Colloques en ligne

Francesca Lorandini

« L’auteur est aussi un être humain ». Tentative d’interprétation du paradoxe houellebecquien

1En juxtaposant plusieurs pièces apparemment déliées, je voudrais reproduire ici une image‑mosaïque de Michel Houellebecq qui puisse intégrer certains aspects de son œuvre souvent perçus comme contradictoires. Cette reconstitution permettra d’envisager l’auteur comme une figure éminemment littéraire qui ressortirait ‑ tel un phénix renaissant enfin de ses cendres ‑ d’un meurtre symbolique accompli par Georges Perec. Cette démarche me semble importante car l’œuvre de Houellebecq représente un catalyseur de toute une série d’enjeux critiques et littéraires contemporains, et les sentiments contrastés qu’elle ne cesse de susciter ont quelque chose à voir avec cela. Modèle ou contre‑modèle peu importe1, son intérêt est aussi bien esthétique que culturel, et il concerne également les enjeux économiques, commerciaux et spectaculaires de l’« industrie des lettres »2. L’écrivain italien Giorgio Vasta a défini Houellebecq comme un thermomètre mesurant la température de notre époque et de notre littérature3, on pourrait élargir la perspective et dire qu’il constitue un jalon dans le territoire vaste et varié de la littérature occidentale. Cela ne veut pas dire que son œuvre soit exemplaire, ou plus aboutie que d’autres, mais qu’elle occupe une place (esthétique, médiatique, culturelle) qui n’existait pas auparavant. Gilles Kepel a dit que Houellebecq déploie dans ses romans un art de l’observation qui pousse au paroxysme des situations et des passions caractérisant notre société, ce faisant il déclenche un procédé mimétique qui renoue avec « les logiques fondatrices de la catharsis aristotélicienne »4. Houellebecq dans ses romans pousse à bout des circonstances, des comportements, des dispositifs formels, des situations sociales : dans ce travail d’exagération ou, plutôt, de raréfaction, se construit la spécificité de son œuvre.

Procéder par ramifications

2Dans Le Condottière ‑premier roman de Georges Perec publié de manière posthume ‑ a lieu un meurtre qui semble constituer le geste préalable de tout le travail littéraire de l’écrivain : comme l’a dit Mariolina Bertini, dans les pages consacrées à l’échec de Gaspard Winckler, on lirait en effet une « allégorie de l’artiste moderne ne pouvant plus se reconnaître dans la tradition représentative de l’art occidental, mais qui n’arrive pas à trouver une autre voie »5. Pour autant, tout comme Gaspard trouve une issue dans l’assassinat de Madera, Perec « en multipliant les artifices modernistes » ‑ et notamment en changeant continuellement de point du vue ‑ accomplirait le meurtre de la tradition du roman mimétique. Cette lecture trouve un écho direct dans l’interprétation de Manet van Montfrans selon laquelle Perec convertirait « l’arbitraire formel en moteur d’invention, tout en accordant dans son œuvre une place centrale à la représentation de la réalité »6. Ce meurtre symbolique se poursuivant d’un roman à l’autre de Perec ne se réalise pas par le biais d’une évacuation du référent, mais à travers la reprise, à l’intérieur du texte, d’une mécanique générative et virtuelle qui appartient à la société de consommation et du spectacle, une mécanique engendrant la diffraction d’un désir qui ne trouve jamais d’assouvissement. Cet aspect est tout à fait central car il permet d’envisager l’œuvre de Perec comme une sorte de passerelle, une issue aux impasses textualistes : il ne s’agirait donc pas d’une littérature immunisée du réel, mais d’une exploitation inédite des célèbres notions que le Nouveau Roman avait décrétées périmées. Non pas pour revenir au roman du xixe siècle, mais pour donner une nouvelle chance à la création romanesque, la faisant sortir du jeu de miroirs auquel elle semblait condamnée par les entreprises grammairiennes et rhétoriques les plus diverses du siècle dernier. Manet van Montfrans a baptisé cette technique le « réalisme citationnel », on pourrait parler également de formalisme mimétique.

