Colloques en ligne

Déborah Knop et Romain Menini

L’art du provignement dans le troisième livre des Essais

Cette étude comprend deux parties.

La première, écrite par Romain Menini, resitue la question du « provignement » – ou dérivation lexicale – parmi les questionnements sur l’enrichissement de la langue qui agitèrent les écrivains de la Renaissance ; le témoignage de Marie de Gournay, attachée à défendre la « fabrique de nouveaux mots » propre à Montaigne, en fournit la principale inspiration.

La seconde, écrite par Déborah Knop, se focalise sur un des chapitres des Essais les plus audacieux dérivationnellement parlant, « Sur des vers de Virgile ». Les termes provignés y jouent un véritable rôle rhétorique : ils participent certes à la conciliation du lecteur, mais ils renforcent également l’argumentation et la portée morale du chapitre.


*

1Dans la préface qu’elle consacre aux Essais de celui qu’elle nomme, avec révérence et solennité, son « Père », Marie de Gournay écrit:

Or à mesure que jardiner et provigner à propos une langue, est une plus belle entreprise, à mesure est elle permettable à moins de gens, ainsi que remarque mon Pere1.

2Marie de Gournay compare ici la langue – et en particulier ici le « langage françois » (titre que la « fille d’alliance » choisira par ailleurs pour l’un de ses traités linguistiques) – à une terre dont la fertilité requiert, chez celui qui entend la cultiver, un talent tout aussi rare qu’admirable, selon Montaigne lui-même. Mais cette phrase ne se lisait pas telle quelle en 1595, dans la première impression du liminaire publié par L’Angelier2. Les deux mots et provigner constituent un ajout tardif, inséré en 1617 et conservé dans la dernière édition revue par Gournay en 16353. Cette variante est précisément à mettre en rapport avec le passage suivant de son traité Du langage françois :

Quoi donc, son Destin [celui de la langue] se pourroit-il abstenir, de chercher nouvelles richesses et delices, en l’invention de la greffer, de la provigner, metaphoriser et commenter4 ?

3Le terme provigner, ainsi enté dans l’œuvre à plusieurs reprises5, mérite commentaire. La métaphore horticole que ce mot induit semble en effet décisive pour Marie de Gournay. L’autrice fait référence, sans doute, à deux passages célèbres de l’œuvre de Ronsard – sa prose théorique, en l’occurrence. Car Gournay voue au « prince des poëtes », presque autant qu’à Montaigne lui-même, une admiration sans borne – admiration si importante qu’elle n’hésita pas à la pousser jusqu’à la « supercherie » éditoriale6 dans le but de défendre la mémoire de ce (second) maître-écrivain du siècle qu’elle a vu finir. Dans la préface posthume à sa Franciade,publiée seulement en 1587 et adressée « Au lecteur apprentif », Ronsard avait inauguré et imposé un emploi inattendu du terme provigner :

Oultre-plus si les vieux mots abolis par l’usage ont laissé quelque rejetton, comme les branches des arbres couppez le rajeunissent de nouveaux drageons, tu le pourras provigner, amender et cultiver, afin qu’il se repeuple de nouveau. Exemple de Lobbe, qui est un vieil mot François qui signifie mocquerie et raillerie. Tu pourras faire sur le nom le verbe Lobber, qui signifiera mocquerie et gaudir, et mille autres de telle façon7.

4Dans cet extrait, que les historiens de la langue française ont coutume d’évoquer comme exemplaire d’une « théorie du provignement » caractéristique de Ronsard et des poètes de la Pléiade, l’auteur de la Franciade aborde la question de l’enrichissement de la langue et de la création de nouveaux mots, dont il requiert qu’ils soient façonnés « sus un patron desja receu du peuple », à la faveur d’une opération oxymorique de « sage hardiesse ». Le provignement, entendu dans son sens métaphorique (c’est-à-dire aussi, en l’occurrence, métalinguistique), recoupe à peu près – on peut du moins le penser – ce que la lexicologie récente nomme dérivation8, qu’elle soit « propre » (avec ajout d’affixe dérivationnel) ou « impropre » (conversion ou « recatégorisation », que le procédé se fasse avec ou sans affixe flexionnel – c’est l’exemple de lobber).

Provigner : de Ronsard au Grand Siècle

5Il n’est pas innocent que le terme réapparaisse sous la plume de Marie de Gournay pour présenter la pratique linguistique qu’elle pense être celle de son « Père ». On le sait : dès 1595, sa préface est écrite dans un dessein apologétique, et pour tout dire polémique9. Louer, justifier et excuser le Père auprès de ses détracteurs : tel est l’un des buts principaux d’un texte qui, quarante ans après sa première parution, doit encore faire son office – et même plus que jamais, tant les Essais sont en passe de devenir toujours plus « illisibles10 ». Au cours de cette apologie, un sort particulier est fait à la question du lexique de Montaigne. Marie de Gournay déplore les menées des « calomniateurs » de l’œuvre : « Premierement, ils reprennent au langage quelque usurpation du Latin et la fabricque de nouveaux mots […]11 ». Or, la question de la « fabrique de nouveaux mots » a pris au xviie siècle le caractère brûlant d’une querelle d’actualité. La dernière édition des Essais revue par Marie de Gournay se trouve être exactement contemporaine de la création de l’Académie française. Dans ce contexte, la question du néologisme, entre autres, agite philologues et théoriciens. Elle les agitera encore pendant plusieurs dizaines d’années, qu’on pense au seul Malherbe ou aux diverses batailles qui se livrèrent après sa mort, comme celle des « remarqueurs » (Vaugelas ou Buffet) et du père Bouhours contre Ménage. Le chapitre 54 de la seconde partie des Observations de Monsieur Ménage sur la langue françoise (1676) nous renseigne généreusement sur l’ampleur des débats qui ont ému le Grand Siècle, non moins que sur les autorités antiques et vernaculaires après lesquelles il fallait alors, en plein « classicisme » épris de pureté, peser la question12. Est-il permis de faire des mots, comme dirait Ménage ? De forger des dictions, comme écrit Marie de Gournay ?

6En faisant réapparaître le provignement ronsardien, Marie de Gournay défend expressément, avec un goût certain de la proprietas intempestive et de l’allusion discrète, les audaces de Montaigne le prosateur. Il est remarquable que, pour ce faire, elle use des outils lexicaux de son second champion, le Vendômois au « stile apart13 ». On aurait tôt fait de montrer, du reste, que le ton et la stratégie apologétique de la préface de Marie de Gournay aux Essais sont assez analogues à ceux que Marc-Antoine Muret avait déployés, faisant pièce à « l’arrogance de quelques acrestés mignons » de la génération précédente (chaque époque a les siens), pour défendre les Amours d’un Ronsard, auquel on reprochait notamment – déjà – « d’estre trop audacieux a faire nouveaus mots14 ».

7Que signifie provigner ? Dans le Dictionnaire de l’Academie – promis, donc, en 1635, mais publié seulement en 1694 – on lit cette définition :

Coucher en terre les brins d’un sep de vigne, afin qu’ils prennent racine, & qu’il s’en fasse d’autres seps. Il faut provigner cette vigne pour la repeupler.

Il se dit aussi fig. dans le mesme sens. Cette famille a bien provigné. L’heresie a beaucoup provigné. La foy catholique provigne beaucoup dans le Jappon, dans le Canada.

8Alain Rey, dans son Dictionnaire historique de la langue française, précise :

Provigner v. est la réfection (1393), sous l’influence de vigne, de provainier (fin xie s.), dérivé de provain, provin. Le verbe s’emploie en agriculture pour « marcotter (une vigne) par des provins » et, intransitivement, « se multiplier par marcottes ».

9Par l’ajout de provigner dans l’édition de 1617, Marie de Gournay crée un binôme avec jardiner et une retentissante paronomase avec « à propos », dans un syntagme qui, d’un coup, en devient on ne peut plus stylistiquement fidèle au Père. Du reste, toute la virtuose préface qu’elle signe est écrite dans un idiome si intimement montaignien qu’il n’est pas surprenant que la dérivation novatrice y soit, comme chez l’auteur des Essais, si remarquable.

10Provigner. Pourquoi retenir ce menu détail dans la longue préface de la fille d’alliance ? Parce que, à ce qu’il nous semble, il dit tout ou presque de la pratique qui est celle de la « nouvelleté » (le mot, certes de Montaigne lui-même, est volontairement mal choisi, comme on le verra) en matière de lexique dans les Essais.

