Colloques en ligne

Marc Kober

L’altérité chez Nicolas Bouvier. Une lecture de Bouvier à partir de quelques remarques d’Edward W. Said

1Nicolas Bouvier sort-il indemne d’une lecture saidienne et peut-il relever d’une approche mettant en cause le savoir orientaliste, y compris celui que représente ‒ indirectement ‒ le travail des écrivains ? Oui si l’on reprend le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, pour qui l’orientaliste est « un homme qui a beaucoup voyagé1 ». Dans le cas de Nicolas Bouvier, on a affaire à un « voyage en Orient », non seulement un voyage physique, mais plusieurs séjours, parfois de longue durée, au Japon en particulier (entre la fin du mois d’octobre 1955 et novembre 1964 principalement). La réalité effective n’est pas rejetée, même si elle ne correspond pas à sa vision imaginaire de l’Orient. Il ne s’évade pas de l’expérience de la modernité dans un domaine imaginaire, soit pour reprendre les termes d’Edward W. Said, « […] l’imagination comme un lieu plus propice que l’Orient réel pour la sensualité européenne2 ». Toutefois, pour Nicolas Bouvier, la sensualité n’est pas l’affaire principale3, et le thème rebattu des amours exotiques est exclu. L’Orient comme le résultat d’un syncrétisme abstrait entre plusieurs qualités considérées comme typiques (sensualité, violence, mort, flore et faune singulières…) n’apparaît pas. Le voyage n’est pas fantasmé, et le lecteur n’a pas à affronter le triangle infernal des trois thèmes stéréotypiques : mort, violence et sensualité. L’Orient n’est pas un matériau poétique, et il est pourtant le matériau même de son œuvre. Les deux pôles de l’observation directe et de l’imagination correspondent à peu près à ceux de l’attachement et de l’arrachement, mais c’est paradoxalement l’observation directe qui arrache l’observateur à lui-même, tandis que l’imagination à partir d’un savoir orientaliste se fait attachante.

2Said remarque à propos de l’écrivain-voyageur « […] cette tendance de l’homme à se rabattre sur un texte, lorsque les incertitudes d’un voyage en pays étranger semblent menacer sa tranquillité4 ». Qu’en est-il du cas Bouvier ? Chacun a pu remarquer ces passages entiers qui semblent la synthèse, souvent drôle et percutante, d’un savoir, celui sur les origines mythologiques du Japon par exemple. Il existe bien un voyage intertextuel à l’œuvre dans les écrits de Nicolas Bouvier, ou plutôt ces écrits seraient-ils finalement moins ceux d’un voyageur que ceux d’un lecteur, un itinéraire de bibliothèque savante mis à la portée du regard ordinaire ? Jusqu’ici, Bouvier ne diffère pas au fond d’un écrivain orientaliste du XIXe siècle. Or son usage de l’intertextualité est radicalement différent. Il vient peut-être corroborer une expérience. Le texte vient expliquer le vécu du voyageur, ou remettre son expérience en contexte. Surtout, Nicolas Bouvier cultive l’intranquillité et la communique à ses lecteurs. Le texte, quand il vient à l’appui de l’expérience, n’est pas forcément rassurant. On ne trouve pas non plus le piège des notes explicatives qui sont censées « rapprocher » les réalités lointaines des habitudes mentales du lecteur, mais qui, le plus souvent, renforcent le stéréotype qui affuble tel ou tel pays d’un masque difficile à enlever.

3Nicolas Bouvier aime moins donner de définitions des réalités qu’il rencontre que poser des questions. Le récit de voyage en Orient est une forme culturelle qui coïncidait autrefois avec une expérience impériale5, mais aussi avec un désir de ressourcement dans un « ailleurs » porteur d’une autre « lumière6 ». Et n’est-ce pas cette « lumière » que recherchaient Nicolas Bouvier et son ami Thierry Vernet sur les routes d’Orient ? Mais avec une forme de distance désabusée, dans une perspective « après-zen » à la manière du romancier Janwillem van de Wetering7 qui a étudié le zen au monastère Daitokuji, comme Nicolas Bouvier y aura été « concierge » et même un peu plus que cela…

L’odeur des Japonais

4Il faut tout d’abord se resituer dans un contexte historique différent d’une expérience ancienne à une expérience proche, de 1955 à 1997, avec la séquence retenue des « lettres inédites à Thierry Vernet », la « note de voyage » sur le Hokkaïdo et le « Japon revu8 ».

