façons de ces élégants pouvaient prêter à rire en elles-mêmes et il n’est pas étonnant qu’un artiste comme Vernet ait pris ceux-ci pour cible. Toutefois, au vu du climat social de l’époque, cette gravure pouvait prendre un sens plus politique qu’il n’y paraît au premier abord. Les Jacobins avaient ainsi un mépris particulier pour les Incroyables, voyant en eux un retour aux fanfreluches et aux manières des aristocrates de l’Ancien Régime. Les années du Directoire ont, de plus, été traversées par plusieurs périodes de famine16, et cette jeunesse riche et tapageuse passe pour indécente dans un climat de crise économique et de restrictions. Par ailleurs, bien que les Incroyables soient généralement associés aux milieux royalistes, les membres de la haute société française ne les voyaient pas non plus forcément d’un bon œil, considérant qu’il est d’entendement général que « les trois quarts des riches d’aujourd’hui ne sont que d’insolents parvenus, ornés des dépouilles des riches d’autrefois »17. Ces derniers n’apprécient pas d’être associés à ces nouveaux riches, souvent caricaturés comme d’anciens laquais ou garçons de courses enrichis par des manœuvres spéculatives peu scrupuleuses18.

13En outre, la situation politique évoluant très rapidement durant les années de Révolution, les gens aisés redoutent d’être identifiés comme un parti contre lequel l’opinion publique pourrait se retourner. Un anonyme, au sujet de la caricature de Carle Vernet, met ainsi en garde « que le mot d’Incroyable ne devienne une dénomination de parti, comme le fut en 92 celui de sans-culotte. »19 Les Incroyables eux-mêmes s’inquiètent de l’attention néfaste que cette estampe pourrait leur attirer. Ainsi un jeune homme, qui se fait passer pour l’un des modèles de Vernet, demande à l’artiste de représenter aussi des Jacobins, en guise de compensation :

« Je suis l’un des trois qu’on a livrés aux plaisanteries des passants dans la gravure des Incroyables, et j’observerai, à cet égard, à l’auteur, que c’est un fort mauvais service qu’il m’a rendu : car s’il y avait un mouvement populaire, je courrais les risques d’être assomé. M. Carle devrait bien au moins, pour corriger le mal qu’il m’a fait, exposer à la haine publique quelques Jacobins dans leur costume révolutionnaire. »20

14De telles prises de position montrent que les tensions entre Jacobins et anti-révolutionnaires étaient loin d’être apaisées au début du Directoire et que l’on avait à l’esprit les éventuelles conséquences d’une telle image.

img-3.jpg

Fig. 3. Louis-Léopold Boilly, Réunion d’artistes dans l’atelier d’Isabey, 1798, Paris, Musée du Louvre. Adrien Didierjean © RMN-Grand Palais (musée du Louvre)

15Les opinions politiques de Carle Vernet semblent pencher du côté des anti-révolutionnaires et des royalistes. Probablement n’avait-il que peu d’estime pour les Jacobins, qui avaient arrêté sa sœur avant de la guillotiner pour trahison sous la Terreur. De plus, sans être noble il était de bonne famille ; son père, Joseph Vernet, était un peintre de marines très apprécié à l’Académie et bénéficiait d’une excellente position. Carle Vernet était également connu pour son élégance et son penchant pour les belles tenues. En 1782 déjà, lorsqu’il est envoyé à Rome pour parachever sa formation de peintre, le comte d’Angiviller, alors directeur des Bâtiments du Roi, écrit au directeur de l’Académie de France à Rome, Lagrenée, pour l’avertir des goûts vestimentaires particuliers du jeune artiste :

« Je dois à cette occasion vous prévenir que, parmi ces nouveaux pensionnaires, il en est un qui a toujours eu beaucoup de goût, tant pour la parure que pour le costume anglais. Je crois par cette raison devoir vous recommander très expressément l’observation de l’article du règlement concernant la modestie dans les habits ; son père lui fournira peut-être abondamment de quoi satisfaire son goût pour la dépense ; mais je ne veux point qu’il s’écarte de la règle quant à l’habillement et encore moins que par une affectation bizarre du costume anglais (que vous connaissez assez) il s’affiche d’une manière à se faire remarquer. »21 (p. 262-263)