« Non pas l’innovant » (III, 5) : contre le néologisme

11Les termes du problème se posent très clairement dans un passage fameux du chapitre « Sur des vers de Virgile », où Montaigne prend fait et cause contre les impénitents novateurs :

Le maniement et emploite des beaux esprits donne prix à la langue : Non pas l’innovant, tant, comme la remplissant de plus vigoureux et divers services, l’étirant et ployant. Ils n’y apportent point des mots, mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage : Lui apprennent des mouvements inaccoutumés, mais prudemment et ingénieusement. Et combien peu cela soit donné à tous, il se voit par tant d’écrivains français de ce siècle. Ils sont assez hardis et dédaigneux, pour ne suivre la route commune, mais faute d’invention et de discrétion les perd. Il ne s’y voit qu’une misérable affectation d’étrangeté : Des déguisements froids et absurdes, qui au lieu d’élever, abattent la matière. Pourvu qu’ils se gorgiasent en la nouvelleté, il ne leur chaut de l’efficace : Pour saisir un nouveau mot, ils quittent l’ordinaire, souvent plus fort et plus nerveux. En notre langage, je trouve assez d’étoffe, mais un peu, faute de façon. Car il n’est rien, qu’on ne fît du jargon de nos chasses, et de notre guerre, qui est un généreux terrain à emprunter. Et les formes de parler, comme les herbes, s’amendent et fortifient en les transplantant. (III, 5 : 132-13315)

12Résumons, trop vite : Montaigne s’oppose ouvertement à la pratique néologique, qui n’est qu’ « affectation d’étrangeté ». Bannissant l’innovation, il plaide pour un enrichissement sémantique, qui façonne la signification comme le ferait un cordonnier, un couturier ou un drapier : « étirant et ployant » une matière qui a déjà de l’ « étoffe » – qui en a bien assez, mais manque de « façon ». Le styliste vise l’inaccoutumé, la coupe nouvelle, mais fuit les « déguisements froids et absurdes ».

13Pour le dire avec les mots de Claudel : « Les mots que j’emploie, / Ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mêmes16 ! »

14L’affaire semble claire : en matière de langue comme en manière de vie, Montaigne s’oppose au « pedantisme », à ceux qui se « gorgiasent en la nouvelleté » ; il parle, ici comme ailleurs, en faveur de la coutume établie. Son parler se veut « simple et naïf », « non pedantesque » (I, 26 : 171-172).

15Dans un article précieux sur le « dictionnaire tout à part [s]oy » de Montaigne, Jean-Charles Monferran a donné des éclairages décisifs sur le discours montaignien relatif à l’innovation lexicale17. Il a spécifiquement étudié l’appel à l’enrichissement sémantique que l’auteur des Essais fait entendre dans le passage de « Sur des vers de Virgile » cité ci-dessus. Comme avant lui Du Bellay dans la Défense et illustration de la langue française (II, 6 et 11) ou Ronsard dans l’Abrégé de l’Art poétique français,Montaigne requiert l’emprunt à des domaines lexicaux spécifiques (chasse, vénerie, fauconnerie, etc.) pour donner du prix au français. Mais, à la différence des deux poètes, l’auteur des Essais dénonce toute forme de néologie formelle.

16Jean-Charles Monferran relevait un premier paradoxe constitutif de la position montaignienne : pour « se représenter » avec la plus grande authenticité, dans sa plus insigne singularité, l’auteur entend se servir des mots de tous. Mais comment, alors, faire sienne la langue de tous les autres ? « J’y veux pouvoir quelque chose du mien », écrit Montaigne. Le propre du lexique des Essais serait cette propension et cette capacité à créer, dans un maniement spécifique, ce que Marie-Luce Demonet nomme des « mots voyageurs18 », qui transitent d’une signification à l’autre selon un « branle » inimitable. En ce sens, Hugo Friedrich parlait certainement avec un peu de légèreté de « vague terminologique », certes propre à Montaigne, mais qu’il eût fallu rapporter à quelque « hésitation préclassique de la langue française19 ». Car il s’agit dans les Essais, loin de tout flou artistique en fait de taxinomie (fût-elle préclassique !), d’un effort de « des-accoutumance » sémantique (« pratique mouvante de la polysémie », écrit Marie-Luce Demonet) dont l’efficacité spéculative, en tous points concertée, se fonde, avant l’heure, sur un mode insigne de « dérèglement de tous les sens ». Dans un livre récent, Olivier Guerrier propose de déplacer encore un peu notre entente du passage cité ci-dessus : le maniement de la « signifiance » dans les Essais toucherait, à la faveur de ses « muances » si caractéristiques, au moins autant le « contenu des mots » que leur « point d’application20 ». Autant de déplacements ou de dégagements requis par un « nouveau langage » qui, s’il use des mots communs, en fait un usage si désorientant que la « route par ailleurs » qu’il emprunte touche aux confins de la polysémie comme de la « propriété ».

17Comme il l’écrit en III, 5, Montaigne aurait donc joué, partout dans les Essais,le néologisme de sens contre le néologisme de forme, ainsi qu’on pouvait le dire naguère. Enrichissement sémantique versus afféterie formelle – loin de toute « estrangeté » aux dehors pédantesques. Sur ce point, la critique semble unanime.

18Ferdinand Brunot déjà, dans le deuxième tome de son Histoire de la langue française,commentait en ces termes, après l’avoir citée, la page de Montaigne lue dans le chapitre « Sur des vers de Virgile » :

[…] cette critique si juste, si pénétrante, venait trop tard. Au reste, la fille adoptive de Montaigne elle-même ne la comprit pas, et, pendant tout le début du siècle suivant, elle a lutté pour défendre – au nom même de ce père qu’elle aimait tant – la grosse méprise des écrivains du xvie siècle, qui a consisté jusqu’au bout à chercher l’originalité dans la langue au lieu de la chercher dans le style21.

19L’opposition était encore plus tranchée : « style » nouveau contre nouvelle « langue ». « Justesse » contre « méprise ». Et l’historien d’instruire, au passage – de façon plutôt expéditive – un procès à charge contre la pauvre Marie de Gournay, accusée de n’avoir rien entendu à l’affaire, car victime à son tour de la « grosse méprise » des novateurs… En réalité, la défense poétique que fit Marie de Gournay de l’œuvre de son père nous semble beaucoup plus fine que Brunot n’a voulu le faire accroire, notamment quant à la question épineuse des « nouveaux mots ».

Montaigne, néologue malgré lui ?

20Un second problème se présente au lecteur qui désirerait comprendre le style des Essais – et notamment du « troisième allongeail » – au prisme de l’échantillon théorique que Montaigne a lui-même exposé dans « Sur des vers de Virgile ». Car la pratique ne suit pas en tous points la théorie : au contraire de ce que Montaigne dit des « beaux esprits », lui-même pratique une certaine néologie. Dans le seul troisième livre des Essais,il la pratique même assez fréquemment, si l’on en croit les relevés que nous présentons ici en annexe. La chose n’avait pas d’ailleurs échappé aux « puristes » de la génération suivante22, contre lesquels Marie de Gournay s’éleva. Et voici comment devient caduque une opposition qu’on eût voulu trop tranchée, parce que supposément résolutoire, entre mauvaise innovation formelle et bonne révolution sémantique. Pour reprendre les mots de Brunot, l’ « originalité » aurait donc été trouvée par Montaigne – et peut-être même cherchée – aussi dans « la langue » des Essais.

21Levons tout de suite un premier malentendu, qui tient aux désignations de néologie et de néologisme (mots qui n’entrent en français, d’après les dictionnaires, qu’au xviiie siècle). C’est, avec toutes les difficultés qu’il pose à la lexicographie, le sentiment néologique – cette étrangeté ressentie face à une lexie à laquelle l’époque (ici le second xvie siècle) ne semble pas avoir recouru par ailleurs – qui doit retenir notre attention, davantage que la question (d’ailleurs toujours quelque peu aporétique) de la première attestation d’un mot. Au demeurant, une telle précaution ne rend que plus indispensable le recours aux dictionnaires (Godefroy, FEW, DMF,Huguet, TLF) qui sont là pour confirmer ou infirmer un tel sentiment. De fait, s’il est assuré, d’après les lexicographes, que le substantif embesognement se trouve avant Montaigne, dès Christine de Pizan semble-t-il, sa rareté au xvie siècle ‒ mais le verbe (s’)embesogner était quant à lui commun ‒ le fait sonner de façon assez inouïe. Et Montaigne n’avait certainement pas lu23 les passages de Christine de Pizan recensés par les lexicographes. Cela étant dit, bien des lexies montaigniennes font s’éveiller un tel sentiment néologique.

22Il est vrai que l’auteur des Essais rechigne à l’emprunt aux langues étrangères, à la « grécisation » excessive, par exemple. Tous les mots d’origine grecque qu’on lit dans le livre III se sont déjà fait, sauf erreur, une place en français : ainsi d’idiome, energie, paragraphe, prophetiser, metamorphoses, enthousiasme, rheume, metaphore, phrase, periphrase, etc. On ne trouve nulle part ces mots composés, à la manière d’Eschyle, Pindare ou Lycophron, dont les poètes de la Pléiade ou Du Bartas usèrent à loisir. Et la « rudesse » que reprochera Sorel aux « paroles24 » des Essais n’a qu’assez peu à voir avec cette « rudesse des mots nouveaux » que Sébillet voyait dans la Délie de Scève25 – et encore moins avec la cornucopie d’hapax propre à un Du Monin26.

