Colloques en ligne

Guy Larroux

L’intermédialité dans la chronique de mœurs au début du XIXe siècle (le cas d’Etienne Jouy)

Entre deux siècles

1Dès que l’esprit se fixe sur le préfixe « inter », il est difficile de résister à sa multiple sollicitation, qui est particulièrement adaptée au sujet dont nous voulons traiter, à savoir la chronique de mœurs au xixe siècle, et plus spécialement au début de ce siècle.

2En nous plaçant en amont de l’histoire moderne de la représentation des mœurs, il y a comme une pensée d’anniversaire puisque l’œuvre qui va nous retenir date de plus de deux cents ans : il s’agit de L’Hermite de la Chaussée d’Antin ou observations sur les mœurs et les usages français au commencement du xixe siècle. Elle consiste en une longue série d’articles parus hebdomadairement entre août 1811 et mars 1814, qui ont été ensuite repris en volumes chez l’éditeur Pillet. Il y eut plusieurs rééditions. Celle que nous utilisons date de 1823, elle est précédée d’un « Discours préliminaire » où Jouy met en perspective son projet littéraire mais aussi enregistre les « oscillations convulsives » de l’époque sans manquer de prendre acte de la mort de Napoléon1. Cet ensemble connut un véritable succès, puis tomba dans l’oubli. Il est volontiers cité par les historiens de la littérature et par les dix-neuviémistes, mais le plus souvent à titre de jalon préparant la voie à d’autres formes et notamment au genre qui va bientôt prendre en charge cette représentation moderne des mœurs, à savoir le roman. L’appellation « romans de mœurs », quant à elle, apparaît pour la première fois en France sous la plume d’Etienne Lamothe-Langon qui publie en 1826 son Espion de police, roman de mœurs. Mais c’est Balzac qui, dans sa Comédie humaine, invente la véritable formule du roman de mœurs contemporaines, et cela pour tout le siècle et même au-delà2.

3Si l’étoile de Jouy a pâli, ce n’est pas par manque de talent ou d’agrément mais parce que son entreprise souffre de l’ombre portée par le monument balzacien et sans doute aussi est-elle handicapée par le choix d’un médium moins ambitieux, cette chronique qui a donc une double existence : d’abord sous forme de parution périodique, puis sous forme de livre qui rassemble annuellement les textes parus. Il nous faut présenter en quelques mots Etienne Jouy, qu’on aurait tort de réduire à ses chroniques et à son siège d’académicien3. Il est né en 1784 et il meurt en 1846, ce qui fait de lui l’exact contemporain de Chateaubriand. Lui aussi a connu une vie d’aventures : très jeune, il a voyagé en Guyane, a été envoyé aux Indes orientales ; il rentre en France en pleine Révolution, y connaît quelques ennuis (y compris une condamnation à mort !), devient capitaine pour l’armée du nord, quitte le service en 1797. Pour ce qui est des lettres, il s’est illustré à la fois comme librettiste (c’est lui qui a donné les livrets de Guillaume Tell de Rossini et de La Vestale de Spontini) et comme dramaturge – sa tragédie Sylla remporta un vif succès. Il devient académicien en 1815. Comme Chateaubriand – auquel bien sûr on ne saurait le comparer – Jouy se trouve entre deux siècles de sorte que l’objet de ses chroniques lui est grandement inspiré par la vue et la fréquentation d’unmonde dont toutes les coordonnées (sociales en premier lieu) ont été modifiées par la Révolution et l’Empire. Dans sa contribution initiale intitulée « Portrait de l’auteur » retenons cet extrait où Jouy explique qu’il a été conduit à chercher les moyens de recueillir une foule de détails domestiques, de circonstances fugitives, d’événements journaliers, auxquels il est possible d’ajouter un nouveau degré d’intérêt en les rattachant à des souvenirs politiques ou littéraires : la diversité des mœurs, parmi les habitants de cette immense capitale, est le résultat nécessaire d’une population considérable et d’une extrême civilisation ; on peut y puiser le sujet d’un grand nombre de petits tableaux dont l’histoire ne dédaignera pas de faire un jour son profit4.

