Colloques en ligne

Olivier Ammour-Mayeur

Dispositifs narratifs et questions de genres :
le manga  entre normes sexuées et intermédialité

Le genre est l’opium du peuple, et non la religion

Erving Goffman, L’Arrangement des sexes.

1Aujourd’hui, on le sait, il n’est plus possible de cantonner le manga dans le genre « BD facile et violente » dans lequel certains de ses contempteurs ont longuement cherché à le reléguer. Cependant, il reste beaucoup à faire en France – les pays anglo-saxons ont depuis longtemps passé ce genre narratif au crible des questionnements philosophiques et sociologiques –, pour véritablement réussir à mettre en relief toute la complexité que recèle ce support narratif. En effet, il existe presque autant de catégories de manga qu’il existe de lecteurs, et les structures narratives qui ont pu tendre à confiner les différentes histoires contées dans des moules préétablis, confinant aux stéréotypes les plus éculés, n’empêchent absolument pas le support de trouver des voies de renouvellement et de déconstruction de ces mêmes stéréotypes.

2Le support créatif du manga contemporain s’enracine de fait dans une culture ancestrale, dont les origines patriarcales n’ont pas vraiment été remises en question par la modernisation du Japon. Cependant, la construction narrative de ces histoires dépassant la simple reprise structurelle de ce qui a précédé, il est clair que le dispositif narratif de cet objet culturel populaire peut sans peine se ranger sous la définition que donne Giorgio Agamben du dispositif :

[…] j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.1

3Or, s’il est bien un domaine dans lequel les dispositifs de contrôle des opinions, et d’orientation des êtres vivants, opèrent de façon souvent souterraine – parce qu’inscrits dans un faisceau de supports visuels, de discours, et d’habitus culturels qui ramifient les uns sur/dans les autres –, c’est bien dans celui de la sexualité. Les réseaux intermédiaux s’y avèrent particulièrement efficaces. Et le support culturel du manga en est un exemple des plus probants.

4Cependant, analysé sous l’angle des dispositifs (relations discours-images/imagologie culturelle de la sexualité) et non plus celui de la structure, une partie de la production manga offre, sous le discours officiel à coloration normative, un sous-texte ouvrant, volontairement ou non en l’occurrence, des perspectives plus ambiguës ; et qui rejoint, par-là même ce que Philippe Ortel décrit des processus intrinsèques au fonctionnement d’un dispositif efficace : « […] il y [a] dispositif chaque fois qu’une configuration est débordée par les effets qu’elle produit »2.

5En s’attardant sur deux manga (déclinés en anime), Princesse Saphir (Tezuka Osamu, 1953-1968), et Ghost in The Shell (Shirow Masamune/Oshii Mamoru, 1989-2005)3 qui jouent sur les questions de genres sexués des personnages, cette intervention aimerait mettre en lumière comment à travers un dispositif narratif semblable deux discours différents, parfois contradictoires, peuvent se tenir, ou, en tout cas être perçus par les lecteurs/spectateurs.

6Si la configuration narrative du manga déborde ainsi, « les effets qu’elle produit », c’est bien parce que le dispositif du support, lui-même ouvert – au sens où Eco parlait d’une œuvre ouverte –, autorise une telle souplesse, créative et interprétative.

Origines intermédiales du manga

7Affirmons-le d’emblée, le manga s’organise intrinsèquement en tant qu’objet intermédial. Ses origines puisent en effet, déjà, à une pluralité de médias qu’il s’agit pour commencer d’énumérer : les emakimono et ukiyo-e japonaises, tout d’abord. Contrairement à une vision un peu déformée que nous en avons depuis l’Occident et l’histoire de l’art japonisant, les emakimono et leur cousins les Ukiyo-e n’étaient pas forcément considérés comme des formes d’art « classiques » et supérieures par leur contemporains. Au contraire, les emakimono étaient souvent considérées comme des œuvres comiques à portée critique, se moquant des travers humains – notamment des dignitaires japonais (à une époque où la moindre critique de la classe dirigeante signait l’arrêt de mort de toute personne prise en flagrant délit de « crime de lèse-majesté »). L’aspect esthétique de ces œuvres était hautement apprécié, certes, cependant, la satire sociale y était dominante, ce qui en relativisait fortement, pour les contemporains, la valeur esthétique. Les histoires visuelles que ces emakimono racontaient – au moins pour une partie d’entre elles – se rapprochaient donc, toute proportion gardée, du travail des caricaturistes occidentaux, dont la tradition est aussi séculaire que celle de son homologue japonais.