5 « Le Japonais quoique très propre dégage en dormant une odeur de pain brûlé ‒ son odeur quoi ! […] si forte que je me suis réveillé vers six heures du matin avec l’idée confuse qu’il fallait aller éteindre un fourneau quelque part9. » Cette expérience olfactive qui met le voyageur (accueilli dans un minuscule appartement) véritablement hors de lui-même pourrait être prise en mauvaise part, comme une forme de dérapage raciste. Il y a cette essentialisation funeste (« le Japonais ») qui présente une expérience singulière comme une vérité générale. Et pourtant, la distance prise avec autrui rejoint ici une forme d’autodérision, dans ce qui est une lettre privée, adressée à un ami, non un texte à publier. C’est le ridicule de soi qui est mis en avant plus que le caractère infréquentable de l’autre. Et d’ailleurs la comparaison est plutôt apaisante. Elle rapproche le caractère angoissant du jamais vu, jamais entendu, ici jamais senti nulle part ailleurs, d’une familiarité, voire d’une scène familiale… Le Japon est bien le pays shinto, des rites de purification, un pays obsédé par la propreté. Le pays de la netteté et du scrupuleusement décrassé. D’où ce paradoxe : comment décrire l’odeur (des Japonais) qui n’ont pas d’odeur ? Ailleurs, il décrira les rituels de la propreté, alors qu’il habite Araki-cho. La promiscuité due à l’exiguïté des pièces « n’a pas d’odeur, car au Japon, la propreté ne coûte rien10 ». Donc une odeur de propreté règne sur un pays où les Hollandais et les Portugais avaient laissé derrière eux un sillage malodorant selon les Japonais de l’époque.

La froideur des commencements

6Il existe bien un malaise avec le Japon (celui des débuts) dont Nicolas Bouvier ne se cache pas, une distance qu’il faut franchir pour rejoindre l’Autre comme un soi-même. Mais c’est visiblement de l’attachement, et même de l’amour qu’il éprouve au bout du compte, au-delà des agacements voire du rejet qu’il exprime parfois, voisin de celui du « Barbare en Asie », du premier Michaux se heurtant au Japon des années 1930. Le mal-être de vivre au Japon se traduit souvent par la difficulté à se loger, à trouver une « chambre à soi », quand c’est finalement inutile d’avoir une chambre pour écrire. Tout de même, le « cahier gris » de février 1964 s’ouvre sur quelques notations dignes de Pierre Loti, en plus laconique, en moins dénigrant, à propos de l’intérieur japonais : « Nous sommes assis en tailleur au centre d’une pièce glaciale autour d’un brasero où un peu de thé amer infuse sur trois tisons11 ». Suivent quelques réflexions sur le froid, et sur « le poids du froid », qui devient un principe explicatif global, comme pour justifier l’existence d’un Japon que Michaux avait déjà décrit comme anguleux, mesquin, d’une raideur toute militaire : « il entre du grelottement dans la musique japonaise, quant aux arbres ! Ces branchures tordues, anguleuses, comme s’ils avaient des crampes […] gestes étriqués, ramenés à soi, qui ont pour seul but d’empêcher la chaleur du corps de s’enfuir…12 » Cet étrange déterminisme climatique expliquerait la nature parfois renfrognée du Japon. Non, Bouvier n’est pas toujours un « chemineau émerveillé13 », et le sentiment un peu triste d’avoir soi-même bougé, ou d’avoir perdu un morceau de sa vie n’est sans doute pas étranger à ces accès de nippophobie.

