Colloques en ligne

Elise Van Haesebroeck

Le devenir audible et le devenir scriptible de l’image scénique chez Claude Régy et Maguy Marin.

L'intensité est silencieuse, son image ne l'est pas. (J'aime qui m'éblouit puis accentue l'obscur à l'intérieur de moi.)

René Char1


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1Dans la conférence qui a clos le colloque intitulé « La nouvelle sphère intermédiatique » organisé par le Centre de recherche sur l’Intermédialité de l’Université de Montréal, Eric Méchoulan propose une définition de l’intermédialité dont la troisième partie a plus particulièrement retenu notre attention :

L'intermédialité, - et là de manière beaucoup beaucoup plus vaste - comme - si l'on veut le dire de manière compliquée - : un contexte actif d'agencements symboliques, qu'ils reposent sur des matérialités ou des relations. Si on veut le dire de manière beaucoup plus simple, je pense qu'on peut simplement dire: ce qui traite des médias comme des milieux. « Milieu » étant, étymologiquement, un des sens de « médium », évidemment. 

2Cette définition de l’intermédialité comme « contexte actif d’agencements symboliques » et des média comme des « milieux »2 nous invite à réfléchir à la manière dont les milieux se contaminent les uns les autres lorsque plusieurs media sont mis en présence. En effet, le concept deleuzien d’agencement permet de considérer les relations entre les media non comme des superpositions ou des associations mais comme des « devenirs » de ces composantes. Nous nous référons ici à la réflexion de Marion Froger dans son article « Agencement et cinéma : la pertinence du modèle discursif en question »3. L’intermédialité peut alors se réfléchir comme le champ du « devenir », champ dans lequel nous trouverions par exemple le devenir-image du son et le devenir-texte des images. Dans cet article, nous nous proposons de réfléchir aux devenirs possibles de l’image scénique et plus particulièrement à deux formes de ces devenirs, le devenir scriptible de l’image chez Claude Régy et le devenir audible de l’image dans les créations de la Compagnie Maguy Marin. En propos liminaires, pensons l’articulation entre intermédialité, agencement et devenir.

Intermédialité, agencement et devenir

Explorer une expressivité hétéromorphe

3Penser l’intermédialité comme un agencement a pour corollaire l’exploration d’une expressivité hétéromorphe. Lorsqu’il définit ce qu’est un agencement, Deleuze prend l’exemple de la littérature qui est un agencement dans la mesure où, écrit-il « écrire n’a rien à voir avec signifier mais avec arpenter, cartographier des contrées à venir4». L’agencement n’a donc ni objet propre, ni signifié, ni signifiant. Pour le saisir, il faut non pas chercher à le comprendre mais davantage se demander avec quoi il fonctionne et « avec quels corps sans organes il fait lui-même converger le sien5». Un agencement est donc une construction de multiples qui change de nature en fonction des nouvelles connexions qui sont créées. L'agencement institue un réseau de formes et de matières, il invite à l'errance, entre des moments de grande intensité et des phases intermédiaires. Ce sont dans les interstices que se créent les agencements dans lesquels les composants se confrontent, se transforment et s'affectent les uns les autres. Ces composants sont autant d’expressions que Deleuze considère comme des puissances perceptives et affectives, susceptibles de transformer la matière en agencement expressif en devenir. Ainsi pourrons-nous « entendre l’image » dans les pièces chorégraphiques de Maguy Marin par exemple. Si une matière peut s’associer à une autre, la relation qui lie ces matières a des incidences sur leur expressivité qui devient alors hétéromorphe. Par ailleurs, cette relation agit sur le devenir d’une matière dans sa promiscuité à l’autre.

