Colloques en ligne

Françoise Nicol

La relation de peinture de Georges Limbour : critique d’art et intermédialité, rapport d’étape 

1A priori, les écrits sur la peinture de Georges Limbour (1900-1970), dans le champ de la critique d’art, relèveraient des études intermédiales, au moins pour deux raisons. De manière générale, ils sont évidemment traversés, voire travaillés, sans qu’on puisse en dire plus pour le moment, par la peinture qui en fait l’objet. La seconde raison est qu’une grande partie de ces écrits est parue dans les media (la presse), au moins si l’on se limite, pour éviter toute ambiguïté, aux chroniques publiées dans deux grands quotidiens d’après-guerre, Action et Le Pays, qui représentent plus de la moitié de ces écrits. En effet, le poète Georges Limbour, après avoir publié des poèmes, quelques écrits sur l’art en dehors de la presse et tout en écrivant des romans, s’est lancé, à partir de la Libération, dans une activité professionnelle de critique, fait assez rare pour être signalé au xxe siècle1.

2En février 2014, j’ai tenté de questionner ces écrits sous l’angle de la théorie de l’intermédialité. La première difficulté à laquelle je me suis confrontée était la définition à donner à -media- (dans les différentes communications, -media- renvoyait à la fois au support sémiotique2 et aux mass media), jusqu’à ce que la confusion me paraisse dissipée par la distinction entre « médium(s) » et « média(s) » proposée par Bernard Vouilloux, en fin de colloque, laquelle sera adoptée ici3 :

 Dans la perspective d’une science du médium, il [le médium] pourrait être défini a minima comme l’ensemble constitué par un support et des inscriptions, quels qu’ils soient. 

3Et plus loin :

Si le langage verbal entre dans la définition du médium littéraire, il n’en est qu’une condition nécessaire, mais non suffisante ; un texte nécessite un support d’inscription – oral, manuscrit, imprimé, numérique, voire neuronal. Et ce support requiert d’être caractérisé : feuille volante, cahier, livre, article, page web, etc. 

4Je proposerai donc la reformulation suivante : la critique d’art relève d’un médium littéraire, donc constitué de langage verbal sur (en relation avec) un support, travaillé par un autre médium, la peinture, et soumis, dans le cas qui nous intéresse, à un « régime médiatique ».

5La seconde difficulté était d’ordre méthodologique. Que l’essor de l’intermédialité ait contribué, après d’autres approches, à ouvrir des analyses enfermées dans la clôture du texte est une évidence.Dans le colloque, Guy Larroux a bien montré l’intérêt méthodologique de considérer le médium dans sa dimension sensible, au cœur de l’ensemble dynamique, défini par Eric Méchoulan, dès 2003 :

Une œuvre ne fonctionne pas seulement dans ses dettes plus ou moins reconnues envers telles autres œuvres, ou dans la mobilisation de compétences discursives (au besoin usurpées), mais également dans le recours à des institutions qui en permettent l’efficacité et à des supports matériels qui en déterminent l’effectivité4.

6 Mais comment prendre en compte la dynamique interactionnelle globale de l’intermédialité, tout en donnant la priorité à l’analyse littéraire et esthétique ? Celle-ci porte sur un objet qu’elle cherche à la fois à saisir de la manière la plus précise possible, et à déplier dans un geste le plus ample qui soit. Mais aussi, comment exploiter cette dynamique sans la réduire à une panoplie d’outils5 ?

7Je souhaite revenir sur quelques-uns de mes tâtonnements et les conclusions que j’en tire à présent, à l’échelle des écrits sur l’art de Limbour, sans prétendre évidemment à des conclusions générales et définitives sur le bon usage de l’intermédialité…

Observer l’interrelation des inscriptions et des supports

8J’ai d’abord tenté d’examiner ces écrits comme médiums. Tout médium peut être étudié selon trois axes, celui des conditions de production, celui des opérations dont il est le lieu et celui des conditions de diffusion et de réception, explique encore Bernard Vouilloux. Les limites de cette communication nous amèneront à prêter surtout attention au premier axe, pourtant interdépendant des deux autres.

