Colloques en ligne

Gaspard Turin

Les voix de l’actualité

La réappropriation du discours médiatique télévisé chez Houellebecq

1Avant de présenter le postulat central de cet article, je passerai rapidement par un constat préliminaire. Celui‑ci est sous‑entendu par le thème général des publications rassemblées ici. En effet, l’enjeu que le terme de « voix » soulève rend central le poids de l’énonciation des écrits houellebecquiens. La question « qui parle ? » aura été, et reste encore, l’une des plus riches que cette œuvre soulève. Ce constat induit une importante dimension polyphonique chez cet auteur, récemment exploitée par R. Baroni et S. Estier dans un article portant sur la possibilité d’une illisibilité, paradoxale chez un auteur à la fois populaire et réputé fluide1. Il existe également une forme d’illisibilité dont celles et ceux qui, comme moi, ont lu Soumission dès sa parution auront probablement fait l’expérience. Elle consiste en ceci : voir soudain confrontées la fiction et l’actualité la plus dure ‑ celle des attentats des 7 et 9 janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper cacher ‑ rendait problématique la lecture, que pour ma part j’ai dû interrompre quelques semaines. En interrogeant cette illisibilité, j’en suis venu à penser que la rencontre violente entre le roman et l’actualité n’était pas due au hasard ; que cette illisibilité était un symptôme, le vecteur d’un certain type de polyphonie générique, ayant à voir avec les médias d’information.

2Mon propos, ici, consistera donc à explorer une dimension particulière de la polyphonie houellebecquienne, en convoquant le postulat suivant : une partie au moins de l’écriture romanesque de Houellebecq est tributaire du discours des médias d’information, plus exactement des journaux d’actualité radio‑ et télédiffusés. Dès lors, une première démarche consiste à identifier la nature de ce discours médiatique dans les romans.

Discours médiatique et juxtaposition intégrative

3Le travail consistant à rapprocher Houellebecq de la sphère médiatique a été bien entamé par Corina Da Rocha Soares dans son article « Houellebecq et son œuvre face aux médias2 ». L’auteure propose des rapports entre Houellebecq et les médias une vision panoramique, qui a le mérite de mentionner de nombreuses pistes ‑ et sans doute aussi le défaut de ne pas opérer de distinction nette entre plusieurs phénomènes distincts. Tout d’abord, et son titre (« face aux médias ») l’indique, il s’agit de retenir essentiellement les rapports directs qu’entretient l’écrivain avec la presse. Dans cette acception, le terme « médias » signifie en premier lieu, sinon exclusivement, la presse qui se penche directement sur Houellebecq, lui consacre une partie de son attention et de ses colonnes ‑ qui constitue, enfin, sa plus visible réception. De la complexité du dialogue qui naît de cette réception, de l’oscillation constante entre attraction et répulsion dont Houellebecq fait preuve face à la presse, oscillation visible en particulier dans Ennemis publics3, il ne sera pas question ici. Mais plutôt d’un autre type de rapport entre Houellebecq et les médias, indirect quant à lui, qui n’intéresse pas la réception de l’œuvre mais sa production. Ce rapport tient en une phrase : Houellebecq écrirait comme un journal télévisé. Le postulat de départ demande donc à être affiné : le discours des médias télévisés d’information constituerait l’une des deux grandes réappropriations génériques du roman houellebecquien ‑ l’autre étant le discours de véridicité scientifique.

4Soares remarque les rapports entre le roman de Houellebecq et le journal télévisé en pointant « les effets de la médiatisation sur [la] création littéraire4 » de l’auteur, tout d’abord au niveau thématique : « les thèmes houellebecquiens constituent des renvois explicites à des problèmes du monde contemporains, tels ceux que nous pourrions lire dans un journal [d’]actualité5 ». Puis à un niveau stylistique, puisque « les phrases courtes et objectives abondent », qui rejoindraient le style direct et spectaculaire des médias people : l’écriture rejoindrait alors « la formule de Paris‑Match : le poids des mots et le choc des photos6 ». Avec cette comparaison toutefois, on quitte le domaine du journalisme d’actualité. Il convient donc de réorienter la comparaison, et de la restreindre aux stricts médias d’information, et en particulier aux journaux télévisés ou radiophoniques.

5Ces émissions présentent une structure double, fondée sur un paradoxe difficile à résoudre ; structure que pour les besoins de la démonstration on me permettra d’appeler ici juxtaposition intégrative et qui est la suivante. D’une part, la succession rapide des sujets à traiter, dans le temps réduit imparti aux journalistes pour le faire, force ceux‑ci à adopter une construction de type juxtapositionnelle ou asyndétique, c’est‑à‑dire à se faire succéder des sujets qui ne présentent entre eux pas assez de liens pour qu’il soit loisible au présentateur de les relier entre eux par un artifice rhétorique. C’est le fameux « sans transition » de la marionnette de Patrick Poivre d’Arvor aux Guignols de l’info.

