Colloques en ligne

Russell Williams

Une poétique de la neutralité : soumission, anomie et inertie dans la fiction de Michel Houellebecq

1Les spécialistes de Michel Houellebecq commentent souvent la nature double de sa voix romanesque1. D’un côté, il y a son style lyrique, qu’on peut relier à sa poésie et à son désir d’en finir avec la misère émotionnelle du monde contemporain. De l’autre, il y a ses discours « plats », « cliniques » ou « neutres », que l’on associe à une approche critique, cynique ou humoristique. Néanmoins, les critiques ne se sont pas encore penchés sur les enjeux de ce choix stylistique. Cet article se propose de développer ce deuxième aspect de la voix houellebecquienne, d’étudier l’importance de cette neutralité au sein de son écriture, et de montrer comment elle se pose en véritable approche philosophique de la vie.

2On ne peut pas limiter la neutralité au style littéraire de l’auteur : elle se manifeste dans les rapports que ses personnages entretiennent avec le monde ‑ en effet, les personnages adoptent souvent des positions de repli ou d’inertie envers la société contemporaine. Tous les protagonistes de Houellebecq ont un rapport plus ou moins « neutre » avec la société. Comme le suggèrent les sous‑titres de Lanzarote et Plateforme, ils sont bien « [a]u milieu du monde », mais restent également « plus ou moins en position d'observateur » (Houellebecq 1994 : 153). On peut comprendre la « neutralité » de ces personnages à la fois comme une forme d’isolement physique ou social et comme repli sur soi, ou une attitude envers le monde. Les protagonistes houellebecquiens vivent souvent en retrait de la société. Plus radicalement on peut faire référence au Houellebecq de La Carte et le Territoire qui se met à l’abri dans une maison isolée de la côte irlandaise. Les personnages assument souvent des postures « neutres » au sein de la société : Michel Djerzinski n’a aucun ami et passe une période prolongée isolé dans son appartement, allongé sur son lit en contemplant son radiateur. Michel, dans Plateforme, travaille dans le secteur culturel mais se met à l’écart du monde : « je conserve l’attitude de réserve qui sied au gestionnaire comptable » (Houellebecq 2001 : 21). Daniel, dans La Possibilité d’une île, est un humoriste populaire et un « observateur acéré de la réalité contemporaine » (Houellebecq 2005 : 21), mais ce n’est pas un homme du peuple, ni un artiste engagé, il reste très à l’écart de la société.

3Ce phénomène a été remarqué par Douglas Morrey qui a identifié cette recherche de «calme » des personnages houellebecquiens et qui affirme que les « images du vide, du calme et de l’inactivité » emplissent une fonction quasi religieuse dans les romans de Houellebecq2. Pour Morrey, ils décrivent : « une pratique semblable à la prière ou à la méditation qui nous coupe temporairement du désir » ou « un façon de penser en dehors des restrictions du désir individualisé, ancrée chez les hommes par des décennies du consumérisme paisible et facile3 ». L’argument de Morrey est convaincant, surtout dans le contexte des remarques d’Alice Bottarelli sur le bouddhisme. Néanmoins, Morrey est peut‑être légèrement trop optimiste : il traite ces moments de « repli houellebecquien » en termes qui suggèrent une sorte de solution ou d’« utopie ». Il va un peu trop loin parce que le soulagement proposé par les moments de repli, de méditation ou d’isolement n’est que temporaire. Le chatouillement du désir est toujours trop fort. Dans cet article, je mettrai provisoirement entre parenthèses la question religieuse, qui reviendra brièvement dans la conclusion, pour montrer que Houellebecq ne joue pas seulement avec la religion, mais aussi avec un corpus littéraire qui explore « la neutralité » et ses limites comme approche philosophique viable.

