Colloques en ligne

Coline Piot

L’effet moral de la comédie de l’age classique et son rapport au rire du spectateur dans les discours sur le genre comique

1Dans maints travaux universitaires1 ou manuels scolaires portant sur la comédie de l’âge classique, l’expression latine « castigat ridendo mores »2 est mobilisée pour accréditer l’idée selon laquelle le rire serait, au xviième siècle, conçu comme un vecteur de la correction morale du spectateur. On ne trouve pourtant aucune trace de cette prétendue devise de la comédie dans les textes du xviième siècle eux-mêmes. Son origine est incertaine3 et il faut attendre le xviiième siècle pour qu’elle soit employée – à propos de la comédie italienne. Ce n’est qu’à partir du xixème siècle qu’elle est associée à la « comédie de l’âge classique » dans les discours critiques. Indépendamment de l’inauthenticité de la formule, l’idée même du rire qui corrige est plus complexe qu’il n’y paraît. Cet article entend revenir d’une part sur le rapport exact qu’entretient la comédie avec la « morale », d’autre part sur le rôle que joue le rire dans ce rapport. La critique actuelle assimile le plus souvent « plaire et instruire » et « corriger ». Si l’un et l’autre visent un but moral, c’est selon des modalités et une périodisation distinctes. Dans un premier temps, les auteurs de la Pléiade vers 1550, ceux de la deuxième génération de dramaturges à la fin du xvième siècle4, puis les auteurs des années 1630-1660 reprennent le topos de l’instruction par le comique, faisant de la comédie un divertissement moralement utile, au même titre que les autres genres littéraires. L’effet de la comédie n’est pas spécifique et le rire du spectateur ne joue, d’après les discours, aucun rôle dans le processus moral. Dans un deuxième temps, les auteurs défendent l’idée d’une comédie correctrice, rapprochant l’effet comique de l’effet satirique, et attribuent au rire un rôle actif dans le processus de moralisation du spectateur – on retrouve là l’idée qui sous-tend le castigat ridendo mores. Cette évolution du lien entre comédie, morale et rire du spectateur est historiquement datable. Jusqu’en 1664, en effet, nulle question d’attribuer au rire de la comédie le pouvoir de corriger les vices des spectateurs. Ce n’est qu’à la faveur d’un coup de force que le discours sur le genre comique se modifie pour forger l’idée que l’objectif de la comédie est de faire rire pour corriger. Ce lien est a posteriori jugé nécessaire par l’histoire littéraire – et donc irréfutable. Mais au moment de sa première apparition, il est le fruit de traditions discursives fraîchement conjointes pour répondre à un besoin contextuel spécifique. En mettant en évidence les moments de redéfinition de l’effet moral dans les discours sur la comédie qui l’associent d’abord à la représentation des mœurs, puis à leur correction par le rire, cet article entend dénouer les fils discursifs tissés en contexte et inextricablement emmêlés par l’histoire littéraire, pour cerner au plus près la nature exacte du lien entre rire, morale et comédie au xviième siècle dans les discours.