6D’autre part, l’ensemble du journal est sous‑tendu par une réalité généralement tacite mais parfaitement inexorable, d’intégration générale des nouvelles à l’état du monde dans l’intervalle de temps traité par l’émission. Tacite, parce qu’il est rare qu’un présentateur termine son journal par un propos récapitulatif, du type « voilà ce qui s’est passé aujourd’hui d’important dans notre pays et dans le monde », bien que l’ensemble de ce qui précède ne puisse jamais prétendre avoir laissé de côté une information importante concernant l’état du pays et du monde7.

7Bien entendu, on peut (on doit) contester la fiabilité de cette couverture, de cette inclusion, dans les contenus qu’elle propose. Rhétoriquement néanmoins, l’argument fonctionne de manière assez spectaculaire : on a affaire à une cohérence qui se passe de cohésion, et qui n’en est que plus convaincante. En juxtaposant des faits difficilement contestables, mais éloignés les uns des autres ou relevant de domaines différents, on crée une cohérence de plus grande ampleur, qui semble se justifier à l’échelle du fonctionnement du monde. Au terme d’un journal télévisé, il est tacitement admis que les événements les plus importants ayant eu lieu dans le monde de jour‑là ont été mentionnés, et que si tout n’a pas été dit, au moins le plus important l’aura été. Le lien entre ces événements manque, mais il existe tout de même, dans cette importance commune qui se résout en la conceptualisation d’un état du monde à l’instant t, dans l’absence de « décalage temporel » où synchronisation et obsolescence de l’information apparaissent comme les deux faces d’une même médaille.

8Or la juxtaposition intégrative se manifeste dans la prose houellebecquienne, à différents niveaux de l’écriture et suivant des modalités qui se répondent au fil des romans. Je n’aurai pas ici l’occasion de présenter ce phénomène de manière exhaustive, c’est pourquoi je me focaliserai sur deux titres, l’un ancien (Extension du domaine de la lutte), l’autre plus récent (La Carte et le Territoire). Avant d’observer le phénomène de manière élargie dans ces deux romans, on pourra se convaincre du bien‑fondé de son existence sur un mode localisé, microtextuel. Voici une courte énumération tirant son effet d’autorité de la juxtaposition intégrative.

L’extension progressive du marché de la séduction, l’éclatement concomitant du couple traditionnel, le probable décollage économique de l’Europe occidentale : tout concordait en effet pour promettre au secteur d’excellentes possibilités d’expansions […]8.

9Des quatre termes de cet extrait, seuls les deux premiers présentent une assez forte cohésion, illustrée par le terme « concomitant ». Encore la cohérence ainsi obtenue est‑elle sujette à caution par le déterminisme indiscuté qui la sous‑tend. Le troisième obéit à une logique juxtapositionnelle (s’il y avait ici un organisateur, ce serait probablement « par ailleurs »). Le quatrième illustre l’intégration finale des trois termes qui précèdent dans un « tout » qui les subsume, mais qui n’est motivé que de manière fallacieuse (de la même manière que le journal dans sa prétention à couvrir l’état du monde).

10On pourrait probablement multiplier les exemples localisés de ce type, mais il s’agit à présent de montrer que le schéma fonctionne sur de plus amples portions de texte.

Architecture textuelle, I : lutte contre l’absurde

11On observera l’exemple de la deuxième partie d’Extension, à propos de laquelle il faut tout d’abord indiquer qu’elle présente une certaine unité narrative. Un programme qui, bien qu’entrecoupé de digressions, peut être qualifié par un intitulé général, qui serait « le déplacement en province du narrateur en compagnie de son collègue Raphaël Tisserand ».

12Les épisodes qui se succèdent dans le déroulement de cette deuxième partie obéissent le plus souvent à un schéma chronologique, donc peu marqué par les organisateurs qu’il convoque, du « plus tard », « ensuite », « enfin », « voilà », « le lendemain » ou des indications d’heure. Ils ne lui obéissent parfois pas, comme les épisodes de « la passe de Bab‑el‑Mandel », de « la mort d’un type », du « dialogue entre le caniche et le teckel » ou encore du « souvenir de la relation du narrateur avec Véronique », parmi d’autres. Dans les deux cas, la succession des étapes du récit se veut la plus plate possible, de manière à insister sur l’absence de nécessité de ces enchaînements, tout en conservant une logique de succession minimale visant à l’expression de la banalité. Dans cette perspective, l’intrusion dans le récit de digressions semble servir essentiellement à relativiser l’intérêt de ce récit, ou à réduire sa valeur d’expérience à un absurde, dans une perspective héritée de l’existentialisme, comme l’a relevé il y a quelques temps Sandrine Schianno‑Bennis9.