8Les Ukyo-e, qui ont commencé à proliférer après que la technique de l’estampe s’est développée sur l’archipel – cette technique est en partie un héritage des quelques savoirs qui réussirent à transiter depuis l’Europe jusqu’au Japon à travers les échanges que conservèrent les Japonais avec les Hollandais pendant la fermeture presque complète du Japon entre le xvie et le xixe siècles –, n’ont acquis leurs lettres de noblesse en tant qu’art qu’après que le mouvement japonisant de la seconde moitié du xixe siècle européen s’est extasié sur ces œuvres colorées qui traversaient les océans… sous forme de papier d’emballage pour les poteries et autres objets considérés comme artistiques par les Japonais eux-mêmes.

9Au départ, l’estampe japonaise, étant donné son mode de reproduction mécanisé, est alors considéré comme un objet utilitaire et non artistique, même si les usagers pouvaient admirer la dextérité de certains de leurs producteurs. Pour les Japonais, l’Ukiyo-e constitue, à la base, un support publicitaire efficace et décoratif, certes, mais elle reste un simple support publicitaire. C’est l’intérêt des Occidentaux pour ces « feuilles de choux », sans grande importance dans leur pays d’origine, qui permet, dans un second temps – notamment lorsque le commerce entre les deux parties du globe fera flamber les prix de ces papiers d’emballage, en raison de la demande toujours plus grande des Européens –, que l’Ukiyo-e soit réévaluée, et soit effectivement perçue en tant qu'art sophistiqué ; tel qu'il est reconnu aujourd’hui4.

10Or, cette remise en ordre des faits concernant les emakimono et l’Ukiyo-e s’avère essentielle si l’on veut ressaisir le phénomène manga dans sa globalité. En effet, l’art du manga se déploie d’abord, dès les débuts du xxe siècle, comme un art de la caricature et de la critique sociale. C’est après la Seconde Guerre – en 1947 précisément – que Osamu Tezuka lance le genre tel qu’on le connaît aujourd’hui5.

11Sur un autre plan, le manga se trouve être l’héritier direct des pratiques littéraires du xixe siècle, sous la forme des prépublications des livres en feuilleton. La plupart des chefs-d’œuvre japonais de l’époque moderne ont été publiés sous cette forme, avant de bénéficier d’une publication sous forme de livre. À l’instar de ce qui avait cours en Europe, donc. L’aspect sériel constitue ainsi l’une des composantes essentielles du genre manga, puisque, à la différence de sa cousine la BD, celui-ci se trouve d’emblée libéré du problème de l’espace disponible – et, par conséquent, de l’impérative limitation de la durée nécessaire à la narration6.

Princesse Saphir ou du dispositif émancipateur des filles

12Je passe, faute de place, sur l’influence des caricaturistes occidentaux (anglais et français) qui ont eu un impact certain sur le genre du manga – surtout en ses balbutiements –, afin de m’attarder plus spécifiquement sur Walt Disney, apport essentiel dans l’art de Tezuka Osamu. L’occupation américaine rendant le territoire japonais beaucoup plus accueillant aux productions américaines en tout genre, c'est en premier lieu le cinéma et les productions pour enfants qui bénéficient de cette nouvelle porte d'entrée sur un territoire qui avait été sous la coupe militariste les décennies précédentes.

13Tezuka est un inconditionnel des œuvres de Disney, notamment de ses dessins animés. Et Princesse Saphir en est l’une des preuves les plus probantes, même si, bien entendu, les influences qui traversent l'œuvre s'avèrent, à y regarder de plus près, bien plus vastes.

14Princesse Saphir, et Tezuka l’affiche d’emblée à travers des références très explicites, puise directement aux œuvres maîtresses de Disney ; notamment celles qui réinterprètent les contes classiques du genre « happily ever after ». Princesse Saphir emprunte tout à la fois à Cendrillon, Blanche-Neige et La Belle au bois dormant7. Cependant, ces emprunts se trouvent immédiatement détournés du fait que d'autres sources viennent littéralement parasiter la vision disneyenne des dits contes. À commencer par le fait que Saphir, la princesse éponyme, est loin d’être la jeune fille délicate et fragile que les premières productions Disney ont tendu à promouvoir pour leurs propres princesses. Et ce pour un motif exposé dès les premières pages du manga. En effet, Saphir est née avec deux cœurs : l’un de garçon, l’autre de fille. Le fautif de cette distorsion des genres sexués ? Tink, un ange facétieux, qui, par jeu, décide que Saphir a « une tête de garçon », selon la traduction française, au moment même où « Mon père qui est aux cieux » – ainsi que l’appelle Tink – s’occupe de distribuer les cœurs aux enfants qui sont en partance pour s’incarner sur terre.

15Pourtant, la question des genres sexués semble être réglée au millimètre, dans cette distribution, puisque les enfants possèdent, a priori, les facteurs primaires du sexe que le cœur ne vient que confirmer : bleu pour les garçons, rouge pour les filles.