4Mais par où commencer ? Évidemment, il existe de nombreux précédents littéraires qui se réclament d’une philosophie ou d’une façon de vivre « neutres ». Il y a, bien sûr, Des Esseintes de Huysmans ; Baudelaire décrit « l’Homme des foules », « derrière la vitre d’un café […] contemplant la foule avec jouissance », au cœur de la société, mais malgré tout à l’écart (Baudelaire 1968 : 551). Sartre invente son propre individu aliéné dans La Nausée (1938). Ou peut‑être faut‑il chercher l’origine de ce motif chez Lovecraft, « le reclus de Providence » (Houellebecq 1991 : 15) ? Peut‑être devrions‑nous escalader La Montagne magique (1924) de Thomas Mann pour échapper à la vie quotidienne ? Ou encore, à l’instar de Jean‑Louis Cornille, lire les textes de Houellebecq à travers le prisme de L’Étranger de Camus4 ? Pourquoi ne pas entrer dans La Salle de bain (1985) de Jean‑Philippe Toussaint, voire envisager un dialogue avec le Bartleby (1853) de Melville ? Tous ces textes pourraient nous servir de point de départ. Je m’en tiendrai au vingtième siècle français. Je commencerai avec Roland Barthes avant de considérer deux intertextes houellebecquiens importants : je commencerai avec un bref examen d’Un homme qui dort (1967) de Georges Perec, puis je me pencherai sur l’unique roman d’Eugène Ionesco, Le Solitaire (1973). Ce dernier est déterminant pour le projet houellebecquien, bien qu’il soit rarement évoqué par les critiques.

Roland Barthes et « le neutre »

5La « neutralité textuelle », ou violence anti‑bourgeoise de « l’écriture blanche », ou « écriture neutre », notion apparue dans Le Degré zéro de l’écriture (1953), a été considérablement retravaillée et développée dans les conférences que Barthes a données à la fin des années soixante‑dix au Collège de France. Ces réflexions furent publiées après sa mort dans Le Neutre (2002). Barthes y élargit ses réflexions sur le « neutre », lequel est présenté moins comme une expérience littéraire textuelle ou stylistique que comme une attitude ou une position individuelle par rapport au monde. Barthes s’intéresse aux « gestes, comportements et conduites codés par la société, [et les] motions intérieures du sujet (Barthes : 261) ». Barthes décrit « le neutre » comme une valeur vivante qui « ne correspond […] pas forcément à l’image plate », qui est plutôt, « une valeur forte, active (262) ». Il explique qu’« on a défini comme relevant du Neutre toute inflexion qui esquive ou déjoue la structure paradigmatique, oppositionnelle, du sens, et vise par conséquent à la suspension des données conflictuelles du discours (261) ». La « neutralité », qu’elle concerne l’écriture, une posture, ou une question de comportement individuel, lance un défi profond et subversif aux discours dominants. Pour Barthes, ces discours peuvent être « des ordres, lois, comminations, arrogances, terrorismes, mises en demeure, demandes, vouloir‑saisir (38) ». Un attitude « neutre » à l’égard de la « structure paradigmatique », permet à l’individu de suivre un chemin différent et non‑conflictuel, mais également critique, en dehors des « données conflictuelles du discours (38) ». Pour Barthes, le neutre ne signifie pas une absence d’émotion mais constitue une valeur « à la fois active et affectée: retirée du vouloir agir mais non de la "passion" (107) ». Cette passion est le signe d’une acuité active, alerte et intelligente, exactement l’attitude qu’on remarque dans Un homme qui dort, Le Solitaire et dans l’œuvre de Houellebecq.

Houellebecq et Un Homme qui dort

6Manifestement, Georges Perec est un point de référence littéraire capital pour Houellebecq. Francesca Lorandini a déjà démontré comment Perec constitue « une sorte de figure parentale qui donne à Michel Houellebecq le droit d’écrire5 ». J’ai également publié un article concernant les rapports stylistiques et dépressifs entre la poésie et la prose de Houellebecq et Un Homme qui dort6. Les deux auteurs partagent un vocabulaire, un langage stylistique et même des motifs littéraires autour du thème du repli du narrateur. Comme on le voit si souvent dans les textes de Houellebecq, le narrateur de Perec assume un isolement ou une position de neutralité ou d’indifférence face aux « hommes d’action », c’est‑à‑dire aux travailleurs productifs de la société capitaliste contemporaine.