23Mais une manière spécifique, un maniement précis rend compte de la quasi-totalité des novata verba de Montaigne : la dérivation, ou (pour parler comme Ronsard et Gournay) le provignement.

24Passons rapidement sur la dérivation impropre ou conversion : plusieurs catégories grammaticales voyagent chez Montaigne, et l’infinitif substantivé est fréquent : le bienfaire, le proceder, l’agir, le mentir, etc. Retenons, à titre d’exemples caractéristiques de ce tour les conséquences syntaxiques, spectaculaires, qu’il entraîne dans les occurrences suivantes :

L’être tenu et obligé, me fourvoie, et le dépendre d’un si faible instrument qu’est ma mémoire. (III, 9 : 259)

Le voir sainement les biens tire après soi le voir sainement les maux. (III, 13 : 474)

25Où Montaigne conserve à l’infinitif substantivé sa libre capacité de régir des compléments, comme en grec.

26Tout ainsi que le binôme synonymique27, l’infinitif substantivé se fait certainement – hypothèse non exclusive – à l’imitation d’Amyot, le traducteur de Plutarque. Dans les Essais, Montaigne « donne […] la Palme à Jacques Amiot, sur tous noz escrivains François », notamment « pour la naïfveté et pureté du langage » qu’il emploie28. Naïfveté et pureté : avant que le Grand Siècle ne s’empare de cette double qualité, appelée à devenir prescriptive29, Montaigne avait souligné l’authentique limpidité propre à l’idiome du traducteur de Plutarque. Or, chez Amyot, – et c’est ce qui faisait de lui, pour Brunetière, un « artisan de l’idéal classique30 » – seuls certains latinismes et des mots nouveaux formés par dérivation avaient droit de cité. Pensons seulement à routine, néologisme apparu dans la traduction des Vies en 1559, etque reprend Montaigne à sa suite dans « De l’art de conferer » (III, 8 : 219). René Sturel a montré naguère comment les Vies parallèles avaient été corrigées pour satisfaire un certain idéal linguistique de la Cour, rétive à la « nouvelleté ». Malgré tout, selon Antoine Berman31 – qui fait fond sur les travaux de Sturel32 et d’Aulotte33 – environ une centaine de mots nouveaux se liraient chez Amyot, pour la plupart des dérivés, le plus souvent des calques du latin.

27On trouve la même tendance chez Montaigne : dans le livre III, confabulations, supernumeraire, saturité, indefatigable, innumerable sont – parmi d’autres – autant de calques du latin. Le regard synchronique peut voir cependant dans une partie de ces items des mots nouveaux, inconnus du français. Mais l’étude diachronique ramène ces vocables à une langue que, comme Amyot, et peut-être plus encore, Montaigne porte en lui « comme naturel[le] ». Le passage de III, 2 mérite d’être rappelé :

Le langage latin m’est, comme naturel : je l’entends mieux que le Français. Mais il y a quarante ans, que je ne m’en suis du tout point servi à parler, ni à écrire : Si est-ce qu’à des extrêmes et soudaines émotions, où je suis tombé, deux ou trois fois en ma vie : et l’une voyant mon père tout sain, se renverser sur moi, pâmé, j’ai toujours élancé du fond des entrailles les premières paroles Latines : Nature se sourdant [et] s’exprimant à force, à l’encontre d’un long usage. Et cet exemple, se dit assez d’autres34. (III, 2 : 43)

28« Naïf », le latin de Montaigne l’était et continue de l’être – ou tout comme. Gardons en mémoire ce modèle d’une langue naturelle, que Montaigne dit rechercher aussi pour sa prose vernaculaire.

29Ainsi qu’Amyot, Montaigne possède une conscience aiguë des mots de son temps, des mots qui conviennent à une époque singulière : il sait qu’il écrit son livre « à peu d’hommes et à peu d’années » (III, 9 : 287-288). Or cette « variation continuelle » de l’idiome impose des choix lexicaux. Mais il faut croire que l’impossibilité d’un « langage plus ferme » a laissé du jeu, et une possibilité d’audace, de « sage hardiesse ». Aussi peut-on voir dans la dérivation (ou « provignement ») une façon naturelle d’épouser ladite « variation » ; la hardiesse permettra à Montaigne de plutôt « poindre que lasser » (III, 9 : 262), en donnant le branle à « brouillis », « brouillars » ou « embrouillure ».

30La comparaison avec le français d’Amyot est éloquente. Avec une récurrence bien plus élevée que chez le traducteur de Plutarque, on trouve chez Montaigne des mots nouveaux, bien que l’auteur des Essais semble s’en être défendu de biais. Or, tous ces « mots nouveaux » ou presque sont des dérivés, des mots formés par dérivation simple ou complexe, bref des mots provignés : d’indivinable à farcesques, en passant par mercadence, escrivaillerie, amusoires, s’embabouiner, farcissure et embourrures. Comme l’écrivait Ronsard – Marie de Gournay l’avait bien compris – ils sont faits « sus un patron déjà receu ». Ils sont taillés sur une base connue, sur un radical accoutumé ; et la métaphore de la vêture se double de celle, plus naturelle encore, de la racine, de la bouture ou de la greffe, dont Du Bellay avait aussi usé dans la Défense. La double analogie est commune à Montaigne et à Ronsard, bien que le premier prétende (s’)interdire ce dont le second fait une nécessité. Jardinier, drapier ou tailleur : tels sont les métiers qui doivent aller à l’écrivain comme une paire de gants – ceux-là mêmes qu’il peut prendre, métaphoriquement, pour évoquer la néologie.

31Relevons deux phénomènes évidents, lieux privilégiés de l’innovation :

32– la forgerie des adverbes en –ment35 : dans le livre III, parmi les plus notables figurent punissablement, inadvertamment, depiteusement, affaireusement, opulemment, competamment.

33– les verbes à la tournure pronominale (dont certains pratiquent une double dérivation, propre et impropre) : s’enjalouser, s’escarmoucher, s’appiler, s’enfariner, se prelater, s’entregloser, s’entr’engendrer.

34Parmi les substantifs neufs, on peut souligner le goût de Montaigne pour certains suffixes :

35– le suffixe –ure : enchaisnure, embrouillure, farcissure, embourrures.

36– le suffixe –rie ou –erie : escrivaillerie, vanterie, gratterie, somellerie, gosserie, demonerie.

37– le suffixe –eur : affronteur, executeur, scrutateur, causeur.

38On pourrait faire le même travail pour le suffixes adjectivaux, par exemple avec les finales –ere ou –iere, ou le suffixe –eux ou –ieux (memorieux, nubileux, enquesteuse).

Les mots anciens-renouvelés issus du « provignement »

39La pratique montaignienne est donc dans le droit fil de ce que préconisaient les Anciens, notamment Quintilien (I, 5-6) et Horace : l’innovation lexicale est à coup sûr dangereuse, mais elle peut être pratiquée « à propos », comme dirait Gournay. Pudenter, « avec réserve et pudeur », écrivait Horace dans l’Art poétique (v. 48 sq.); « avecques modestie toutesfois », le traduisait (sans le dire) Du Bellay dans sa Défense (II, 6). Car « il faut oser cependant (audendum tamen)», selon Quintilien (I, 5, 72) après Cicéron (De natura deorum, I, 95 – mais cf., a contrario, Deoratore, XXIV, 81). Or, c’est bien le cas : Montaigne ose – mais ne le dit pas, et dit même sensiblement le contraire.

40Est-ce un flagrant délit de mensonge ? Faut-il lire – la chose semble fort prisée en ce moment – contre l’auteur ?

41Il est possible d’avancer une autre idée, peut-être plus fidèle à la pensée de l’auteur des Essais. Car tout l’enjeu de ce que nous nommons, quant à nous, néologisme chez Montaigne est précisément qu’il n’apparaisse pas comme un néologisme. D’une certaine façon, on pourrait prêter à Montaigne, pratiquant l’anachronisme en conscience, l’apophtegme fameux qui se lit dans l’article « Néologisme » de la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie (1762) : « La néologie est un art, le néologisme est un abus. » Marie de Gournay disait déjà que toute innovation n’est pas condamnable — l’ « impropre innovation36 » étant seule répréhensible, parce qu’elle contrevient à la proprietas, à la faveur de laquelle toute rhétorique de l’élocution devient une affaire authentiquement éthique. Il n’y aurait donc pas non plus si loin, du passage de « Sur des vers de Virgile » à la sentence signée Ménage, qui résume sa position intempestive sur les « mots nouveaux » : « Il est permis à tout le monde, mais il n’est pas donné à tout le monde de faire des mots nouveaux37. » Permis, mais pas donné : voilà qui est à prendre ou à laisser.