16Un élément est à relever : le grand ordonnateur de ces distributions, figure paternelle divinisée, n’est pas le Dieu tout puissant qu'il devrait être, puisqu’il s’avère incapable de défaire ce que Tink a provoqué. En effet, il semble impuissant à récupérer le cœur bleu que Tink a imposé à Saphir. L’ange, expédié sur terre en guise de punition pour son acte, ne pourra réintégrer le Paradis qu’une fois qu'il aura récupéré ce cœur de garçon surnuméraire.

17En outre, un autre élément essentiel va déterminer le parcours de Saphir, une fois le personnage incarné. Selon les règles d’accession au trône de son royaume, Silverland, seuls les héritiers mâles sont susceptibles de régner. Cette loi complique singulièrement les choses, car, si le couple royal ne parvient pas à donner naissance à un héritier, c’est le fils – idiot – de l’infâme duc Duralmin qui doit prendre la succession. Le fils du duc étant attardé, ce serait donc ce dernier, détesté de tous, qui assurerait la régence et le royaume vivrait alors sous le joug d’un tyran.

18D’emblée, la vie de Saphir s’inscrit donc sous le signe du paradoxe : deux cœurs, masculin-féminin, et une « raison d’état » qui empêchent, l’un comme l’autre, toute appréhension simple – ou plutôt simpliste – de la vie pour le personnage et son entourage. Saphir est donc élevé(e), dès le berceau, comme un garçonfille : en fille par sa nounou, qui s’insurge dès la naissance de l’enfant – et donc dès les premières pages du dispositif narratif – contre la loi inique qui interdit aux filles de diriger le royaume ; et élevé(e) en garçon par son professeur, qui l’appelle « prince » et entend bien l’instruire de toutes les bottes imparables dont il a le secret en escrime – entre autres savoirs virils qu’un prince digne de ce nom se doit de maîtriser.

19Le paradoxe ainsi posé, ce sont les différentes étapes des aventures de Saphir qui vont infléchir, vers un genre ou l’autre selon les circonstances, la destinée du personnage. Il faut tout de même souligner, cependant, que Saphir se vit plutôt comme une fille obligée de se travestir afin de cacher la vérité, que comme un être véritablement indécis du point de vue sexué. Pourtant, ce secret entraîne le lecteur à travers de complexes aventures. Par exemple lorsque Saphir doit assister au bal annuel donné au Palais.

20En tant que prince héritier, Saphir se doit d’être présent, d’accueillir le prince Franz Charming du pays voisin, Goldland, et d’officier afin d’entretenir de bonnes relations diplomatiques avec son voisin. Cependant, dans le même temps, Saphir n’aspire qu’à une chose : pouvoir se rendre au bal habillée dans une robe digne de son rang de princesse, afin de danser et de s’amuser comme les autres jeunes filles du royaume. Tezuka s’amuse alors à travestir de nouveau son personnage. On pourrait presque dire à le « sur-travestir », puisque Saphir, jeune fille travestie en prince doit alors se travestir en princesse en portant une perruque blonde, afin que personne ne soit susceptible de reconnaître le prince. On retrouve donc là un dispositif cher au cinéma burlesque, particulièrement mis en  relief dans le film allemand Viktor und Viktoria (Reinhold Schünzel, 19338). Ce clivage du personnage entraîne une complication narrative supplémentaire : Frantz Charming, subjugué par la princesse poursuit, dans le même temps, le prince d’une haine féroce, imaginant que ce dernier cherche à lui voler la princesse.

21Cependant, il convient de ne pas oublier que ces jeux de travestissements, dans le manga, font référence à une autre source intermédiale : le renouveau du théâtre japonais. En effet, depuis le xviie siècle, seuls les hommes sont autorisés à monter sur scène – depuis qu’un décret impérial interdit aux femmes de le faire. Pourtant, les femmes ont enfin pris leur revanche depuis quelques décennies, au moment où Tezuka écrit l'histoire de Saphir9. Le genre Takarazuka se situe aux antipodes du théâtre japonais traditionnel. Les décors, costumes, et souvent même les histoires de ce théâtre sont flamboyants – certains diraient kitsch, d’autres encore Camp.

22Le graphisme de Tezuka subsume ainsi, sous sa plume, plusieurs sources visuelles et esthétiques qui permettent à l’empereur du manga de faire l’éloge des femmes et, surtout, de leur émancipation ; à une époque où, pourtant, le patriarcat « confucianisant » du Japon se trouve renforcé par celui de la pensée WASP américaine, et entend bien faire rentrer les femmes dans le rang, autrement dit à la maison, près des fourneaux et des enfants.