3Or, la mise en relation du travail de Michel Houellebecq avec ce geste perecquien semble extrêmement éclairante : non seulement parce que Houellebecq s’est réclamé à plusieurs reprises de l’héritage perecquien, mais parce que chez lui aussi un dessein réaliste est poursuivi par le biais d’une technique d’emprunt, de juxtaposition et de montage à partir d’une matrice formaliste7. L’expression peut paraître quelque peu abusive, nous verrons pourtant qu’elle exprime un état de fait qui est rarement pris en compte par la critique, à savoir le rôle des références littéraires chez Houellebecq. En effet, c’est comme si son œuvre avançait sur deux voies parallèles, comme si elle sortait de deux poussées contraires : l’une étroitement liée à la société et à l’histoire des hommes, l’autre détachée de celles‑ci et se construisant en dialogue avec d’autres œuvres littéraires. Il y a, d’une part, un Houellebecq foncièrement anti‑formaliste (« l’idée d’une histoire littéraire séparée de l’histoire humaine me semble très peu opérante »8) et, d’autre part, un Houellebecq radicalement formaliste, pour qui la littérature « se passe par cooptation »9, comme il l’a dit à Frédéric Taddeï lors d’un entretien radiophonique, laissant entendre que le moteur premier de l’écriture littéraire serait à chercher dans la littérature elle‑même, notamment dans les tropismes et dans les basculements engendrés par des injonctions de nature psychologique, par la puissance d’un mimétisme vertueux. À cet égard, Perec constituerait une sorte de clé de voûte, car il représenterait à la fois un écrivain phare dans la mythologie personnelle de Houellebecq et un maître dans l’art du montage, dans l’usage de matériaux déjà existants pour construire un ensemble neuf. Houellebecq emprunte à Perec aussi ses types humains : des héros qui ont du mal à vivre, dont l’inertie se charge pourtant d’un pouvoir libérateur extraordinaire car ils incarnent une résistance au monde contemporain et ne sont pas entraînés, engloutis dans l’hyperactivité, dans la vitesse occidentale. En outre, Houellebecq non seulement a repris de Perec le goût du patchwork, du tissage, de l’entrelacement, mais on pourrait presque dire que toute l’œuvre de Houellebecq est parcourue par un vouloir‑être‑Perec ‑ si le style est une manière d’être ou, comme le dit Houellebecq, « un état mental »10. Perec semble représenter pour Houellebecq la possibilité même, le conditionnel de l’écriture.

Houellebecq loquitur

4L’œuvre et le personnage public de Michel Houellebecq entretiennent un dialogue serré avec leurs contemporains tout en creusant leur sillage dans la plus longue durée de l’histoire littéraire. Ainsi, les thèmes que Houellebecq privilégie sont les thèmes qui reviennent également sous la plume de maints écrivains d’aujourd’hui : la crise de la civilisation occidentale, les différentes manifestations du religieux qui visent à combler un vide métaphysique qui semble toucher une civilisation tout entière, la diffraction d’un désir gonflé par les mécanismes publicitaires. Sa capacité à saisir et à décrire les peurs actuelles reflète, entre autres choses, l’obsession contemporaine du vieillissement et dresse d’un roman à l’autre un portrait de la femme occidentale, partagée entre les possibilités infinies qui lui seraient offertes et la difficulté à gérer tous les rôles qu’elle serait censée jouer. D’un point de vue formel et stylistique, son usage décalé de la première personne joue avec les techniques employées dans l’autobiographie et l’autofiction, en évacuant pourtant toute possibilité de confession ou de mémoire ; le dialogue qu’il instaure avec des écrivains et des philosophes du xixe siècle entraîne une actualisation de certains dispositifs du roman réaliste interrogeant les techniques de représentation contemporaines ; la mise en abîme qu’il met en place dans La Carte et le Territoire engendre un autoportrait en creux qui renvoie à la fonction publique de l’écrivain aujourd’hui, lorsque la surexposition médiatique vide son rôle plutôt qu’elle ne le remplit ; le travail méta‑discursif continuel qu’il réalise, depuis Extension du domaine de la lutte, par le biais de la troisième personne et de ses narrateurs, renvoie à la très riche et productive tradition des vies imaginaires dont l’intérêt et l’importance dans la littérature contemporaine ont été démontrés par Alexandre Gefen11. À cet égard, une lecture de l’œuvre et de la posture de Houellebecq à l’aune d’un livre comme Les derniers jours d’Emmanuel Kant de Thomas de Quincey met en relief des similitudes inattendues. D’abord, l’image de Kant comme homme extraordinaire dont on raconte une vie ultra‑ordinaire n’est pas sans rappeler l’image que Houellebecq propose de sa vie et de sa personne dans les médias et dans ses livres12 ; mais c’est surtout la forme du récit ‑ les techniques de la diégèse, pourrait‑on dire ‑ qui laisse entrevoir un lien intéressant : dans la fiction de de Quincey, le livre serait en effet la transcription du discours de Wasianski, un discours qui est pourtant constamment démenti par l’auteur‑narrateur, à savoir Thomas de Quincey lui‑même, qui introduit l’histoire et dont le lecteur peut percevoir la voix et les opinions dans les notes du texte. Houellebecq emploie dans son œuvre romanesque le même escamotage narratif, et dans ses livres, il y a le même rapport entre l’auteur et le narrateur que celui qui existe entre de Quincey et Wasianski : parfois leurs souvenirs, leurs idées et leurs avis sont les mêmes, parfois ils entrent en contradiction, mais cela n’a pas beaucoup d’importance, cela fait partie du jeu, et la lecture se nourrit aussi de cette ambiguïté, de cette fluctuation constante. La juxtaposition de différentes thèses, qui caractérise l’œuvre de Houellebecq, crée un amalgame d’opinions différentes et la voix de l’auteur n’est là que pour mieux se cacher, disparaissant sournoisement, précisément comme le fait Thomas de Quincey lorsqu’il dit « Wasianski loquitur »13.