La forteresse Japon

7Comme de nombreux écrivains l’ont fait après lui, Bouvier note le nom (exotique) des bars de Tokyo, la présence de la culture européenne, des bribes de France, comme on trouve aujourd’hui tant de phrases d’un français souvent fautif sur les vêtements ou sur les enseignes des boutiques14. Mais, justement, ce n’est selon lui qu’une surface, un besoin d’exotisme, et non « un intérêt profond et véritable15 ». C’est, dans une généralisation hâtive, « le besoin d’exotisme des Japonais », et pire, c’est la faute à « ce talent prodigieux d’imitateur » qui a été si souvent pointé du doigt par les Européens, surtout en période de crise industrielle. Nous sommes en 1955 lorsque Bouvier écrit ces lignes pour son ami Thierry Vernet. Selon Bouvier, les Japonais manifestent un refus de s’éloigner des côtes. Aspect qui se retrouve dans la conversation avec l’étranger, sommé d’écouter, non de dialoguer. Il en résulte une vision des Japonais associée à la clôture et à la surface, qui est décevante, qui se résume dans une autre formule surprenante, proche de la vision de Pierre Loti, mais sans sarcasmes : « le Japon manque de grandeur16 ». Surtout, le Japon lui échappe, parce que sans doute lui-même échappe au Japon : il est encore insignifiant pour lui. Et pourtant Bouvier dépasse ces remarques acides. Il comprend que la fermeture est peut-être en lui : « Voilà, et ce soir j’ai avancé d’un grand pas dans la connaissance du Japon, ou plutôt, c’est le Japon qui me sentant assez mûr a fait un tournant brusque et s’est enfin montré fermé et millénairement clos, comme un fruit pas prêt à être ouvert et qui se farde de couleur et qui pourtant se rétracte dans toute sa fibre17. » Nicolas Bouvier n’hésite pas à parler d’une « illumination » (terme pertinent dans un contexte bouddhique). Il énonce un programme qui sera le sien dans ses années japonaises : « Il faudra du temps et de l’amour pour entrer dans cette forteresse, plus d’amour que je n’en ai à présent18. » Dans un très beau passage, il se décrit comme un « perceur de murailles ». Certes, l’image est belle, mais dérange aussi, parce qu’elle renvoie à une forme d’exagération courante de la réalité historique du Japon : c’est l’explication par l’histoire (mais simplifiée) et par l’insularité (réduite à un déterminisme intangible) ‒ deux aspects toujours débattus, mais avec un grand luxe de nuances… qui n’existaient peut-être pas dans le discours relatif au Japon en usage dans les années 1950 chez les Européens, même cultivés. Le Japon du Xe siècle est, selon Bouvier, un pays ouvert sur la Chine, « puis pendant les dix siècles qui ont suivi, le pays s’est totalement isolé, sans qu’une seule jonque […] s’approche de ses côtes, jamais. Ils ont eu mille ans pour se singulariser […] c’est pour ça qu’ils sont si difficiles à débrouiller […] c’est aussi pour ça qu’ils pensent ‒ avec tristesse d’ailleurs ‒ que l’amitié avec un étranger est une chose profondément impossible […] une chose peu souhaitable19. » Le Japonais reste enfermé dans une « petite boîte » qui a peu d’attrait pour « l’homme de la grande route ». Ces réflexions du mois de mars 1956 ont peu d’équivalent dans les textes écrits par Bouvier au sujet du Japon. Le Japon, si fermé, ou imaginé comme tel, représente un défi pour l’écrivain. C’est une mise à l’épreuve de son esprit d’ouverture et de sa capacité d’aimer un autre pays. Les « masques réjouissants » sont « tombés d’un coup ». Bouvier ne se paye pas d’amabilité de surface ou d’un accueil formel. Il veut entrer dans ce pays à cause de sa grande résistance.

8Il se trouve pourtant pris dans la même double polarité que Roland Barthes : à l’opposé de l’allègement recherché et parfois obtenu de haute lutte se trouve « notre propre obscurité » ou la « compacité de notre narcissisme ». Pourtant, les « appels de différence20 » l’emportent sur cette opacité du moi. La recherche de la différence, à l’opposé d’une vision déformante faisant du Japon des anonymes, médiocres et non individualisés, se manifeste chez Roland Barthes : « La découverte est prodigieuse : les rues, les magasins, les bars, les cinémas, les trains déplient l’immense dictionnaire des visages et des silhouettes, où chaque corps (chaque mot) ne veut dire que lui-même et renvoie cependant à une classe ; ainsi a-t-on à la fois la volupté d’une rencontre (avec la fragilité, la singularité) et l’illumination d’un type (le félin, le paysan, le rond comme une pomme rouge, le sauvage, le lapon, l’intellectuel, l’endormi, le lunaire, le rayonnant, le pensif), source d’une jubilation intellectuelle, puisque l’immaîtrisable est maîtrisé21. » A son tour, Nicolas Bouvier, quand il ne cède pas au démon de l’essentialisation, ou à celui de la projection de sa propre conscience sur un « un lieu d’absence » qui serait le Japon, à la fois fragile, éphémère, ou bien étrange, et légèrement monstrueux22, décrit, écrit, photographie la variété et l’individualité joyeuse, anarchique des types de Japonais rencontrés. Et souvent les pages de Nicolas Bouvier vont à l’encontre de bien des idées reçues sur le Japon. Il s’intéresse par exemple à des catégories de Japonais négligés par une approche niveleuse et idéologiquement intéressée, qui voudrait ne voir qu’une seule tête et qu’un seul corps, une seule pensée. Ainsi, il écrira sur les prostituées, sur les Aïnous, les Eta (intouchables), les atomisés, les paysans rencontrés à Tsukimura, sur des visages à peine modelés en visages. Il visitera non pas un Japon mais des Japons divers.