4Et, dans la foulée, il offre ses services « aux rédacteurs d’un journal alors en crédit 5», qui n’est pas n’importe lequel. C’est La Gazette de France, le plus ancien périodique français, créé au temps de Théophraste Renaudot après obtention du privilège royal (en 1631, sous Louis xiii donc). A l’origine, il s’agit d’un hebdomadaire imprimé sur quatre pages de petit format, qui deviendra bihebdomadaire à la veille de la Révolution et comptera plus de 12000 abonnés. Il deviendra ensuite quotidien. Napoléon se méfie de la presse et lui impose un contrôle strict. Coïncidence : 1811, année où Etienne Jouy lance son projet, est aussi celle d’un fameux décret par lequel sont autorisés quatre quotidiens seulement : Le Moniteur, Le Journal de l’Empire, Le Journal de Paris et La Gazette de France. L’entreprise de Jouy n’est pas réellement gênée par le cadre autoritaire du régime : c’est qu’elle se tient dans ses limites sans empiéter sur les domaines réservés, en particulier ceux de la politique étrangère. La chronique s’accommode parfaitement d’un certain apolitisme cependant que, mentalement, l’auteur se tient dans un entre-deux politique qui n’a pas besoin de se dire. Il est du « parti intermédiaire », héritier des principes révolutionnaires et partisan de la monarchie constitutionnelle. Il y a pourtant un moment où Jouy découvre ses préférences politiques. C’est en 1814, au moment du retour de Louis xviii, quand échappe à l’Hermite ce cri du cœur « vive le Roi !6». Coïncidence intéressante : c’est aussi le moment où Jouy choisit de faire mourir son personnage, comme si celui-ci pouvait s’éteindre en paix une fois le cercle révolutionnaire refermé et la paix rétablie. C’est-à-dire après que Napoléon, « ce terrible météore a disparu7 » comme il sera écrit dans la série suivante, Guillaume le franc-parleur.

5Voilà donc un homme qui, à son heure et à la jonction de deux univers, entend inventer une forme particulière d’écrit, un genre est-on tenté de dire, qui nous fait nécessairement rencontrer la question de l’intertextualité.

Intertextualité et intermédialité

6Dans un article fondateur Jürgen E. Müller a établi de façon explicite le lien entre intermédialité et intertextualité8. Un des reproches qu’il adresse à cette dernière est de limiter, de fait, le champ de la recherche aux textes écrits. Pour cette raison, elle « s’est révélée une notion très confortable pour les chercheurs en littérature 9». La notion d’intermédialité, quant à elle, permet de dépasser ce cadre au profit des « interactions et des interférences ENTRE plusieurs médias », orientant les recherches vers les matérialités et les fonctions sociales de ces processus10».

7Müller a en partie raison. « L’axe de pertinence », pour reprendre sa formule, n’est pas le même et on peut en effet regretter une sous-estimation par les littéraires, du moins jusqu’à une date récente, des « matérialités ». En revanche, il nous semble avoir tort à propos des « fonctions sociales » qui échapperaient fatalement à une approche intertextuelle. Le cas de la chronique de mœurs incline à penser que nous devons toujours faire fond sur la notion d’intertextualité.

8D’abord, le fait est qu’une intertextualité déclarée se propose d’elle-même et nous ne faisons que suivre la propre conscience architextuelle11 de l’auteur qui doit inscrire sa contribution parmi des possibles génériques s’offrant à lui au moment historique qui est le sien. Ensuite, l’idée d’une recherche littéraire exclusivement centrée sur son objet et son média est injuste. Dans bien des domaines, cette autonomie du littéraire est apparue comme illusoire. Pour s’en tenir au cas de la chronique qui nous occupe, il est clair qu’elle appartient simultanément à deux champs médiatiques : le littéraire et le journalistique, et les récents travaux ont bien souligné la circulation entre les deux12.

9Elisant donc l’axe de l’intertextualité, on doit s’arrêter aux premières formules employées par Jouy pour nommer son entreprise : « petits tableaux », « bulletin moral de la situation de Paris », « bulletin hebdomadaire », « feuilletons », « articles de journaux », autant de formules qui désignent la sphère du journal. En revanche, dans le texte qu’il écrit en 1823 à l’occasion d’une réédition de ses chroniques – lesquelles sont entre-temps devenues livres – il emploie des termes qui donnent idée d’une autre ambition. Il parle d’« essais » et se rattache à deux  traditions nationales. La première est française, c’est celle des moralistes (Montaigne, Molière, la Bruyère, Duclos). Jouy se souvient aussi de Lesage et des toits soulevés du Diable boîteux, sans pourtant vouloir suivre son exemple car des observations de ce genre, dit-il, « donneraient lieu à une chronique plus scandaleuse13» que la sienne. Est invoquée également l’entreprise de Louis-Sébastien Mercier, l’homme des Tableaux de Paris (1781-88), autre grand lecteur de l’espace mais que Jouy entend dépasser par un plus grand « réalisme » – le mot apparaîtra en 1826.

