Colloques en ligne

Stéphane Pétermann

 « Le courrier, la courroie, ta bonne lettre ». Bouvier épistolier

Je me réjouis de voir sous quelle forme ton voyage se résoudra, plus tard. Sera-ce un gros bouquin ; un tas de petits bouquins ; une façon plus haute et plus forte de parler ou simplement une paillette d’or dans les yeux que seuls tes amis ou ceux que tu auras choisis sauront voir ?1

1Thierry Vernet écrit ces lignes à Nicolas Bouvier le 19 août 1948, alors que ce dernier a entrepris son premier grand voyage, dans le Nord de l’Europe. Vernet connaissait assez Bouvier, et avait assez de foi en lui, pour se persuader que les périples du Genevois le conduiraient à des réalisations personnelles d’envergure. Il ne songeait bien sûr pas alors au grand voyage à deux de juillet 1953 à mai 1955, ni au séjour asiatique de Bouvier en solitaire jusqu’en décembre 1956, qui ont donné naissance aux livres majeurs que sont L’Usage du monde, Le Poisson-Scorpion et Japon (devenu Chronique japonaise). Mais on perçoit dans ces propos – comme dans tant d’autres de Thierry Vernet – la complicité de celui qui connaît intimement autrui au point d’anticiper sur les faits à venir.

2Ami d’enfance, confident, copain, compagnon de route, Vernet est à la fois un témoin et un acteur des événements qui forment la matrice des grands récits de voyage de Bouvier. Leurs lettres donnent accès à la fabrique de l’œuvre dans toutes ses dimensions : existentielle (puisqu’il s’agit bien d’une œuvre autobiographique), documentaire, textuelle, éditoriale.

3Pour qui veut comprendre la genèse de L’Usage du monde, la Correspondance des routes croisées est un document sans égal. Celle-ci fait plus qu’évoquer le souvenir du voyage ; elle témoigne de la transformation intérieure qui s’est alors opérée pour Bouvier et Vernet. Bien entendu, pour des raisons que le bon sens nous fait entendre, le séjour à deux n’est accompagné d’aucune lettre. Mais la lente et difficile gestation du « Livre du monde » (comme le nomment en premier lieu les correspondants) suscite de nombreux échanges qui replongent les épistoliers – et le lecteur avec eux – dans l’atmosphère de leur périple. Quant à l’histoire éditoriale, l’échange de lettres permet de suivre toutes les étapes de mise au point du manuscrit, l’élaboration matérielle de l’ouvrage, les tractations avec les éditeurs, y compris les déboires des auteurs à Paris, et la sortie du volume.

4En ce qui concerne Japon (Chronique japonaise), les lettres de Bouvier d’octobre 1955 à décembre 1956 nous invitent à épouser le point de vue d’un homme qui apprivoise l’archipel, entre enthousiasme et réticence, incompréhension et fascination, et à prendre la mesure de ce qui sépare la vision restituée dans les textes de cette expérience complexe de la découverte.

5Le cas des lettres de Ceylan (de mai à octobre 1955) est sans doute le plus intéressant, parce que Bouvier les a utilisées pour l’écriture du Poisson-Scorpion, opérant des réécritures à partir des lignes qu’il avait envoyées à Vernet plus de vingt ans auparavant, et qu’il avait demandé à son correspondant de lui restituer dans ce but. On peut dès lors mesurer l’écart qui sépare un texte appartenant à la sphère intime d’un texte plus strictement littéraire, destiné à la publication2.

6Ainsi, Le Poisson-Scorpion prend de grandes libertés avec les données du quotidien – et l’histoire personnelle véridique – que l’on cerne à travers les lettres à Thierry Vernet. L’écriture du récit conduit à une stylisation de l’expérience vécue, réorganisée, y compris dans des aspects centraux de son déroulement, en vue d’un « reformatage » thématique, stylistique et symbolique. Cette refonte recourt à plusieurs procédés, dont voici un rapide survol.

7En premier lieu, la non-fidélité aux événements. Dans leur restitution, Bouvier ne se montre pas soucieux d’exactitude, que ce soit par rapport à l’ordre de leur succession, à leur durée, ou à l’importance réelle qu’ils ont eue lors de son séjour dans l’île de Ceylan. Sur ce point, la véridicité, au sens autobiographique strict, est souvent mise en échec3.