16Il est également intéressant à cet égard de comparer l’estampe des Incroyables (fig. 1) avec la Réunion d’artistes dans l’atelier d’Isabey de Louis-Léopold Boilly (fig. 3). Le tableau, qui connut un fort succès lors de son exposition au Salon de 1798, représente les artistes les plus en vue du Directoire, Carle Vernet se trouvant debout au centre de la composition. Cette compagnie mondaine et raffinée est vêtue avec élégance et l’on retrouve, ça et là, les redingotes, cravates écrouéliques, bâtons, chaussures et chapeaux que portent les Incroyables.Carle Vernet fait-il preuve d’autodérision lorsqu’il dessine ses Incroyables ? Se moque-t-il, au contraire, d’une jeunesse arriviste qui possède l’argent et les tenues, mais n’a certainement pas les manières raffinées de l’élite dont il fait partie ? Il est difficile de le savoir. Il semble tout de même que la gravure des Incroyables ait été plutôt bien reçue auprès des principaux intéressés, qui l’ont prise comme modèle de mode. Ainsi, l’observateur Sébastien Mercier relève que « l’estampe des Incroyables a généralisé les oreilles de chien »22 (p. 165), en référence à la coiffure de l’un des personnages, qui porte deux longues mèches devant les oreilles. Si des jeunes gens s’efforcent de ressembler aux figures de l’estampe, c’est bien parce que cette dernière est plutôt complaisante à leur égard et leur offre, malgré quelques voix dissonantes, une notoriété bienvenue.

17Notons, en outre, que de nombreux commentateurs de la gravure des Incroyables complimentent Vernet sur la vérité de son dessin, précisant même parfois que l’œuvre tient davantage du portrait que de la caricature23. En dépit de leur évidente raillerie à l’égard des Incroyables, l’on peut tirer un constat de ces remarques : le comique, dans l’œuvre de Carle Vernet, réside moins dans une exagération de certains traits, comme c’est souvent le cas dans la caricature, que dans la réunion de plusieurs caractéristiques qui forment un type. Théorisé par Henri Bergson dans son chapitre sur le comique de caractère, le type est la concentration, en une seule figure, de traits de caractères que l’on peut trouver chez de nombreuses personnes :

« Le personnage comique est un type. Inversement, la ressemblance à un type a quelque chose de comique. Nous pouvons avoir fréquenté longtemps une personne sans rien découvrir en elle de risible : si l’on profite d’un rapprochement accidentel pour lui appliquer le nom connu d’un héros de drame et de roman, pour un instant au moins elle côtoiera à nos yeux le ridicule. Pourtant ce personnage de roman pourra n’être pas comique. Mais il est comique de lui ressembler. Il est comique de se laisser distraire de soi-même. Il est comique de venir s’insérer, pour ainsi dire, dans un cadre préparé. Et ce qui est comique par-dessus tout, c’est de passer soi-même à l’état de cadre où d’autres s’inséreront couramment, c’est de se solidifier en caractère. »24 (p. 113-114)

18Carle Vernet a ainsi créé le « cadre » de l’Incroyable, dans lequel peut s’insérer toute une partie de la jeunesse bourgeoise du Directoire. Chaque Parisien était donc en mesure de faire l’analogie entre cette image et les élégants de son temps, d’où, sans doute, l’immense succès de cette gravure. Vernet a d’ailleurs inventé d’autres types par la suite, tels que Les Croyables ou L’Anglomane. Cette pratique est annonciatrice du goût pour les physionomies qui apparaît à Paris au début du XIXe siècle. L’estampe des Incroyables a donc été imaginée spécifiquement pour des parisiens, et la vente de cette gravure dans d’autres pays pose dès lors la question de sa réception. Pourquoi une œuvre calibrée pour un public local s’est-elle retrouvée à l’étranger et comment a-t-elle pu être appréciée par des personnes qui ne possédaient pas les références nécessaires pour en comprendre la teneur comique ? La distribution de cette image en Grande-Bretagne est d’autant plus surprenante qu’elle a dû se heurter à une opinion publique hostile, nourrie de propagande anti-française.

img-4.jpg

Fig. 4. Carle Vernet, Les Incroyables, gravé par Francis Sansom, 1797. Courtesy of the Lewis Walpole Library, Yale University.