Intermédialité et « devenir »

4Dans la pensée deleuzienne, devenir « ce n’est pas imiter quelque chose ou quelqu’un, ce n’est pas s’identifier à lui. Ce n’est pas non plus proportionner des rapports formels. […] Devenir c’est, à partir des formes qu’on a, du sujet qu’on est, des organes qu’on possède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules entre lesquelles on instaure des rapports de mouvements et de repos, de vitesse et de lenteur6 ». A partir de ces définitions de l’agencement et du devenir, Deleuze s’intéresse à des agencements dans lesquels les composantes s’affectent les unes les autres. Concernant l’image, ce procédé qui consiste à s’affecter mutuellement se traduit par une mutation du sens que l’on attribue habituellement au visuel ; concernant l’image visuelle apparaît alors un nouveau sens de « lisible ». Le phénomène intermédiatique de lisibilité et d’audibilité de l’image que nous cherchons à analyser dans les composés visuels et sonores que sont les images scéniques peut se définir comme suit : un devenir scriptible et un devenir audible des images scéniques bien loin de toute idée de transposition, de traduction ou d’équivalence. Dépassant les procédés de juxtaposition et d’association, nous nous intéresserons donc à ce qui affecte l’image scénique selon un procédé de complexification affective et perceptuelle, l’image devenant scriptible ou audible. Afin de rendre notre propos plus explicite, nous nous appuierons sur le théâtre de Claude Régy - plus spécifiquement sur Comme un chant de David créé en 2004 - et nous analyserons comment, dans cette création, le visuel partage sa valence avec le scriptible.

Le devenir scriptible de l’image 

5Dans le théâtre de Claude Régy, nous parlons d’un devenir scriptible de l’image dans la mesure où l’image scénique formée par le corps de l’acteur dans un espace et une scénographie donnés renvoie non seulement aux multiples sens du texte mais également à la forme-même de l’écriture et à sa matérialité. Nous qualifions cette transposition du texte à la scène de scriptocentrique, en référence à une analyse de Barthes selon laquelle, dans certaines créations contemporaines, l’écriture scénique est du côté non plus du lisible mais du « scriptible7 ». Nous retrouvons cette idée dans la pensée de Yannick Butel qui observe que Claude Régy ne refuse pas « une tradition scripturaire aliénant la scène au texte ou faisant de la représentation une expansion du texte8 ». Dans le théâtre de Claude Régy, si le texte demeure la structure profonde de la création, les images scéniques dialoguent avec la forme de l’écriture et, ainsi, la matérialité de l’écriture dessine un espace. C’est précisément ce qu’affirme Claude Régy lorsqu’il dit que « c’est en travaillant, très empiriquement, très concrètement, avec les acteurs, que cette idée m’est venue de rester dans le potentiel de l’écriture, d’en faire l’espace où on joue9 ». Ainsi les images qu’il crée révèlent le potentiel de l’écriture choisie. Dans Comme un chant de David, Claude Régy joue sur le devenir scriptible de l’image formée par le corps de Valérie Dréville dans la scénographie deSallahdyn Khatir, mettant ainsi en scène la continuité entre l’archaïque et le contemporain. En effet, les formes géométriques dessinées par la scénographie, par la trajectoire de la comédienne ainsi que par ses gestes renvoient à la forme des lettres hébraïques avec lesquelles les Psaumes ont été écrits. Valérie Dréville exploite la force statique de ses déplacements, décrivant inlassablement les côtés du carré lumineux et, à une seule reprise, sa diagonale. Ces formes géométriques nous dit Claude Régy « intègrent, ici, à nouveau, les temps à venir aux temps premiers10 ». Les lignes dessinées par les carrés de lumière définissent autant de limites et de seuils11 entre l’archaïque et le contemporain, entre les Psaumes et le monde d’aujourd’hui. L’utilisation que fait Claude Régy des formes et des tracés géométriques peut être comparée à celle qu’en faisaient les Grecs dans l’Antiquité, un usage de la géométrie comme « apprentissage et domestication du vide de l’espace12 ».

6Par ailleurs, le corps hologrammique de Valérie Dréville dessine des formes qui, elles aussi, sont étroitement reliées à l’alphabet hébraïque. La comédienne n’accomplit que des gestes anguleux et géométriques. Ainsi, par exemple, lorsqu’elle marche, son bras droit est relevé, son coude forme un angle aigu, ses doigts ne cessent de se plier et de se déplier, rappelant les gestes des danseuses de Kathakali ; à un moment, elle lève lentement son index dans un geste très précis qui condamne. Plus loin, elle joint l’index et le pouce dans un geste méditatif. Cette gestuelle n’a aucune finalité. Elle participe exclusivement de la dimension formaliste de la création. De même, les connexions entre les gestes de la comédienne et son esprit ne transmettent aucune finalité. Le sens perçu se dérobe, se transforme, bouge, pour devenir une sensation elle aussi mouvante. Dans son ralenti et dans sa chorégraphie, le corps de Valérie Dréville offre des visibilités jusque-là enfouies et nous reconnecte avec quelque chose de l’ordre de l’archaïque. Ainsi, même lorsque la comédienne est silencieuse, l’image - la graphie - de son corps dans l’espace fait résonner les Psaumes dans toute leur matérialité. Prenons un deuxième exemple de devenir de l’image scénique, celui du devenir audible exploré par la chorégraphe Maguy Marin13 et par le musicien-compositeur Denis Mariotte14 dans Nocturnes, la dernière création de la compagnie. Ici, le visuel partage sa valence avec l’audible.