8D’autre part, le narrateur du Poisson-Scorpion fait un usage constant de l’omission, allant dans le sens d’une épuration et d’une dramatisation de l’expérience. Epuration, dans la mesure où Nicolas Bouvier fait disparaître nombre de faits anecdotiques qui ont meublé son quotidien, et laisse dans l’ombre des personnes qui ont gravité autour de lui à Ceylan. En les taisant ou en réduisant considérablement leur place et leur rôle, il accentue sa solitude. D’où une dramatisation : cette solitude intime apparaît comme totale et absolue, alors que les lettres font état d’un soutien et d’une proximité affective non seulement de Thierry et de Floristella Vernet, mais aussi des parents du narrateur (dont Le Poisson-Scorpion donne une image plus lointaine et nettement moins positive). A cet égard, le début du récit contribue à créer cet effet de « resserrement » autour du seul narrateur, puisque par son  montage, il ne permet pas de déduire que le séjour réel du voyageur a commencé en compagnie de ses amis Thierry et Floristella. De tout cela il ressort que Le Poisson-Scorpion n’offrirait pas, si l’on tentait l’exercice, la possibilité de tenir la chronique du séjour de Nicolas Bouvier à Ceylan : on en obtiendrait une version simplifiée et nullement exacte.

9Le narrateur cherche également à brouiller les pistes, par l’emploi de la litote, et par l’atténuation de l’ancrage référentiel. Il faut ainsi relever la quasi-absence de noms propres, remplacés par des désignations de type général ou contextuel, ou auxquels se substituent des noms de figures culturelles célèbres : « mes amis » pour Thierry et Floristella Vernet, « le douanier », « l’aubergiste », « le témoin », « l’épicière » également surnommée « Circé », « la capitale ». Cet usage souligne une fois de plus le caractère absolu de l’expérience du narrateur-sujet. Le brouillage du cadre référentiel passe aussi par l’emploi des abréviations : la ville de Matara est réduite à sa seule initiale « M… », tout comme l’est la jeune femme qui adresse au narrateur son faire-part de mariage, désignée comme « Dr Phil M… ».

10La stylisation s’appuie aussi sur l’introduction d’épisodes au statut ambigu, comme celui du père Alvaro, dans le chapitre xvi intitulé « Padre »4. Cette séquence trouve sa genèse thématique et narrative dans la rencontre réelle d’un père jésuite en Inde et dans les récits que ce dernier a faits à Nicolas Bouvier5. Dans Le Poisson-Scorpion, elle acquiert la portée d’une expérience énigmatique, non réaliste, voire fantastique, mais également métanarrative, puisque le père Alvaro, défunt, « apparaît » au narrateur sous la forme d’un spectre, et qu’il est exploité pour donner corps à un discours – quelque peu crypté – sur le thème de l’écriture6.

11Cette entreprise de littérarisation repose sur d’autres procédés encore, dont l’examen fouillé dépasserait largement le cadre de la présente contribution. Mentionnons simplement l’intercalation de chapitres-tableaux, descriptifs mais visiblement écrits « après coup »7, la mise en place de réseaux symboliques et intertextuels à valeur généralisante ou à portée morale – au sens large du terme –, effet obtenu à grand renfort d’exergues, de citations, d’allusions littéraires. Ces moyens sont éminemment littéraires, et grâce à eux, Bouvier aboutit à l’écriture de ce qu’on pourrait appeler un conte symbolique, ou une fable autobiographique, restituant l’épure d’un moment d’existence pour mieux en faire percevoir la signification profonde par rapport à un itinéraire de vie.