9Ainsi le stéréotype ou les quelques exemples de pensée commune que nous avons évoqués à propos de Nicolas Bouvier sont-ils un obstacle de départ, mais aussi un « tremplin » pour s’exercer à une errance plus « vigilante23 ». Au fil des pages, le Japon, qui, au départ, semblait une lisse forteresse, cède au « perceur de murailles », et ce qu’il décrit est alors le règne de l’hétérogène, un naturel qui prend mille visages. Au même titre qu’il existe un « naturel » (très étudié) et une « hétérogénéité » dans l’écriture même.

L’expérience du vide

10La distance s’amenuise à condition de ne pas être trop lourdement soi. La clé est dans le dépouillement ‒ un dépouillement ambigu, tout relatif : « Demain enfin, je viderai ma valise, retrouverai des papiers, déplierai des nippes, merveille ‒ et me débarrasserai des trucs inutiles qu’on transporte par paresse ou manque d’imagination24. » Nicolas Bouvier se décrit volontiers comme un voyageur sans valises, porteur d’une unique brosse à dents. La recherche d’un gîte, parfois d’un simple lit, est obsédante, et parfois, un simple bar fait l’affaire, ou l’auvent d’un temple.

11Bien entendu, le dépouillement, la recherche du vide, le désir de simplifier sa vie, ne sont pas spécifiques au bouddhisme, et encore moins au bouddhisme dans sa variété zen. Pourtant, le vocabulaire de l’écrivain est parfois ambivalent, quand l’illumination de l’écriture ou de la pensée rejoint l’illumination du moine. Et cette illumination porte sur le présent de l’expérience qu’il est en train de vivre. Une première illumination portait sur la nature « fermée » du monde japonais. Une autre lui révèle qu’au fond seule l’expérience du Japon était véritable. Sa vie se jouait dans la relation au Japon. Il l’éprouve au moment du retour à Kyoto, comme si son histoire personnelle se répétait, avec seulement un intervalle de temps perdu. Il retrouve le fil du temps qu’il aurait dû suivre, comme la prise de conscience d’une erreur tragique : « Retour vers Kyoto par une route que j’avais faite à pied voilà huit ans. […] Dans l’intervalle qui sépare ces deux trajets j’ai l’impression d’avoir été d’une certaine façon absent de ma vie. Je suis curieux de voir qui du pays ou de moi a le plus changé25. » Cette réflexion correspond à celui du « ratage », mais aussi à un moment d’équilibre, au miroir de soi et de l’Autre (Japon).

Un nuage de zen ?