7Plutôt que de revisiter les travaux de Lorandini, je voudrais souligner les ambiguïtés qui entourent le narrateur du texte de Perec, et surtout l’ambivalence de sa situation à la fin du texte. Est‑il vraiment en pleine dépression ? Le lecteur ne le sait pas. Pourquoi se retire‑t‑il de la vie ? Comment se développe‑t‑il pendant cette période ? Le regretté Michael Sheringham, dans une analyse pertinente, constate que notre narrateur approfondit son « acuité sensorielle » pendant sa période de repli7. Je n’en suis pas tout à fait convaincu. À mon avis, c’est l’ambiguïté globale de son état, de sa « neutralité » ‑ entre symptôme de dépression et remède ambivalent ‑ qui est le facteur le plus important. Comme le constate le narrateur à la fin du texte, juste avant de rejoindre le monde : « [t]u n’as rien appris, sinon que la solitude n’apprend rien, que l’indifférence n’apprend rien : c’était un leurre, une illusion fascinée et piégée. Tu étais seul et voilà tout et tu voulais te protéger ; qu’entre le monde et toi les ponts soient à jamais coupés » (Perec 1967 : 140). Chris Andrews émetl’hypothèse suivante : « la voix narratrice rejette les récupérations littéraires de la solitude et de l’indifférence qui les présente comme le lot d’individus exceptionnels, ou qui les met en scène comme les étapes d’un voyage spirituel8 ». Notre narrateur est dans un vide ontologique ‑ son texte est également sans téléologie, sans développement, sans aucune expérience productive, il débouche juste sur une indifférence. La neutralité, semble‑t‑il, est une fin en soi. C’est exactement ce rôle que le repli neutre joue dans le texte de Ionesco et, nous le verrons, dans les œuvres de Houellebecq.

Houellebecq et Le Solitaire de Ionesco

8À présent, je souhaite développer ces idées dans le contexte d’un roman peu connu, Le Solitaire, que le dramaturge Eugène Ionesco a publié en 1973. Il me semble que ce texte se situe au cœur de la poétique de Houellebecq. Ce dernier ne s’est pas exprimé publiquement sur ce roman dans la même mesure que sur l’œuvre de Perec, mais Denis Demonpion nous dit que Houellebecq avait envoyé une copie de Rester Vivant à Ionesco en 1994 et que l’auteur en avait fait l’éloge au Guardian en 20059. J’avance donc l’idée que, d’une part, Le Solitaire exerce une influence majeure et directe sur les thèmes, le style, les motifs littéraires et la tonalité de l’œuvre de Houellebecq et, d’autre part, qu’on peut y trouver une représentation aussi problématique de la neutralité celle que l’on trouve dans la fiction de notre auteur. Il me semble que Le Solitaire est au moins aussi important pour Houellebecq qu’Un Homme qui dort, et qu’on peut le lire comme une source qu’il revisite et continue à revisiter tout au long de sa carrière.

9Le Solitaire, narré à la première personne, raconte l’histoire d’un cadre anonyme qui prend sa retraite à l’âge de trente‑cinq ans grâce à un héritage inattendu d’une parente américaine. Avec l’argent, il quitte sa chambre d’hôtel minable et achète un appartement dans une tranquille banlieue parisienne. Il choisit un bistrot du quartier et se promet d’y manger désormais tous les jours, trouvant une source de réconfort dans la routine. Néanmoins, notre narrateur n’apprécie guère sa liberté ; il est peu à peu atteint d’une souffrance existentielle, se sent mal à l’aise, et éprouve une nausée « sartrienne ». Pour gérer ses problèmes, il commence à boire, ce qui l’aide… provisoirement. Il a une aventure avec la serveuse d’un bistrot qui finit mal et le plonge dans une grave dépression. Simultanément, il remarque que son quartier est devenu le centre d’un conflit sanglant ‑ des révolutionnaires qui boivent dans son bistrot lui apprennent que ce n’est que le début d’une « guerre civile ». Les batailles font rage partout dans la banlieue, les immeubles sont détruits et les habitants meurent. La concierge de son immeuble lui achète des provisions et il se barricade dans une chambre. Il émerge des mois, ou peut‑être des années après la fin du conflit. Le roman s’achève sur un moment profondément ambigu. De sa fenêtre, le narrateur entrevoit un arbre magique et une échelle en argent (également magique). Les deux disparaissent rapidement mais le narrateur les prend pour « un signe » (Ionesco 1973 : 208). De quoi ? La question restera sans réponse.