13Il s’agit pour Houellebecq de procéder par paliers événementiels repérables, de tailles diverses, faciles à résumer en une série de titres. Dans l’ensemble, cette seconde partie présente neuf épisodes relativement longs : le voyage à Rouen, le cours d’informatique, le séjour à l’hôpital, le retour à Paris, le voyage en Vendée, la discothèque, la tentative de meurtre avortée, l’accident mortel de Tisserand. Ces longs épisodes sont eux‑mêmes constitués de plus petites scènes, également qualifiables par un syntagme court, dont voici l’exemple d’une série, tenant sur deux pages : le dogue allemand, l’aître de Saint‑Maclou, le mariage ridicule, la pizza infecte, le film porno, le retour à la gare.10

14Dans leur organisation, aussi bien au niveau des épisodes que des scènes, il n’est pas question d’une forme d’unité qui donnerait un sens à leur succession, excepté en toute fin de cette deuxième partie. Cette fin, le narrateur semble la prévoir en achetant un couteau dans un supermarché (p. 109) : mais l’incitation au meurtre de deux adolescents ne prenant pas sur la personne de son collègue malheureux, la partie se clôt finalement sur la mort de celui‑ci dans un accident de voiture.

15C’est à ce stade du récit que l’on constate la disparition de la logique de juxtaposition qui avait prévalu jusque‑là, et l’intégration des éléments qui le composaient dans le dernier paragraphe de cette deuxième partie. En effet, la mort de Tisserand se solde aux yeux du narrateur par un constat intégratif des efforts à quoi sa vie se sera résumée :

Jusqu’au bout et malgré ses échecs successifs, il aura cherché l’amour. Écrasé entre les tôles dans sa 205 GTI, sanglé dans son costume noir et sa cravate dorée, sur l’autoroute quasi déserte, je sais que dans son cœur il y avait la lutte, le désir et la volonté de la lutte11.

16Cette conclusion retrouve évidemment, dans le terme « lutte » réitéré, le titre du livre, et cette proximité permet de reconnaître à cet endroit du texte une centralité de l’affirmation qui rassemble les éléments antérieurs, initialement susceptibles d’incohérence. Seule cette conclusion, relativement inattendue, permet de retrouver un sens autre que celui de la simple errance au texte qui précède ‑ celui d’une lutte contre l’absurdité des événements.

Architecture textuelle, II : « pernautgraphie »

17Voici maintenant un autre exemple, plus récent, tiré des dernières pages de La Carte et le Territoire. Jed Martin, fort de son succès commercial inouï, s’est retiré en province, où, ayant racheté la maison de ses grands‑parents, il vit en reclus. Au bout de quelques années, il se livre à une progressive réexploration des territoires de son enfance, pour constater que le pays a changé. Les épisodes par lesquels ce changement se fait sentir sont, là encore, facilement transformables en quelques syntagmes, par lesquels j’établis ici un résumé des pages 398 à 400 : transformation des villages en parcs d’attractions de la ruralité, métamorphose du café du coin en une réplique de brasserie parisienne, une famille de chinois termine son breakfast limousin, un homme à queue de cheval reconnaît Martin, Martin est resté fidèle à la marque Audi, Martin discute avec des prestataires de services.

18Cette série d’observations se conclut, comme dans le passage d’Extension, par une synthèse généralisante, en l’occurrence portant sur l’état de la France dans ce futur proche :

[O]ui, le pays avait changé, changé en profondeur. Les habitants traditionnels des zones rurales avaient presque entièrement disparu. De nouveaux arrivants, venus des zones urbaines, les avaient remplacés, animés d’un vif appétit d’entreprise et parfois de convictions écologiques modérées, commercialisables. Ils avaient entrepris de repeupler l’hinterland ‑ et cette tentative, après bien d’autres essais infructueux, basées cette fois sur une connaissance précise des lois du marché, et sur leur acceptation lucide, avait pleinement réussi12.

19Mais dans la prose houellebecquienne aussi, quelque chose a changé. La juxtaposition qui précède cette synthèse reste, dans le corps du texte, de nature asyndétique : les observations se succèdent sans organisation hiérarchique, sans connecteurs argumentatifs. Toutefois, ces observations ne procèdent plus d’une série hétérogène, mais se rejoignent logiquement dans une proposition finale assez nettement attendue. Un examen rapide du reste du roman tend à confirmer ce changement, signe probable d’un récit plus apaisé dans ses articulations événementielles que celui que l’on observait dans les premiers romans.