5Ainsi, chez Houellebecq, non seulement la question de la position de l’auteur remonte en force malgré les anathèmes de la théorie littéraire, comme l’a montré Liesbeth Korthals Altes14, mais elle se trouve au cœur même de la construction narrative. Au‑dessus ou aux côtés du narrateur et des agissements des personnages, flotte une figure glissante mais toujours présente et très reconnaissable : Michel Houellebecq himself, l’écrivain à la cigarette entre le majeur et l’annulaire, avec sa parka Camel Legend, qui n’utilise que des carnets Rhodia et des chaussettes en fil d’Écosse15. Une figure tellement identifiable qu’elle devient un label, une marque déposée, la caricature d’un homme moyen, le paroxysme de l’être quelconque, « normal à 80% »16 comme tout le monde, un poncif en chair et en os.

« Une vie entière à lire »

6Parmi les nombreuses réflexions qui parsèment Soumission et qui permettent d’éclairer rétrospectivement l’œuvre entière de Houellebecq, on retrouve un parti pris singulier concernant la figure de l’auteur. « Un livre qu’on aime, dit le héros‑narrateur, c’est avant tout un livre dont on aime l’auteur, qu’on a envie de retrouver, avec lequel on a envie de passer ses journées »17. Silhouette volatile et changeante, dont l’importance serait moins liée à la vie qu’il mène sur terre qu’à la « biographie intellectuelle »18 qu’il tisse d’un ouvrage à l’autre, l’auteur serait pourtant présent dans ses ouvrages, quelqu’un avec qui le lecteur noue une relation empathique, confiante ‑ une liaison où l’habileté stylistique de l’écrivain demeure, au bout du compte, secondaire. Cette conception renvoie à toute une série d’autres déclarations publiques, comme lorsque Houellebecq a déclaré, par exemple, qu’il faut toujours lire dans l’ordre de parution les livres d’un auteur19, car les livres s’engendreraient les uns les autres ; ou lorsqu’il a parlé de l’effet hallucinatoire de la lecture, du fait que la littérature peut sauver la vie ; mais aussi le rapport particulier auteur‑lecteur dans la création, où le lecteur ferait « la moitié » du travail20. Au chapitre trois d’Extension du domaine de la lutte on trouve, à cet égard, un passage qui constitue en quelque sorte la matrice du rapport auteur‑lecteur tel que la voix du narrateur houellebecquien l’envisage :

Les pages qui vont suivre constituent un roman : j’entends, une succession d’anecdotes dont je suis le héros. Ce choix autobiographique n’en est pas réellement un : de toute façon, je n’ai pas d’autre issue. Si je n’écris pas ce que j’ai vu je souffrirai autant ‑ et peut-être un peu plus. Un peu seulement, j’y insiste. L’écriture ne soulage guère. Elle retrace, elle délimite. Elle introduit un soupçon de cohérence, l’idée d’un réalisme. On patauge toujours dans un brouillard sanglant, mais il y a quelques repères. Le chaos n’est plus qu’à quelques mètres. Faible succès, en vérité. Quel contraste avec le pouvoir absolu, miraculeux de la lecture ! Une vie entière à lire aurait comblé mes vœux ; je le savais déjà à sept ans. La texture du monde est douloureuse, inadéquate ; elle ne me paraît pas modifiable. Vraiment, je crois qu’une vie entière à lire m’aurait convenu. Une telle vie ne m’a pas été donnée21.