23Dès lors, si, d’une part, Tezuka emploie beaucoup de traits aux studios Disney, notamment dans le rendu des animaux qui accompagnent régulièrement Saphir, par exemple lorsqu’elle essaie de laisser s’exprimer sa part féminine pendant ses promenades solitaires dans les bois, d’autre part, cependant, le personnage est bien loin de se contenter d’attendre que le prince charmant – Franz Charming, en l’occurrence – vienne la sauver.

24En effet, non contente de devoir éviter les pièges tendus par son ennemi héréditaire le duc Duralmin, la princesse doit aussi combattre la sorcière, Mme Hell, qui la pourchasse afin de lui voler son cœur de fille, afin de remplacer celui de sa propre fille, pour que celle-ci devienne le parangon d’une féminité conventionnelle et fasse un mariage avantageux… Avec Franz Charming. Mme Hell est, là encore très explicitement, un avatar d’un personnage Disneyen : Maléfique, la sorcière de La Belle au bois dormant. Si son apparence ne le révèle pas immédiatement, un épisode de la fin du premier volume dévoile cette « parenté », puisque la sorcière, déguisée en « Comtesse Devil », et donc travestie en humaine, se trouve parée des atours de la sorcière du film de Walt Disney. D’ailleurs, afin que le lecteur ne rate point l’allusion, le personnage est, à l’instar de son modèle, capable de se transformer en dragon, de déclencher des tempêtes et de faire croître des champs de ronces quasi-inextricables.

25Disney, cependant, comme il a déjà été dit, n’est pas le seul à nourrir l’imaginaire de Tezuka, car, en ce qui concerne les animaux, très présents tout au long des trois volumes, on retrouve aussi, sous les traits de certains, des cousins des Looney Tunes – notamment le coyote de Beep-Beep pour représenter les loups agressifs du manga.

26Enfin, et surtout, Saphir n’est pas la seule fille en quête d’indépendance dans le manga. En réalité, toutes les « filles de… » de cette histoire cherchent à s’émanciper, et, surtout, à s’individualiser face aux rigidités de leur éducation familiale, voire face aux rigidités des coutumes de leur milieu d’origine. Il en va ainsi pour Hékate, fille de Mme Hell, qui s’avère peut-être encore plus « garçon manqué » que Saphir, et qui refuse catégoriquement d’avaler le cœur de fille de cette dernière, car elle s’oppose obstinément aux desseins de sa mère. Elle refuse donc de devenir une princesse douce et effacée ; tout en s’affirmant du côté de la raison et des humains, et, par suite, contre les plans machiavéliques de sa mère. Elle payera cher sa trahison de caste – et de genre –, car en aidant Saphir et le prince Charming à se débarrasser de sa propre mère, elle se condamne du même geste10. Laissant entendre, in fine, que la liberté est à ce prix.

27L’autre personnage féminin qui apparaît comme un pendant, plus libre encore, de Saphir s’appelle Friebe (Féribé dans l’édition japonaise). Saphir la rencontre alors qu’elle-même est amnésique – elle ne sait même plus si elle est un garçon ou une fille – à cause d’un sort jeté par une nouvelle opposante à son bonheur : la déesse Vénus, qui est elle-même tombée amoureuse de Charming et souhaite le garder pour elle11. Et Friebe, qui s’avère être aussi douée que Saphir au maniement de l’épée – aurait-elle, donc, elle aussi avalé un cœur de garçon ? – tombe immédiatement amoureuse de Saphir, qui, d’après elle, représente son type de garçon idéal. Or, à ce moment précis, Saphir n’a plus que son cœur de fille12. La mémoire revenant par bribes à la princesse, celle-ci parviendra à révéler la vérité sur son genre sexué à sa nouvelle conquête… Devant l’autel, juste avant que le prêtre ne bénisse leur union. L’honneur est sauf, cependant, sous couvert d’un rebondissement narratif qui se veut potache et drôle, le récit soulève assez explicitement la question de l’homosexualité. Sujet ultra sensible aujourd’hui encore au pays du soleil levant13.

28Pour ce qui concerne l’autonomisation des femmes dans leur prise de décision, un chapitre mérite toute l’attention, car il s’agit d’un épisode pivot du dispositif narratif qui opère une transformation radicale chez le personnage principal, au travers d’un renvoi à une référence du théâtre antique classique. Il s’agit du passage durant lequel les femmes de la cour décident de protéger la princesse contre les manigances de Duralmin et, par conséquent, contre leurs maris soldats – au moment crucial où Saphir est condamnée à mort par le duc. Le clin d’œil vers Lysistrata d’Aristophane14 est évident. Pièce bien connue pour la façon dont les femmes décident de faire la grève du sexe, et s’enferment dans le Parthénon en attendant que leurs époux finissent par faire la paix entre eux et demandent grâce.