10La manière dont est décrit le rapport de notre narrateur avec le monde montre une ressemblance frappante avec l’écriture de Houellebecq. Il s’agit à proprement parler d’une vision houellebecquienne :

[…] je suis comme tout le monde, comme tout le monde à notre époque, sceptique, désabusé, fatigable et fatigué, vivant sans but, travaillant le moins possible ‑ parce qu’on ne peut pas faire autrement ‑ , un peu gourmand : de l’alcool, un bon plat pour échapper, de temps à autre, à cette amertume et à cette lassitude universelles (11).

11Le narrateur de Ionesco dégage la même impression d’aliénation que les protagonistes de Houellebecq ‑ de la voix anonyme d’Extension du domaine de la lutte à François de Soumission ‑ il est également : « entouré par le monde, mais pas au monde » (65). De la même manière que pour Daniel de La Possibilité d’une île ou Michel de Plateforme, les rapports significatifs avec les humains sont difficiles :

Les rues succédaient aux rues, elles étaient toutes pareilles, les gens aussi étaient tous pareils. […] partout, partout, les mêmes gens qui se ressemblaient tous. C’était comme une ou deux personnes indéfiniment multipliées (Op. cit. : 42).

12L’histoire du Solitaire résonne également partout dans l’œuvre de Houellebecq. L’héritage du narrateur est un reflet de celui de Michel dans Plateforme. De plus, cet héritage permet à Michel de quitter son emploi pour travailler avec Valérie et Jean‑Yves et ouvrir des bordels légalisés, passage dans lequel on peut voir une reformulation de celui, dans Le Solitaire, où le propriétaire propose au narrateur d’investir dans un nouvel « hôtel de passe » (29). Le texte de Ionesco nous raconte également le « pot de départ » pour fêter la retraite du narrateur ‑ bien sûr, il y a des pots de départ très souvent dans les romans de Houellebecq10. De même, le personnage de Ionesco est un véritable « looser sexuel », trait qu’il partage avec les personnages de Houellebecq. Il fait savoir que « […] depuis cinq ans je n’avais plus connu de femme. Je m’étais habitué à vivre seul » (13).

13Le Solitaire annonce également le style littéraire de Houellebecq. Ionesco déploie une langue simple et familière, même « plate », des phrases courtes, un vocabulaire courant qui donne une dimension « non littéraire » au texte. Le narrateur rapporte des détails banals tirés de sa vie ordinaire. Il donne, par exemple, une longue description de l’installation de son nouvel appareil de téléphone :

L’employé chargé de l’installation me dit qu’il n’y avait pas de difficulté à mettre une prise dans chaque chambre : « Comme ça, vous changerez l’emplacement du téléphone quand vous voudrez. » En effet, c’était si simple, et ça ne coûtait pas cher (104).

14Cet extrait reflète le vocabulaire précis que Dominique Noguez souligne chez Houellebecq, avec l’abondance des « en fait » et « en effet » dans ses romans11. Le langage de Ionesco montre aussi la tendance houellebecquienne à l’aphorisme. Ces aphorismes sont souvent conclusifs et très sombres :

Il peut y en avoir, de la joie, quand on reste à l’écart et que l’on ne fait que regarder (47).
Je restais allongé sur le lit l’après‑midi, et dès le samedi soir l’angoisse commençait car il n’y avait plus que le dimanche pour me séparer du pénible lundi. Si le lundi était le jour le plus lourd et le plus chargé de la semaine, le dimanche était le plus vide (21).

15Ces aphorismes sont également très drôles, sombres, mais drôles ‑ on les trouve ‑ comme chez Houellebecq ‑ à la fin des paragraphes, qui minent ou sapent les lignes précédentes12 :

Les jeunes couples avec la maman enceinte qui poussait la voiturette d’un bébé, tandis que le jeune papa avançait en en tenant un autre par la main, me donnaient l’envie de les tuer ou de me suicider. Mais à partir du troisième ou quatrième demi de bière, tout devenait comique et même gai (19).
[Dans le contexte d’une bataille révolutionnaire] J’étais mal à l’aise. Il faut que je fasse quelque chose, me dis‑je sans trop de conviction. ‑ Un cognac, demandai‑je à la serveuse (151).