7Parmi les multiples paradoxes marquant l’œuvre de Houellebecq, il y a aussi l’ambiguïté foncière de ce narrateur qui aurait voulu être lecteur mais ne peut pas l’être, à cause d’un destin intransigeant. L’auteur, chez Houellebecq, se définit toujours en rapport au lecteur qu’il aurait voulu être et c’est donc pour cette raison qu’il écrit l’œuvre que celui‑ci aurait voulu lire. Cette formulation apparemment entortillée permet de poser un nouveau regard sur un aspect de l’œuvre de Houellebecq largement débattu. En observant dans le sillage de Bakhtine la polyphonie romanesque en action chez Houellebecq, comme l’a fait Raphaël Baroni,22 on ne peut pas oublier que le chef d’orchestre est toujours là, conscient du rôle qu’il est en train de jouer, poursuivant sa performance d’un livre à l’autre (et incluant sa propre personne médiatisée « dans l’espace de l’œuvre »23). L’auteur que nous lisons écrit l’œuvre dont il aurait voulu profiter en tant que lecteur : d’où, le sentiment persistant d’amertume causé par l’impossibilité de se laisser aller à l’activité joyeusement passive de la lecture, d’où aussi le sentiment d’enthousiasme, voire d’exaltation, pour le goût de l’échafaudage, de la structure romanesque qu’il est en train de monter. Nous pourrions envisager la cyclothymie que Houellebecq s’est souvent attribué comme la représentation parfaite de son travail littéraire, tiraillé entre le désespoir du monde tel qu’en lui‑même et les extases offertes par la lecture.

Houellebecq mosaïque

8Parmi les différentes voix qui se croisent et se superposent à l’intérieur de chaque texte, il y en a une qui depuis H. P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie et Rester vivant n’a pas changé : c’est la voix de cet auteur pour qui le monde est une « souffrance déployée »24 et pour qui la lecture est une forme de consolation et de ressourcement, un auteur qui n’arrête d’affiner son « ressentiment à l’égard de la vie »25 tout en vouant un culte inconditionnel à son Panthéon littéraire. Tout comme Georges Perec aimait reprendre de Butor l’image selon laquelle les œuvres littéraires représentent les pièces d’un puzzle au milieu duquel il y a un trou que chaque écrivain serait appelé à remplir avec ses livres, la raison profonde de l’œuvre de Houellebecq pourrait résider précisément dans le réseau d’échos et de correspondances qu’elle tisse avec d’autres œuvres. Pour comprendre pleinement son œuvre il faudrait peut‑être changer l’optique habituelle et se concentrer sur les liens qu’elle entretient avec ses modèles. Il faudrait peut‑être mettre au point une interprétation de matrice éliotienne où, en partant d’une considération de l’auteur comme filtre ‑ ou comme réceptacle ‑, on postulerait une chronologie circulaire, axée sur un détachement entre l’univers littéraire et l’univers des hommes. Par ailleurs, les titres des différents chapitres de son premier ouvrage laissaient entrevoir les assises d’un projet d’écriture se jouant en entier dans le domaine littéraire, affichant le désir d’un détachement du monde allant de pair avec un parti pris anti-référentiel :

Attaquez le récit comme un radieux suicide Prononcez sans faiblir le grand Non à la vie Alors, vous verrez une puissante cathédrale Et vos sens, vecteurs d’indicibles dérèglements Traceront le schéma d’un délire intégral Qui se perdra dans l’innommable architecture des temps26

9Houellebecq semblerait dire, en somme, que la littérature vit d’une temporalité et d’une chronologie propres, se configurant comme un terrain vague providentiel et salutaire ‑ un espace lunaire qui devient, au fil de ses livres, un lieu romanesque. Ces considérations laisseraient entrevoir un Houellebecq formaliste malgré lui, et on serait presque tenté de poursuivre cette lecture contre‑auctoriale jusqu’à en faire une marionnette dont les ficelles seraient tirées par ses propres personnages. Les digressions philosophiques dont son œuvre est parsemée se chargeraient ainsi d’un intérêt inédit : l’aspect moralisant, voire prédicateur, passerait au second plan, pour laisser libre cours à une pensée qui, en s’enracinant dans une matière romanesque, dresserait la vision d’un écorché vif qui dialogue avec ses pères. Les références à Auguste Comte, William Morris ou Tocqueville, devraient être mises de côté, pour laisser la place, par exemple, à une enquête sur son lien avec Borges ‑ « un génie »27, comme Houellebecq le dit à son traducteur brésilien Juremir Machado da Silva au cours de leur voyage en Patagonie. Par ailleurs, dans le même entretien, Houellebecq dit à son interlocuteur qu’une « idée intéressante » serait de « prendre les textes classiques et de continuer, d’inventer de nouveaux développements », comme par exemple « prendre une histoire de Balzac et explorer de nouvelles possibilités à partir du point où il s’est arrêté »28.