20Doit‑on pour autant en déduire que la manière houellebecquienne de traiter l’information se départit du modèle du journal télévisé ? On serait en droit de le penser ‑ après tout, dans une récente interview aux Inrockuptibles, Houellebecq déclare qu’une grande partie des problèmes politiques et sociétaux de la France actuelle serait imputable à « la domination des chaînes info, qui sont uniquement dans l’immédiat et dans l’émotionnel, et vous transforment en zombie amnésique13 ». Ce qui, chez Houellebecq, offre un contrepoint à « l’immédiat » et « l’émotionnel », serait précisément l’autre grande réappropriation générique dont ses livres procèdent, celle du langage scientifique. Néanmoins, et tout en conservant une prudence quant au fait que l’écriture houellebecquienne ne doit pas être déterminée comme systématiquement tributaire de la seule manière du journal télévisé, il ne semble pas que cette manière ait disparu de La Carte et le Territoire, mais plutôt qu’elle ait évolué.

21Pour comprendre cette évolution, il paraît opportun d’interroger, en parallèle à l’évolution de l’écriture du romancier, celle ‑ justement ‑ du journal télévisé français depuis quelques années, en particulier depuis la mainmise de l’entreprise Bouygues sur la chaîne TF1 et le remplacement subséquent, à la tête du journal de 13h, d’Yves Mourousi par Jean‑Pierre Pernaut. L’écriture houellebecquienne, fréquemment pointée du doigt pour sa tendance à la pornographie, me semble également présenter une affinité très claire avec ce que l’on pourrait appeler la « pernautgraphie », en particulier dans La Carte et le Territoire, roman dans lequel l’animateur tient un rôle important sur lequel on reviendra.

22Pour François Jost, spécialiste de la communication audiovisuelle, les deux premières chaînes françaises présentent deux modèles opposés dans la structuration de l’information. Tandis que le journal de 13h de la chaîne publique, présenté comme la norme en la matière, correspond, dans l’enchaînement de ses sujets, au principe juxtapositionnel que j’évoquais plus tôt, celui de la chaîne privée TF1 et de son présentateur‑phare cherche au contraire à réduire l’écart entre les sujets, à la fois en utilisant des formules de transition et à la fois en infléchissant la nature de ces sujets dans une direction qui permette cette transition :

Tandis que France 2 enchaîne une information sur le Liban à une autre sur la bande de Gaza par simple juxtaposition, Pernaut les relie l’une à l’autre par cette transition : « Et puisqu’on est à l’étranger, on y reste ». Un « On revient en France » sera suffisant pour signifier notre voyage retour pour le sujet suivant… sur le permis de conduire ! Grâce aux transitions de Pernaut, nous sommes partout14.

23On appréciera cette pique finale, visant un présentateur fréquemment considéré par la presse de gauche comme le représentant d’une sorte de néo‑poujadisme, voire de fascisme rampant ‑ ou, tout du moins, désigné comme « ouvertement populiste » et « réactionnaire15 ».

24L’important ici, on l’aura compris, est la correspondance ainsi instaurée entre la première manière de Houellebecq et la seconde. Il semble d’autant plus aisé de soutenir ce parallélisme entre La Carte et le Territoire et ce mode d’information narrativisé à la Pernaut, que l’extrait choisi rejoint dans ses thèmes le rapport au terroir cher au présentateur.

25Ce rapport, concomitant à la présence sous forme de personnage de Pernaut dans le roman, compense la perte sèche que constitue la « narrativisation » même du roman, laquelle tendrait justement à réduire la visibilité de l’appropriation du discours journalistique au profit d’un retour à un discours romanesque conventionnel. Un tel rapprochement semblerait désormais fortuit si le même Pernaut n’était pas l’une des figures les plus remarquables parmi les personnalités réelles que Houellebecq met en scène dans La Carte et le Territoire. Remarquable, parce que le journaliste y dépasse largement son rôle de présentateur de télévision. Rappelons qu’au chapitre 12 du roman se tient une grande fête donnée par Pernaut dans son hôtel particulier, fête décrite comme particulièrement spectaculaire. Au point qu’un écho intertextuel se met en place au fil de la description, évoquant irrésistiblement The Great Gatsby de F. Scott Fitzgerald :

[…] un concours de chansons paillardes s’organisait sous l’égide de Julien Lepers. Énigmatique dans son habit bleu nuit, Jean‑Pierre Pernault posait un regard impavide sur toutes choses, tandis que Patrick Le Lay, aviné et battu, trébuchait sur les pavés […]16.

