Colloques en ligne

Jérôme Roger et Université de Bordeaux

L’œil au travail, l’œil en partage. Bouvier et Michaux au Japon, ou le vacillement du voyage

« Ici, l’œil travaille dur et sans arrêt. »

Nicolas Bouvier1

1Faisons l’hypothèse qu’avant de quitter les berges du lac Léman Nicolas Bouvier avait fait sien ce diagnostic de Jean-Jacques Rousseau, que reprendra également à son compte Claude Lévi-Strauss : « Depuis trois ou quatre siècles que les habitants de l’Europe inondent les autres parties du monde et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de relations, je suis persuadé que nous ne connaissons d’hommes que les seuls européens. […] Les particuliers ont beau aller et venir, il semble que la philosophie ne voyage point2. » C’est par une révolution du regard, du regard sur soi-même, que quelques rares Européens, écrivains-philosophes sans statut pour la plupart, tentèrent de se confronter à cette ignorance généralisée. C’est pourquoi un bon usage de la lecture de Nicolas Bouvier aujourd’hui consisterait à le relire en résonance avec Henri Michaux, l’auteur réticent sinon réfractaire3d’Ecuador et d’Un barbare en Asie, qui l’a toujours accompagné. « Le barbare au Japon », en particulier, retient d’autant plus l’attention qu’il s’épanouira, un quart de siècle  plus tard, dans la Chronique japonaise, suivie des carnets du Vide et le Plein —, ce dernier titre donné par l’éditeur, qui traduit bien le vacillement du genre dont relève l’écriture de Nicolas Bouvier. En interrogeant les échos de l’un à l’autre, je tenterai d’approcher ce que j’appellerai  un déplacement voire un certain déclassement du recueil de voyage et autres « relations », comme l’on disait à l’époque des Lumières.

2À propos d’un monde qui, en l’espace de moins de trente ans, avait connu la folie militaire impériale, la terreur nucléaire, puis l’occupation de l’armée du pays victorieux, les carnets de Bouvier peuvent être lus, à bien des égards, comme le développement des lignes  acérées du jeune Michaux qui, trente ans plus tôt, ne voulait plus écrire, à l’instar de Lao Tseu, qu’en lançant des cailloux : « Le style chinois, surtout le très ancien, est extraordinaire. Pas de développement lyrique, pas de progression unilinéaire. […] Ce style où l’on épargne les mots4. » Cet éloge paradoxal expliquerait à lui seul l’hommage rendu à Michaux par Nicolas Bouvier, en point d’orgue à son Éloge de quelques pérégrins, sous le titre de « Henri Michaux : obituaire d’automne », à la date anniversaire de sa mort : « L’un des seuls écrivains que j’aurais voulu remercier de vive voix5. » En huit pages denses et drues, dont quatre consacrées à Ecuador, et une au voyage en Asie, le pérégrin se révèle l’un des plus justes lecteurs de son prédécesseur. Je tenterai donc de  repérer quelques lignes de crêtes de leurs entreprises respectives, sans m’interdire d’évoquer l’ultime détour par le Japon qu’entreprit Claude Lévi-Strauss à la fin de sa carrière pour voir si ce pays était le mieux à même de nous montrer « l’autre face de la lune6 ». Il est probable que l’anthropologue qu’admirait Nicolas Bouvier aurait souscrit à cette profession de foi de l’itinérant suisse : « Tous les voyages sont ethnographiques. Votre propre ville même, si vous l’étudiez avec la patience, la curiosité, la méthode que les meilleurs esprits mettent à l’étude d’une tribu sauvage, attendez-vous à des surprises. Le quotidien n’existe pas. L’ordinaire n’existe pas. Vous croyiez connaître la chambre ? Vous vous apercevrez que vous ne savez même pas d’où viennent les meubles, ni qui paie le loyer7. » Point n’est donc besoin de voir de loin pour saisir le monde dans sa fragile et friable plénitude, et, inversement, point n’est besoin d’aller aux antipodes pour mettre en pratique ce que Michaux appelait « la vision centrée », au point « qu’un passant naïf peut parfois mettre le doigt sur le centre8 ».