Du mot et des sens de l’effet moral de la comédie à l’âge classique

2Trois types de discours caractérisent l’effet moral dans les considérations du genre comique. Ils correspondent à des orientations idéologiques distinctes et historiquement datables. Le premier, mis en place à la Renaissance, considère l’effet de la comédie dans la perspective d’une morale d’ordre pratique, fondée sur l’instruction et non sur la correction par le rire. La différence tient d’une part à l’intention de l’auteur, d’autre part à la réception. Dans le premier cas, l’auteur montre un chemin vertueux qui permet de suivre les vertus et de fuir les vices, et le récepteur participe activement à son instruction s’il choisit d’emprunter cette voie morale. Dans le second cas, qui admet une dimension satirique, l’auteur révèle un vice et attaque le destinataire qui est corrigé par le rire des autres de manière autoritaire et passive. Il y a plus qu’une question de degré d’intensité entre les deux : le paradigme de réception diffère de l’un à l’autre, en s’inscrivant soit dans une perspective didactique (c’est l’instruction par l’image) soit dans une perspective satirique (c’est la correction par le rire). Le premier type de discours sur l’effet « moral » de la comédie relève du paradigme de l’instruction. Les arts poétiques et les paratextes de comédies du xvième siècle théorisent l’idée selon laquelle le spectateur, en voyant sur scène les défauts d’un personnage, tire profit du contre-exemple qu’il leur offre et en déduit, en négatif, un mode de comportement moral et social à suivre. La filiation horatienne est omniprésente dans ces textes qui reprennent le vers Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci5et l’exigence d’un divertissement moralement profitable. Dans cette optique, la comédie est perçue comme un genre mimétique ou comme un « miroir », selon la métaphore de Donat6. En reconnaissant sur scène un reflet ridicule du réel, le spectateur apprend à fuir les vices et à imiter les vertus. Mis en place au xvie siècle, l’effet moral de la comédie-miroir ainsi défini perdure au xviième : auteurs et théoriciens du genre puisent dans ce réservoir d’idées convenues sur la comédie et recourent aux mêmes termes pour parler des œuvres de leur temps7. L’effet moral du genre sur le spectateur, s’il a lieu, relève du privé. Le spectateur est invité à mesurer son propre comportement à l’aune des exemples qu’il voit sur scène selon la double grille de lecture du « fuir » et du « suivre ». Ces deux verbes, fréquents dans les paratextes de comédies, insistent sur l’activité du spectateur : il est le sujet volontaire de son éventuelle instruction morale. Pour référer à cette conception de l’effet moral – qui associe représentation des mœurs et instruction – dans la suite de cet article, nous parlerons de « discours de type 1 », et de « comédie-miroir ».

3 Un second type de lien associe la « morale » de la comédie au « rire du spectateur ». Parce que le rire spécifique du spectateur n’est jamais envisagé indépendamment du type de comique qui le déclenche, le rire « moral » de la comédie s’entend aussi, au xviième siècle, dans le sens d’honnêteté du rire. C’est la condition de possibilité de l’effet moral qui est en jeu. La nature du comique et le droit à rire de ses jeux parcourent à toutes les époques les réflexions de ce qu’on a parfois nommé la « Querelle du rire »8. Dans ce second type de discours, les auteurs font valoir un comique purgé des bouffonneries des comédiens et des facilités langagières que sont les grivoiseries et les équivoques obscènes. Le rire moral, c’est-à-dire moralement recevable, délimite l’honnêteté des objets comiques en même temps que celle des rieurs : il se comprend autant dans la qualité du comique que dans la forme sociale de sa réception. Le dramaturge et son public souscrivent à une forme de pacte de représentation. L’auteur s’engage à ne pas donner dans un comique bas et déshonnête, le spectateur à ne pas chercher l’immoralité dans les plaisanteries qui lui sont proposées9. Nous parlerons, pour cette deuxième acception de l’effet moral – qui associe rire et honnêteté du comique et du rieur – de « discours de type 2» et de « comédie honnête ».   

4 Les discours sur la comédie ne distinguent, jusqu’en 1664, que ces deux types d’effet moral. Auteurs et théoriciens se contentent de rappeler le fonctionnement didactique de la comédie  (type 1) et de contrôler la pureté du comique (type 2). Toutefois, le récurrent parallèle entre tragédie et comédie laisse toujours poindre la possibilité de penser le rire comme le pendant des larmes, par transposition du modèle cathartique. Sur un plan physiologique, la catharsis, perçue comme équilibre des humeurs et purgation des passions10, trouve assez naturellement son équivalent comique dans le rire, au moment où le xvi ème siècle en développe une conception médicale et thérapeutique. Ainsi, de même que les larmes sont interprétées comme signe de la purgation morale par les théâtrophiles11 dans le cadre de la querelle sur la moralité du théâtre, le rire peut devenir le symptôme d’une forme de catharsis comique12. Dès lors, la réception s’opère selon un paradigme de correction et le  rire devient le principe actif d’une moralisation des vices du spectateur. Notons que la théorie d’un rire moral permettant de punir les vices et de corriger les spectateurs à l’instar du modèle tragique se développe très tôt dans d’autres pays, en Espagne par exemple13. Dans ce cas, le spectateur reçoit l’effet cathartique de la comédie par un jeu émotionnel non contrôlé, tandis que le dramaturge poursuit une intention moralisante. Cela modifie le rapport de chaque spectateur au public qui l’entoure. Pour le spectateur de la comédie-miroir, la moralisation s’opère – selon les textes théoriques – en privé grâce à l’application à soi-même des leçons pratiques illustrées sur la scène. En revanche, la moralisation atteint une dimension publique quand se met en place la conception d’une comédie correctrice par le rire dans les discours des dramaturges et des doctes. Le regard de l’autre devient premier, car il joue un rôle déterminant dans le processus émotionnel de la comédie: le fait d’être « la risée du public »14 participe activement à la correction des vices particuliers. Nous parlerons pour cette conception de l’effet moral – qui associe rire, vices et correction – de « discours de type 3» de comédie « moralisante » ou « correctrice »15.