1. Les effets du médium sous régime médiatique

9Une première piste semble s’ouvrir, qui consisterait à comparer des écrits du même auteur en faisant varier les supports, pour en révéler les effets. Il s’agirait alors de chercher comment ces supports (dans leur dimension matérielle et technique) modifient à la fois la production et la réception.

10Comparons par exemple deux écrits consacrés au même peintre André Masson : le premier texte de Limbour, « Histoire d’un homme-plume », écrit en 1924 pour la plaquette de la première exposition du peintre, à la galerie Simon (SA, p. 41) et la première chronique de l’après-guerre qui lui est consacrée, célébrant « Une mythologie des insectes », dans Action (1945, SA, p. 146). Le sujet est le même, la peinture de Masson. Le mode narratif est commun à ces deux textes. Le premier est écrit pour un support sans trop de contraintes et qui ne semble pas sous régime médiatique : le peintre et le poète sont des familiers de la galerie Simon (Kahnweiler) où ils sont reçus en artistes ; même si le format de la plaquette est réduit, un calibrage rigoureux ne semble pas imposé ; celle-ci, donnée ou vendue à un amateur d’art, fera référence : elle sera conservée. Le second est un article, calibré (Limbour se plaint régulièrement de manquer de place), éphémère et destiné à une lecture-consommation par le grand public. Or, à condition de prendre en compte la couleur plus nettement surréaliste du premier (époque oblige), on ne peut qu’être frappé par la ressemblance entre ces deux récits dans lesquels le merveilleux vient subvertir la description du tableau6. Autrement dit, le passage au régime médiatique ne semble pas décisif. Cela peut s’expliquer à la fois par la qualité de l’écriture (avec le risque méthodologique de s’enfermer à nouveau dans la clôture de l’œuvre), par les conditions dans lesquelles ces articles ont été écrits et diffusés (à une période où la presse célèbre sa liberté retrouvée, dans un journal dont les pages culturelles sont aux mains de deux grands poètes, proches de Limbour7) et par les conventions qui régissent le genre de la chronique : espace privilégié de liberté pour l’écrivain, dans le champ des articles de presse, espace de liberté pour son lecteur qui attend de la chronique une pause plaisante dans l’avalanche des nouvelles tragiques8. C’est un rapport de complicité amusée et intelligente qui se noue entre le chroniqueur et son public. L’approche intermédiale cède alors le pas à une (simple ?) analyse, relevant de la poétique et de la pragmatique à la fois, destinée à cerner (dans la confrontation avec d’autres articles car la comparaison de deux est évidemment sommaire) le rapport à la peinture et à l’écriture du poète-spectateur des arts.

11Changeons d’échelle. Une définition plus large des supports devrait permettre d’élargir l’analyse en se déployant sur un autre plan, indissociable du précédent : l’attention au contexte de production et de réception, en particulier les dispositifs de pouvoir, imposant, dans la grande presse, des conditions de travail, des choix de contenus, des modalités d’écriture. Deux solutions se présentent sur le plan théorique. La première est d’envisager les supports d’inscription, de diffusion ou de réception dans leur dimension matérielle et/ou sensorielle et d’y associer la prise en compte des forces culturelles, économiques et politiques9. À moins, comme le propose Éric Méchoulan, d’inclure ces forces dans la définition même des supports, dont il donne une définition très extensive puisqu’il liste les supports sur quatre niveaux différents : 1. matériels et immatériels, 2. techniques, 3. relevant des dispositifs de savoir/pouvoir, et 4. institutionnels (je renvoie à sa communication, « Des dispositifs dans le cadre d’une herméneutique des supports »).

12Dans un premier temps, ces approches mènent, toutes deux, à repérer l’impact de ces contraintes sur l’écriture. Limbour, journaliste… et libertaire les a cernées, et plutôt que de les dénoncer, il va les contourner ironiquement et jouer avec elles. On pourrait multiplier les exemples.