« Ce creux central autour duquel je tourne »

3Mettant à profit l’héritage de ses parents9 pour fuir l’Europe en paquebot, Michaux, au tournant des années trente, a traversé l’Asie au pas de course (par les trains et les paquebots) et sans dormir, six mois en tout, tandis que, plus de vingt ans plus tard, Nicolas Bouvier fait son miel du temps long des cargos, séjournant par deux fois au Japon à dix années d’intervalle et vivant de son travail, comme il l’avait déjà fait à Ceylan10. Démon de l’allegro  d’un côté, sortilèges du lento de l’autre, tels seraient les deux registres d’écriture distincts, avec  l’œil comme foyer commun : « Quand je vis l’Inde, et quand je vis la Chine, pour la première fois, des peuples, sur cette terre, me parurent mériter d’être réels », déclare Michaux dans la préface d’Un barbare en Asie dans l’édition de 1967. On veut bien le croire, mais Nicolas Bouvier, fort de son expérience de l’Archipel, est encore plus près de la vérité : « Lorsqu’on voyage au Japon, on est plus souvent Plume (le Plume d’Henri Michaux) que Phileas Fogg11. » Il est vrai que le personnage de Plume est l’un des plus inquiétants révélateurs de réel que l’on connaisse en littérature12.

4 Par leur périple en Asie, et selon leur idiosyncrasie irréductible, Nicolas Bouvier et Henri Michaux se révèlent même souvent proches par l’humour, parfois l’irritation, quelquefois l’extase : « L’Européen, après bien des efforts, est arrivé à se faire petit devant Dieu. Le Japonais ne se fait pas seulement petit devant Dieu, ou devant les hommes, mais encore devant la plus petite des vagues, devant la feuille recroquevillée du roseau, devant un lointain de bambous qu’il voit à peine. La modestie sans doute recueille sa récompense. Car à aucun autre peuple les feuilles et les fleurs n’apparaissent avec tant de beauté et de fraternité13. » Cette feuille de roseau fait écho au saule de Pékin si admirablement rendu présent dans « Un barbare en Chine » : « Le saule a quelque chose d’évasif. Son feuillage est impalpable, son mouvement ressemble à un confluent de courants. […]  C’est petit à petit que le saule vous forme, chaque matin vous donnant sa leçon. Et un repos fait de vibrations vous saisit, si bien que pour finir, on ne peut plus ouvrir la fenêtre sans avoir envie de pleurer14. »  De même, chez Bouvier, un poème en dit plus qu’une description, comme ce « psaume du mukade », l’araignée du Japon :

Ici… là… où ?

ses fines antennes brûlantes

palpent éperdument le velours venimeux du soir

un mukade

Scopolendra japonica

cantatrice folle

ondule, se tord et s’exalte

dans les retraites de mes plafonds pourris

trop de venin, trop d’amour

pour qui est cette seringue vivante15 ?

5On se prend à regretter que Michaux, quinous avait régalé d’un récit de combat épique avec des araignées géantes dans Ecuador, et d’un stupéfiant chapitre d’« histoire naturelle » dans Un barbare en Asie, n’ait pas accordé la même attention à l’omniprésente vie animale et végétale dans l’immémorial Japon animiste, certes inaccessible à l’époque. Prisonnier des villes, il déverse alors sa hargne sur les acteurs du japonais ravalés au rang    d’une ménagerie : « Il ne dit pas sa langue, il la miaule, l’éructe, et brame, barrit, brait, hennit, gesticule comme un possédé […] On comprend que dans le on leur mette un masque16. » Un autre jour, en gare d’Okayama, le cérémonial des courbettes et des « saluts précipités de part et d’autres » aux personnages importants lui inspire une scène comique digne de La Bruyère et du cinéma muet. Mais en relisant ce chapitre pour la réédition d’Un barbare en Asie en 1984, Michaux avouera son embarras : « Je relis ce barbare-là avec gêne, avec stupéfaction par endroits. Un demi-siècle a passé et le portrait est méconnaissable17. »