42Par quel moyen, alors, « trouver du nouveau », comme dira le poète, sans tomber dans l’écueil de la « nouvelleté », si souvent dénoncée par Montaigne ? Comment « y pouvoir quelque chose du [s]ien », proprement et en toute propriété – selon le propre de l’auteur –, tout en osant, d’une audace « soldatesque » ?

43La métaphore du provignement est peut-être la clef de l’affaire. Et, en parlant de clef, nous ne sommes pas loin d’une autre métaphore de métier, celle du serrurier (ou du voleur-crocheteur), que Montaigne a faite sienne par l’intermédiaire de Gallus, le poète latin qui « crochète […] tout le magasin des mots » (III, 5 : 132). Du reste, les spécialistes de viticulture le savent : le crochet à provigner est un outil utilisé pour maintenir couché le cep de vigne lors du provignage. C’est que la métaphore agricole, celle de l’assistance humaine portée à la nature dans le jardinage, le maraîchage ou l’horticulture, compte encore plus que les autres, comme le signifie expressément Montaigne en III, 5, dans le passage déjà cité :

Et les formes de parler, comme les herbes, s’amendent et fortifient en les transplantant.

44La dérivation serait ainsi le geste naturel ou naturalisé de l’art verbal, la « façon » la plus « naïfve » de renouveler le champ cultivé du lexique. Autant dire : la main verte en vernaculture. On pense bien sûr à la volonté montaignienne de « naturaliser l’art » : « je naturaliserais l’art, autant comme ils artialisent la nature » – soit une variante importante de l’Exemplaire de Bordeaux, qui remplace définitivement « je traiterais l’art le plus naturellement que je pourrais » (III, 5 : 134 et note ad loc), moins énergique.

45Et comment ne pas songer encore, ici, au début de la Défense de Du Bellay, qui évoque les anciens écrivains latins « en guise de bons Agriculteurs38 » ? Si les langues sont semblables aux plantes (et aux « herbes »), c’est parce qu’elles nécessitent toutes deux une culture – domestique (celle du marcottage, bouturage ou provignage) – qui allie art et nature, sans quoi elles fanent ou périclitent. De cette « culture de la Langue », au sens altier où l’entendait Du Bellay, Montaigne propose avec les Essais, comme l’avait bien compris Marie de Gournay, un exemple remarquable.

46D’où le goût de Montaigne pour les mots dérivés, qui dépasse la seule question de l’innovation en la replaçant dans un projet stylistique et éthique de plus grande ampleur. Si l’on feuillette le « dictionnaire tout à part [s]oy » de Montaigne, nombreux sont les dérivés qui portent sa griffe, son cachet ou crochet : allure, maniement, contexture, vacation, assiette, accoustumance, accointance, nouvelleté. Autant de mots qui semblent aujourd’hui si intimement montaigniens, parce qu’il les a faits siens par son « maniement et emploite ». Aussi l’on peut se demander si, de l’intérieur des Essais, les mots nouveaux créés par dérivation sont à considérer comme de vrais néologismes, des novata verba (pour Montaigne, du moins), et si le passage de III, 5 ne pourrait pas se prêter à une relecture où l’enrichissement, l’étirement, le ploiement, l’enfoncement et l’apprentissage de nouveaux « mouvements » ne devrait pas inclure aussi le travail de ce que la modernité nomme le « signifiant », en plus du « signifié ». D’un tel travail de la forme, le texte montaignien, à la faveur des métaphores « matérialistes » qu’il cultive, pourrait aussi – et qu’il l’ait voulu ou non – nous parler. Mais c’est peut-être ici trop étirer et ployer le passage.

47En définitive, les mots néologiquement provignés sont-ils « nouveaux » ? Ils sont anciens-renouvelés, comme la poésie dont rêvait Du Bellay.Ce qui caractérise un mot dérivé, c’est la « prévisibilité » ‒ certes a posteriori ‒ de sa forme : renouvelé naturellement, il se fonde sur une base connue, avec des affixes connus eux aussi, puisque limités en nombre. La délimitation distingue radicalement l’hapax emprunté du dérivé affixal. Cette « prévisibilité » – par essence naturelle : on sait comment refleurira telle ou telle sorte de plante, même transplantée –, Montaigne la cultivait avec la maestria de l’expert : « comme Grammairien ou Poëte » (III, 2 : 35 [EB]), malgré qu’il en eût. Encore une fois, le provignement dérivatif rapproche la pratique montaignienne d’une exigence de la Défense et illustration de la langue française, où Du Bellay invitait le poète à « innover » non seulement avec une « modestie » toute horatienne, on l’a dit, mais encore avec « Analogie et Jugement de l’Oreille » (II, 6) – autant dire dans une conformité à la fois visuelle et auditive à ce qu’on nommerait aujourd’hui le génie de la langue.

L’art naturalisé du métaplasme

48Montaigne, quant à lui, cultive sa néologie contrôlée en glissant, par exemple, ses mots inouïs dans des structures qui les naturalisent d’autant plus. Nombre de dérivés neufs apparaissent dans des passages marqués par des figures de répétition :

49homéotéleutes : c’est le cas des binômes, qu’ils soient adverbiaux (« meschamment et punissablement », III, 1 : 26) ou verbaux (« chapitrer et mercurialiser », III, 2 : 38). Qu’on relise aussi à cette lumière, hors du troisième livre, le chapitre I, 26 et son célèbre moment de « parler simple et naïf39 » : la pétition de simplicité s’y termine sur un épiphonème où les néologismes fusent en rafale. Et la novation dérivative de devenir l’outil privilégié de la « rhétorique de la pointe » que met en place Montaigne, de son conceptisme en prose40.

50– polyptotes ou figures dérivatives, comme en III, 10 :

Ils s’ingèrent indifféremment où il y a de la besogne et de l’obligation : Et sont sans vie quand ils sont sans agitation tumultuaire. In negotiis sunt negotii causa. Ils ne cherchent la besogne que pour embesognement41. (III, 10 : 317)

51ou en III, 3, où se lit une correction de l’exemplaire de Bordeaux : « toute sapience [est] insipide [qui] ne s’accommode à l’insipience commune » (III, 3 : 56).

52paronomases ou effets sonores par « implication et entrelasseure de langage » (III, 8 : 209), comme la « faim de renommée », qualifiée de « basse et belîtresse » (III, 10 : 345). Il nous faut renvoyer ici à l’article qu’a consacré Michel Magnien à la paronomase dans les Essais42, qui donne au sujet toute l’ampleur qu’il mérite.

53Voilà de quoi donner un tour proprement stylistique à l’étude du « provignement » qui, s’il contribue d’une part à un certain enrichissement de la langue, prend aussi place dans le projet d’une écriture de l’amplification qui vise, naturellement, l’ « abondance » (copia). N’en déplaise à Brunot, langue et style connaissent tous deux l’ « originalité » sous la plume de Montaigne – et l’on ne voit pas pourquoi il faudrait choisir l’un pour minimiser l’autre. Mais il est vrai que l’auteur des Essais, si l’on en croit, du moins, ses propres injonctions théoriques, devait considérer le « provignement » plutôt comme un procédé tropique que comme le ferment d’une révolution dans le lexique (« onomatopœia » au sens strict) – artificielle violence dont il a dit tout le mal qu’il pensait. On mesure là tout ce qui le sépare d’un créateur de vocables comme l’avait été Rabelais, mené par une tout autre sensibilité lexicographique et intertextuelle.

54L’auteur des Essais ne s’en montre pas moins fidèle à la tradition rhétorique : depuis les grammairiens grecs (Diomède notamment), la dérivation constitue une figure de diction par « métaplasme », qui peut être prosthèse (ajout d’un préfixe), épenthèse (infixe) ou paragoge (suffixe). On retrouve cette tripartition dans de nombreux traités et manuels « de figuris »au xvie siècle. Érasme la reprend dans son De duplici copia, en accordant dûment aux « néologismes créés par dérivation ([verba] quæ derivatione novantur) » – après les avoir rangés, selon l’usage, parmi les autres « composés43 » –, le statut tropique qui leur revient. Or, Érasme avait ouvert son traité « sur la double abondance » en spécifiant à quel point l’« affectation » était, en matière stylistique, « dangereuse » : periculosam esse copiæ affectationem. C’est, au mot près, ce que Montaigne a répété en I, 26, en faisant du « parler qu[’il] ayme » un idiome « esloingné d’affectation ».

55De quoi comprendre plus intimement la fonction du lexique ancien-renouvelé dont use Montaigne, ce consernovateur luttant (tout ?) contre la « nouvelleté » : le styliste a souvent proposé, dans ses Essais,un usage tropique des « dictions », dont la forme fut parfois appelée à un voyage semblable à celui que leur signifiance se voyait imposer. À l’aune de cette double abondance, la forme du lexique peut changer presque aussi vite que la signification à laquelle l’emploi tropique a donné le branle. Mais en favorisant la dérivation propre, c’est avec authenticité que Montaigne a imposé à son œuvre sa volonté de « naturaliser l’art ». La dérivation, grâce au « métaplasme » qui provigne, fait à bon droit figure de trope le plus naturel.