16Le style de Ionesco, comme celui de Houellebecq, est souvent cruel, direct et franc. Son narrateur aime aussi les descriptions misogynes : il réduit une ancienne copine à ses caractéristiques physiques, « Lucienne était la plus jeune des trois et la seule à avoir un joli corps » (11). Ailleurs, les descriptions du corps féminin sont plus crues et préfigurent ‑ de manière frappante ‑ des descriptions semblables qu’on trouve dans les textes de Houellebecq. Le Solitaire nous informe que :

Le sexe féminin m’a toujours paru être une sorte de blessure au bas du ventre entre les cuisses. Quelque chose comme un gouffre, mais surtout comme une blessure ouverte, énorme, inguérissable, profonde. Cela m’a toujours fait un effet de pitié et de peur : un gouffre, oui, c’était cela (134).

17Le corps féminin est marqué par une absence fondamentale ‑ description qu’on retrouve significativement dans Extension du domaine de la lutte13. Houellebecq réinvente‑t‑il les clichés du Solitaire ?

18Les lecteurs attentifs de Houellebecq remarqueront aussi que le vide ontologique dramatisé par Ionesco ressemble à celui créé par notre auteur contemporain. Pendant les premiers jours de sa retraite, le personnage cherche à donner sens à sa vie : il lit les journaux, achète des produits de grande consommation, devient gourmand, investit dans l’immobilier, cherche l’amour physique. Néanmoins, dans tout cela, il ne trouve aucun réconfort. Chez Houellebecq, la violence politique est également un symbole du vide ontologique : elle commence en marge du texte avant d’y jouer un rôle plus important. Le Solitaire se déroule dans le contexte d’une révolution que le narrateur ne comprend pas. D’abord, il s’essaye à faire le médiateur entre les deux partis et cherche à comprendre pourquoi ils se battent : « Je leur demandai de quels droits il s’agissait. Je leur demandai quelle sorte de liberté ils revendiquaient. Aucun ne me répondit. Eux aussi retournaient à leur cassage de têtes » (129). Cette absence de réponse suggère que le but, c’est la violence elle‑même. Cette violence « révolutionnaire » est‑elle marquée surtout par l’inutilité ? Un vieux s’approche du narrateur et lui dit que « [t]out finit pareil. Il y a d’autres institutions aujourd’hui contre lesquelles nous allons lutter » (131). Le narrateur du Solitaire entend des bribes de conversation au café où les « révolutionnaires » cherchent à justifier la violence en utilisant essentiellement des clichés révolutionnaires (« ces sales bourgeois », « la société de consommation », « la fraternité ! Il ne faut pas oublier la fraternité ! » [164]), qui s’avèrent souvent contradictoires14. Ainsi le narrateur comprend‑il que la violence n’est jamais justifiée que dans le contexte d’un désespoir général : « On tue et on se tue pour se prouver que la vie existe » (131)15.

19On trouve un même climat de violence inutile et sporadique dans les romans de Houellebecq, depuis les émeutes et les attentats dans l’arrière fond d’Extension du domaine de la lutte, jusqu’à la guerre des gangs dans Plateforme et dans Soumission. Contrairement à François, dans Soumission, Le Solitaire ne fuit pas la violence, mais il se barricade plus étroitement dans son appartement. Il faut aussi souligner ici une attitude partagée par Houellebecq et Ionesco. Ce dernier a publié Le Solitaire en 1973, donc dans le contexte de la « révolution » de Mai 68. Je crois qu’il faut lire les platitudes contradictoires comme un commentaire critique sur l’absence de cohérence chez les soixante‑huitards. Houellebecq, c’est bien connu, est très critique à l’égard de Mai 68 et de son héritage. En transposant la violence du Solitaire dans ses romans, Houellebecq articule ses idées négatives sur la violence, c'est‑à‑dire comment le désir provoque le conflit et la domination des humains omégaspar leurs homologues alphas‑ un thème récurrent chez lui ‑ on le retrouve dans le monde des animaux, le harcèlement à l’école, le sadomasochisme, la violence sociale ‑ dans le contexte d’une dialectique universelle de la domination et de la soumission.