12Parmi les marques d’hétérogénéité de cette œuvre, « La lanterne magique » revient sur l’histoire et sur les origines du Japon d’une façon très personnelle. Il est naturel qu’il insiste sur la diffusion du bouddhisme en Asie, puis sur son installation au Japon. Tout aussi naturelle est la présence de Heian-Kyô autour de l’an 1000, dans cette reconstitution de l’histoire nipponne. A propos de la géomancie chinoise et de ses interdits, il prend pour exemple celui d’un « auspicieux nuage » apparu dans une province du Nord, ce qui aurait entraîné la libération de tous les prisonniers26. Plus loin, l’auteur évoque la nature déconnectée des réalités économiques, militaires et politiques de la cour à Heian : « peu de sociétés en effet ont donné à ce point l’impression de voguer sur un nuage27 ». La ville de Kyoto a pu jouer ce rôle de « nuage » dans l’œuvre « japonaise » de l’auteur. D’ailleurs, le mot « nuage » reviendra pour décrire la vie de Bouvier et des siens dans « le pavillon du nuage auspicieux » (au Daitoku-ji). Ce n’est sans doute pas un hasard si cette ville qui lui a donné la plus forte expérience de bonheur (suivant l’expression courante, « être sur un petit nuage ») et d’allègement est aussi celle qui est la plus lourde, la plus difficile à quitter, dans les pages d’adieu au Japon28. C’est la ville choisie pour dire adieu au Japon, et ce n’est pas un hasard. Cette ville est bien sûr la destination préférée des touristes, et Nicolas Bouvier le sait. Elle contient notamment la quintessence du Japon esthétique, le Japon « zen » avec le jardin du Ryôan-ji. Nous n’aurons pas droit à une description de ce lieu universellement connu, mais à une prise de distance par rapport à la pratique touristique, et plus largement par rapport à la pratique occidentale du Japon, qui laisse augurer d’une expérience auspicieuse… En effet, l’auteur se démarque d’une approche « américaine » (?), faite d’un désir de savoir immédiat, de « gloutonnerie » même, qu’il oppose à la « frugalité de l’Asie » : « celui qui n’accepte pas de commencer à faire l’apprentissage du moins est certain de perdre son temps29 ». Dans ce lieu représentatif de l’esthétique « zen » comme il nous le rappelle, toute parole normative, plaquée sur un dispositif spirituel autre, éloigne définitivement de la vérité. Sa pratique de Kyoto sera différente, en faisant la démarche d’y vivre, mais pas n’importe où : dans un espace sacré. Et cet espace est aussi l’un des plus importants dans la pratique « zen » : le temple Daitoku-ji.

Le pavillon du nuage auspicieux

13Tout commence par la question du logement, difficile à résoudre à Kyoto, autant qu’elle l’était à Tokyo. Or notre écrivain trouve à louer un bâtiment dans l’enceinte du temple bouddhique du Daitoku-ji, situé dans la partie nord-ouest de l’ancienne capitale, sur Kitaôji-dori. Ce lieu coïncide-t-il avec une pratique rituelle de l’écriture ? En tout cas, il indique une structuration du moi à partir d’un espace à la fois humain et sacré, où l’auteur qu’est malgré tout Nicolas Bouvier tente de concilier effacement et affirmation de soi, dans une surprenante identification à un maître spirituel. Il pratique la dissolution du moi dans le moment même où il le réaffirme in fine30. La définition du bouddhisme zen est expédiée en un seul proverbe, et encore, démenti par les faits. L’écrivain se contente de décrire son domaine, car il s’agit, quoique jalousé ou surveillé, d’un lieu à soi, le fameux pavillon du nuage auspicieux : « […] à cela près, nous sommes chez nous, et c’est superbe31 ». Le fait est assez rare pour être mentionné. Mais ce « chez soi » est constamment envahi : les autres empiètent allègrement, tout en donnant accès à leurs propres domaines. A la question de définir le zen, Bouvier élude, puis se lance dans une vaste synthèse de quatre pages : « n’étant ni moine, ni patriarche, ni même “zenniste” amateur32 ». Il se garde bien d’affirmer quoi que ce soit sur son expérience du zen, ou même du bouddhisme, tout en s’exprimant depuis l’un des sièges du bouddhisme zen Rinzai, gouvernant une centaine de temples dans le pays. En cela, il est parfaitement dans l’esprit juste des kôans. Il donne à lire son expérience comme une énigme pleine de sens. Il ne tient pas un discours sur le zen. Nous serions tentés de penser qu’il en fait l’expérience concrète dans le quotidien. Et c’est tout simplement la vie familiale dans ce pavillon, situé « en plein milieu de l’enceinte33 », position stratégique et centrale, qu’il va décrire. Bouvier, dans un geste fréquent de table rase, quand le hasard ne se charge pas de le « débarrasser » de ses trouvailles d’écriture, balaye la synthèse historique du zen pour passer à ce qu’il est vraiment : « Pour moi, c’est seulement un immeuble dont j’ai été, par accident, concierge pendant quatre mois. » Il présente cette expérience avec modestie, mais aussi avec orgueil, car « on connaît le règlement de maison34 ». Si on pense que le zen est une greffe étrangère sur le Japon, et qu’il rappelle l’opinion de H. R. Blyth, selon lequel « le zen n’avait pas réussi aux Japonais35 », en tant que parfait étranger, il garde toutes ses chances. Ce que laisse entendre la fin du récit. Contrairement au héros du roman de van de Wetering qui entre comme novice dans le même Daitoku-ji, mais sans doute dans les années 1970, et qui souffre le martyre des séances de méditation, de la nourriture insuffisante, et de son incapacité notoire à atteindre le moindre brin d’illumination36, Nicolas Bouvier n’a pas été studieux. Et pourtant il a le triomphe facile : « Je me suis intéressé à tout autre chose […] j’ai joui du jardin et regardé grandir mon fils qui chassait les papillons entre les tombes du cimetière voisin […] c’était bien lui le plus zen de tous : il vivait ; les autres cherchaient à vivre37. » Avec humour, mais aussi en conformité avec la tradition du zen chinois, il peut affirmer : « J’ai conservé mes chances intactes38. » S’agit-il d’une boutade ? Le plus remarquable est dans la substitution de soi à l’autre (japonais) : le plus zen des deux n’est pas le Japonais, mais son fils, ou lui-même comme successeur du maître. Que penser de ce soudain manque de modestie ? De ce retour à un moi hyperbolique et rayonnant ? Nicolas Bouvier a bien intégré, malgré ses dénégations, la leçon du zen Rinzai, fondé notamment sur la pratique du kôan, si l’on en croit l’un de ses maîtres, Taikan Jyoji : « Le zen est sans mot, sans explication, sans instruction, sans connaissance39. » C’est encore la « voie abrupte40 ». Dans un autre registre, celui de la création poétique, on reconnaît bien cette façon de prendre congé du lecteur. Ce maître du zen Rinzai dit encore que le silence est préférable à tout, que les efforts doivent aller à la « transformation de soi », pour ne pas rester un « être inachevé », et que l’énigme appelée kôan aide à cela, par abandon du raisonnement intellectuel41. Pour les détracteurs du zen Rinzai, il s’agit d’un « sleeping zen », fondé sur l’attente. Nicolas Bouvier, avec son lâcher-prise, aussi vide d’opinions sur le zen qu’une tasse de thé à remplir42, est tout à fait capable d’avoir compris in situ ce qu’est véritablement le zen. Il ne demande rien et il obtient tout.