10L’autre tradition est anglaise. C’est le fameux Spectateur d’Addison et Steele lancé par les deux écrivains-journalistes en 1711, soit exactement cent ans avant L’Hermite. Modèle révéré que les Français ont tenté d’acclimater, mais sans succès. Dans un contexte civilisationnel particulier, le projet d’Addison et Steele ne visait rien de moins qu’à normaliser les mœurs et à œuvrer à l’unité de la nation14. Et de fait, Le Spectateur a réussi, du moins pour la frange éclairée à laquelle il s’adressait, à former une caractérologie nationale reposant sur un certain nombre de valeurs : décence, benevolence, « juste milieu », etc. En tant qu’ « entreprise d’éducation collective et de promotion culturelle15 », cette expérience journalistico-politico-littéraire constitue un cas d’école pour les spécialistes de l’intermédialité et une démonstration en grand du principe médiologique suivant lequel l’organe technique crée de  la pensée. Le cas anglais aurait de quoi rendre jaloux un observateur de mœurs comme Etienne Jouy. Mais, autre temps, autre lieu (Paris n’est pas Londres), autre nation ; il n’est pas facile de rééditer l’expérience. Néanmoins, il y a un défi que Jouy entend relever :

Je vois avec plus de plaisir que de vanité prospérer entre mes mains une entreprise où plusieurs hommes de mérite ont successivement  échoué, dans le siècle dernier : le peu de succès qu’ont obtenu dans leur temps les Spectateurs, les Observateurs, les Epilogueurs français, avait fait croire à certaines personnes que l’amour-propre national ne s’accommodait point de cette espèce de lanterne magique, au moyen de laquelle un moraliste, plus ou moins sévère, reproduit chaque semaine quelque partie du tableau fidèle de nos vices, de nos travers, de nos ridicules : j’ai lieu de croire, au contraire, que c’est un défaut de fidélité de ces portraits qu’il faut s’en prendre du froid accueil qu’ils ont reçu16.

11Nous avons cet avantage sur Jouy que nous pouvons distinguer les entreprises ultérieures qui investissent, suivant des modalités propres, ce même territoire des mœurs. Si bien que dans un tableau des possibles génériques, nous pouvons inscrire d’autres cas. A commencer par la « littérature panoramique17», selon l’expression de Walter Benjamin, avec ses séries (type Les Français peints par eux-mêmes) conçues comme devastes entreprises collectives dans lesquelles des écrivains ou écrivants réunis se proposent d’offrir l’image la plus diversifiée possible de la société contemporaine18. S’imposent aussi les physiologies en vogue dans les années 184019. A un large public qui, à cette heure, a besoin de reconnaître sa nouvelle physionomie, elles fournissent notamment des portraits de types humains ou professionnels (la grisette, l’étudiant, le notaire, le vieux garçon, etc.). En matière de représentation des mœurs, si on laisse de côté le théâtre (qui au demeurant intéresse beaucoup Jouy), les possibles génériques peuvent être figurés ainsi :

    Essai     périodique

  Tableau             

Série panoramique

 Chronique de moeurs

    Le Spectateur

(Addison et Steele)

Tableau de Paris

(L.-S. Mercier)

Les Français peints par eux-mêmes (Curmer éd.)

L’Hermite de la Chaussée-d’Antin (Jouy)

     Physiologie

       Roman de mœurs

 Roman de mœurs réaliste

    La Grisette

    L’Espion de police

   (Lamothe-Langon)

  Le Père Goriot

    (Balzac)

12Il y a au moins deux remarques à faire sur ce tableau. La première porte sur le statut de l’auteur. Il est négligeable dans les séries panoramiques. Si un écrivain reconnu y prend part, comme Balzac en tête des Français peints par eux-mêmes, apportant sa pierre à l’édifice, il n’est qu’un collaborateur parmi d’autres. Il n’est pas davantage valorisé dans le cas des physiologies où les rôles sont partagés, entre l’écrivain, le graveur et le dessinateur –  ainsi les vignettes de Daumier sont-elles pour beaucoup dans le goût que l’on eut pour ces livres de petit format. Mais la chronique elle-même pourrait être partagée – et Jouy fera plus tard l’expérience de la collaboration quand il se proposera de traiter les mœurs de province.