10Pourtant, on ne peut pas oublier que Houellebecq a dit avoir senti très tôt « une espèce de devoir » qui l’a poussé à s’exprimer dans la prose romanesque, c’est‑à‑dire à être « requis à sauver les phénomènes ; à donner de [son] mieux une retranscription de ces phénomènes humains qui se manifestaient, si spontanément, devant [lui] »29. Houellebecq s’est toujours réclamé d’une pratique référentielle de la littérature, demeurant fidèle en cela à son maître Schopenhauer (« La première ‑ et pratiquement la seule ‑ condition d’un bon style, c’est d’avoir quelque chose à dire »30). Ainsi non seulement a‑t‑il pu dire, comme nous l’avons déjà rappelé, que « l’idée d’une histoire littéraire séparée de l’histoire humaine » lui semblait « très peu opérante »31, mais il a été encore plus tranchant et apodictique en affirmant que « les formes n’évoluent pas grâce à leurs rapports mutuels, mais elles évoluent grâce à leur rapport à la société »32. Et l’on pourrait ajouter que toute son œuvre – depuis « Approches du désarroi »33 jusqu’à Soumission ‑ représente, aussi, une tentative de reconstruction de la logique et des dynamiques qui ont conduit l’Occident à la situation actuelle34.

Sortir du XXe siècle

11La voix paradoxale de cet auteur semble constituer l’issue exemplaire de l’impasse formaliste où la littérature française était tombée pendant les années 1960‑1970. Paradoxale puisque, d’une part, elle naît d’un refus net de l’attitude néo‑avant‑gardiste, en renouant avec une vision de la littérature comme pratique référentielle, mais aussi paradoxale puisque, d’autre part, elle se nourrit d’un plaisir du texte, d’une jubilation de la lecture et de la reprise formelle, qui sembleraient au contraire l’éloigner du monde et de l’Histoire.

12On peut repérer l’un des lieux où cette voix, formaliste et anti‑formaliste à la fois, a été très tôt appréciée et a pu s’exprimer. Il s’agit de la revue L’Atelier du Roman, dont Michel Houellebecq a été pendant quelques temps l’un des collaborateurs (avec, entre autres, Benoît Duteurtre, François Salvaing, Belinda Cannone, Morgan Sportès, François Taillandier, Philippe Muray, Richard Millet, Béatrice Commengé, Sylvie Richterova, Claude Lucas, Lydie Salvayre, Emmanuel Carrère, Régis Jauffret). Il a pris part à plusieurs des rencontres qui avaient lieu le premier mardi de chaque mois au cours des années 199035 ; plusieurs articles lui ont été consacrés au fil des numéros ainsi qu’un dossier entier36. L’Atelier du Roman ‑ revue dirigée dès sa naissance par Lakis Proguidis prenant alors le relais du séminaire sur le roman centre‑européen tenu par Milan Kundera pendant les années 1980 à l’EHESS de Paris ‑ a représenté pendant les années 1990 une sorte de zone franche que des écrivains très éloignés pouvaient arpenter pour côtoyer des pères ou des frères spirituels illustres tels que Milan Kundera, Dominique Noguez, Fernando Arrabal, Philippe Muray ou Michel Déon. Cette revue se voulait (et se veut encore, puisqu’elle existe toujours) un café littéraire sur papier où les écrivains étaient invités à parler de leur travail aussi bien d’un point de vue général que de façon plus ponctuelle. Dans le sillage kunderien, le roman y est envisagé comme un art transnational, et la critique comme son kit de survie. Si l’on voulait trouver une poétique commune aux collaborateurs de la revue, on pourrait dire que les écrivains gravitant autour de L’Atelier du Roman expriment une même volonté de créer des personnages à la fois ancrés dans leur époque et révélateurs d’une vérité non seulement historique mais également anthropologique. Le roman, en outre, viserait ontologiquement (il s’agit d’un adverbe qui apparaît souvent sous la plume de Lakis Proguidis) à comprendre les raisons des désastres produits par les changements des mœurs, selon la célèbre formule balzacienne : montrer les failles d’une société qui se veut libérale, d’une société où l’individualisme efface toute possibilité de dialogue ou de rencontre, d’une société où le progrès serait devenu une catégorie existentielle, d’une société où, à l’enthousiasme de la publicité et à son exaltation du désir, font face l’exploitation du corps et la paupérisation sexuelle. Il existe donc, dans l’esprit même de la revue, une ambition critique double : d’un côté, considérer les œuvres littéraires dans leur dialectique entre le particulier et l’universel, de l’autre, instaurer un dialogue idéal entre ces œuvres, décloisonnant toute barrière géographique ou temporelle.