56Est-ce un hasard, enfin, si bon nombre de néologismes provignés apparaissent, manuscrits, sur l’Exemplaire de Bordeaux ? L’enquête mériterait d’être approfondie, mais il semble que l’audace montaignienne soit allée crescendo – et que sa néologie au naturel constitue l’une des caractéristiques de sa maturité stylistique. Voilà qui n’avait pas échappé à la fidèle Marie de Gournay.


*

57Une certaine harmonie se dégage du provignement du livre III, ce qui porte à penser que Montaigne a des conceptions bien établies, voire une politique délibérée sur la question. Dans quelle intention recourt-il aux mots dérivés ? Sont-ils essentiellement gratuits, ludiques, ou y recourt-il dans une visée de persuasion ? 

58Les termes dérivés étudiés ci-dessous, à propos du chapitre « Sur des vers de Virgile », sont plus ou moins novateurs – dans des proportions et selon des modalités que nous avons tenté d’évaluer ; nous les avons retenus parce qu’ils nous ont semblé attirer l’attention du lecteur et jouer un certain rôle rhétorique. Dans le prolongement de l’étude de Romain Menini, nous nous demanderons en outre comment qualifier ces différentes pratiques dérivationnelles, partagées entre sobriété et témérité : jusqu’où l’audace de Montaigne va-t-elle ? Mais commençons par observer quelques exemples rhétoriques canoniques.

Quelques exemples rhétoriques de dérivations audacieuses

59Plutôt que de proposer un bilan théorique à partir des traités44, nous nous concentrerons sur des exemples précis. Quintilien nous aidera à identifier des dérivations notables de la tradition rhétorique et littéraire – en l’occurrence trois d’entre elles. La question de la dérivation est assez centrale pour que le rhéteur l’aborde dès les premières pages de l’Institution oratoire.

60L’œuvre de Virgile ménage certaines surprises lexicales. Imperterritus, par exemple, apparaît dans le chant X de l’Énéide. L’auteur y évoque la bataille des Troyens et de leurs alliés contre les Rutules ; Énée affronte en combat singulier plusieurs ennemis, dont le brutal Mézence :

Huic contra Aeneas, speculatus in agmine longo,obuius ire parat. Manet imperterritus45ille,
hostem magnanimum opperiens, et mole sua stat […].
Face à lui, Énée, qui l’a observé dans la longue file de guerriers, se dispose à l’affronter. Mézence attend sans cillerson vaillant ennemi et se dresse de toute sa masse.
(Virgile, Énéide, trad. A.-M. Boxus et J. Poucet, site BibliothecaClassicaSelecta, en ligne).

61Le terme a une valeur épique : il contribue à grandir le héros éponyme – par le grandissement médiateur de son adversaire. Quintilien souligne la contradiction entre les deux préfixes46 ; mais celle-ci apporte quelque chose, puisqu’elle est une façon discrète de suggérer que Mézence devrait être effrayé, bien qu’il ne le soit pas. Très expressif, ce mot assume une forme d’amplification et accroît la tension dramatique.

62Incompositus est un autre adjectif saillant. Virgile l’emploie au début des Géorgiques, à propos des rituels propitiatoires avant la moisson :

[…] Neque ante
Falcem maturis quisquam supponat aristis,
Quam Cereci, torta redimitus tempora quercu,
Det motus incompositos47, et carmina dicat.
et que personne enfin ne porte la faucille sur les épis mûrs avant d’avoir en l’honneur de Cérès, les tempes ceintes d’une couronne de chêne, célébré les danses sans art et chanté les cantiques. (Virgile, Les Bucoliques et les Géorgiques, trad. M. Rat, Paris, Garnier, 1945, Les Géorgiques, I, v. 347-350).

63Le terme, qui n’est d’ailleurs pas sans écho montaigniens48, qualifie la leste danse nécessaire. Chez Virgile comme souvent chez Montaigne49, ce terme revêt une portée métalittéraire ; il participe même à une mise en abyme de la souplesse pour évoquer le caractère délié de cette poésie.

64Notre troisième exemple, le substantif obsequium, est serti dans un vers de Térence devenu proverbial. Pour rappeler son contexte, l’affranchi Sosie – dont les discours sont fertiles en maximes – s’adresse à son maître, le vieillard Simon, dans la scène d’exposition de l’Andrie :

Obsequium50amicos, ueritas odium parit.
La complaisance se fait des amis, la vérité des ennemis51.

65La force de cette belle maxime tient entre autres au parallélisme de construction antithétique entre obsequium et veritas.

66À lire les exemples de Quintilien, loin d’être une simple fioriture, la dérivation audacieuse n’est donc pas gratuite. Le plus souvent, elle vise une fin, qu’elle soit narrative, argumentative, esthétique ou morale. Les termes concernés se chargent de connotations positives ou négatives, et parfois de réflexion métalittéraire. Qu’en est-il chez Montaigne ?

Conciliare

67(1) Si les termes provignés peuvent surprendre ou faire sourire le lecteur et accentuer sa connivence avec l’auteur, c’est notamment parce que certains s’inscrivent dans la thématique de l’art d’aimer, des plus plaisantes. Nous pouvons relever deux marcottes à propos de l’ars amatoria tel que les femmes l’exercent :

[B] L’amour des Espagnols, et des Italiens, plus respectueuse et craintive, plus mineuse52 et couverte, me plaît. (III, 5 : 142)

[B] De colère et d’impatience un peu indiscrète, sur le point de leurs ruses et défuites53, et de nos contestations, je leur en ai fait voir parfois : Car je suis de ma complexion sujet à des émotions brusques qui nuisent souvent à mes marchés, quoiqu’elles soient légères et courtes. (III, 5 : 155)

68Le néologisme mineuse semble plutôt péjoratif : la femme des pays sud-européens fait des mines, elle est pleine d’artifice, mais Montaigne affirme aimer cela. Defuites, qui a très peu été employé avant Montaigne, présente certainement les mêmes ambiguïtés – sachant que la minauderie et la ruse sont plutôt valorisées dans le chapitre54. L’auteur a le soin d’employer un vocabulaire personnel pour exprimer une esthétique qui transparaît ici entre les lignes, esthétique amoureuse, mais pas seulement ; nous serions presque tentée de qualifier ce texte de mineux lui aussi : n’est-ce pas par ses œillades, ruses, galeries, portiques, et autres défuites que Montaigne nous séduit ici, comme dans quelques autres chapitres des Essais ? Le discours encomiastique – puisque Montaigne fait l’éloge d’un certain art d’aimer – se fait par endroits métalittéraire, comme dans la citation des Géorgiques vue plus haut.

69Le discours portant sur l’art d’aimer masculin a quant à lui ses propres atours, très différents de ceux des femmes. Il est souvent présenté sous son jour le plus faible :

Le caractère de la cornardise55 est indélébile. (III, 5 : 126)

[...] que devons-nous faire, nous autres hommenets56 ? (III, 5 : 128)

70Trois autres dérivations contribuent à détailler les particularités sexuelles des hommes. La première – que Montaigne est loin d’inventer – s’inscrit dans un énoncé gnomique :

[C] Les Dieux, dit Platon, nous ont fourni d’un membre inobédient57 et tyrannique : qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appétit, soumettre tout à soi. (III, 5 : 112)

71Il est donc plusieurs façons pour ce membre de désobéir. Montaigne recourt à une autre dérivation pour évoquer la défaillance :

[B] Fiez vous y, pour voir, à seconder cette ardeur indéfatigable58, pleine, constante et magnanime qui est en vous, il vous la lairra vraiment en beau chemin. (III, 5 : 152)

72Indéfatigable, belle « usurpation du latin » déjà connue en français avant Montaigne, est à prendre au sens d’infatigable : le préfixe de- revêt un sens intensif, et non pas négatif comme en français moderne. La dernière occurrence, nettement plus innovante, relève du discours sur soi :

[B] Certes, elle [Nature] m’a traité illégitimement et incivilement,
Si non longa satis, si non benè mentula crassa :
Nimirum sapiunt, vidéntque parvam
Matronae quoque mentulam illibenter
59. [« Si mon sexe n’est pas assez long, ni bien gros ; les matrones assurément s’y connaissent, et elles voient aussi d’un mauvais œil un sexe de petite taille », Priapées, LXXXI, 1 et VII, 4-5]
[C] Et d’une lésion énormissime60. (III, 5 : 152)