13Malgré les séparations qu’instituent les noms de genres, malgré la frontière entre sphère littéraire et sphère journalistique qui n’apparaît pas ci-dessus (précisément parce qu’elle est relative comme l’enseignent les cas d’Addison-Steele et de Jouy), il est un fait constant, qu’on pourrait dire structurel : celui de la sérialité. A un degré ou à un autre, ces productions littéraires obéissent à ce principe – sauf peut-être le tableau de Mercier, mais il eut un prolongement avec Le Nouveau Paris.  On pourrait dire qu’il existe une sérialité de type 1, qui est l’effet du média, c’est la parution périodique par suite d’un accord avec le journal. Cette sérialité est aussi commandée par le marché, comme c’est typiquement le cas des physiologies dont le public est friand. Mais, avec autant de force, opère une sérialité de type 2 qui tient moins au média qu’à ce qui est visé à travers lui, le référent et le domaine des mœurs. Or celui-ci est infini comme l’indique l’extension des premières observations parisiennes vers la province – Jouy, en collaboration cette fois, à partir de 1818, publie L’Hermite en province, qui comptera pas moins de quatorze volumes.

14D’une certaine manière, ce prolongement provincial fait déjà signe en direction de l’auteur de La Comédie humaine qui, s’avisant lui aussi que l’état nouveau du monde social impose des cadres, médite ces articulations, ces divisions qu’il va appeler des « scènes », en tire l’architecture toute nouvelle que l’on sait. Appelée donc par l’infinie variété des mœurs et le défi que constitue leur représentation, on reconnaît là une des propositions majeures du fameux Avant-propos balzacien de 1842.

La chronique : narration intermédiale

15Chronique : le mot nous est familier et la chose est en très bonne place dans les médias actuels comme la radio et la télévision, qui emploient force chroniqueurs. Ainsi que l’a rappelé Marie-Ève Thérenty dans La Littérature au quotidien, au xixe siècle, la chronique constitue un genre journalistique, à côté du premier-Paris, du fait divers, du petit reportage, du grand reportage et de l’interview – ce dernier n’apparaissant que vers la fin du siècle20. De tous ces genres qui ne sont pas étanches (ainsi la chronique s’approche-t-elle du petit reportage) on pourrait suivre l’évolution tout au long du siècle, et au-delà.

16Empruntons à Marie-Ève Thérenty cette observation, à savoir que, dès le début du siècle, la chronique s’éloigne de sa première version, celle de la « chronique-liste » qui consistait à répertorier les principaux faits survenus depuis le dernier numéro d’une revue ou d’un journal. Cet affranchissement relativement aux petits faits (bruits de la ville, anecdotes, etc.) est dû à la rencontre avec un autre genre d’écrit « la physiologie parisienne ou l’étude de mœurs ». C’est précisément cet écart que marque Jouy dans son tout premier article où il annonce qu’il traitera d’autres matières que « du pavage de la rue des Quatre-Vents ». Ce but plus sérieux qu’il poursuit, moins asservi à la petite quotidienneté, n’est rien de moins qu’une écriture du social pour laquelle il se fait flâneur et enquêteur. Nouvelle forme de journalisme qui se fonde sur le déplacement et la description.

17Que narre Jouy et que décrit - il ? On peut s’en faire une idée à travers les articles réunis dans le premier volume, même si en réalité il faudrait considérer l’ensemble des quelque deux cents articles que totalise L’Hermite en ses cinq volumes parus pour mesurer l’exploration tous azimuts opérée dans l’espace social. C’est en effet le territoire immense des mœurs exploré en toute liberté, sans plan préalable mais non sans méthode. Tout s’y trouve : manières de vivre en société, d’habiter, de circuler, de se divertir, de s’informer, mais aussi de naître (« Le parrain »), d’épouser (« Les noces – le mariage »), de mourir (« Les sépultures »), etc. On est frappé de l’importance de la localisation. D’où d’ailleurs le reproche qu’adresse Jouy à ses prédécesseurs qui n’ont pas daigné « peindre sur place et d’après nature, avec les nuances qui leur conviennent, cette foule de détails et accessoires, dont se compose le tableau mobile des mœurs locales21 ». Il en résulte que sa peinture à lui est toujours assortie à des lieux : manières de ville, de campagne, de quartier, de salon, d’opéra, de café, de boulevards, d’hôpital, etc. L’empan sociologique est très vaste : cela va de la meilleure société (celle qui dans « Le Parrain », en la personne du comte de V**, requiert l’Hermite pour être parrain du nouveau-né) jusqu’aux domestiques (« Mœurs de l’antichambre »), en passant par les bons bourgeois du Marais, l’étudiant du pays latin et le commissionnaire – individu qui par sa mobilité fait pendant à l’observateur social qu’est lui-même l’Hermite. Cet observateur capable de pénétrer tous les milieux, d’en dire l’intimité est aussi à ses heures détective, sémiologue à l’affût des indices à décrypter. En cela il dépasse Mercier comme Sabine Monod en fait la remarque : « En effet, le personnage découvre que la seule observation scientifique et la mise à plat systématique de la ville et de ses types lui octroiera peut-être une chance d’accéder à une forme de lisibilité de Paris 22».