13Les premières contraintes tiennent au journalisme même. La presse impose d’abord la vitesse d’écriture, de composition du journal, de lecture : cette vitesse est sensible dans le rythme, la ponctuation, voire, sur les pages, les coquilles, nombreuses. Parfois, elle impose, sur le fond, la censure ou l’auto-censure. Ainsi, en octobre 1946, Limbour s’est heurté à la ligne directrice de son journal, Action, en se moquant d’« Un glorieux Brésilien », le peintre Portinari, médiocre à ses yeux mais soutenu par le Parti communiste (SA, p. 363). La chronique est incompréhensible hors contexte. Ensuite le journaliste est soumis à deux injonctions contradictoires : il doit respecter la sacro-sainte loi de l’information vérifiée, tout en partant en quête d’une révélation ou scoop (on verra comment le mot « révélation » est détourné par Limbour à son usage). Une chronique, « Un spectateur maussade devant cent chefs d’œuvre », vient dynamiter de l’intérieur (Action, 1945, SA, p. 294) ces deux injonctions. Elle commence par le récit loufoque d’un vernissage parisien sous le patronage du Haut Commissaire au tourisme. La foule est si dense à la galerie Charpentier que des visiteuses, sous la pression, passent par la fenêtre et que le Commissaire ne peut entrer. Le narrateur, lui, exaspéré qu’il est par l’hypocrisie de la société parisienne10, préfère raconter quel sort est réservé à la peinture quand s’en emparent un marchand, des officiels, un public mondain. Mais le sens est donné par le coup de théâtre final, une « révélation », botte secrète du journaliste : Limbour s’empare de « l’imaginaire du support »11, au service d’une entreprise transgressive puisque le scoop, introduit par « je vais lui dire », fait basculer la chronique dans la fiction, en déplaçant tout le petit monde précédemment évoqué et le lecteur lui-même, à l’intérieur d’un tableau.

Mais cela m’ennuie énormément que les officiels n’aient pu entrer et spécialement le Haut-Commissaire au Tourisme, aussi je vais lui dire, à lui spécialement puisqu’il aime la peinture où je vois de très jolis Marquet, surtout par ces temps de brume légère, où la mer a des verts délicats. Eh bien ! C’est au Havre, quand j’y vais. Un entre autres, un pétrolier qui va s’engager doucement entre les jetées. On a refait, tant bien que mal, les quais — cela coûte très cher à nous autres bonnes gens — pour que ces bateaux de Marquet puissent accoster. Alors il faut voir comme ils courent les dockers, et les douaniers, et les gens de police, et les journalistes, et le commandant du port, qui a fait hisser un chapelet de pavillons au sémaphore, pour acclamer le bateau. Et l’on demande au Haut-Commissaire de venir faire un discours sur estrade, et l’on souhaite que la fanfare municipale joue la Marseillaise pour saluer la Renaissance de la Marine Marchande, car ces milliers de tonnes de pétrole sont strictement réservées au marché noir.

14Ce qui est transgressif n’est pas la fiction en tant que telle dans la presse, même si les lecteurs des grands quotidiens d’aujourd'hui ne la rencontrent plus guère. C’est le passage sans interruption d’un régime à l’autre. Le centre de gravité de l’article se déplace du réel au champ du symbolique, dans un énoncé métaphorique, sur le mode de la référence dédoublée décrite par Ricœur. La peinture n’est plus le sujet de la chronique mais, mise en abyme, elle en devient le cœur vivant. C’est elle, et non le vernissage, qui devrait compter, n’ont plus qu’à conclure les lecteurs. Il s’agit bien de jouer avec les contraintes, puisque en se moquant de tous les codes, Limbour en respecte au moins un, celui de faire rire ses lecteurs d’un jour. C’est, paradoxalement, avec une efficacité toute journalistique (du moins par ses effets) que le narrateur construit son narrataire et atteint son lecteur.