20Cependant, le narrateur du Solitaire cherche avant tout la neutralité qui inspire sa retraite et son repli physique du monde. De la même manière que les personnages de Houellebecq, Le Solitaire se retire de plus en plus de la vie : il quitte son poste, emménage en banlieue, et se cache dans sa chambre (un geste qu’on voit également dans Un Homme qui dort). On observe la même dynamique du repli chez Houellebecq ‑ Daniel, dans La Possibilité, va de la gloire à sa cachette en Espagne : Michel Houellebecq de La Carte et le Territoire, retourne aussi dans sa maison d’enfance ‑ pour rester dans sa chambre et faire des promenades avec son chien !

21Au bout de plusieurs mois, la violence s’arrête et Le Solitaire sort de sa cachette protectrice Il semble que le message de Ionesco soit aussi vague que celui de Perec. Qu’est‑ce que le narrateur a appris pendant son retrait du monde ? Pas grande chose, il est vivant, riche, mais aussi plus âgé, plus lent et sa personnalité ne s’est pas du tout développée. L’arbre magique et l’échelle argentée sont peut‑être des symboles qui résistent à l’interprétation. Dans Ce Formidable Bordel, l’adaptation théâtrale écrit par Ionesco lui‑même, le narrateur accueille ces symboles dans un état de « colère fo[lle] » (ou d’exaspération totale), il crie directement aux spectateurs : « Quel bordel ! Oh là là, quel formidable bordel ! »16 Tous les efforts du narrateur n’étaient‑ils qu’une remarquable perte de temps ?

Les solutions imparfaites de Houellebecq

22Comment articuler les conclusions ambiguës de Ionesco et de Perec avec celles de Houellebecq ? Pour Un Homme qui dort et Le Solitaire, le repli et la neutralité sont, au mieux, une solution imparfaite, les personnalités des personnages ne se développent pas pendant leur isolement. Je pense qu’il convient de les lire dans leur contexte ou à la manière d’une interrogation romanesque de la célèbre maxime de Pascal selon laquelle l’homme est inévitablement à la merci de ses désirs :

Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir (Pascal 1976 : 85).

23Quoi que l’homme tente, le repli ou la retraite ne le calmeront pas !

24On peut tout à fait lire Houellebecq dans un contexte pascalien : on sait déjà que le désir est une grande question pour les personnages houellebecquiens ‑ les protagonistes qui essaient de le neutraliser sont voués à l’échec de la même manière que les personnages de Perec ou de Ionesco. Les solutions imparfaites apparaissent partout dans les textes de Houellebecq, surtout à la fin de ses romans ‑ c’est ici que se situe mon point de désaccord avec Douglas Morrey. Alors que Morrey y voit des « utopies », pour moi, les narrateurs d’Extension du domaine de la lutte, Plateforme et Les Particules élémentaires sont tout aussi condamnés que l’étudiant de Perec et le protagoniste du Solitaire.

25Je pense que l’expérience des clones « neutralisés » à la fin de La Possibilité est caractéristique de l’ambiguïté qui marque la fin de tous les textes de Houellebecq. En théorie, ces post‑humains sont supérieurs à leurs ancêtres parce qu’ils ne sont plus prisonniers de leurs désirs néfastes et qu’ils ont réussi à échapper à la « lutte pour la vie » darwinienne qui provoque la souffrance humaine ‑ une lutte que les protagonistes de Ionesco et de Perec ont également essayé d’éviter.

26Néanmoins, le repli neutre post‑humain est imparfait. Les post‑humains ont essayé de atteindre « l’évidente neutralité du réel » en étouffant le désir, mais ce projet échoue. Daniel25, après être sorti de son isolement, remarque :

Le bonheur aurait dû venir, le bonheur des enfants sages, garanti par le respect des petites procédures, par la sécurité qui en découlait, par l’absence de douleur et de risque ; mais le bonheur n’était pas venu, et l’équanimité avait conduit à la torpeur (Houellebecq 2005 : 429‑430).