73Le syntagme lésion énormissime ne figure que sur l’ajout de l’Exemplaire de Bordeaux, qui est postérieur à la citation des Priapées. Dans l’adjectif énormissime, qui peut provenir du latin comme de l’italien61, le suffixe dénote le degré extrême ; en langue, il a souvent une teinte ironique, qui n’est peut-être pas à exclure ici, puisque le passage n’est pas univoque. Le groupe nominal, dans son ensemble, contribue à une amplification – à un grossissement, serions-nous tentée de dire –, à la manière de l’adjectif imperterritus dans l’Enéide. Trois interprétations se présentent, sachant qu’énormissime est épithète de lésion. Soit le terme lésion est à prendre au sens figuré : 1/ certains critiques ont estimé, sans grand fondement, que le passage évoque la question de l’impuissance ; 2/ d’autres, bien plus nombreux, considèrent que le groupe nominal caractérise le membre proprement dit par sa taille – interprétation à laquelle semble porter la citation des Priapées62 ; 3/ soit lésion est à entendre au sens propre et concret : le groupe nominal caractériserait alors une affection précise, selon l’hypothèse du Dr. Francis Pottiée-Sperry, et renverrait en réalité à une hernie inguino-scrotale. Montaigne évoque cette dernière dans le Journal de voyage – dans la partie rédigée en langue italienne :

E di certo ho sensiti subito, e chiaramente, scemare il sonaglio moi dritto se percaso l’aveva qualche volta gonfiato, come assai volte m’avviene.
« Certainement j’ai senti soudain diminuer à vue d’oeil l’enflure que j’avois à mon testicule droit, qui quelquefois étoit gonflé, comme il m’arrive assez souvent : d’où je conclus que ce gonflement est causé par les vents qui s’y renferment63. »

74Quoi qu’il en soit, malgré son opacité, l’expression néologique contribue à la séduction du lecteur – certes avide de maximes morales, mais plus encore de confidences intimes. Finalement, ce qui nous séduit ou nous titille – pour parler comme Montaigne –, c’est peut-être moins le thème sexuel en lui-même que l’expressivité que l’auteur en tire.

75(2) Un autre élément de conciliation du lecteur tient à la représentation particulière de l’auteur qui se tisse au fil du chapitre. Montaigne met en lumière deux principaux aspects de sa personne : la vieillesse et la franchise. Le premier apparaît dès le seuil du chapitre :

[B] Ainsi, de peur que je ne sèche, tarisse et m’aggrave de prudence, aux intervalles que mes maux me donnent,

Mens intenta suis ne sictusque malis, [« De peur que mon âme ne soit toujours occupée de ses maux », Ovide, Tristes, IV, 1, 4]

je gauchis tout doucement, et dérobe ma vue de ce ciel orageux et nubileux64 que j’ai devant moi : lequel, Dieu merci, je considère bien sans effroi, mais non pas sans contention, et sans étude : Et me vais amusant en la récordation des jeunesses passées […]. (III, 5 : 87)

76Le latinisme nubileux, déjà bien instauré en langue française au moment où Montaigne l’emploie,forme avec orageux un doublet parasynonymique65. Ce terme prolonge discrètement la référence ovidienne :

Nubila sunt subitis tempora nostra malis.
Des malheurs soudains ont assombri mon existence. (Ovide, Œuvres complètes, trad. J. André, Paris, Les Belles Lettres, 1987, Tristes, I, 1, 40)

77Le calque français intervient ici comme un clin d’œil en direction de la source.

78Ce portrait initial de l’auteur en vieillard donne lieu à un élargissement universel, de portée morale, jusqu’à l’apparition d’un terme mémorable : amusoires.

[B] Je ne puis moins en faveur de cette chétive condition, où mon âge me pousse, que de lui fournir de jouets et d’amusoires66, comme à l’enfance : aussi y retombons-nous67. (III, 5 : 89)

79Les Essais font entrer le terme amusoire – avec cette orthographe – en langue française. Il n’est pas sans accents métalittéraires : le chapitre aborde effectivement des thèmes apparemment légers, qu’on pourrait percevoir comme badins, pour délivrer ensuite des leçons morales qui le sont bien moins.

80Le chapitre s’ouvre sur l’idée que les vieillards peuvent se laisser « aller un peu à la débauche, par dessein » (III, 5 : 86), idée qui revient à sa fin :

[B] Pendant que nous n’en sommes qu’aux faubourgs [de la mort], que le pouls bat encore, […] nous avons besoin d’être sollicités et chatouillés, par quelque agitation mordicante68, comme est cette-ci [l’agitation amoureuse]. (III, 5 : 158)

81Le latin mordicans (« âpre, piquant ») est revisité pour une évocation expressive des jeux amoureux.

82Montaigne donne une coloration délibérément joyeuse à sa vieillesse, telle qu’elle se reflète dans l’œuvre69 :

[B] S’il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resséante ou voyagère70, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n’est que de siffler en paume : je leur irai fournir des essais en cher et en os. Puisque c’est le privilège de l’esprit de se ravoir de la vieillesse, je lui conseille, autant que je puis, de le faire : qu’il verdisse, qu’il fleurisse ce pendant, s’il peut, comme le gui sur un arbre mort. (III, 5 : 90)

83Resséant(e) est un autre latinisme ; voyager(e), fréquent en poésie notamment, résulte d’une simple suffixation à partir d’un terme nodal du livre III. Les deux termes contribuent peut-être aussi à mettre en lumière deux facettes de la personnalité de l’auteur, et pas seulement de ses interlocuteurs de prédilection. Bien que Montaigne n’ait forgé aucun des deux, l’ensemble du passage manifeste une certaine créativité verbale – comme en témoigne aussi la jolie comparaison végétale de la fin.

84Deux pages plus loin, Montaigne explicite et souligne son refus d’une vieillesse qui se ferait amère :

[B] Je hais un esprit hargneux et triste, qui glisse par dessus les plaisirs de sa vie et s’empoigne et paît aux malheurs : Comme les mouches, qui ne peuvent tenir contre un corps bien poli, et bien lissé, et s’attachent et reposent aux lieux scabreux et raboteux71 : Et comme les ventouses qui ne hument et appètent que le mauvais sang. (III, 5 : 92)

85Le repoussoir moral est désigné par un binôme synonymique, scabreuxet raboteux – puisque Nicot donne l’un pour équivalent de l’autre. Le premier est donc un latinisme ; le second, proprement français, relève de l’artisanat, de la menuiserie. L’aspect rugueux que ce terme pourrait avoir – Quintilien qualifie de durs les mots trop inusités72 – est gommé par le réseau adjectival dans lequel il s’insère (hargneux, triste, scabreux). À nouveau, le dérivé sourd dans un cotexte de forte vitalité créative, dont témoigne la double comparaison finale.

86Un autre aspect récurrent de la persona de l’auteur dans ce chapitre tient à sa lucidité et à sa franchise. Cinq dérivations permettent d’en étayer la représentation, dont la première, néologique, apparaît dès le début du chapitre :

[B] Au reste, je me suis ordonné d’oser dire tout ce que j’ose faire : Et me déplais des pensées mêmes impubliables73. (III, 5 : 92)

87Les allitérations en [p] et [l] renforcent le tissu dans lequel le dérivé, inventé par Montaigne, est inextricablement pris. Montaigne pose le principe de régulation des mœurs par l’écriture, qu’il systématise dans un ajout de l’Exemplaire de Bordeaux quelques lignes plus bas. Il énonce la proposition réciproque (je veux dire tout ce que je fais / je veux ne faire que ce que j’ose dire) :

[C] Qui s’obligerait à tout dire, s’obligerait à ne rien faire, de ce qu’on est contraint de taire. Dieu veuille que cet excès de ma licence attire nos hommes jusques à la liberté, par-dessus ces vertus couardes et mineuses nées de nos imperfections. (III, 5 : 92)

88Nous revenons à mineuse, néologisme que Montaigne affectionne. Cette occurrence-ci sert à dénoncer la faiblesse morale et l’hypocrisie. Un autre adjectif, déjà bien connu en français, fait écho à mineuse au sens péjoratif dans la suite du même ajout de l’Exemplaire de Bordeaux :

[C] [À propos des maux de l’âme] Voilà pourquoi il les faut souvent remanier au jour, d’une main impiteuse74, les ouvrir et arracher du creux de notre poitrine. […] Je souffre peine à me feindre. (III, 5 : 93)

89Mineuse caractérise les hommes en général à travers leurs défauts ; impiteuse qualifie avantageusement l’auteur, pour souligner une forme de vertu. Auriculaire renforce la critique de défauts bien répandus :

[B] En faveur des Huguenots, qui accusent notre confession privée et auriculaire75, je me confesse en public, religieusement et purement. (III, 5 : 94)

90L’expression confession auriculaire, tournure usuelle des Protestants selon Montaigne, se lit sous la plume de Calvin. Dans « Sur des vers de Virgile », l’adjectif dérivé prolonge la dissuasion : il s’inscrit dans la critique de la dissimulation des mœurs honteuses. Discours sur soi et discours d’édification morale s’entrelacent jusqu’à se confondre. Cette collusion transparaît bien dans les mots provignés. Galantise, loin d’être nouveau, reste une dérivation intéressante, qui clôt cette série :

[B] À dire vrai : je ne suis pas encore arrivé à cette perfection d’habileté et [C] galantise76[B] d’esprit, que de confondre la raison avec l’injustice, et mettre en risée tout ordre et règle qui n’accorde à mon appétit […]. (III, 5 : 103)

91Ce terme est ironique chez Montaigne77 – comme nombre de dérivations des Essais. On remarque une modification isolée de l’Exemplaire de Bordeaux : à gentillesse (édition de 1588) se substitue le terme créé de toute pièce, galantise. Le substantif initial est peut-être jugé de sémantisme trop faible, ou pas assez critique. Galantise exprime plus audacieusement le rejet des cérémonies, leitmotiv du livre III. Les modifications dérivationnelles, assez nombreuses sur l’Exemplaire de Bordeaux, révèlent que Montaigne intensifie, au fil des corrections, sa recherche d’acuité et de hardiesse.