18Le ton est celui de la conversation. Stylistiquement, on retrouverait des traits appartenant aux genres précédemment mentionnés comme l’essai périodique façon Addison-Steele ou la physiologie. Mais l’article aime à se placer sous l’égide prestigieuse de la tradition : l’essai de Montaigne, la comédie de Molière, la peinture des caractères de La Bruyère, sans oublier la tradition antique de la satire (plutôt horatienne) qui, ici, n’est jamais diffamatoire puisqu’elle vise des types et non des personnes. Pour l’essentiel, la narration, vive et spirituelle, s’attache aux vices du temps, aux préjugés de classes (de toutes les classes) – y compris celui qui voudrait que le journal dispense son abonné de penser. Il arrive donc à Jouy de bousculer son lecteur, en particulier le bourgeois du Marais. De même, sont doucement incriminées des pratiques, des modes, comme ces albums que les dames de la bonne société ont transformés en recueils de compliments à leur gloire.

19Abordée ainsi selon un plan stylistique, la chronique paraît s’absorber dans la matrice littéraire, dans un quasi oubli de son medium, qui est le journal. Il n’est pas facile de faire le départ entre ce qui appartient en propre à « la matrice médiatique » et à « la matrice littéraire ». On pourrait même douter qu’il y ait un propre tant la porosité entre les deux s’impose. Néanmoins, on peut tenter de rendre à chaque média ce qui lui est dû. Pour la matrice médiatique, je me contenterai de deux traits spécifiques.

20Il en est un capital qui, si on l’oubliait, donnerait raison à Jürgen E. Müller déplorant qu’on ne fasse pas suffisamment droit aux matérialités. Il s’agit du critère de la « rubricité », et par conséquent,de la place précise de la chronique dans le journal, à savoir celle du feuilleton. C’est à peu près à ce moment que le mot va désigner la  partie réservée au bas d’un journal pour une critique régulière, de littérature ou de sciences notamment. Cet espace est mesuré dans un périodique comme La Gazette de France. La forme du livre qui nous est demeurée nous dissimule ce fait matériel : la chronique était au-dessous du premier-Paris traitant de l’actualité sérieuse, comme les faits de politique intérieure. Plus tard, sous la Monarchie de juillet, les chroniqueurs tireront parti de cette différence de niveau, de cette position excentrée au point que la chronique en bas de page pourrait « déconstruire la machine journalistique, son écriture, son idéologie, pour prendre le contre-pied de l’industrie du journal23 ». Ce n’est pas encore le cas au temps de Jouy mais retenons que potentiellement, l’espace du feuilleton réservé à la chronique permet des écarts critiques de nature ironique. Evidemment, pour éprouver cela, il faudrait avoir le journal sous les yeux.

21Le second trait, lui, nous est accessible à travers le livre, notamment à travers sa table des matières. Il s’agit de ce que Jouy nomme « Correspondances », sans doute en souvenir d’Addison et Steele qui,avant lui, ont pratiqué la chose. Il s’agit d’articles dans lesquels la parole est donnée aux lecteurs : lecteurs de Paris et lecteurs de province qui entendent participer à la vie de la capitale grâce au journal. C’est-à-dire, ajouterait un médiologue, grâce aux chevaux et aux routes. En effet, pas de diffusion, pas d’opinion publique sans du papier, des machines, des routes, bientôt des chemins de fer. Ainsi, plus ou moins loin de la source (ils peuvent résider tout près comme l’habitant du Marais), ces correspondants exercent ce que nous appellerions aujourd’hui un droit de réponse à propos de telle opinion exprimée précédemment par l’Hermite. Exemple : cet académicien du Calvados discutant l’idée suivant laquelle le tutoiement des parents par les enfants serait contraire au respect qui leur est dû (« Correspondance, par M. Arnault, de l’Institut »). A quoi notre correspondant objecte que, marié à deux reprises, tous ses enfants, quoique élevés sous des lois différentes, l’aiment et le respectent également. A quoi l’Hermite ayant le dernier mot objectera à son tour. Cette querelle policée illustre bien le principe de variabilité des mœurs qui s’expose tout au long des chroniques ainsi que l’intention morale qui les soutient. On voit aussi comment une apparemment mince question domestique est traversée par un macro-événement, la Révolution, qui atransformé les usages jusqu’au sein des familles.