2. Les effets de la critique d’art comme genre

15La seconde piste amène à observer les écrits de Limbour au sein de la critique d’art comme « champ » (au sens bourdieusien de champ de forces). Sans pouvoir démontrer ici comment l’écriture de la critique d’art est subvertie, on se limitera à un exemple : les modalités de description des tableaux. En l’absence d’illustrations (ce qui est le cas de la plupart de ses écrits, dans l’entre-deux guerres puis, dans la grande presse d’après la Libération), le texte seul est chargé de porter la peinture. Or, le régime de l’art moderne, en contestant la figuration mimétique, a mis en péril l’ekphrasis. Que décrire quand la peinture n’est plus anecdotique, explique-t-il en 1955, dans « Les parts inégales » (SA, p. 755) ? On en est réduit à parler technique…, « ce qui mène (l’art) à sa perte ». Les impasses de la critique d’art sont examinées méthodiquement, toujours sur le mode humoristique, dans cette chronique qui met en regard critique d’art et critique littéraire. Sur le fond, à présent, les chroniques renvoient régulièrement dos à dos les défenseurs de l’ordre en art : ceux qui décrètent la valeur des peintres, les rangent dans des écoles artistiques et s’imposent dans les débats publics. Face à eux, qu’il connaît bien pourtant, Limbour se dérobe, s’affuble de différents masques, sur le plan énonciatif, ni simple chroniqueur, ni spécialiste, tantôt parlant « pour le populo », tantôt poète et amateur d’art, histoire de brouiller les pistes alors que tout l’autoriserait à parler en spécialiste. Ainsi sont subvertis les modes mêmes de fonctionnement du monde de l’art, les autorités qui s’y exercent, le marché qui règne en maître.


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16Que conclure de cette première piste suivie ? Certes, les exemples évoqués confirment l’importance, pour l’analyse, de la prise en compte des supports, y compris dans leur définition élargie (qui n’a pu être traitée dans sa totalité ici). Les chroniques d’art interagissent avec l’environnement qui les suscite. Elles y répondent, dans un mouvement souple qui s’empare des contraintes et y creuse des espaces de liberté pour contribuer à construire cet « espace tiers » « entre » le sujet et l’objet, dans lequel on doit réintroduire les œuvres peintes et le regard qui leur fait face12. Pourtant, la démarche suivie ne fait pas réellement le détour par la théorie de l’intermédialité (leur observation des transmissions), sinon pour ce qui concerne la définition élargie des supports.

17Peut-être serait-il alors, a minima, plus judicieux de ne convoquer cette théorie que lorsqu’un même écrit passe d’un support à l’autre (il s’agirait alors de trans-médialité). C’est le cas dans le livre André Masson et son univers, publié en 1947 par les éditions des Trois collines. Réalisé par trois artistes, André Masson, Michel Leiris et Georges Limbour, il croise textes et images. Des écrits, signés alternativement par les deux amis du peintre, se succèdent, les uns déjà publiés ailleurs, y compris dans la grande presse, les autres inédits. Si la comparaison des écrits, comme dans notre premier exemple, fait apparaître le faible impact des contraintes sur les modalités d’écriture, l’ensemble suscite des réflexions sur les modalités de lecture : les articles, que le lecteur a pu appréhender à la va-vite dans son quotidien, font ici « œuvre », faisant advenir progressivement le portrait croisé du peintre. Dans cet ouvrage qui met en scène, au sens théâtral du mot, un dialogue à trois, les voix alternées étant tenues dans une forme d’une grande cohérence (plastique et textuelle), les textes produisent entre eux et avec les « illustrations » de puissants effets de résonance. La discontinuité de la presse s’efface. La silhouette d’un grand créateur prend progressivement chair.

18Si cette piste semble plus rigoureuse, il n’est cependant pas certain qu’elle ne nous mène pas dans la même impasse. Faisons donc une autre tentative : comment penser le rapport d’un art à l’autre, la peinture venant prendre place dans le discours ?