26Que la référence soit ou non volontaire ne change rien au fait que le rôle attribué à Pernaut dans ces pages se développe sur un modèle du genre, celui de l’amphitryon bienveillant et puissant. Et le traitement de Pernaut dans ces pages est remarquable, parce qu’en faisant du présentateur non seulement un personnage de son roman à part entière, mais aussi un archétype, Houellebecq se tient sur la limite extrême du dialogue entre discours médiatique et roman. Il y a là l’expression d’une profonde connivence entre les deux genres, et un signe non négligeable d’assimilation du premier dans le second.

27En prêtant à Pernaut l’étoffe d’un Gatsby, en faisant de lui, dans le roman, un homme en pleine ascension, un roi du pétrole à la manière de certains de ses autres sujets (Pernaut fait partie de ses modèles, au même titre que Damien Hirst, Jeff Koons, Bill Gates et Steve Jobs), Houellebecq signe avec lui un contrat symbolique. Un contrat permettant de fusionner les deux entreprises que sont d’une part l’explication du réel médiatique ‑ des actualités ‑ par des procédés romanesques ; d’autre part la transformation du roman en un récit intégrant le réel aussi bien que le font les actualités télévisées. On se trouve là comme devant un tableau peint par Jed Martin, où les deux figures de « Jeff Koons et Damien Hirst se partageant le marché de l’art » seraient remplacées par « Michel Houellebecq et Jean‑Pierre Pernaut se partageant le marché de la fiction » ‑ ou du réel.

28La connivence entre les instances narratives du journal télévisé et du roman correspond, comme le suggère le titre de cet article, à une annexion discursive. Ce qui intéresse Houellebecq, c’est de toucher au réel. La raison pour laquelle les deux grandes réappropriations discursives de ses romans sont celle du journalisme d’actualité et celle des sciences dures, se trouve dans leur double potentiel d’« effet d’autorité17 » sur la réalité du monde décrit. Par cette autorité, Houellebecq parvient à créer les conditions discursives et rhétoriques de la vérité. Ces conditions sont aussi bien actualisées par l’expression de l’universalité des principes de la science que, dans le modèle du journal d’actualité, par l’ambition implicite de couverture totale des événements. Comme pour chaque « sujet » ou « nouvelle » du journal, les événements ou les affirmations présentées dans les romans de Houellebecq sous forme de juxtaposition intégrative font effet de réel parce que, de loin en loin, il les fait se côtoyer, en embuscade derrière la légèreté de l’articulation qui les sépare, et qu’au dernier moment il nous invite à les considérer rétrospectivement comme autant de signaux d’un même phénomène global. Une globalité parfois soumise au régime, peu enviable pour l’expression de la réalité, du jugement à l’emporte‑pièce. Mais il faut bien cela lorsque l’on a comme but, comme Jed Martin, de rendre compte du monde :

Sur le sens de cette œuvre qui l’avait occupé pendant toute la dernière partie de sa vie, il se refuse à tout commentaire. “ Je veux rendre compte du monde… Je veux simplement rendre compte du monde… ” répète‑t‑il […]18.

29Bien sûr, il serait possible de lire, dans ce désir « simple » de Martin d’accéder au réel (tout comme dans la transformation de Pernaut en personnage emblématique), une forte ironie de la part du scripteur. Après tout, « Jeff Koons et Damien Hirst se partageant le marché de l’art » est un tableau raté, inachevé. Après tout, la fête du chapitre 12 fournit de nombreuses marques associant l’expérience de Jed Martin à une visite en enfer19. La reconfiguration « pernautgraphique » du paysage audiovisuel français, un enfer ? Peut‑être, mais il ne s’agit que d’une lecture possible, tributaire d’une ambiguïté dont Guillaume Bridet a bien montré qu’elle ne se résolvait pas autrement que dans « une indécidabilité des prises de position20 » de Houellebecq.


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30À la question « qui parle ? », on peut donc encore répondre, avec les romans les plus récents, et entre autres instances, les journaux télévisés. La réappropriation du discours médiatique tendrait dès lors à toucher au plus proche du monde, au plus lisible ‑ même si cette proximité se paie parfois d’une insoutenable illisibilité. Mais à remettre dans le contexte de l’œuvre la fonction de cette réappropriation, il est aussi possible d’y lire un « simple » compte‑rendu du monde, dont Michel Houellebecq n’est finalement, au même titre que Jed Martin et Jean‑Pierre Pernaut, que l’un des personnages ‑ ou dont il est tout de même l’un des héros, c’est selon.