92(3) Si les mots dérivés plaisent, c’est peut-être aussi parce que certains contribuent au discours métalittéraire78. C’est le cas de l’adverbe inadvertamment :

[B] Je corrigerais bien une erreur accidentelle, de quoi je suis plein, ainsi que je cours inadvertamment79 ; mais les imperfections qui sont en moi ordinaires et constantes, ce serait trahison de les ôter. (III, 5 : 135)

93Ainsi Montaigne écrit-il quelques lignes plus bas :

[C] Oui, [B] fais-je, mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coutume. (III, 5 : 135)

94La figure stylistique de la dérivation atténue la dureté du mot dérivé, et contribue à naturaliser l’art. Substantif et adverbe contribuent à construire la sprezzatura bien connue de Montaigne. Ce mépris des apparences, cette négligence permettent de faire accepter au lecteur un discours moral dont certains accents pourraient être désagréables.

Docere 

95Certaines marcottes sont en revanche indéniablement sérieuses. Elles participent à un discours de dissuasion morale qui connaît une extraordinaire ramification dans le chapitre. Il est plusieurs types de mœurs ou discours que Montaigne tente de rendre repoussants aux yeux du lecteur. Nous nous en tenons à ce que disent les termes marcottés, dans quatre directions morales.

96(1) Montaigne critique tout d’abord l’emportement amoureux ou sexuel, et dénonce sa vanité.

[B] Et, considérant maintes fois, la ridicule titillation80 de ce plaisir, les absurdes mouvements écervelés et étourdis de quoi il agite Zenon et Cratippus […] je crois [C] qu’il est vrai ce que dit Platon, que l’homme est le jouet des Dieux […]. (III, 5 : 138)

97Titillation est le premier terme d’une longue amplification : il frappe les esprits au seuil d’un morceau de bravoure que nous ne pouvons citer ici.

[B] Je hais quasi à pareille mesure une oisiveté croupie et endormie, comme un embesognement81 épineux et pénible. (III, 5 : 157)

98Embesognement, dont il a déjà été questions plus haut, se loge au cœur de la morale montaignienne : il s’inscrit systématiquement dans le cadre plus large de la critique de l’implication passionnelle et de l’éloge de l’ataraxie. Le dernier terme qui incite à la modération amoureuse dans le chapitre « Sur des vers de Virgile » est un troisième substantif :

[B] Elle [la philosophie] dit que les appétits du corps, ne doivent pas être augmentés par l’esprit. Et nous avertit ingénieusement [C] de ne vouloir point éveiller notre faim par la saturité82. De ne vouloir que farcir au lieu de remplir le ventre. D’éviter toute jouissance qui nous met en disette. Et [B] toute viande et boisson, qui nous altère, et affame […]. (III, 5 : 159)

99C’est encore un ajout de l’Exemplaire de Bordeaux qui nous procure saturité – simple latinisme, mais relativement audacieux et nouveau. Montaigne déploie son sens étymologique (saturitas, « rassasiement ») dans la métaphore filée de la faim. Certes, Montaigne critique l’immodération amoureuse, mais aussi certaines manifestations de l’excès inverse.

100(2) Les termes provignés renforcent également la critique d’une chasteté excessive, qui concerne plus précisément les idées ou images prohibées, et une éducation féminine qui prépare mal à la vie. Attifure est le premier terme d’une série de cinq :

[B] Nous les dressons dès l’enfance, aux entremises de l’amour : Leur grâce, leur attiffure83, leur science, leur parole, toute leur instruction, ne regarde qu’à ce but. (III, 5 : 108)

101Ce néologisme hardi surgit dans une énumération qui le banalise. Il met en lumière le paradoxe suivant : on oriente l’éducation des filles vers la séduction, mais on limite leurs apprentissages amoureux.

102Le participe scélérées prolonge la critique de l’éducation féminine :

[B] [À propos du mot fouteau] Mais si je ne me trompe, le commerce de vingt laquais, n’eût su imprimer en sa fantaisie, de six mois, l’intelligence et usage, et toutes les conséquences, du son de ces syllabes scélérées84, comme fit cette bonne vieille par sa réprimande et interdiction. (III, 5 : 108-109)

103Ce latinisme, bien connu en français de son temps déjà, prend ici un sens hyperbolique et ironique, qui quant à lui est rare en langue, et qui fait sourire.

[C] Ceux qui, parmi les jeux refusent les opinions sérieuses, font, dit quelqu’un, comme celui qui craint d’adorer la statue d’un saint si elle est sans devantière85. (III, 5 : 138)

104Comme amusoire, devantiere n’existe avant Montaigne que sans voyelle finale. La suffixation, qui nominalise une préposition, est assez originale et pleine de dérision elle aussi.

105Montaigne ajoute, spécifiquement à propos de l’éducation :

[B] Mais il est bien vrai que celle qui est échappée, bagues sauves86, d’un écolage87 libre, apporte bien plus de fiance de soi que celle qui sort saine d’une école sévère et prisonnière88. (III, 5 : 147)

106La dérivation stylistique école / écolage, comme les précédentes, tend à naturaliser le terme dérivé. Prisonnière, qui est un véritable néologisme montaignien, ne qualifie pas une personne ici, comme au sens moderne, mais l’éducation (avec le sens de « carcérale » ; « qui prive de liberté », écrit Huguet pour introduire cette occurrence). L’adjectif constitue avec sévère un exemple d’homéotéleute – phénomène récurrent chez Montaigne, dont il a été question dans la première partie de cet article – qui enracine le terme inventé dans son cotexte.

107(3) La troisième espèce de mots dérivés auxquels Montaigne recourt avec une intention morale est consacrée à la critique de l’hypocrisie. Il est ridicule, nous explique Montaigne, de se sentir flatté par des compliments guère mérités :

[B] Si vous êtes couard, et qu’on vous honore pour un vaillant homme, est-ce de vous qu’on parle ? on vous prend pour un autre. J’aimerais aussi cher que celui-là se gratifiât des bonnetades89 qu’on lui fait, pensant qu’il soit maître de la troupe : lui qui est des moindres de la suite. (III, 5 : 95)

108Bonnetade connaît trois occurrences dans les Essais : le substantif est systématiquement associé à une méprise sur la personne, de tonalité satirique90. Montaigne raille aussi le manque de discrétion des hommes et leur vantardise :

[B] À présent les entretiens ordinaires des assemblées et des tables, ce sont les vanteries des faveurs reçues, et libéralité secrète des dames. Vraiment c’est trop d’abjection, et de bassesse de cœur de laisser ainsi fièrement persécuter, pétrir, et fourrager91 ces [C] tendres92 [C] grâces, à des personnes ingrates, indiscrètes, et si volages. (III, 5 : 118)

109Plus que « ravager » (synonymie proposée en note de bas de page) ou « piller » (Huguet), il semble que le terme signifie ici « donner en fourrage », selon son acception étymologique. Il s’agirait alors d’un mot « paysan » ; en réseau avec pétrir et fourrager, il étoffe la métaphore alimentaire pour renforcer le blâme.