6Pourtant, si dans la première édition, le Henri Michaux de 1932 « a donné libre cours à sa barbarie18 », des confidences tempèrent parfois l’exaspération : « Tandis que beaucoup de pays qu’on a aimés tendent à s’effacer à mesure qu’on s’en éloigne, le Japon que j’ai rejeté prend maintenant plus d’importance. Le souvenir d’un admirable s’est glissé et s’étend en moi19. » Moins impatient, Nicolas Bouvier s’est donné le temps d’approfondir cette émotion : « J’aime énormément le . […] Thèmes principaux du  : la salvation, l’éveil, le songe, et son pouvoir rédempteur… La lenteur, qui dans d’autres circonstances peut-être si exaspérantes, est alors parfaitement justifiée par l’ampleur et par le fait que ce genre d’événement ne s’expédie pas à la légère… Les personnages s’adressent les uns aux autres sans jamais se rapprocher […] C’est sobre sans jamais être sec, baignée qu’est l’histoire dans un reflet de soies somptueuses et une sorte de mélancolie métaphysique20. » On dira, certes, que ce n’est pas le même voyage et pas le même Japon, et l’on aura, en partie, raison. Il n’empêche que Bouvier cite à plusieurs reprises Michaux, parce que confronté au Japon  militarisé en pleine guerre de Mandchourie, il est capable de capter  l’essentiel d’un coup de crayon : « Les hommes sont sans rayonnement, douloureux, ravagés et secs, serviteurs de X, de Z ou de la papatrie… » Ce Michaux, révulsé par ce qui lui « paraissait le Japon éternel et intraitable, à quoi il fallait, à quoi je devais tout rapporter », paraît plus crédible que celui qui, devenu peintre français internationalement reconnu exposé à Tokyo cinquante ans plus tard, cherchera à faire oublier l’insolence de sa jeunesse à ses hôtes par une épigraphe aussi charmante que désuète21.

7En revanche, l’accueil que réservait au pérégrin suisse le Japon des années soixante, après la reconstruction et l’occupation américaine, lui permettait d’ouvrir d’autres yeux :   ceux d’un moraliste et d’un conteur mélancolique. Entre cent exemples, voici ce qu’il note, de retour de la visite d’une coopérative agricole au fond du Mie-Ken, dans la région du Kansaï, le 27 avril 1964 : « Cette société m’a accueilli avec une gentillesse sans réserve et de plus, ce que ces paysans étaient parvenus à réaliser était d’un intérêt évident. Cependant au bout de deux heures, je trouvais déjà le temps long parce que, d’une certaine manière, il n’y avait personne dans cette salle : une somme considérable de bon vouloir, de correction et de travail, une âme collective répartie dans ces corps noueux et bien frottés. Mais personne. Ici, bien plus longtemps qu’ailleurs, on peut se promener au grand jour avec une lanterne et chercher un homme. Peut-être parce que les Japonais ont depuis longtemps investi dans le collectif et le social une partie des fonctions, des ressources et des vertus que nous nous attendons à trouver chez l’individu22. »

8À côté de cette évocation, on trouve, sans transition, des notes prises sur le vif dans le ton Michaux le plus abrupt : aphorismes lapidaires (« leur bête noire c’est l’improvisation », dans Le Vide et le Plein, page 41), raccourcis décapants : « Le zen : vaccin bouddhique tiré du tao contre un mal – ou un effet second – né du bouddhisme. » Puis il enchaîne : « C’est à ce vide que Michaux pense lorsqu’il parle “du côté blanc et plage de l’existence’’ » (toujours Le Vide et le Plein, page 45). Ce Michaux du court-circuit semble bien être le mentor du style de Bouvier.

9De là découle cette confidence : « Pour moi, si je me faisais comme dame Sei Shonagon23 une liste des choses agréables et de celles qui ne le sont pas, c’est le vide et le plein qui me serviraient de critères. » Et voilà comment Le Vide et le Plein n’appartient pas à la catégorie des traités de sagesse orientale mais plutôt à celle du « bric à brac » de l’existence,  dont la vie japonaise donne partout le spectacle tout en renvoyant en miroir l’ethnographe à son propre bric à brac mental : « Je trouve le Japon beau et creux, comme certains instruments à percussion pleins de race qu’on voit dans les musées d’ethnographie. Mais moi je connais fort bien ce creux central autour duquel je tourne » (Le Vide et le Plein, page 42).