Les Incroyables à Londres

19 En mars 1797, l’éditeur anglais Samuel Fores demande à son compatriote Francis Sansom de copier la gravure des Incroyables25 (fig. 4). Il n’est guère étonnant qu’un londonien se soit trouvé en possession d’une œuvre française, malgré la guerre qui sévit au même moment entre les deux pays ; les Anglais suivaient avec beaucoup d’attention l’évolution des événements politiques en France et des marchandises étaient régulièrement acheminées d’un côté à l’autre de la Manche. L’un des principaux marchands d’estampes de Londres, Samuel Fores, s’était spécialisé dans le genre satirique, et les plus grands caricaturistes anglais de l’époque, tels que Gillray, Rowlandson ou encore Cruikshanck, firent publier leurs dessins chez lui. Fores n’a, en revanche, édité et vendu que peu d’œuvres d’artistes français durant les années 1794 à 1799, Carle Vernet faisant figure d’exception. En règle générale, les sujets relatifs à la France étaient plutôt dessinés directement par des artistes anglais, qui y apportaient leur propre lecture idéologique, généralement peu flatteuse pour les Français.

20Il est nécessaire de noter, à la suite de Michel Jouve, que les caricatures proposées dans des magasins londoniens tels que celui de Fores étaient relativement coûteuses et s’adressaient donc plutôt à une clientèle bourgeoise et aisée, très hostile à la Terreur. À l’inverse, les estampes vendues dans la rue aux classes moins favorisées par des colporteurs (et qui n’ont, pour la plupart, pas été conservées) véhiculaient des idées politiques plus proches de celles des Jacobins26. Il faut donc partir du principe que la gravure des Incroyables commercialisée en Angleterre était plutôt destinée à public qui craignait de voir les idées de la Révolution se propager dans son pays, et avait intérêt à faire circuler des images dépréciant les Français.

img-5.jpg

Fig. 5. James Gillray, The zenith of French glory ; the pinnacle of liberty, gravure par Hannah Humphrey, 1793. Londres, British Museum © The Trustees of the British Museum.

21Depuis 1789, les caricatures anglaises visant les Français s’attaquaient davantage aux sans-culottes qu’à leurs opposants. Craignant que la Révolution française ne donne des idées à leurs compatriotes, les artistes britanniques représentaient les Jacobins comme des extrémistes assoiffés de sang, parfois même cannibales, et très maigres en raison de la pauvreté et des famines engendrées par la Révolution. Gillray, par exemple, a dessiné le peuple français assistant à l’exécution de Louis XVI (que l’on reconnaît grâce à la couronne peinte sur la lame de la guillotine), un sans-culotte jouant joyeusement du violon au premier plan, tandis que des ecclésiastiques et des aristocrates sont pendus aux lanternes (fig. 5). La guillotine tend à l’omniprésence dans ces caricatures britanniques et la période de la Terreur a fourni aux Anglais de solides arguments contre les idées Jacobines27. Plusieurs années après la chute de Robespierre, les images sanglantes sont toujours d’actualité et leur effet renforcé par la crainte d’une invasion de la Grande-Bretagne par la France.

22Comparée à ces caricatures, une œuvre comme celle de Carle Vernet renvoie une toute autre image des Français. Elle a été publiée à Londres avec l’ajout d’un titre qui n’existe pas dans sa version française et change quelque peu le sens de l’image : « Parisian dresses for 1797 ». Alors qu’en France le type de l’Incroyable correspond à une petite faction de la population, cette indication fait de l’exception une généralité en venant suggérer que ces personnages représentent la mode parisienne de l’époque. Cela devait être d’autant plus comique que cette estampe est effectivement française, son origine étant appuyée par la conservation du sous-titre en français. Le fait qu’une telle œuvre apparaisse en Angleterre à ce moment-là montre qu’une autre image des Français est en train de se créer entre 1795 et 1800 ; les sans-culottes assoiffés de sang, bien que toujours présents, ne sont plus l’unique vision des Français reflétée par la caricature. Le personnage prétentieux et efféminé de l’Incroyable ouvre sur un nouvel argumentaire, lequel porte sur une perte des anciennes valeurs et de la morale28. On peut ainsi mettre en relation ces idées avec une caricature de Gillray de 1799 montrant deux gentilshommes français, l’un de l’époque de Louis XVI et l’autre de la fin du Directoire : le premier déclare « je suis votre très humble serviteur » en faisant la révérence, tandis que le second, vêtu en Incroyable, écarte les pans de son manteau pour montrer son postérieur en lui répondant : « baisez mon cul » (fig. 6).

img-6.jpg

Fig. 6. James Gillray, A French Gentleman of the Court of Louis XVIth / A French Gentleman of the Court of Egalité, 1799. Londres, British Museum © The Trustees of the British Museum.