Le rire moral de la comédie correctrice : histoire d’un coup de force discursif

5Un contexte hautement polémique justifie la reconfiguration brutale du discours consensuel sur l’effet moral de la comédie (types 1 et 2). En 1664, la création du premier Tartuffe de Molière suscite d’emblée une grande polémique parmi les milieux les plus dévots de la cour, si bien que la pièce est interdite16. Molière opte pour une double stratégie afin d’obtenir l’autorisation de faire jouer la pièce : tandis qu’il la retravaille en édulcorant les passages les plus scandaleux et en repensant la dramaturgie d’ensemble17, il met parallèlement en place une défense rhétorique dans des textes adressés au roi ou aux lecteurs. Il y modifie considérablement le discours sur le rire moral de la comédie en l’associant à la correction des vices (type 3). Dès le « Premier Placet », Molière renouvelle la conception du genre -  par voie de généralisation -  pour justifier sa comédie particulière :

Le Devoir de la Comédie étant de corriger les Hommes, en les divertissant ; j’ai cru que dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire, que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon Siècle.18

6 La comédie n’est plus seulement un divertissement, mais une entreprise morale dynamique qui affecte au rire la fonction de transformer le spectateur. La préface de 1669, surtout, lui permet d’élaborer un discours tout à fait inédit. Les références traditionnelles et les expressions convenues que Molière reprend à son compte dissimulent le caractère subversif de son propos :

Si l’emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est dans l’Etat d’une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres, et nous avons vu que le Théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d’une sérieuse Morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la Satire, et rien ne reprend mieux la plupart des Hommes, que la peinture de leurs défauts. C’est une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions ; mais on ne souffre point de la raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule.19

7Avec une grande virtuosité rhétorique, Molière redistribue les éléments du discours consensuel sur le rire moral de la comédie jusqu’à en infléchir le sens. La première phrase se donne comme une affirmation neutre au présent de vérité générale, mais elle marque en réalité une rupture : la définition notoire de la comédie-miroir est réinterprétée selon une visée activement moralisante. Dans un second temps, Molière exploite un lieu commun de la philosophie en évoquant la transmission d’une « morale » par le biais du divertissement. La fin du paragraphe, avec les termes « risée », « raillerie » et « ridicule », établit un lien entre rire et correction, si bien qu’on passe insensiblement du discours de type 1 au type 3 sur le « rire moral ».