10Demeure la question de savoir si ce livre relève peu ou prou de l’ethnographie, dont Nicolas Bouvier rappelle qu’elle est « une des expiations de l’Occident, comme l’a fait pertinemment remarquer Lévi-Strauss24 ». Une ethnographie ainsi conçue est la seule morale que Bouvier reconnaisse au voyage : « “Si vous ne priez pas en Inde, écrit Michaux, c’est du temps donné aux moustiques.” De même, si vous vivez au Japon sans vous laisser aller à des moments d’attendrissement que d’ailleurs le pays favorise, vous perdez votre temps. Commencez donc par donner de la tendresse, les Japonais vous la rendront toujours à leur manière et à leur heure, et soyez certain qu’il leur en coûtera plus qu’à vous25. » En d’autres termes, commencez par vous déplacer, par vous excentrer, avant même d’observer. Mais  n’était-ce pas là l’éthique de cet ethnologue sans laboratoire qui débarquait en Asie trente ans plus tôt ? « Débarquant là, en 31, sans savoir grand-chose, la mémoire cependant agacée par des relations de pédants, j’aperçois l’homme de la rue. Il me saisit, il m’empoigne, je ne vois plus que lui. Je m’y attache, je le suis, je l’accompagne, persuadé qu’avec lui, lui avant tout, lui et l’homme qui joue de la flûte et l’homme qui joue dans un théâtre, et l’homme qui danse et qui fait des gestes, j’ai ce qu’il faut pour tout comprendre… à peu près. Avec lui, à partir de lui, réfléchissant, m’efforçant de remonter l’histoire26. »   

11« Je le vois, je le suis » : pour déterminant que soit dans les deux œuvres le leitmotiv de la vue et du déplacement, il faut encore comprendre que la vue ne vaut que parce qu’elle  aurait le pouvoir de faire entrer dans « la peau des autres », comme l’écrit encore Michaux, mais sans illusion sur la réalisation de ce vœu : « Toutefois, dans la peau du Chinois, il reste lui-même et souffre et regimbe. Il souffre dans la peau de l’Hindou, il souffre d’être homme et de ne pas trouver la Voie. Et tout en souffrant il montre de l’humour, comme on fait, comme tant d’autres ont fait. » Cette même mélancolie lancinante affleure partout chez Nicolas Bouvier. En un mot, nul ne se dépêtre aisément de soi-même, et l’on se souvient que Michaux ne trouva pas même le repos en entrant dans une simple pomme27 – expérience qui devrait être utile à tous ceux qui – je cite Nicolas Bouvier – se « débarrassent à bon compte des voyageurs et des voyages en alléguant que presque tous les départs sont des fuites ». Ces assis  ignorent qu’« il y a des choses devant lesquelles on ne peut que fuir […] On part pour s’éloigner d’une enfance étouffante, pour ne pas occuper la niche que les autres déjà vous assignent, pour ne pas s’appeler Médor28. » C’est en des termes comparables que Lévi-Strauss, dans Tristes tropiques, expliquait son dégoût des études de  philosophie – « sorte de contemplation esthétique de la conscience par elle-même29 » à la Sorbonne –, et son choix  d’embrasser le monde en lisant de l’anthropologie30, une lecture qui l’engagera en totalité : « Ma pensée échappait à cette sudation en vase clos à quoi la pratique de la réflexion philosophique la réduisait. Conduite au grand air, elle se sentait rafraîchie d’un souffle nouveau. Comme un citadin lâché dans les montagnes, je m’enivrais d’espace tandis que mon œil ébloui mesurait la richesse et la variété des objets31. » Faisons le pari que Bouvier avait lu Michaux de cette manière, comme il lira aussi la littérature japonaise, tandis que Michaux avait fait une tout autre expérience de la lecture en abordant le Japon par la baie de Kobe en 1931.

De l’œil du lecteur au geste de l’enfant

12« Ne pas occuper la niche que les autres déjà vous assignent » constitue en effet une  belle ouverture vers la littérature japonaise telle que l’interroge Nicolas Bouvier, au cours de  l’année 1964, dans Le Vide et le Plein, au gré de séquences récurrentes, sept en tout, sobrement intitulées « Littérature ». Je les recommande au lecteur français, tant la démarche  comparatiste y est à la fois vivante et pertinente. Je retiendrai trois exemples très différents qui thématisent chacun une valeur littéraire spécifique : l’écrasement des personnages dans le roman japonais ; le froid « qui vient en plus du désespoir » ; l’ignorance de la confiance en soi et de l’audace, traits spécifiquement européens.  