L’invention de la relation esthétique

19Il ne s’agit pas de séparer schématiquement les deux médiums. Qu’il n’y ait pas de médium « pur », comme l’ont soutenu Eric Méchoulan ou Arnaud Rykner, est une évidence : la peinture ne se réduit pas davantage à des visibilités que l’écriture à des énoncés. Par exemple, la peinture baigne dans un monde de mots, du titre du tableau aux paroles échangées avec le peintre, à ses écrits ou à ses interventions dans le domaine du livre (la densité et la richesse des conversations entre Limbour et Masson ou Dubuffet, par exemple, pèsent forcément dans le regard que porte le poète sur leur œuvre). Cependant, il y a bien deux arts, la peinture et l’écriture. Et Limbour, sensible au « métier » du peintre, ne perd jamais une occasion de rappeler les frontières entre ces arts, sur la conscience desquelles repose en partie la richesse de la perception de la peinture13. Reverdy et Braque, parmi d’autres, l’ont affirmé avant lui. Une frontière n’est pas pour autant un mur infranchissable. Elle est au contraire un lieu de passage, de rencontres. Il y a une réflexion théorique à mener sur cette question du différencié/indifférencié, en particulier dans le domaine de l’art contemporain. Si l’on concentre le regard sur « le bain intermédial », si l’on privilégie exclusivement les transmissions, ne risque-t-on pas d’appauvrir à la fois la création et le regard sur elle ? N’est-ce pas l’exploitation la plus aiguë et ouverte à la fois d’un médium, quitte à le confronter ou le mêler à d’autres, qui contient le plus d’inventivité ? Les perspectives communicationnelle et esthétique pourraient entrer en conflit, une fois encore.

20Mais revenons à ce qui se produit au moment où la peinture, prise en charge d’abord par le regard du spectateur des arts, est portée par le journaliste vers les spectateurs en puissance que sont ses lecteurs. C’est toute la problématique de la critique d’art, à très forte visée pragmatique. À partir d’une relation esthétique (l’œuvre sous le regard), il s’agit de susciter une autre relation esthétique : provoquer chez les lecteurs l’impulsion qui les portera jusqu’au musée ou à la galerie, tout en entreprenant à leur usage l’élaboration d’un espace sensible et intellectuel fait d’images, de récits, de représentations sociales, de savoirs-repères. « L’espace-tiers » évoqué plus haut est à la fois le milieu du journaliste-regardeur et un espace en cours de construction dans la communication journalistique, c'est-à-dire à destination d’autres regardeurs, nombreux, divers, anonymes. De la théorie de l’intermédialité, je retiendrai à nouveau moins des éléments de méthode ponctuels qu’une sensibilité à la dynamique relationnelle, qui résonne avec la pensée critique de Limbour. J’ai parlé, à propos de ses écrits sur l’art, de « relation de peinture » à partir d’un mot de Roland Barthes14 mais aussi de La Relation critique de Starobinski. Car le récit et même la fable habitent ces écrits. Si l’on peut étudier dans ces écrits comment par exemple leur auteur résout l’épineuse question de la description de la peinture, autrement dit ce que devient la peinture dans les mots, il est aussi très intéressant de s’attacher à une certaine circulation relationnelle décrite sous forme de transferts successifs.