8 En éditant ce texte, Georges Forestier et Claude Bourqui ont révélé les origines de ce discours. Molière n’a inventé ni les mots ni l’idée du rire qui corrige les mœurs ; il les avait à disposition. Les discours sur la satire en vers, de Juvénal à Cotin, attribuaient déjà au rire un pouvoir de démystification et de révélation permettant la correction morale du destinataire. En 1663, l’abbé Cotin estimait que ses épigrammes « [pouvaient] tenir lieu de la vraie et de l’agréable satire, dont le but est de corriger en divertissant ». Par un simple décalque, les mots permettant de justifier la « bonne satire » deviennent ceux qui justifient la « bonne comédie ». L’appropriation de ce discours sur la satire pour parler de la comédie des années 1660 a été, en outre, facilitée par la trace d’un discours semblable sur la comédie, existant dès les origines du théâtre comique. L’Ancienne comédie grecque est en effet caractérisée par un rire de correction morale. Ces comédies s’écrivaient à partir de situations politiques réelles et s’inspiraient de personnages historiques pour en dénoncer les vices. Il s’agissait donc de pièces satiriques ad hominem souvent violentes, ce qui a justifié leur interdiction et la création d’une Nouvelle comédie grecque non plus satirique mais instructive (discours de type 1) et plus honnête (discours de type 2). À l’âge classique, l’histoire du genre de la comédie est un attendu des discours théoriques qui remontent toujours aux origines du théâtre. Dans ces textes, le genre de l’Ancienne comédie grecque, certes unanimement condamné par les théoriciens du xviième, est associé à un rire de censure agressif qui crée un précédent discursif. Dans l’imaginaire théorique collectif, un lien possible entre rire de correction et comédie, établi depuis les origines, ne demandait qu’à être réactivé par des circonstances spécifiques. Molière l’activa.

9 Par un inéluctable effet de circulation des discours, les textes contemporains enregistrent la nouvelle combinatoire de la comédie correctrice par le rire. On lit ainsi dans la préface du Roman Bourgeois d’Antoine Furetière :

On sait combien la morale dogmatique est infructueuse ; on a beau prêcher les bonnes maximes, on les suit encore avec plus de peine qu’on ne les écoute. Mais quand nous voyons le vice tourné en ridicule, nous nous en corrigeons, de peur d’être les objets de la risée publique. […] Ne voit-on pas tous les jours une infinité d’esprits bourrus, d’importuns, d’avares, de chicaneurs, de fanfarons, de coquets et de coquettes ? […]  Cependant y a-t-il quelqu’un qui les ose avertir de leurs défauts et de leurs sottises, si ce n’est la comédie ou la satire ?20

10  Satire et comédie, genres mondains à la mode en 1666, sont toutes deux associées à une visée moralisante faisant du rire un efficace outil. Furetière octroie une intention commune au poète satirique et au dramaturge : dénoncer et attaquer les vices de son temps. Edme Boursault reprend le même argumentaire dans la préface de sa petite comédie en un acte Les Mots à la mode. Après avoir rappelé que « le théâtre [est] un miroir plus grand que la boutique d’un libraire », il poursuit :

Les vers que je mets dans la bouche du seul personnage raisonnable que j’y introduis font assez connaître l’intention que j’ai eue, et qu’enfaisant rire je cherche plus à corriger les mœurs qu’à les corrompre. […] En un mot, il faut prendre l’âme par son faible et tâcher de la conduire à la vertu par un chemin qui ne la rebute pas. Rien ne fait mieux revenir les gens du ridicule qu’ils ont que de leur en faire dans autrui une peinture qui les divertisse : le plaisir qu’ils trouvent à s’en moquer leur fait appréhender de donner le même plaisir à d’autres, et c’est un joug qui les arrête d’autant mieux qu’il ne leur est imposé par personne.

11Boursault établit un lien explicite entre rire du spectateur et correction morale. Le fonctionnement du ridicule est ensuite détaillé. Le « plaisir » et « l’instruction » de filiation horatienne sont investis d’une épaisseur morale nouvelle dont témoigne des termes « corriger », « conduire [l’âme] à la vertu », « s’en moquer », qui relèvent davantage du vocabulaire théorique de la satire en vers. La contrepartie moralisante du rire est convoquée, même pour parler d’une petite comédie21.