29Le sujet de la grève du sexe n’est évidemment pas abordé ouvertement dans ce manga pour petites filles de Tezuka, cependant, en filigrane, il est évident, pour un lecteur « averti », que l’enjeu est présent, même si fortement atténué. De même, l’enjeu éthique d’un mouvement spontané de résistance s’y avère non moins présent que dans la pièce modèle, puisque la déroute que provoquent les femmes chez leurs conjoints, lorsque ceux-ci tentent, malgré tout, de prendre le château dans lequel ces dernières se sont retranchées, annonce de façon incontestable le fait que les femmes n’accepteront plus les exactions de Duralmin, ni de ses subordonnés, à l’encontre de leur princesse légitime.

30À ce sujet, il reste à signaler que, sous couvert du dispositif burlesque et enfantin assumé par le mangaka, une question politique majeure se trouve abordée du même geste dans cette œuvre. En effet, il ne faut pas perdre de vue l’importance du statut du régime impérial et de la figure de l’Empereur au Japon. Notamment dans les années 60, où Hirohito a finalement été maintenu en place par l’occupation américaine, alors que le régime militariste qu’il a dirigé durant la seconde guerre mondiale est responsable des pires exactions dans les territoires asiatiques qu’il avait colonisés ; mais aussi en termes de libertés individuelles bafouées dans l’archipel nippon lui-même. Or, comme dans le manga, le trône impérial japonais n’est accessible que par la descendance masculine. Tezuka formule ainsi une critique explicite d’un système qu’il semblait tenir pour parfaitement obsolète15. Ce que les Japonais semblent eux-mêmes considérer, puisque les derniers sondages sur la question mettent en relief qu’une grande majorité de la population soutient l’idée d’une réforme en faveur de l’accession au trône pour les filles de la maison impériale. La sphère politique dirigeante, cependant, bien plus conservatrice, n’a toujours pas accédé à cette demande.

31La figure de Saphir, et de ses acolytes féminins, entend ainsi mettre en avant la force d’indépendance des femmes, et la nécessité d’une forme d’insoumission de ces dernières afin que la société dans laquelle elles évoluent change avec elles. C’est donc, sous couvert d’un dessin volontairement mignon, kawaii comme on le dit en japonais, et qui permet de faire jouer tout un faisceau de références intermédiales en son sein, un discours politique de portée capitale qui se fait jour, sous la plume de Tezuka. En d’autres termes, intermédialité, politique et questions de genres s’élaborent en se renforçant les unes les autres, et c’est sans doute la mise en relief du caractère poreux de tels dispositifs qui permet de mettre au jour les enjeux de constructions sociales qui continuent d’induire les rapports de sexes de nos sociétés contemporaines.

Ghost in the Shell ou du genre des cyborgs16

32La seconde œuvre qui mérite attention, dans ce contexte de rapports intermédiaux qui nourrissent l’art du manga, s’est déployée, depuis la parution du premier opus japonais dans les années 90 en de multiples supports. Cependant, à l’instar de ce qui se passe dans Princesse Saphir de Tezuka, Ghost in the Shell ne fascine pas seulement les adeptes du genre, du fait même que l’œuvre s’offre en tant que dispositif intermédial intrinsèque. Les créateurs de ses différents avatars étant multiples, et les partis pris esthétiques évidemment fonction de cette multiplicité, ce sont les deux opus anime dirigés par Oshii Mamoru qui retiendront l’attention ici. En grande partie, d’ailleurs, parce que le réalisateur est sans doute celui dont le travail intermédial se veut le plus dense et le plus proliférant. À tel point que la plupart des commentateurs de ces deux opus s’accordent pour dire que beaucoup de citations, ou d’emprunts à d’autres supports, restent tellement cryptées – volontairement – par le réalisateur qu’il ne sera sans doute jamais possible d’en faire le tour complet.

33Mais, commençons par le début. Le créateur du manga Shirow Masamune a d’emblée expliqué que l’œuvre matrice qui l’a inspiré et aidé à créer son personnage du Major Kusanagi est le roman L’Eve future (1886) de Villiers de l’Isle-Adam. Or, il ne s’agit pas simplement, à y regarder de plus près, d’une inspiration lointaine, et de complaisance, au sujet de la création d’une femme androïne ou cyborg. En réalité, c’est à plusieurs niveaux que le roman sert de matrice à la narration mise en scène, chez le mangaka comme, davantage encore, chez le réalisateur Oshii. En effet, lorsque l’on revient au roman lui-même, il appert que celui-ci constitue déjà un véritable composite de citations diverses. Celles-ci servent notamment d’exergues aux différents chapitres qui constituent l’ouvrage, mais pas seulement, puisque, même dans le cours du récit, le lecteur s’affronte à un véritable tissage citationnel de tous ordres ; à en donner le vertige.