Le devenir audible de l’image

Images silencieuses et images du silence

7Un certain nombre de recherches ont été menées sur le concept d’ « image sonore », notamment dans le cadre du Programme de recherche « le son du théâtre » mené par le CNRS, le laboratoire ARIAS et le CRI. Par ailleurs, ce concept a fait l’objet de plusieurs communications lors du colloque « Intermédialité et spectacle vivant. Les technologies sonores et le théâtre (xixe-xxie siècles) » qui a eu lieu à Montréal en 2012. Nous souhaitons confronter ce concept à l’écriture scénique de Maguy Marin. Nous partons de l’observation suivante : la question de la durée des images et celle du rapport du spectateur à ces images sont au centre de la dramaturgie des deux dernières créations de la Compagnie Maguy Marin. En effet, dans Salves15, Maguy Marin et Denis Mariotte rendaient les choses dans le milieu de leur durée, notamment en décalant systématiquement le déclenchement de la lumière et le début des actions accomplies par les danseurs. Une invitation était alors faite au spectateur de « s’en mêler ». Dans Nocturnes16, le spectateur n’est plus invité à « s’en mêler » mais davantage à « s’attarder » : « Prendre le temps de voir c’est résister » nous dit Maguy Marin lorsque nous l’interrogeons17 sur le rythme invariant de cette création, rythme qui a suscité des réactions extrêmement violentes de la part de certains spectateurs18 pour lesquels la pièce chorégraphique n’avait aucun intérêt parce que, selon eux, « ça ne bougeait pas assez » ,« ça ne changeait pas assez ». Or, la radicalité du rythme pendant les une heure dix que dure la création correspond à un choix fort, à la fois dramaturgique et politique, de la part de la chorégraphe qui évoque à ce sujet une certaine « fatigue face à la vitesse du monde ». Maguy Marin et Denis Mariotte résistent à cette vitesse en construisant chacune de leurs créations comme une invitation faite au spectateur de s’extraire du flux. Ainsi, dans Nocturnes ils convient le spectateur à poser longuement son regard sur des visages inconnus et silencieux, portraits anonymes ou personnages saisis dans des séquences quotidiennes. Si Salves fait entendre les bruits du monde, Nocturnes, au contraire, donne à voir ce qu’il y a de paisible et de silencieux chez l’être humain. Par exemple, dans plusieurs scènes - deux filles dormant épaulées l'une contre l'autre, deux hommes en imperméable s'enlaçant, une femme retrouvant sa poupée d'autrefois - les corps des danseurs sont exposés sur le plateau, silencieux mais extrêmement présents. Dans ces scènes silencieuses, l'incarnation est forte et le spectateur dispose d’une durée étirée afin de voir ces images résonnantes. A la fois images silencieuses et images du silence, ces images scéniques font résonner la sonorité du mutisme, laquelle, écrit Jean-Luc Nancy dans Penser l’image , « lorsqu’elle est musique fait, pour sa part, se regarder en elle une visualité de l’invisible19 ». Ces images exhalent le silence. Elles l’exsudent. Ces images exposent l’image d’un silence ultime. Au lieu de le contourner, elles assument le silence des personnages pour l’intensifier, comme si les personnages faisaient entendre leur manque de parole.