110(4) Pour terminer, le terme provigné est parfois au service d’une valeur ou d’une conception que Montaigne défend, comme l’idée de la solidarité indéfectible de l’âme et du corps ; cette notion, déjà récurrente dans le livre III93, peut être lue comme une clé de voûte des Essais, c’est-à-dire comme un point de conjonction, mais aussi comme un sommet. C’est sur elle que se termine l’œuvre :

[B] À quoi faire démembrons nous en divorce, un bâtiment tissu d’une si jointe et fraternelle correspondance. (III, 13 : 478)

111La solidarité entre corps et âme est une des toutes dernières leçons que Montaigne délivre. Trois dérivations convergeant en ce sens jalonnent déjà le chapitre « Sur des vers de Virgile » :

[B] Je crains que [l’esprit] c’est un traître. Il s’est si étroitement affreré94 au corps, qu’il m’abandonne à tous coups, pour le suivre en sa nécessité. Je le flatte à part : je le pratique pour néant. J’ai beau essayer de le détourner de cette colligeance95 : et lui présenter et Seneque et Catulle, et les dames et les danses royales. Si son compagnon a la colique, il semble qu’il l’ait aussi. (III, 5 : 90)

[B] […] comme, au service de l’amour, elle [la philosophie] nous ordonne de prendre un objet qui satisfasse simplement au besoin du corps ; qui n’émeuve point l’âme, laquelle n’en doit pas faire son fait, ains suivre nuement96 et assister le corps. (III, 5 : 159)

[B] Elle [la douleur] était (pour exemple) véhémente, jusques à la perfection, en l’âme des saints par la pénitence : le corps y avait naturellement part, par le droit de leur colligeance : Et si pouvait avoir peu de part à la cause : Si, ne se sont-ils pas contentés qu’il suivît nuement, et assistât l’âme affligée. (III, 5 : 160)

112Les deux termes dérivés, nuement et colligeance, ne sont guère novateurs ; ils ont toutefois un certain relief, qui est, en ce qui concerne le premier, amplifié par sa répétition en clôture de chapitre et le jeu polysémique évident qu’il entretient en regard du thème principal. Comme le sous-entend Huguet, Montaigne a la spécificité de l’employer pour désigner la « liaison entre corps et esprit ». La nouveauté évidente et l’audace d’affréré sont atténuées par l’effet de synonymie (compagnon) dans le cotexte. Les dérivations audacieuses sont un puissant moyen pour Montaigne de rendre certains travers répugnants, et de faire reluire la vertu pour la rendre plus attrayante.

113Les termes provignés, dans une forme de jeu sérieux, pour reprendre l’expression érasmienne, assument en somme un rôle important dans l’argumentation de « Sur des vers de Virgile » : apparemment divertissants, ils frappent97 ou interpellent et font réfléchir. Ils contribuent également à la cohérence de l’œuvre : se tisse progressivement un réseau entre eux au sein du chapitre, mais aussi au sein du tome et même entre les livres, ou dans l’ensemble de la production montaignienne. Ils participent donc à la cohaerentia, valeur morale et esthétique essentielle en rhétorique, qui connaît de multiples déclinaisons dans l’Institution oratoire en particulier ; valeur matricielle de Quintilien, elle tient certainement une place essentielle chez Montaigne aussi, d’une autre manière. Ainsi chez Montaigne, les mots dérivés ne sont pas isolés : leur « dureté » est atténuée par la toile dans laquelle ils s’inscrivent. C’est parce qu’ils sont profondément implantés dans un véritable lacis de mots qui pour beaucoup sont humbles, ordinaires, voire paysans  qu’ils restent assez discrets.

Le précepte général [...] est que nous ayons l’astuce de les cacher parmi les mots usités, de sorte qu’on ne s’aperçoive point qu’ils soient nouveaux98

114Cette formule de Jacques Peletier du Mans sied à Montaigne : elle pourrait peut-être nous permettre de caractériser sa pratique dérivationnelle dans ce qu’elle a de plus admirable et de plus distinctif. Ce sont donc le souci de cohérence et une certaine forme de discrétion, voire de dissimulation, qui servent de bride à l’audace montaignienne – si ce n’est en amour, dans le domaine lexical du moins.


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Annexe : Dérivations audacieuses du livre III

115III, 1 : fadaises 13 (Calvin, 1560) ; affronteur 14 (Calvin, 1536) ; punissablement 26 ; excusablement 28 ; tyranneaux 29 (tyranneaus ; La Boétie).

116III, 2 : branloire 34 (Amyot, 1572) ; bavasser 36 ; mercurialiser 38 (mercurializer) ; inimaginable 45 (Montaigne, II, 1580) ; indevinables 48 (indivinables) ; enchaînure 50 (encheinure) ; grondeuse 52.

117III, 3 : insipience 56 ; maestral [corr. en magistral dans l’éd. de réf.] ; se harper 57 ; suffragante 63 ; préambulaire 67 (preambulaire).

118III, 4 : scélérées (scelérées) 77 ;surintendante 78 (1556) ; léniment 80 (leniment) ; tintouiner 81 (tintoüine) ; grammairienne 81 (grammairiene, adj.).

119III, 5 : nubileux 87 ; baguenauder 89 ; amusoires 89 ; resséante 90 (resseante) ; voyagère 90 (voyagere) ; affrèré 90 (affreré) ; éloises 91 (eloises ; poitevin-saintongeais) ; impubliables 92 ; raboteux 92 ; mineuses 92 ; impiteuse 93 ; auriculaire 94 ; bonnetades 95 ; congression 99 ; galantise 103 ; scélérées (scelérées ; voir supra) ;cordonnière 101 (cordonniere, adj.) ; atiffure 108 (atiffeure) ; se déniaiser 108 (se desniaiser) ; accouplage 110 (accoupplage) ; écarquillements 110 (esquarquillemens ; Amyot, 1572) ; inobédient 112 (inobedient) ; fourrager 118 (verbe) ; pulmonique 122 ; cornardise 126 ; hommenets 128 (hommenetz) ; maquerellage 129 (maquerelage) ; sourdeaux 130 (sourdaus) ; inadvertamment 135 ; titillation 138 ; devantière 138 (devantiere) ; indéfatigable 152 (indefatigable) ; énormissime 152 (enormissime) ; défuites 155 (defuites) ; mélouable 157 (meslouable) ; embesognement 157 ; mordicante 158 ; saturité 159.

120III, 6 : braverie 169 (G. de Selve ; Amyot) ; pavesade 171 ; menestrière 171 (menestriere) ; mercadence 185 ; désestimés 190 (desestimez) ; malvoulus 190.

121III, 7 : s’entrepiller 196 (s’entrepillent) ;s’enjalouser 197 ; s’entreheurter 199 ; grévures 199 (grevures).

122III, 8 : incorrigibles 201 (Tyard, 1557) ; rêvasseries 204 (ravasseries) ; querelleuse 205 ; barbouillage 209 ; parlerie 209 ; entrelaçure (entrelasseure) 209 ; exinanition 210 ; ordonnément 211 ; routine 219 (Amyot, 1559) ; se remêler 221(se remesle) ; revirades 223 ; principiants 226 ; mémorieux 229 (memorieux) ; droiturier 232-233.

123III, 9 : éconjurer 236 (esconjuras) ;coerction 236 (coërction) ;écrivaillerie 236 (escrivaillerie) ; embesognement (voir supra) ;amusoires (voir supra) ; empêchante 240 (empeschante, adj.) ; dépiteusement 240 (depiteusement) ; affaireusement 240 (affaireusement) ; fainéance 243 (faineance) ; poltronnerie 245 ; paperasses 247 ; affaireuse 247 ; empocher 250 ; contemporanées 253 ; contexture 256 (Estienne, 1552) ; divulsion 258 ; inculcation 258 ; imprémédités 260 (impremeditez) ; alongeail 260 ; supernuméraire 261 (supernumeraire) ; surpoids 261 ; hypothéquée 265 (hypothequée) ; escharsement 266 ; engageure 269 ; insipidité 271 ; marmiteux 276 ; s’escarmoucher 284 ; préséance 285 (preseance, 1562) ; cagnard 287 (caignart) ; commourants 290 ; inassociable 300 ; rhabillage 301 ; farcissure 304 ; embrouillure 306 ; venteuses 311 ; s’appiler 314 ; scrutateur 314.

124III, 10 : importables 315 ; embesognement (embesongnement) 317 ; essimer (essimoit) 325 ; s’enfariner 327 ; se prélater (se prelatent) 327 ; embuffler (enbufflarent) 330 ; amettes (ametes) 343 ; embabouiner (enbabouynant) 343 ; rapetasser (Rabelais 1532) ; coquiner 345.

125III, 11 : causeurs 248 ; enquêteuse (enquesteuse) 354.

126III, 12 : consorce 372 ; agitable 385 ; pâtissage (pastissages) 390 ; exagiter (exagite) 390 ; presidental (Rabelais, 1546) ; naturalistes (391) ; opulemment 392.

127III, 13 : s’entreproduire 408 ; s’entregloser 408 ; fautier 413 ; esclaver (Habert, trad. d’Horace, 1551) 421 ; fillage 436 ; s’entr’engendrer 447 ; gratterie 453 ; entresemer 459 ; roteur 462 ; embourrure 463 ; coiement (coïement) 466 ; s’entrefestoyer 467 ; appendicules 470 ; adminicules 470 ; sorbonnique (Calvin 1541) ; recommandablement 473 ; escharsement 474 ; moleste 475 ; compétemment (competamment) 476 ; incurieusement 476 ; démonerie 480 ; immortalisation 480.