34Par suite, les références du manga à Descartes, Offray de La Mettrie  ou encore aux œuvres mécaniques moins connues de Jacques de Vaucanson17, ou celles concernant les fondements culturels japonais, tels que les propos de Confucius ou encore la pensée bouddhiste, sont autant de signes destinés au spectateur qu’une forme d’hommage rendu à l’œuvre maîtresse de l’écrivain du xixe siècle18. Enfin, dès le générique de Innocence, une autre référence est visuellement évoquée : celles des poupées de Hans Bellmer19.

35Dans le second opus dirigé par Oshii, les citations littéraires abondent sans doute encore davantage que dans le premier. En tout premier lieu, parce que c’est une autre œuvre littéraire française qui fonde l’œuvre anime – et cette fois, Oshii en est le seul instigateur, puisque l’histoire d’Innocence relève de son initiative propre. Il s’agit de Locus Solus (1914) de Raymond Roussel. Cependant, dans ce second volet, Villiers de L’Isle-Adam n’en reste pas moins une référence incontournable : il est cité en exergue au générique du film, et les gynoïdes – ces cyborgs créés pour le plaisir des clients qui les achètent (sortes de Geishas du futur) – portent le nom de Hadaly, du nom, donc, de l’andréïde créée par le Thomas Edison du roman.

36En outre, sur un point au moins, Innocence va plus loin que les autres avatars de Ghost in the Shell, en intégrant un personnage qui fait, pour la première et unique fois dans l’espace de la franchise, référence à une personne réelle : la philosophe féministe Donna Haraway, auteur du « manifeste cyborg »20, qui a fait date dans l’histoire de la pensée des sciences comme des sciences humaines.

37Donna Haraway écrit, entre autre, dans cet essai :

Je plaide pour une fiction cyborgienne qui cartographierait notre réalité corporelle et sociale, une ressource imaginaire qui permettrait d’envisager de nouveaux accouplements fertiles. La biopolitique de Michel Foucault n’est qu’une pâle prémonition de la politique du cyborg, ce vaste champ.21

38Or, si l’on s’attarde sur le sous-texte de Ghost in the Shell, il semble bien qu’il s’agisse très précisément de la « fiction cyborgienne » attendue de ses vœux par la philosophe. En effet, au-delà de l’histoire de la section 9, spécialisée dans la sécurité nationale d’un Japon quasi dystopique des années 2030, se pose la question de savoir ce qu’est la vie, ce qui définit l’humanité des êtres humains en opposition aux machines ; et ce qui relève du vivant – au sens physique comme spirituel pour le coup – dans un cyborg dont la mécanique domine la part considérée humaine. En effet, qu’est-ce qui relève de l’âme humaine lorsque l’homme se trouve génétiquement et physiquement modifié, « amélioré » technologiquement ? Et à tel point modifié que la part humaine de cet hybride s’en trouve minoritaire dans la « coquille » qui reste ?

39Peut-on réduire l’humanité d’un être à un pourcentage de corps humain qui constitue cet être ? Construction machinique programmée, ce corps composite a-t-il encore une âme ? Et si oui, où peut-elle se situer dans le corps mécanisé en question ? Enfin, et cette question n’est pas la moins complexe à aborder, un être mécanisé, et surtout connecté en permanence au réseau électronique et Internet ; en permanence susceptible d’interférer en direct avec la conscience de ses acolytes, subordonnés et autres membres de la civilisation qu’il côtoie, est-il encore un individu – au sens philosophique du terme – ? Est-il non moins doué d’une conscience personnelle, signant ainsi l’ontologie de la raison asseyant sa spécificité d’être humain ? Ce sont toutes ces questions que se posent, entre autres, les anime de Oshii à travers le personnage du major Kusanagi22.

40Bien entendu, ces interrogations s’articulent entre elles depuis le corps intermédial de l’objet filmique lui-même. Il n’est pas possible dans le cadre d’un article d’en faire le tour exhaustif, cependant, il est important pour le propos ici développé de signaler certains emprunts qui importent en ce qui concerne les questions de genre. Circulent, en effet, dans les anime, en plus des sources littéraires et philosophiques évoquées, des références cinématographiques. Le spectateur retrouve, en particulier, des échos à Blade Runner (1982) de Ridley Scott ; d’autres à la trilogie Star Wars (1977-1983) de George Lucas, ou encore des analogies avec les deux premiers chapitres de Terminator (1984/1991). Enfin, le spectateur peut noter des liens abondants avec la trilogie Matrix (1999-2003) qui a elle-même amplement puisé aux effets visuels des anime – et particulièrement du premier Ghost in the Shell – afin de donner corps à ses propres effets spéciaux, révolutionnaires à l’époque. Trilogie qui s’est elle-même trouvée citée, en forme de clin d’œil, dans les différents épisodes suivants de Ghost in the Shell – par exemple dans l’épisode 2 : Innocence.