22A la différence de la communication littéraire, en absence, asymétrique, la communication journalistique maintient et exploite le contact avec le récepteur qui vit dans la même durée journalière que l’émetteur – du moins pour le lecteur parisien car en province le journal sera lu le lendemain ou surlendemain. Avec les avantages et les inconvénients de cette interaction.

Je fais chaque jour l’expérience qu’il est impossible d’écrire dix lignes, sur quelque sujet que ce soit, sans compromettre dix intérêts particuliers, sans froisser vingt amours-propres : les reproches, les plaintes, les réclamations, m’arrivent de tous côtés ; et, chose assez ordinaire, les uns se plaignent de ce dont les autres se louent (car je reçois bien, de loin en loin, quelques lettres de remerciements)24.

23Le lecteur peut se trouver incorporé au texte avec le statut flatteur de co-auteur. Mais prenons-y garde, le chroniqueur reste maître du jeu : il est libre de choisir ses correspondants, de jeter certaines lettres au feu comme l’affirme Jouy dans l’un de ses articles, bref d’orchestrer la polyphonie. D’ailleurs, à côté des lettres reçues, il faudrait aussi prendre en compte les entretiens qui nourrissent la chronique, l’Hermite s’effaçant alors pour laisser la parole à des informateurs (par exemple, l’étudiant de la chronique « Le pays latin »), comme on le ferait dans une enquête ethnographique.

24D’autre part, nous manque l’assurance de l’identité de ces correspondants ou informateurs. Il est facile de la dissimuler sous l’anonymat et les noms d’emprunt. Cette question se posait déjà, un siècle plus tôt, pour Le Spectateur anglais. Jouy a bien retenu la leçon et perçu l’avantage d’un dispositif appartenant à la chronique et au journal mais qui se prête bien à des usages littéraires. Car il y a bien là aussi une zone d’intersection entre la matrice journalistique et la matrice littéraire.

Littérarisation

25 On est ramené au fait majeur qui est – pour citer encore Marie-Ève Thérenty – « la littérarisation du journal », dans tous ses genres. Mais c’est encore plus vrai de la chronique qui tout au long du siècle eut ses grands noms et ses grandes plumes, écrivains-journalistes ou journalistes-écrivains. Comme on l’a déjà relevé, cette conscience littéraire est sensible et il suffit de voir les autorités invoquées par Jouy ainsi que l’intertexte mis en œuvre. Un autre bon témoin serait le péritexte épigraphique constitué des meilleurs auteurs, anciens et modernes. Tout indique que la chronique s’écrit sur fond de littérature constituée et tout désigne le profil lettréde son auteur, et peut-être aussi par extension, le profil désiré de son lecteur.

26Une autre marque plus subtile de littérarité consiste en la fictionnalisation. On pourrait s’en étonner eu égard à la visée déclarée du peintre moderne des mœurs qui s’astreint aux devoirs de l’observation ethnographique. Comprenons bien : l’étude des mœurs appartient au domaine de l’avéré mais elle ne résiste pas à la tentation fictionnelle. Et la fiction commence au nom. Nous n’avons encore rien dit de cette appellation d’hermite, antiphrastique au possible car notre chroniqueur est un infatigable promeneur et, à certains égards, un flâneur pré-baudelairien. Ce nom supporte le dispositif énonciatif de la chronique. Un peu comme Addison et Steele avaient inventé un personnel spectatorial, une sorte de club fictionnel, Etienne Jouy invente de confier ses observations à cette figure de l’Hermite qui coïncide largement avec sa propre personne, mais de laquelle il se disjoint par de subtils décalages. Il en est un qui est fort astucieux, celui de l’âge. L’Hermite est sensiblement plus âgé que Jouy, ce qui, au passage, pourrait poser un problème de vraisemblance pour le septuagénaire qui parcourt tant de distances. Cette existence artificiellement allongée confère un supplément d’expérience et d’autorité à celui qui se présente comme « un vieux chroniqueur ». Elle permet également d’enjamber plus légitimement cette frontière capitale et cette durée intermédiaire entre xviiie et xixe siècles, entre ancien monde pré-révolutionnaire et nouveau monde post-révolutionnaire.

27En effet, ne nous y trompons pas, malgré la modestie qui lui vient du média, malgré sa place dans ledit média, malgré ses petites découpes et bien qu’elle paraisse vouée aux « affaires du jour », la chronique aspire à élargir sa perspective, à s’appliquer au présent en mouvement qui est bordé par le passé. L’Hermite aime à observer les monuments, à scruter les lieux du souvenir (cimetière, plaques commémoratives) comme il se plaît à comparer les époques : l’ancien Hôtel-Dieu et l’actuel25, salons et théâtres d’antan et ceux du moment26. En revanche, la dimension d’avenir semble lui manquer et ce serait là une différence notable avec le roman de mœurs qui, lui, entend désigner les formes de l’avenir. Songeons seulement, dans son Avant-propos de 1842, à la phrase assez extraordinaire de Balzac à laquelle la critique a dû se frotter27 : « Ainsi dépeinte, la Société devait porter avec elle la raison de son mouvement ».