23Pendant féminin des Incroyables, les Merveilleuses viennent aussi nourrir ces préjugés. La mode féminine sous le Directoire était aux coupes à l’antique et aux tissus vaporeux laissant deviner les formes. Des caricatures anglaises montrent ainsi les Françaises comme des femmes indécentes, déambulant dans l’espace public nues sous des robes transparentes (fig. 7). Ainsi, ces représentations servent un programme idéologique plus vaste, qui insiste sur la perte des repères fondamentaux et la dégénérescence de la société française. Ce double stéréotype renvoyé par la satire graphique, montrant d’un côté des sans-culottes extrémistes et sanguinaires et, de l’autre, des arrivistes immoraux et indécents, sert implicitement d’avertissement à l’intention du peuple anglais contre les dangers de la France et de ses idées révolutionnaires. Une invasion française ne serait ainsi pas uniquement une catastrophe politique mais aussi morale.

img-7.jpg

Fig. 7. John Cawse, Parisian Ladies in their winter dress for 1800, 1799. Londres, British Museum © The Trustees of the British Museum.

Caricature ou gravure de mode ?

24Des deux côtés de la Manche, la caricature des Incroyables a donc fait rire, bien que ce soit pour des raisons différentes. La situation de conflit entre la France et l’Angleterre a permis de recycler cette image en Grande-Bretagne, car elle a pu nourrir des préjugés préexistants à l’égard des Français et servir de mise en garde pour le peuple anglais : parvenus vulgaires et indécents, les Incroyables sont le résultat de la perte des valeurs morales que la monarchie savait encore préserver. Toutefois, l’œuvre de Vernet a été transposée dans des contextes beaucoup plus éloignés de la France que l’Angleterre. Ainsi, toujours en 1797, les caricatures des Incroyables et des Merveilleuses paraissent dans le Journal für Fabrik, Manufaktur, Handlung und Mode, publié à Leipzig29. Un court texte explicatif les décrit comme une représentation, en caricature, de la mode parisienne de l’époque. Le journal indique ensuite les endroits à Paris où il est possible de se rendre pour observer les toilettes extravagantes des élégants français. Si l’œuvre de Carle Vernet est toujours décrite comme une caricature, son aspect politique est totalement passé sous silence et, dans ce cadre, elle présentée comme une simple satire de la mode vestimentaire parisienne.

img-8.jpg

Fig. 8. Les Incroyables, ca. 1797-1798, éventail de papier, Stockholm, Nordiska Museet. Elisabet Eriksson © Nordiska Museet, Stockholm

25Mais, dans certains cas, la réception de l’œuvre pourrait avoir été encore différente. Ainsi, le Musée nordique de Suède conserve un éventail datant des années 1797-1798 orné des Incroyables de Carle Vernet (fig. 8)30. Avec une telle distance, une telle différence de contexte, la question se pose de savoir dans quelle mesure cette image est toujours comique. Il est certain que l’on avait connaissance, en Suède, de la situation politique française, du moins dans ses grandes lignes. Cependant, le sous-titre « les Incroyables », qui aurait permis d’associer cette image à la France, n’est plus là. Sortie de son contexte et ornant un éventail de belle qualité aux côtés de guirlandes et de médaillons représentant des putti, il est peu vraisemblable que l’œuvre de Vernet ait fait toujours rire. Il semble qu’elle ait été plutôt choisie pour sa représentation d’un certain goût vestimentaire, faisant ainsi écho à l’objet de coquetterie qu’elle décore.

26Au final, la même gravure, dans des conditions différentes a été perçue comme une caricature politique, puis comme une caricature de mode et enfin, comme une simple image de mode. Ceci montre à quel point le rire peut être lié au bagage culturel du spectateur, lequel ne possède pas forcément le savoir nécessaire pour appréhender la portée comique d’une image. Si l’artiste n’indique pas, par des moyens formels et ostensibles, que son œuvre est drôle, il suffira de la sortir de son contexte pour qu’elle soit prise au sérieux. L’estampe des Incroyables, qui remporta un immense succès en 1797 auprès des Français, ne fait plus beaucoup rire à l’heure actuelle ; il nous est devenu difficile d’identifier les éléments qui en font une satire. Si Carle Vernet avait pris le parti de contrefaire les traits de ses personnages, nous n’aurions pas de telles incertitudes. Or, dans le cas des Incroyables, ce n’est pas la gravure en elle-même qui provoque l’hilarité, mais bien la compréhension qu’en a le spectateur. Le comique réside ainsi davantage dans l’œil du public que dans l’image.