La relation photographique et l’écriture illuminée de petits riens

14Gageons que Nicolas Bouvier aurait fait un excellent prieur du Daitoku-ji, et revenons à ce qu’il a désiré saisir, en prise sur le monde, fût-ce au prix d’un lâcher-prise : des pages d’écriture et des photographies mémorables. Concernant la relation photographique, parmi dix autres exemples, celles qu’il prend des Aïnous, étrangers parmi les étrangers, le laissent tout d’abord perplexe. Il fait le portrait de ces « boutiquiers » folklorisés et clochardisés, mais soudain il s’attarde sur un « visage presque effacé par l’âge », et sur le tatouage des femmes mariées, comparé à un « large et pathétique sourire de clown dont je ne pouvais plus me détacher43 ». Il passe, avec patience, du détachement à l’attachement le plus profond. Et nous lecteurs avec lui. La présence de cet autre si autre devient « discrète douceur44 », comme si le photographe (on pourrait dire le conteur) avait basculé tout entier dans son « sujet ».

15Kawabata, dans son discours de réception pour le prix Nobel en 1968, évoquait l’opinion des Occidentaux au sujet de son œuvre : une littérature du vide45. Nicolas Bouvier écrit certaines de ses plus belles pages quand il décrit ses situations d’écriture, très loin de l’exercice compassé d’un assis : l’écriture se perd sur des bouts de papier et, finalement, il en reste bien assez. Ailleurs, c’est du sommeil que naît aussi l’écriture la plus fulgurante. Ainsi, les idées affluent en lui après avoir dormi dans un bistrot nommé « Étude » à Ginza : « Quelques idées sont venues au réveil. Il faisait sombre ; j’ai noté ça sur une boîte d’allumettes et suis revenu à Araki-cho (ma maison)46. » Comme une illumination grattée sur un fond de nuit. De brefs feux de signalisation dans l’obscurité qui le guette. Dans un autre passage connu, où il affirme attraper des idées comme d’autres la vérole, il énonce son seul bénéfice : quatre ou cinq lignes, échappées à un ingrat et inutile « reportage » : « voilà le travail […] et ce que je fais à côté, […] c’est seulement pour me donner un peu d’épaisseur, jeter un peu d’ombre portée, et n’avoir pas complètement disparu47. » Une dernière fois, Nicolas Bouvier affirme son attachement à l’écriture : un arrachement sur fond de vide.