Images purement sonores

8À d’autres moments, les corps silencieux disparaissent et le spectateur est alors convié à s’attarder sur des images purement sonores. À plusieurs reprises en effet, la lumière est faite sur un plateau vide de corps. Prenons un exemple pour illustrer ce procédé : une image de Nocturnes revient à quatre reprises dans la création et, lors de chacune de ces apparitions, le visuel et le sonore se partagent l’un l’autre leurs valences et se communiquent leurs accents selon des modes différents. Lors de la première occurrence de cette image, le plateau est plongé dans le noir et nous entendons résonner un bruit d’éboulis diffusé sur une fréquence sourde et à un volume très puissant. Puis la lumière est faite, on entend alors un souffle sourd et nous voyons des gros cailloux dispersés sur le plateau. Rien d’autre ne se passe. À ce moment-là, Maguy Marin et Denis Mariotte jouent sur la non-correspondance entre la valence visuelle et la valence sonore de l’image en les désynchronisant. Ainsi l’image possède une résonnance double, à la fois sonore et visuelle. En outre, le procédé qui consiste à entrecouper chaque séquence par un noir d’une durée de douze temps  - noir pendant lequel les pas des danseurs en coulisses sont sonorisés - met en valeur la valence sonore de l’image. En effet, ces noirs agissent comme un sas et créent un état de tension qui accentue la violence du bruit des cailloux qui percutent le plateau. De la violence de ce son naît la dimension violente de l’image elle-même. Nous retrouvons la même image quelques minutes plus tard. Cette fois-ci ce n’est plus la bande-son mais les corps des danseurs qui dialoguent l’image scénique formée par les cailloux dispersés sur le plateau. La chute brutale du danseur entre en résonance avec la violence du son que nous avons entendu lors de la première occurrence de l’image. Comme si cette chute silencieuse nous donnait à entendre l’image. Ainsi le mouvement chorégraphié du corps réactive la valence sonore de l’image. Une image silencieuse mais pas image du silence. Lors de la troisième occurrence de l’image, nous retrouvons le même procédé que lorsque nous avons découvert l’image pour la première fois , la seule différence réside dans la présence d’un ersonnage muet et immobile sur le plateau. Il y a à nouveau désynchronisation entre la résonnance sonore et la résonnance visuelle de l’image. Pour la dernière apparition, il ne reste que la valence visuelle de l’image qui dialogue alors avec le silence. Si nous revenons à un élément de la définition du devenir que donne Deleuze - « devenir c’est extraire des particules entre lesquelles on instaure des rapports de mouvements et de repos, de vitesse et de lenteur20 » -, nous observons que c’est précisément ce que font Maguy Marin et Denis Mariotte. En effet, en explorant des modes de communication multiples et désynchronisés entre la valence sonore et la valence visuelle des images et en établissant des non-correspondances entre la durée du son et celle des éléments visuels de l’image, les deux artistes créent des images scéniques qui ont une durée et une temporalité non quotidiennes et qui peuvent ainsi résister à la vitesse du monde.

9Les écritures scéniques de Claude Régy et de la Compagnie Maguy Marin se font par agencement d’expressivités plurielles que sont l’imagicité, le son, la graphie et la durée. Cette expressivité hétéromorphe confère aux images scéniques une dimension symbolique forte qui résiste aux dimensions technique et pragmatique. C’est ce que souligne Eric Méchoulan dans la définition de l’intermédialité rappelée en introduction, l’intermédialité pensée comme « un contexte actif d’agencements symboliques ». Par ailleurs, la manière dont Maguy Marin, Denis Mariotte et Claude Régy façonnent les images peut être mise en relation avec l’analyse des portraits faite par  Jean-Luc Nancy dans l’ouvrage Penser l’image. Le philosophe prend l’exemple de certains portraits dont on dit qu’il ne leur manque que la parole, des portraits qui donnent à entendre un parler d’avant ou d’après la parole, ce parler qu’il nomme « le parler du manque de parole».21 Dans les images scéniques que nous avons choisies, les artistes transposent ce principe selon lequel, selon les mots de J.-L. Nancy, « la déhiscence incisive du visuel et du sonore ne divise pas l’image. Dans l’image, le visuel et le sonore se partagent l’un l’autre leurs valences, se communiquent leurs accents22 ». Face aux images résonnantes que bâtissent la Compagnie Maguy Marin et Claude Régy, nous sommes invités à écouter le silence et notre œil peut alors commencer à entendre un « parler du manque de parole ».