1. Transferts

21Ces transferts qui ont à la fois une dimension matérielle, symbolique et pragmatique sont au nombre de trois. Le premier est le transfert créatif lui-même, réalisé par le peintre. Car c’est bien de déplacement qu’il s’agit : ce transfert, du réel à la toile, l’écrivain le nomme, avec Masson, « la métamorphose », convaincu qu’il est que toute œuvre d’art est le fruit d’un affrontement entre l’artiste et le réel (à la fois le monde extérieur et ce qu’il appelle la palette), y compris sous le régime de l’art moderne et peut-être même plus encore, dans ce cas. Le deuxième transfert se joue entre la toile, médiatisée dans la salle d’exposition ou l’atelier du peintre, et le spectateur qui fait l’expérience du regard. Le troisième se produit quand le spectateur se fait journaliste pour faire passer la peinture à ses lecteurs, lesquels iront à leur tour, si la chronique est réussie, à la rencontre des tableaux. Or la force de cette visée pragmatique comme la spécificité de l’art moderne excluent, aux yeux de Limbour, de se limiter à représenter, mimétiquement, un dispositif pictural-sous le regard. Loin de considérer ces trois transferts isolément (le peintre peint, la toile est exposée et le spectateur s’en empare, le spectateur-journaliste écrit), Limbour va les envisager conjointement, le troisième contenant, comme en abyme, les précédents (mais à condition de ne pas voir dans la mise en abyme, une reproduction à l’identique). à ses yeux, la toile, cet objet apparemment clos sur lui-même, ne peut être dissocié de son en-deçà dont relève le poien, déclenché par une première « révélation » et de ce qu’elle devient, dans l’au-delà de sa réception qu’elle contient en puissance, en quelque sorte. C’est ainsi, par exemple, que le regard expert de Limbour repère dans la profondeur d’un tableau de Masson ou d’une céramique de Picasso le processus de création qui y a imprimé sa trace, au point que le geste même y est visible pour qui sait regarder.

22L’émotion est le moteur de chacun de ces transferts, même si chez Limbour comme chez Braque et Reverdy, l’émotion du créateur et celle du spectateur ne sont pas identiques. Le processus créateur se déclenche par « un ébranlement général de l’être qui peint », au contact du réel et de la matière (« Les parts inégales », SA, p. 56). Le spectateur, lui, subit le choc de la « révélation » de la métamorphose qui en résulte, incarnée dans la matière. S’il est critique, ébranlé à son tour, il parviendra peut-être à dire les interactions entre la toile et son en-deçà, sans rupture, non pas en énumérant les séquences successives des opérations, mais en révélant comment le tableau donne à voir le temps condensé dont il est le fruit. Ainsi créera-t-il les conditions de l’instauration d’une relation esthétique entre ses lecteurs et les œuvres.

2. Pièges à éviter

23Pour opérer ce dernier transfert, dire la peinture, Limbour cherche à éviter deux pièges : le premier est celui de s’emparer de l’œuvre, avec autorité, pour la circonvenir, par l’inclusion, ce qui peut se faire de deux manières : sur le mode poétique, quand certains poètes, s’installant délibérément à même hauteur que le peintre, engagent avec lui une « conversation souveraine » qui rabat finalement la peinture sur la poésie ; ou sur le mode scientifique, quand des historiens d’art, fascinés par « la technique » peuvent « confondre deux peintres très différents en les plaçant dans le même bocal » (SA, p. 756) avec une étiquette (en –isme !), dessus. Le second est de tenter d’imiter la peinture, dans une description sur le mode de l’ekphrasis, exclue puisque, sous le régime de l’art moderne, « La peinture n’est pas anecdotique, ne comporte guère de sujet et tous ses sujets se ressemblent » (SA, p. 755).

24Comment faire alors ? La traduction est-elle envisageable ? Certes, Limbour parle de « traduire en mots », ailleurs, de « transposer le langage de la matière ». Mais l’opération intersémiotique ne saurait se réduire à un terme-à-terme fidèle, puisque, comme l’explique Hubert Damisch (ami de Limbour), à propos des images, dans son excellente préface au livre de Meyer Schapiro, Les Mots et les images :

Il y a moins transposition d’un système de signes à un autre que traversée réciproque du texte par l’image et de l’image par le texte15.