28Si l’Hermite est un personnage, cela veut aussi dire que l’auteur peut en disposer. Ce qui peut aller assez loin : il pourrait par exemple le faire mourir – prérogative reconnue au romancier. Or, au bout du cinquième tome, l’Hermite mourra, mais pour renaître dans ce que Jouy désigne comme une « suite » de L’Hermite de la Chaussée-d’Antin, sous un autre nom et pourvu d’un nouveau caractère. Ce sera Guillaume le franc-parleur, qui donne lieu à deux tomes, parus en 1815-1817 chez le même éditeur Pillet. Évidemment, nul n’est dupe de cette réincarnation, pas plus qu’on ne le sera des dépaysements ultérieurs – il y aura notamment L’Hermite de la Guyane… Faisant ainsi varier le dispositif énonciatif, la chronique, obéissant au principe de sérialité, s’accroît, se transporte en d’autres lieux, et cela suivant le jeu consenti de la fictionnalité. Une fictionnalité bien comprise qui rappelle le romanesque du siècle précédent et qui fait penser au roman-feuilleton et à ses ficelles (relances, coup de théâtre, résurrections de personnages).

29La fiction appelle la fiction. La chronique pourrait être reprise, passer en d’autres mains, celle de continuateurs inspirés par l’exemple de Jouy (encore la sérialité). C’est exactement, profitant de la disparition de l’Hermite, ce que fait en 1818 Balisson de Rougemont en publiant, toujours chez Pillet, Le Bonhomme ou nouvelles observations sur les mœurs parisiennes. Dans sa préface, il ne manque pas d’honorer son prédécesseur :

Je pourrais citer des monuments qui n’ont point été observés, des établissements utiles sur lesquels on a gardé le silence ; quelques originaux aussi ont échappé aux pinceaux spirituels de l’Hermite. Depuis sa mort, de nouveaux usages ont pris racine ; de nouvelles mœurs se sont entées sur celles qu’il a décrites avec tant de grâce… Ce sont ces originaux, ces usages, ces mœurs que je vais entreprendre d’esquisser. Mon zèle et la vérité de mes tableaux suppléeront chez moi au talent dont mon prédécesseur était abondamment pourvu. Je ne me flatte point de le rivaliser28

30Tout cela accrédite suffisamment la thèse de la littérarisation. Pourtant, cette chronique ramenée dans le giron de la littérature pourrait faire le chemin inverse. Autrement dit, il est possible et sans doute souhaitable de « rechroniciser » ces textes. Comment ? En leur rendant leurs milieux, leurs observatoires (le salon, la loge d’opéra, la rue, etc.), leurs véhicules et routes concrètes, selon la forte leçon de la médiologie. Il conviendrait en somme de retremper la chronique de mœurs dans la matérialité et dans le réseau de communications qui la rend possible.

31S’il est permis de sauter du média à la médiation et si la notion d’auteur intermédial est recevable, il faudrait nous représenter celui-ci sous un triple aspect. Comme un promeneur dont les pieds foulent toutes sortes de terrains, principalement urbains, mais qui s’éloigne parfois de Paris et recourt donc à des véhicules29. Comme un parleur prenant part à toutes sortes de conversations, qui sait aussi s’effacer pour recevoir ou surprendre le discours d’autrui. Comme un commensal, s’asseyant à toutes sortes de tables, des plus distinguées aux plus communes. Par là sont démultipliés sites de paroles et points de vue, et l’on sent bien que le plaisir de la chronique tient grandement à cela. A travers ce personnage, étonnant par sa mobilité et sa plasticité, « passent », à proprement parler, un maximum d’informations de sorte qu’il devient le support de toutes sortes d’inscriptions et de savoirs à propos du contemporain. Sans oublier que, professionnellement, il convertit sans cesse de l’oral en écrit ou de l’écrit en écrit, puisqu’il ne se prive pas de reformuler les opinions et les humeurs de ses correspondants. Ce qui fait de lui une espèce de traducteur.