41Cependant, les mondes dystopiques présentés par ces fictions cinématographiques, toutes fortement ancrées dans l’ordre viriliste du cyborg23, se trouvent détournés de leurs enjeux princeps et déconstruits dans la version anime de Ghost in the Shell. Ainsi, pour reprendre les analyses de Donna Haraway, si cette dernière détourne elle-même le concept de cyborg, tel qu’il a été pensé par le complexe militaro-industriel qui lui a donné jour, c’est bien cette nouvelle figure iconoclaste qui est mise en scène dans les deux opus de Oshii. En effet, deux autres passages du manifeste de la philosophe américaine mettent en relief le parti pris du réalisateur dans la conception de son univers.

42Tout d’abord, la philosophe, après avoir souligné que « la guerre moderne est une orgie de cyborgs qui a pour nom de code le C3I Command-Control-Communication-Intelligence (Commandement-Contrôle-Communication-Renseignement), une ligne de 84 milliards de dollars dans le budget de la Défense américaine de 1984 »24, s’ingénie à rappeler, à sa façon, que le dispositif de la technologie cyborg est nécessairement appelée à échéance – c’est en fait déjà le cas – a être « débordée par les effets qu’elle produit », pour reprendre l’expression de Philippe Ortel citée en introduction. Haraway écrit ainsi juste avant le passage cité ci-dessus :

Le sexe cyborgien fait revivre quelque chose de la ravissante liberté réplicative des fougères et des invertébrés (quelle délicieuse prophylaxie naturelle contre l’hétérosexisme). La réplication du cyborg a divorcé de la reproduction organique. La production moderne ressemble à un rêve de travail accompli dans un monde colonisé par les cyborgs, un rêve à côté duquel le cauchemar du taylorisme paraîtrait idyllique.25

43Or, c’est très précisément l’enjeu mis en scène dans le premier volet du diptyque. En effet, dans ce film, l’équipe du Major se trouve confrontée à un haker internationalement recherché, mais insaisissable. Jusqu’à ce que ce dernier décide de demander asile politique au Japon. Cependant, la section 9, codirigée par le major, découvre deux faits cruciaux, à travers une guerre de clans violente qui l’oppose à la section 6 – elle-même agence d’état.

44Le premier point qui est révélé au sujet du personnage appelé « marionnettiste »26, c’est qu’il s’agit d’une intelligence artificielle totalement autonome de tout corps cybernétique. Il s’agit, en fait, d’une « conscience » qui serait née virtuelle, à partir de l’océan d’information qui circule à travers les différents circuits électroniques mondiaux. Or, même à l’époque d’une technologie aussi développée que celle des cyborgs, une telle intelligence est considérée impossible, puisque, a priori, le ghost d’un cyborg ne peut provenir que d’une mémoire/âme humaine.

45L’autre élément capital, c’est que cette intelligence, et là encore à l’encontre des normes toujours en vigueur dans la technologie cyborg, s’avère a-sexuée. Ni masculine ni féminine, c’est en l’occurrence l’atout majeur de cette intelligence qui échappe ainsi à toute forme de traçabilité, puisqu’elle ne laisse aucune marque virtuelle de son passage. Dans le film, en effet, tout cyborg étant par définition une reproduction d'être humain, celui-ci conserve les signes extérieurs d’un sexe déterminé, au moins en apparence. En fait, le spectateur ne sait jamais si les cyborgs sont dotés d’un sexe « réel », quand bien même tous affichent des caractères sexuels secondaires évidents.

46Bref, « marionnettiste » n’étant ni féminin ni masculin – on peut donc supprimer tout article défini pour qualifier l’entité –, autrement dit potentiellement les deux à la fois ou alternativement – comme le courant électrique –, afin de semer le trouble dans le genre27, l’équipe du film a pris le parti de lui octroyer une voix masculine, alors que le personnage est incarné dans le corps d’un cyborg féminin, dans le but d’entrer en contact avec Kusanagi. Corps dont, très rapidement, il ne reste que le haut – torse, tête et bras –, l’autre moitié ayant été détruite dans un accident de la circulation. Le cyborg, ainsi réduit à une partie d’être, affiche alors son non ancrage sexuel, puisque la partie normalement sexuée lui a été arrachée.