25Le principe peut être appliqué, plus largement, à l’écriture de la peinture qui ne consiste pas à transposer en mots un dispositif scopique. Chacun des transferts, comme le premier, relève de la « métamorphose ». Et c’est en cela que la parole poétique du poète-critique, fondée à la fois sur la dimension métaphorique de la langue et la fabulation tient un rôle essentiel. En l’élargissant, le mot de Damisch, « traversée », va comme un gant à l’écriture limbourienne, sous le signe du mouvement : le spectateur des arts se déplace tant qu’il n’a pas découvert le bon angle de vue, dans une quête toujours renouvelée ; son écriture se définit par la « coulée », comme le dit Michel Leiris, en empruntant ce terme à Breton ; la mémoire de ce grand amateur d’art relie le moindre tableau aperçu à d’autres pour l’inscrire dans un réseau dense à l’infini ; le poète circule entre les signes. Mais le mot « traversée » s’accorde aussi à la lecture allègre et réjouissante de ses chroniques par le lecteur du journal.

3. Quelles pentes gravit-on ?

26Un très bel exemple me permettra d’illustrer cette démarche pour conclure. Divers cratères est consacré, en 1954, aux œuvres récentes de Dubuffet, en particulier la série Sols et terrains (1950-1952). Un article, paru dans France observateur (SA, p. 651), se présente sous la forme d’une lettre à Dubuffet, comme l’attestent l’en-tête, « Mon vieux Croquemitaine », et une introduction au futur proche : « je vais te parler… ». Mais au deuxième paragraphe, un passé simple, « Je partis au milieu de la nuit », fait soudain entrer le destinataire de la lettre dans le « cercle du récit » dont parle Marie-Pascale Huglo, dans « Le secret du raconteur ». Un départ à pied la nuit annonce une aventure et le désir de lire s’enclenche16.

27Est-ce toujours un article de critique d’art ou une divagation fantaisiste ? Chez Limbour l’égarement est toujours le plus sûr moyen d’atteindre le but ! Comme Diderot dans le Salon de 1767, Limbour raconte bien une promenade dans un tableau, puisque, pour comprendre une toile, il faut « vivre un peu dedans17 ». Mais Diderot a entretenu l’illusion d’une promenade dans la nature avant de dénoncer in fine la supercherie18. Limbour, lui, impose au lecteur de circuler à la fois dans deux mondes réversibles, l’espace réel des pentes de l’Etna qu’en voyage en Italie, il vient de gravir et l’espace pictural. L’ascension de l’Etna lui a révélé les Sols et terrains de Dubuffet. Le volcan figure la totalité en mouvement : l’espace traversé est un champ éternel de forces, des origines du monde à la promesse menaçante de sa fin. Il le subsume, montagne et mer, terre, feu, air et eau. Le tableau, lui, n’est pas observé comme une scène : le regard recueille à la fois les matériaux utilisés, le résultat jusqu’aux craquelures (les deux amis ont probablement discuté de la question technique du séchage des pâtes utilisées par Dubuffet) et la dynamique de création à l’œuvre. Le tableau, l’image est constante chez Limbour, est un microcosme à l’instar du monde, sans être une image illusionniste de celui-ci. Il est un espace inédit, séparé clairement du monde par le cadre, tout en le contenant, en puissance, dans tous les sens du terme. Limbour parle ailleurs de cette « vie dilatée » que l’art donne à voir et que l’activité fabulante de l’écrivain fait advenir19. Le charme de ce récit initiatique, simple et drôle à la fois, déplacé sur le support médiatique, révèle le rythme secret de la peinture. Création et réception par le public sont bien pensés ensemble.

28Face aux œuvres, le spectateur des arts construit une relation esthétique. Au moment où il exerce son activité critique, il introduit son lecteur à cette relation et l’engage à en faire autant. Confronté à la peinture ou plutôt à la puissance qu’elle a mise en branle, le lecteur apparaît comme le dernier protagoniste (à l’action décisive) celui qui, dans la fable que raconte le livre consacré à Dubuffet, Tableau bon levain à vous de cuire la pâte, est chargé de glisser dans le four brûlant la boule de levain préparée par le boulanger-peintre pour être métamorphosée par la cuisson. Le fil se tend : aucune rupture entre ces transferts successifs qui accordent l’hétérogène et le comun, les ruptures et la réversibilité. Au jeu de l’intermédialité, les deux arts (ou les deux médiums) ne fusionnent pas pour autant.