13— « Relisez Maupassant dont Akutagawa s’est tant inspiré, dont les Japonais en général sont si férus. Maupassant : un grand fond de solitude et de glace, une révolte qui n’aboutit pas, quelque chose de forcené, la tête contre les murs, l’écrasement des personnages. On retrouve tout cela, et pour de bonnes raisons dans la littérature japonaise d’après la restauration32. »

14— « Les écrivains japonais sont […] les maîtres du froid. Un froid sans  exemple dans les autres littératures. […] À côté d’un écrivain comme Osamu Dazai, Kafka fait presque figure de luron. »

15— « Pourquoi la révolution surréaliste – je veux dire la vraie avec les immenses cadeaux qu’elle apportait, et non les simulacres auxquels on assiste aujourd’hui – ne s’est-elle pas encore produite dans la culture japonaise ? Manque de confiance probablement. »

16 Bouvier compare même l’idée de cette révolution surréaliste à « un cétacé de grands fonds, sorte de Moby Dick qui chemine sans trêve bien loin sous la surface de la mer », et dont la capture implique une ambition prométhéenne, dont serait dépourvue la culture japonaise. On regrette qu’il ne donne pas son sentiment sur le grand écrivain Natsume Soseki et son  Pauvre Cœur des hommes33, peinture poignante du désarroi qui s’empara des intellectuels, suite à la restauration Meiji. Mais on admire la finesse de sa compréhension de Tanizaki (La Clé) et d’Inoue (Le Fusil de chasse) : « Il y a un mal du vide, qui est bien de notre temps […], et dont l’intellectuel japonais fait son ordinaire. Il l’affronte quotidiennement comme un soldat la mitraille, lorsqu’il en réchappe, cela donne des œuvres marquées, des œuvres de “rescapé”, comme les chansons de Narayama qui ne peuvent laisser personne indifférent34. » Comment mieux dire les choses en épargnant les mots ?

17Si, par contraste, on se demande pourquoi Michaux ne dit rien de la littérature ni du cinéma du Japon, alors qu’il s’en montre insatiable en Chine, la réponse tient peut-être en trois mots, ou plutôt en trois expériences – celles de l’idéogramme, du dessin, du geste –, qui ont transformé sa vision du monde en 1931 : « Moi aussi, je fus au Japon. Infirme là-bas celui qui ne sait pas avec des signes signifier. Des signes graphiques./Infirme. Je repars du Japon./Choc et honte au Japon35. » Quel choc et quelle honte ? C’est dans un texte tardif, resté longtemps inédit, que Michaux racontera les faits : le jour même de son escale à Kobe  en 1931, surpris par la clarté trop violente des rues, il est allé s’enfermer, tel un « bloc barbare », dans un bar. Soudain, une jeune fille rieuse vient lui tenir compagnie, et le dialogue, qui s’avère impossible, lui révèle son « infirmité » : « Amusée, elle se mit, pour savoir d’où je venais, de quel bateau, par quel chemin, elle se mit à me faire des dessins, simples, qu’un enfant vraisemblablement [je souligne] du moins de son pays eût pu comprendre, me demandant aussi par la même voie graphique combien d’heures ou de jours je restais, etc., etc. Elle me tendait le crayon pour la réponse36. » Sous le coup brutal de la révélation d’une langue faite pour les yeux et non pour la parole, le voyageur se voit soudain projeté dans sa lointaine enfance : « cet instant en répétait un autre, qui faussement dormait depuis des ans ».  Il réalise alors que, à Kobe où les gestes deviennent des paroles et la voix des signes écrits, il a connu son chemin de Damas, sa véritable conversion à la langue primitive du dessin : « Cet instant achevait de me désarçonner sans rémission de ma culture verbale. J’étais un sous-instruit. Une fille sans science venait de me faire la leçon. Je regagnai le bord, accablé mais décidé. Cela changerait. Je ne resterais pas un infirme. À mon retour j’aurais trente ans […] mais je me voyais déjà de retour. J’étais tombé dans une civilisation du dessin et plus spécialement de la représentation par les graphismes. »