47D’où, par suite, l’aventure qui est développée dans Innocence, où des cyborgs féminins, conçus dans l'unique but de donner du plaisir à leurs propriétaires (masculin ou féminin), en viennent à se révolter, en tuant de façon souvent atroce lesdits propriétaires. C’est en cela qu’il faut donc entendre le sous-titre de ce second volet : Innocence. Le syntagme relève d’une parfaite ironie, puisque rien, dans le film, ne se rattache à cette notion ; tout est entaché par la manipulation, les luttes de pouvoir et le cynisme de la marchandisation des corps.

48En fait, ces cyborgs, qui sont en réalité des œuvres de contrefaçon, suivent, sans le savoir, les pas du Major Kusanagi, qui a elle-même décidé de se libérer de son statut d’arme militaire vivante, afin de fusionner avec « marionnettiste » et de vivre une nouvelle existence de conscience virtualisée, dans le grand océan informatif du réseau mondial. Et c’est en ce point, que les œuvres de Oshii rejoignent, in fine, l’un des messages essentiels du manifeste de Donna Haraway :

Les cyborgs ne sont pas respectueux ; ils n’ont pas de souvenir du cosmos [au sens religieux du terme]. Ils se méfient du holisme, mais ont besoin de connexion : ils semblent avoir un penchant naturel pour la politique du front commun, mais sans troupes d’avant-garde. Reste le grand problème des cyborgs : ils sont les rejetons illégitimes du militarisme et du capitalisme patriarcal, sans parler du socialisme d’État. Mais, les enfant illégitimes se montrent souvent excessivement infidèles à leurs origines. Leurs pères sont, après tout, in-essentiels.28

49Ainsi, il appert que ces œuvres de la culture populaire, interrogeant les notions de genres sexués, à travers la mise en scène des relations sociales de pouvoir, posent avec acuité la question centrale du rapport qu’entretient l’être humain avec son humanité. Et c’est d’ailleurs sans doute aussi pour cela que cette question des genres rencontre un écho aigu depuis quelques années auprès d’un public de plus en plus large. Or, l’univers du manga, et son tropisme intermédial, permettent à ces interrogations d’être soulevées de façon encore plus vivace. D’une part, le travail d’intégration qu’opère le support manga – à l’instar de l’anime, en l’espèce – ouvre en effet des possibles, là où un médium envisagé comme « unicellulaire », si l’on ose dire – le texte littéraire, ou l’image photographique/la peinture, par exemple –, ne permet pas de couvrir tous les aspects d’une question aussi complexe. Bref, l’énigme de l’humanité de l’être humain, et donc de la différence sexuelle, implique une réflexion qui embrasse les différentes facettes de son objet, et impose donc de le passer au crible de la notion d’intermédialité. Les enjeux mis au jour étant multiples, et impliquant plusieurs niveaux d’interprétation, ces derniers nécessitent en effet d’être redéployés à travers ce dispositif critique qui permet une lecture plurielle et non simpliste de notre monde.

50Pour conclure, on peut dire que le passage d’une pratique de migration de supports esthétiques, entendus comme autonomes, à celui, davantage participatif, du médium manga, entraîne, par-là même, une fluidité dans les possibles réponses que peut soumettre ce support hybride à l’acuité du spectateur/lecteur. Enfin, ce sont bien les principes de l’intégration des médiums, leur transformation ainsi que le jeu qu’ils permettent d’opérer dans les registres de l’imitation – parodique ou non – et une forme autre de migration, celle des concepts – philosophiques, éthiques, littéraires –, que le manga permet d’accomplir.

51Sans doute, cette porosité à l’autre, à la diversité des composantes envisageables dans la création, vient-elle, pour partie au moins, du fait que le mangaka, comme le réalisateur d’anime, contrairement aux dessinateurs de BD, ne sont jamais seuls, mais toujours environnés d’une équipe importante, qui participe non seulement à la création des œuvres, mais sert aussi en tant qu’assistants documentaires afin d’intégrer un maximum d’informations, visuelles ou autres, aux œuvres en cours de création.

52Ainsi, c’est sans doute pour toutes ces raisons, qui impliquent une souplesse du manga/anime dans le traitement des thématiques philosophiques inhérentes à la condition humaine, que l’enjeu des genres sexués trouve une kyrielle de variations possibles et de moyens d’être mis en question à travers des œuvres aussi divergentes que celles analysées ici, et qui sont elles-mêmes loin de rendre justice à la multitude de manga qui s’attachent à cette question, fondamentale de la nature humaine ; et des interactions que celle-ci noue avec ses autres. Que ceux-ci soient mécaniques, animaux, cybernétiques, monstrueux, voire, peut-être un jour, extra-terrestres.