12 Les textes de poétique théâtrale contemporains permettent, de manière plus nette encore que les discours d’auteurs, de mesurer la diffusion du discours de type 3 dans les textes consacrés à la comédie. De l’Antiquité aux poétiques de la Renaissance et du premier xviième siècle, les théoriciens reprennent la même définition de la comédie comme « miroir de la vie » mettant en scène une action ordinaire avec des personnages de basse condition. Le rire n’apparaît comme un critère du genre qu’en 1668 dans les Nouvelles Réflexions sur l’art poétique :

L’action qui est le sujet d’une comédie est une action commune, et c’est un de ces accidents plaisants qui arrivent ordinairement, mais qui a quelque circonstance plus rare et plus agréable que les autres. Les poètes y font une peinture divertissante de la vie civile, de ce qui se passe dans le monde et dans les familles. La fin est de faire rire ; ainsi dans toutes les parties il y a des intrigues agréables.22

13On retrouve dans cette définition les éléments traditionnels du genre de la comédie : « action commune », « ce qui se passe dans le monde et dans les familles ». Mais on note également quelques glissements : le « miroir de la vie » est devenu une « peinture divertissante de la vie civile » avec un adjectif, qui, dans ce contexte, a vraiment le sens de « risible ». Surtout, Lamy admet pour la première fois le rire du spectateur comme composante de la poétique de la comédie : « La fin est de faire rire ; ainsi dans toutes les parties, il y a des intrigues agréables ».

14 Quelques années plus tard, un nouveau glissement dans la perception du genre comique apparaît dans les Réflexions sur la poétique d’Aristote et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes du Père Rapin :

La comédie est une image de la vie commune : sa fin est de montrer sur le théâtre les défauts des particuliers, pour guérir les défauts du public, et de corriger le peuple par la crainte d’être moqué. Ainsi le ridicule est ce qu’il y a de plus essentiel à la comédie23.

15Malgré des éléments lexicaux qui rappellent la longue chaîne des poétiques des xvième et xviième siècles, cette définition du genre constitue une véritable refonte théorique de la comédie. Tout en reprenant la métaphore attendue – « image de la vie commune » – Rapin introduit une précision correctrice – « guérir », « corriger » – qui déplace l’enjeu du genre. L’élément discriminant de la comédie n’est plus l’action de personnages d’humble condition, mais un ridicule « essentiel à la comédie », à la fois composante et dessein du genre.  Le « ridicule » se substitue au « rire » et engage une conception moralisante du comique. C’est un pas de plus par rapport à la poétique de Lamy : non seulement dans cette perspective la comédie a pour fin de faire rire le spectateur, mais elle le fait encore dans un but moral qui vise à la « correction » des mœurs.

16 Parce qu’il préexiste dans d’autres traditions génériques24 ou nationales25, le troisième type de discours sur le rire moral de la comédie s’impose rapidement comme un nouveau lieu commun du discours sur le genre et se substitue à la conception du rire moral de la comédie-miroir (type1). Même les poétiques, peu perméables aux évolutions tant il s’agit de discours codifiés et fossilisés par des autorités inlassablement reproduites, entérinent le renouvellement du discours sur le rire moral de la comédie. Dès lors, la comédie dite « classique » a vite été assimilée par la critique à une comédie « moralisante ».  Si les discours évoluent, qu’en est-il de l’objet ?

Evolution du discours, évolution de la forme ?

17 Au moment même où se met en place la nouvelle interprétation du rire moral de la comédie, des voix s’élèvent pour nuancer sa capacité à corriger le spectateur. Le Père Lamy décèle, dès 1668, ce qu’il perçoit comme un effet de discours ne reflétant que très imparfaitement une évolution structurelle du genre : c’est l’objet de son chapitre X intitulé « Les comédies et les tragédies corrompent les mœurs bien loin de les réformer ». Il refuse l’argument d’un rire qui corrige et souligne qu’en dépit des déclarations de principe, dans sa forme même la comédie n’a pas changé. Cette méfiance vis-à-vis du théâtre d’une part, du rire d’autre part, s’inscrit à la fois dans le cadre de la « querelle sur la moralité du théâtre »26 et dans celui de la « querelle du rire ». Des enjeux religieux orientent la perception du jésuite Bernard Lamy ; dans l’édition qu’il propose du texte, T. Gheeraert souligne l’originalité d’un discours qui tient à la fois de la poétique traditionnelle et du traité anti-théâtre27. Il est en revanche plus inattendu de trouver la même réticence dans le périodique de critique littéraire de Pierre Bayle. Dans les Nouvelles de la République des Lettres, un article paru en 1684 à propos de la comédie Arlequin Procureur précise pourtant :