27Le chatouillement du désir persiste. Il est d’une ampleur plus modérée que la « passion amoureuse chez les humains, sa terrifiante violence », mais elle persiste et provoque la souffrance foncièrement humaine décrite par Pascal (462). Elle force Marie22 à quitter son domicile isolé. Daniel25 fait la même chose, mais il finit par abandonner son projet : il se rend compte de la futilité de son geste. Dans les dernières pages du roman, son existence est vague : « Je me baignais longtemps, sous le soleil comme sous la lumière des étoiles, et je ne ressentais rien d’autre qu’une légère sensation obscure et nutritive. Le bonheur n’était pas un horizon possible » (474). Est‑ce une utopie ? Je ne le pense pas. Exactement comme dans les autres textes de Houellebecq, comme chez Perec et Ionesco, nous nous trouvons encore dans un état de neutralité non résolue, d’inactivité ambiguë.


***

28À première vue, Soumission ne semble pas correspondre au schéma établi par les précédents romans de Houellebecq, surtout si on les lit dans l’optique d’une comparaison avec Perec et Ionesco. François, à l’instar de ses ancêtres houellebecquiens, victime de ses désirs, prend la décision de se convertir à l’islam, plutôt que de suivre les autres personnages de Houellebecq en se désengageant de la société. Néanmoins, à le considérer plus attentivement, on remarque qu’il prend la décision de se soumettre à la volonté d’un autre ou d’une religion ‑ c’est l’animal oméga qui se présente à l’animal alpha dans une forme de repli neutre, encore un mouvement pour neutraliser la volonté individuelle. C’est une décision qui correspond parfaitement aux actions des personnages de Perec et de Ionesco, mais également avec celles de Michel Djerzinski, Jed Martin, etc. Mais la conversion de François pourrait sembler trop parfaite, trop complète, auquel cas elle serait une solution sans précédent dans le monde houellebecquien. À mon sens, elle est aussi illusoire que l’arbre magique qui apparaît à la fin du Solitaire. Le désir finira par refaire surface ! De plus, la conversion de François à l’islam est loin d’être un « fait accompli ». Les dernières pages du texte passent au mode conditionnel : ce changement grammatical et stylistique conduit à supposer que cette conversion n’est qu’une fantaisie.

29Mes remarques n’ont pas, bien sûr, considéré pleinement l’espace extra‑littéraire, ou ce que Jérôme Meizoz a défini comme la « posture littéraire » de Houellebecq lui‑même17. Dans certaines interviews, l’auteur a avancé à plusieurs reprises que la « neutralité », « la neutralité bienveillante », ou même « la neutralité neutre » constituent les fondements de sa démarche romanesque.18 Cette « neutralité » d’auteur est, bien sûr, une position hautement problématique. Si la neutralité de ses personnages est instable, alors comment parler de la « neutralité bienveillante » ou de la « neutralité neutre » de l’auteur ? Cette réflexion avait pour objectif d’explorer la neutralité, mais celle‑ci a – évidemment ‑ des rapports étroits avec la sentimentalité ou le lyrisme de son style littéraire. Les personnages de Houellebecq ne trouvent jamais le calme absolu ‑ la prose de Houellebecq ne trouve jamais une neutralité totale ‑ son lyrisme et sa poésie contaminent toujours la neutralité de son style avec une émotion évidente.

30Les critiques dix‑neuviémistes du « roman expérimental » de Zola ont souligné que la vraie neutralité est une fausse idée en littérature. En tant que lecteur attentif de Houellebecq, il me semble que prendre en compte sa « neutralité » d’auteur permet d’engendrer des lectures fertiles de ses textes, car elle confère une tonalité ambiguë, instable ou indéterminée à son œuvre. Cette neutralité d’auteur est compliquée par des discours médiatisés des textes littéraires, en particulier après les attentats de Paris de janvier et novembre 2015. Houellebecq, en colère, a écrit un article pour le New York Times et le journal italien Corriere della Sera dans lequel il rend les politiciens français des trente dernières années responsables des attaques19. Selon moi, de telles interventions brisent toute neutralité et invitent à une lecture moins ambiguë et plus clairement réactionnaire de Soumission : la frontière entre Houellebecq et les essayistes Éric Zemmour et Alain Finkielkraut devient plus floue et la frontière entre l’essai et le roman devient également plus indistincte. Il nous reste un travail considérable à faire pour évaluer les rapports complexes entre l’espace littéraire, les discours médiatisés, les interventions politiques, les lectures sociologiques et la posture houellebecquienne.