18En 1972, artiste plasticien reconnu, le diagnostic de Michaux en autobiographe oblique, sera sans appel : « Né, élevé, instruit dans un milieu et une culture uniquement du “verbal”/je peins pour me déconditionner37. » En fin de compte, l’expérience du Japon donne au texte d’Un barbare en Asie le rythme presque swingué d’une écriture déconditionnée, à la façon même dont le monde se dessine à l’œil et à l’oreille, tandis que Nicolas Bouvier compose avec patience un chant lacunaire où le plein ne fait qu’affleurer à la surface du silence. Tous deux nous laissent entendre qu’écrire le voyage, ce n’est pas seulement se défaire de soi, c’est aussi réserver la première place au monde qui manque, que l’un enregistre, photographie, archive les instants, ou que l’autre, l’écorché vif, rêve de l’impossible expatriation de tout son être38.

Déplacements, déclassements

19Autant, dans L’Empire des signes39, Roland Barthes comprend en sémiologue le Japon dont il fait « un système », à partir d’un certain nombre de traits graphiques et linguistiques, autant Nicolas Bouvier éprouve d’abord le décomprendre, situation de l’explorateur démuni, ou du « pèlerin dérouté40 » : « Littérature : Si l’on comprenait tout, il est évident que l’on n’écrirait rien. On n’écrit pas sur : deux + deux = quatre. On écrit sur le malaise, sur les sentiments complexes qui naissent de : deux + deux = trois ou cinq. Ainsi le voyageur écrit pour mesurer une distance qu’il ne connaît pas et n’a pas encore franchie. Si je comprenais parfaitement le Japon, je n’écrirais rien de ces lapalissades, j’emploierais mieux mon temps, je ferais – qui sait ? – du Robbe-Grillet en japonais41. » Non seulement Bouvier pratique envers la littérature parisienne en vogue à l’époque la vertu d’insolence, vertu dont Michaux a donné le meilleur de lui-même dans l’édition d’Un barbare en Asie de 1933, mais son désarroi revendique aussi une  « médiocrité désordonnée », que n’aurait pas désavouée Montaigne42 : « Mon livre est celui d’un homme qui, à force de manquer de méthode (et ce n’est pas un parti pris : je cherche à être méthodique sans y parvenir), trouve tantôt mieux tantôt pire que tout ce à quoi ses ambitions raisonnées auraient pu le conduire. Une médiocrité désordonnée, toute trouée de fenêtres, parcourue de courants d’air : on a des chances d’en guérir. Organisée elle vous enferme43. »

20Mais cette trouée ouverte  aux  courants d’air  rappelle plus encore cet extrait du  Tsurezuregusa que Michaux met en épigraphe de Passages, recueil d’essais paru en 1950 : « Seule une personne de compréhension réduite désire arranger les choses en séries complètes. En tout mauvaise est la régularité. Dans les palais autrefois, on laissait toujours un bâtiment inachevé obligatoirement44. » Avant d’en arriver à cette compréhension autre, à cette éthique du passage, on peut formuler l’hypothèse autrement : si dans « Un barbare au Japon », Michaux s’est livré sans retenue à la verve pamphlétaire, Nicolas Bouvier, en revanche, fait l’expérience inverse de l’acceptation, qui consiste à apprendre à considérer résolument et patiemment les sociétés  autres : « (Au fond, deux moyens, seulement de mettre les choses en perspective : la pratique courante de la langue, et l’histoire du pays. Comme on ne peut pas faire de la grammaire, faisons de l’histoire45.) » Le moins que l’on puisse dire est que Michaux ne possédait pas ce tempérament-là (question de nerfs), ce qui devait le contraindre, dans la note liminaire de l’édition de 1984 d’Un barbare en Asie, à des formules de rétractation épinglées plus tard par Simon Leys46, tant elles sont en retrait sur l’élan premier : « Il est clair à présent qu’à l’autre bout de la planète l’Europe a trouvé un voisin47. »