On prétend que l’utilité de cette pièce sera très grande parce qu’elle accoutumera le monde à se mieux précautionner contre ces friponneries et parce qu’elle corrigera de leurs mauvaises habitudes les procureurs malhonnêtes gens, rien n’étant plus propre, dit-on, à guérir les maladies de l’âme, qu’une comédie qui en représente si finement le ridicule. […] Quantité de personnes disent fort sérieusement à Paris que Molière a plus corrigé de défauts à la cour et à la ville lui seul que tous les prédicateurs ensemble et je crois qu’on ne se trompe pas, pourvu qu’on ne parle que de certaines qualités qui ne sont pas tant un crime qu’un faux goût ou qu’un sot entêtement. […] Pour la galanterie criminelle, l’envie, la fourberie, l’avarice, la vanité et tels autres crimes, je ne crois pas qu’elles leur aient fait beaucoup de mal.28

18Évoquant un discours devenu topique, Bayle dresse un bilan nuancé du rapport entre rire et correction morale, et limite l’efficacité du rire à des comportements socialement déviants, sans considérer sérieusement sa capacité à corriger les vices des hommes.

19Les discours contemporains sont donc mesurés. Et à regarder de plus près les formes comiques en question, la moralisation du rire comique semble en effet toute relative. Le rire moral au sens d’honnêteté (type 2) est démenti dans les faits par de nouvelles polémiques sur les grivoiseries de La Femme juge et partie, grand succès de Montfleury en 1669. Ce dernier exploite, dans  Le Procès de la femme juge et partie, la même stratégie rhétorique que celle que Molière utilisait six ans plus tôt lorsqu’il affirmait dans La Critique de l’École des femmes29 que sa comédie de l’École des femmes ne mettait pas en péril la moralité des spectateurs. La répétition d’un épisode similaire limite la portée d’un discours sur l’honnêteté du comique qui semble dès lors plus convenu que motivé. Le discours de type 3 de la comédie semble également relever d’une stratégie discursive plutôt que d’une règle. Georges Forestier et Claude Bourqui montrent qu’en dépit des déclarations de Molière, l’auteur comique n’a pas fondamentalement modifié sa manière de composer les pièces : L’Avare, écrite en pleine affaire Tartuffe, est à ce titre un hapax illustrant ponctuellement une thèse tout juste mise au point :

Encore une fois, Molière ne postule nullement qu’il y aurait un ridicule inhérent à l’être humain et qu’il suffirait de décliner, comme le ferait un moraliste, sous ses différents caractères, de défaut en défaut ou de vice en vice. Il cherche au contraire à faire rire des comportements qui s’écartent des valeurs de la société la plus policée qui soit, « le monde » et sa quintessence, la cour.30

20Ce qu’ils ont démontré – et démonté, au regard de ce qu’en avaient dit trois siècles d’histoire littéraire – à propos de l’œuvre de Molière peut s’appliquer aux autres comédies de l’âge classique. Les dramaturges des années 1660-1690 ne composent pas plus que Molière des comédies « moralisantes » (type 3) qui s’appuieraient sur des caractères plus que sur des types ou des comportements. Montfleury, strict contemporain de Molière, produit des pièces similaires : des petites comédies en un acte à la tonalité burlesque en début de carrière31, puis des comédies exploitant des sujets d’actualité32 ou les modes contemporaines33. Les pièces plus tardives de son répertoire ne cherchent pas non plus à révéler un vice de l’humanité par le biais du comique34. De même pour l’œuvre comique du comédien-poète Hauteroche qui ne semble pas évoluer vers une dramaturgie moralisante. Les différentes tonalités de ses comédies se donnent à lire dans les paratextes de ses pièces : ceux-ci révèlent une fine intuition des modes à suivre pour un auteur mineur, et chaque préface est comme l’écho d’un discours contemporain. Ainsi, la préface de La Dame invisible en 1685 semble suivre la mode du discours moralisant de la comédie, au même titre que celle du Souper mal apprêté en 166935 revenait, juste après le débat autour de La Femme juge et partie, sur la question de la moralité du comique36. L’œuvre de Boursault couvre près de quarante années et ses comédies reflètent aussi les évolutions du goût ; or, il ne semble pas composer des pièces qui visent à la correction des vices des spectateurs, bien qu’il le professe à plusieurs reprises dans le paratexte de ses pièces. Dans Les Mots à la mode, on l’a vu, l’argument de la correction des mœurs est mobilisé pour une petite comédie qui moque les mauvais usages de la langue : ce n’est guère là un vice moral.