12Les lettres de Bouvier à Vernet ne sont donc pas seulement des traces d’événements vécus, ou des sources de renseignements sur le contexte de production de l’œuvre, mais bien une ressource que l’écrivain a employée pour la composition de son œuvre littéraire, à l’instar de carnets de notes ou d’un véritable journal, dont elles ne sont, stylistiquement, pas si éloignées. Après un an et demi de voyage en commun, Bouvier et Vernet se séparent à Kaboul en automne 1954. Dès lors, leurs lettres, qui se font « chronique », « journal » ou « récit », sont destinées à combler un manque, à rétablir le contact, à entretenir la relation – ce « peu de courant dans ce fil qui nous lie », comme l’écrit Vernet le 11 juin 19598. Et pour désigner ces envois destinés à combler le fossé qui les sépare, les deux compagnons utilisent un terme spécifique, à la familiarité évocatrice : « Lé-lettre », expression que Bouvier est le premier à employer, le 4 novembre 1954, de Kaboul. Quelques jours plus tôt, il s’adressait à Vernet en ces termes :

Bon vieux, un mot pour te dire que le courrier, la courroie, ta bonne lettre sont arrivés. T’es pas seul à te sentir désemparé un peu. A deux, avec une technique vraiment au point, on fignolait l’ouvrage. A n’en point douter, comme dirait Grégoire. Maintenant c’est le petit stage de mise au point individuelle.9

13« Le courrier, la courroie, ta bonne lettre », trois objets de transmission, de communication, qui assurent le fonctionnement, la bonne marche d’une machine qui, sans eux, serait en panne…

14Les épistoliers désignent eux-mêmes régulièrement leurs lettres par les trois expressions que nous avons employées : « chronique », « journal », « récit », avec l’idée sous-jacente d’une « relation » à poursuivre, aux deux acceptions de ce terme, à la fois récit et lien. Ainsi Bouvier, dans sa lettre du 31 mai 1955 : « Je n’ai pas tenu la chronique de Colombo qui aurait été fastidieuse10. » Le même, le 1er mars 1964 : « C’est parfait ces petites chroniques. » Vernet s’excusant, le 9 mars 1964 : « Je n’ai pas tenu mon journal ces temps-ci ». Bouvier faisant de même, le 7 avril 1964 : « J’ai lamentablement abandonné ce journal […]. » Ou expliquant un arrêt, le 14 juin 1955 : « Ça a stoppé le journal parce que depuis j’ai pas cessé d’y travailler. » « J’enverrai ce journal demain », précise le même le 24 octobre 1955. « C’est de nouveau le soir vieux pépé, je continue le récit », Vernet, enfin, le 8 juin 1955.

15Pendant son voyage avec Bouvier, Vernet envoyait à sa famille ce qu’il nommait un « journal » hebdomadaire. Après son retour à Genève, c’est à Bouvier qu’il adresse ses lettres sous forme de journal. Bouvier lui aussi adopte la forme de la lettre diaristique (avec des entrées quotidiennes ou plus épisodiques), de manière toujours plus élaborée et stylistiquement aboutie. Nul doute qu’il s’agit là pour lui d’une première tentative d’écriture du voyage, ce que suggère d’ailleurs l’auto-désignation « chronique » ou « récit ». En tant que chronique, récit ou journal, les lettres mises bout à bout pourraient former un ensemble continu, indépendamment des réponses du correspondant. Bien souvent d’ailleurs, les lettres de l’un ou de l’autre ne constituent pas des réponses à proprement parler : situées dans des temporalités différentes, elles parviennent aux correspondants respectifs dans l’irrégularité. Elles se croisent plus qu’elles ne se répondent, en dépit des manifestations répétées – et presque caricaturales d’expressivité – d’amitié et de complicité. Dans les faits, Bouvier est dans une solitude complète, ce que souligne la forme même, diaristique, de ses lettres, et souhaite créer l’illusion du partage avec Vernet, qu’il a perdu à Kaboul puis à nouveau à Ceylan. Ainsi, dans bien des lettres, la présence de son correspondant ne se réduit qu’aux éléments formels que sont l’adresse et les salutations11.

16Dès lors, on peut se demander à qui s’adressent réellement ces lettres, ou plutôt pour qui elles sont rédigées ? Pour Vernet bien sûr, le « tu » partout présent, mais peut-être pour Bouvier lui-même avant tout, à qui elles tiennent lieu de miroir tendu. De ce point de vue, Vernet est bien pour Bouvier un autre « moi », un alter ego, comme on le lit souvent. Mais de ces deux termes, c’est à n’en pas douter le second qui prime.