21En revanche, en acceptant de vivre plusieurs années sans subsides de l’autre côté de la terre, Nicolas Bouvier a fini, sans jamais se rétracter, par éprouver et nous montrer du doigt  ce que Claude Lévi-Strauss désignait comme une aporie dans  « L’Autre Face de la lune », à savoir que « les cultures sont par nature incommensurables ». S’adressant en 1988 à une assemblée de savants, ses confrères, il compare l’anthropologie à « l’astronomie à ses tout débuts », par « l’éloignement où se trouve l’observateur de ses objets d’observation », jusqu’à récuser tout accès possible à la culture japonaise : « gardons-nous de demander plus à l’anthropologie ; mais à défaut de jamais connaître une culture du dedans [je souligne], privilège réservé aux natifs, elle peut au moins proposer à ceux-ci une vue d’ensemble, réduite à quelques contours schématiques, mais que, situés eux-mêmes trop près, ils seraient hors d’état d’obtenir48 ». La suite de l’ouvrage montre cependant que l’œil de l’anthropologue passant incessamment du télescope au microscope, en arpentant les marchés, scrutant les étals, palpant l’architecture des maisons, captant « le cri des insectes49 » avec l’ambition somme toute modeste d’en repérer les « régularités », ne connaît pas de répit. C’est ce qu’on appela le structuralisme, sans comprendre qu’il fut, non pas une école, mais une science du concret et de l’analogie.

22Bouvier, quant à lui, ne doutait pas non plus que les cultures fussent incommensurables : « Tout ce qui relève du domaine graphique, les Japonais pourront le faire à merveille, sans y penser, presque en dormant. Mais ils ne pourront vous l’expliquer. » C’est pourquoi – série poétique des homophones oblige – « il entre du surréalisme dans l’état de voyage. Le voyageur se doit d’être un voyant50. » On sait que Michaux partageait le même scepticisme : « Après avoir parlé de la mentalité de certains peuples, on se demande vraiment si ça en valait la peine, si on n’aurait  pas mieux occupé son temps d’une autre façon51. » Ce qu’il fera bientôt avec le décapant « Voyage en Grande-Garabagne », cette « nouvelle Garabagne » qui hantera encore Roland Barthes au moment d’écrire sur le Japon52.

23Tout cela conduit à se demander si, au fond, un janséniste ne loge pas dans l’âme de   Nicolas Bouvier philosophe, puisque, beaucoup plus qu’une méthode, le voyage est d’abord  vécu comme une ascèse : « Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C’est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n’a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer53. » Osons alors cette question : si « trop de gens attendent tout du voyage sans s’être jamais souciés de ce que le voyage attend d’eux54 », n’est-ce pas que l’idée même de naufrage n’a jamais effleuré ces propriétaires qui croient le terrain  partout identique à celui qui les porte ?

24Le naufrage, toutefois, n’est jamais définitif, comme pouvait le laisser croire Le Poisson-scorpion. En faisant de l’état de voyage l’expérience d’un déclassement des clichés, Claude Lévi-Strauss proposait en 1955 un renversement plutôt positif de point de vue : « En même temps qu’il transporte à des milliers de kilomètres, le voyage fait gravir ou descendre quelques degrés dans l’échelle des statuts. Il déplace, mais aussi il déclasse – pour le meilleur et pour le pire – et la couleur et la saveur des lieux ne peuvent être dissociées du rang toujours imprévu où il vous installe pour les goûter55. » C’est par la voie de ce déclassement dans l’échelle des statuts, des points de vue et aussi des genres littéraires, que Nicolas Bouvier a donné le meilleur sans occulter le pire, en comparant l’estrangement de l’écrivain à un chirurgien en train de « mécher une plaie […] Des mètres et des mètres de gaze souillée de pus avant d’arriver au sang frais56. »

25S’« il y a de ça dans l’écriture : une litanie qui peu à peu se débarrasse de tout ce qui n’est pas elle, un flot qui graduellement se purifie », encore fallait-il, pour le savoir, accepter de déporter son être, « le pacifier et entrer dans celui des autres ». Des déplacements de l’œil au  déclassement-reclassement du genre de la « littérature de voyage », le déportement de tout l’être vers celui des autres devient une opération de déconditionnement dont doit témoigner à son tour le lecteur dans l’espoir de la faire partager. Ces quelques notes n’avaient pas d’autre ambition.