21Le discours moral qui accompagne les comédies ressort plus d’une rhétorique de promotion que de la manifestation d’une reconfiguration du genre comique. Dire qu’une comédie reprend les vices inscrit le texte dans les discours d’actualité : il s’agit d’un argument commercial comme un autre. En 1660, un auteur de comédies met volontiers en avant le burlesque de sa pièce pour exploiter le succès post-scaronnien du registre ; dix ans plus tard, la correction des vices est davantage à la mode. Précisons la portée de la dimension « commerciale » de l’argument. Il ne s’agit pas de satisfaire, par la mention de la correction des vices, un besoin réel du spectateur consommateur. Il ne cherche pas véritablement une expérience cathartique en se rendant à la comédie – et on l’a dit, les auteurs ne veulent pas non plus corriger le public. Mais à cause de la reconfiguration toute récente du discours sur la comédie, le discours de type 3 sonne comme un discours d’actualité, et fonctionne en cela comme un atout publicitaire du point de vue de la production. L’époque valorise en effet les textes qui se font l’écho de thématiques ou de débats contemporains. La nouveauté du discours agit alors comme un argument commercial37en séduisant le potentiel acheteur.  Cela semble être le cas dans La Fontange bernée, une petite comédie anonyme, très peu connue. Elle ne correspond absolument pas à une comédie de caractère dont l’enjeu serait de châtier un vice ; elle est loin d’être honnête et joue volontiers d’un comique grivois, notamment par l’insertion de petites pièces38. La « Lettre d’Ariste sur sa comédie des Façonnières » qui sert de préface ne laisse pourtant pas d’affirmer :

Quoique votre pièce ne soit pas conduite jusques au cinquième acte, comme la plupart des autres comédies, on peut dire néanmoins, qu’elle renferme autant de moralité que les autres, et surtout de ces portraits des mœurs du temps qui doivent faire les plus beaux endroits dans toutes les comédies. 

22La préface attribue une fin morale (« moralité » peut embrasser ici les trois types de discours), même à une petite comédie, qui d’ordinaire n’ambitionne que de faire rire le plus grand nombre de spectateurs. L’argument de la correction des mœurs s’apparente donc à un effet de mode utilisé pour légitimer les œuvres et pour les vendre plus facilement : c’est l’histoire littéraire qui a choisi de croire à ce discours moral et de lui accorder tant de crédit, sans doute parce qu’on ne pouvait pas admettre que le Grand Molière n’avait cherché qu’à faire rire, ni que les plus célèbres comédies du Grand Siècle classique n’étaient pensées et reçues que comme de purs divertissements, sans ambition moralisante.  

23 Le choix interprétatif qui consiste à lire les comédies de l’âge classique comme des comédies mettant en jeu un rire moral trouve sa meilleure expression dans la fréquente convocation de la devise latine Castigat ridendo mores, considérée d’une manière fallacieuse comme la « devise de la comédie ». Absente des discours critiques du xviième siècle, cet adage apparaît pourtant fort régulièrement dans la critique de la comédie du second xviième siècle. Fréquemment exploitée comme argument d’autorité ou comme cheville rhétorique, clausule ou intertitre contribue à véhiculer une idée fausse du rire moral de la comédie de l’âge classique. La mise au jour du contexte d’énonciation des premières occurrences de cette idée, de ses sources discursives et de ses visées stratégiques en contexte polémique relativise sa dimension poétique. La manière dont le topos s’est diffusé dans les textes contemporains doit par ailleurs nous inviter à la plus grande prudence vis-à-vis d’un discours qui reflète moins l’évolution du genre comique dans les années 1660-1680 que l’évolution du discours critique à la mode sur la comédie.