32Chacune de ces postures mériterait d’être analysée pour elle-même. Celle à laquelle on est le plus sensible est sans doute la première, celle du promeneur. En raison de l’originalité réelle de Jouy si on le compare à ses prédécesseurs, mais aussi parce que ce personnage du flâneur a fait l’objet d’une forte recommandation théorique de la part de Walter Benjamin et de ses héritiers30. On doit par ailleurs lui reconnaître un authentique potentiel qui « ouvre la voie aux romans de Hugo, de Balzac, de Zola et de tant d’autres31… », comme le souligne Sabine Monod. A la suite de Benjamin précisément, elle insiste sur le mouvement caractéristique de l’entreprise de Jouy qui balance entre ouverture au dehors et enfermement au dedans : « L’Hermite reprend à son compte cette dialectique en ramenant Paris dans sa cellule par le biais de ses notes, et le souvenir de ses rencontres32 ».

33C’est en effet le phénomène essentiel. A nuancer cependant par deux types d’intromission du dehors : les correspondances qui, on l’a vu, constituent un aliment essentiel de la chronique et qui, au passage, rapatrient un matériau lointain et médiatisé (par l’académicien du Calvados ou le simple lecteur du Béarn) auquel l’Hermite n’a pas accès. Et puis, il ne faut pas se représenter le bureau du chroniqueur comme un espace étanche. Celui-ci tarde un peu à apparaître, mais il apparaît au tome 3 dans une chronique intitulée « La cellule de l’ermite ». Cellule relative où le plus intéressant n’est pas le mobilier ou la bibliothèque bien constituée mais le double hommage rendu à deux personnes d’expérience et deux jaseurs, Madame Choquet, la domestique qui rapporte les propos d’antichambre recueillis la veille, et Paul, le vieux serviteur, « un vrai Sancho parisien ». Celui-ci a partagé la bonne et la mauvaise fortune de l’auteur, il passe « pour le plus grand géographe et le plus grand voyageur qui ait jamais monté derrière une voiture33» – encore un véhicule – et il s’est tellement identifié à son maître qu’il parle en leur nom à tous deux, en disant « nous ». Encore un partage d’autorité.

34Une fois qu’on a remis à leur juste place correspondants et modestes médiateurs, il faut encore s’aviser d’un troisième terme que la dialectique du dedans et du dehors pourrait faire oublier, qui n’est autre que le journal. Sans être très visible dans la série, il s’y inscrit cependant, de loin en loin, à la fois comme objet du discours mais aussi comme site concret : « Les journaux » (tome 1), « Le bureau d’un journal » (tome 2), « Projet de journal » (tome 3). Le second cas est le plus instructif car il donne à voir l’Hermite dans l’exercice de sa profession, au sein même des locaux du journal, corrigeant l’épreuve de son dernier article avant de la porter lui-même à l’imprimerie, où il sera témoin d’un démêlé entre un auteur dramatique et le prote refusant d’insérer un article immodeste dudit auteur sur sa propre pièce. Dans l’intervalle s’est produit un amusant quiproquo dont l’Hermite tire parti : il est confondu avec le responsable de la rédaction et se voit pressé de visites et de sollicitations diverses qui lui font mesurer combien ce lieu est le rendez-vous des intérêts et des amours-propres. D’où le tout début de la chronique qui en est déjà la morale :

Il est des endroits qu’il ne faut pas visiter par intérêt pour ses plaisirs. Je dirai au gourmand : ne descendez pas à la cuisine ; à l’amateur du théâtre : ne fréquentez pas les coulisses ; au protecteur, à l’ami des lettres : ne vous arrêtez pas au bureau d’un journal ; le jeu des machines pourrait vous dégoûter des produits34.

35Puisque l’auteur en personne nous y invite, on pourrait (devrait !) oublier le média et, pour le coup, ce dédain de la matérialité commun aux hommes de lettres et à leurs critiques donnerait raison à Jürgen E. Müller. L’ennui est que cette médiation, avec toutes les implications techniques et pragmatiques qui sont les siennes, est capitale. Au point qu’on peut la considérer comme la clé de voûte de la chronique : non simple cuisine journalistique, non simple cadre temporaire appelé à disparaître, mais condition même de la communication et du sens. C’est en tout cas ce que nous ont appris les linguistes de l’énonciation et les médiologues35. Du reste, Jouy lui-même a bien compris l’importance du lien médiatique quand, au tout début de son entreprise, il choisit de faire précéder la longue série de ses chroniques d’un Avant-propos qui est un dialogue entre le libraire et l’Hermite, dialogue ayant valeur d’engagement. La leçon vaut pour les chroniqueurs actuels, héritiers de Jouy à leur façon, qui ambitionnent toujours d’entretenir le discours quotidien et de le transformer en livre.