13Le fait qu’à partir des années 1980 nous ayons assisté à un « retour du récit » entraînant une « remontée du sens » dans les lettres françaises est désormais devenu un lieu commun de la critique. Dominique Viart, notamment, a parlé d’une quadruple forme de retour : reconquête du plaisir de la fiction, du storytelling, de l’affabulation ; renouveau du plaisir de la construction narrative, de sa parodie, ou de son exaspération (roman policier, roman de science‑fiction) ; libération de toute contrainte et élaboration de romans réduits « à la seule narrativité » (les romans minimalistes) ; rôle souverain reconnu à la mémoire. Ce retour serait une réaction aux décennies précédentes, à une « esthétique de la rupture et de la table rase », au « textualisme militant », à l’« expérimentalisme déconstructeur » et au « solipsisme de l’œuvre obsédée d’elle‑même »37. Or, les trois piliers éthiques soutenant le projet de L’Atelier du Roman ‑ le cosmopolitisme, la foi dans la liberté de la création, l’attachement à la langue française ‑ ont donné à partir du début des années 1990 un cadre suffisamment large à de nouvelles tentatives romanesques38, leur permettant à la fois de s’émanciper du milieu strictement français et de renouer avec une tradition internationale.

14En inscrivant le travail de Houellebecq dans la vision transnationale du roman postulée par L’Atelier du Roman, on comprend mieux dans quel sens son œuvre peut être envisagée comme une issue aux impasses des années 1960‑1970 : elle serait en effet la réussite la plus éclatante d’une volonté commune de délivrance de la doxa formaliste et des trois principes qui la fondent : « impersonnalité, autorégulation, littérarité », selon le schéma de William Marx39. Il s’agit d’une réussite car la délivrance de la doxa formaliste chez Houellebecq ne se réalise pas par le biais d’un retour au paradigme du xixsiècle, mais par un renouvellement qui concerne les trois acteurs en jeu dans le processus littéraire : auteur, texte, lecteur. Houellebecq n’arrête pas de brouiller les pistes : il construit une œuvre où la référence à l’auteur en chair et en os devient incontournable, mais la figure de cet auteur s’enlise au fur et à mesure que les années passent ; il ne sépare pas l’histoire des hommes de celle des œuvres, mais place la Littérature dans une autre dimension ; il ne reconnaît aucune spécificité au langage littéraire, mais fonde son écriture sur le montage de discours divers.

Cherchez l’auteur

15La première scène du film Extension du domaine de la lutte restitue une image parfaite du personnage fuyant de Houellebecq. Le spectateur voit l’image de Philippe Harel reflétée dans une vitre, à la fois acteur et réalisateur, dans une pose typiquement houellebecquienne, le regard un peu perdu dans le vague, la cigarette entre le majeur et l’annulaire. En outre, dans ce film où le réalisateur, l’acteur et l’auteur de l’œuvre adaptée n’arrêtent pas de se superposer, le personnage‑narrateur est doté de ce que Michel Chion a défini comme une « voix‑je »40, à savoir une voix « juxta‑diégétique »41 où le personnage est « diégétique mais la voix, comme voix, ne l’est pas tout à fait, car on ne montre pas le narrateur dans l’acte de raconter »42. Cette voix, explique Chion, « permet à un personnage de la diegèse d’en sortir tout en y restant »43. Voilà une bonne description du vertige que donne toute tentative de compréhension de la « scénographie romanesque »44 chez Houellebecq avec des outils critiques hérités du xxe siècle. Au fur et à mesure que l’on se rapproche de cet auteur, on se rend compte qu’à sa place, il y a un vide, un creux, un double fond, comme dans les boîtes des magiciens. Cet auteur est un « faussaire de la nature »45, comme le dit Marcel Schwob à propos de de Quincey, « scellant son invention du sceau contrefait de la réalité »46. C’est le personnage qu’on voit au début du film La Possibilité d’une île dans le public d’une conférence du prophète, c’est le personnage de Near Death Experience et de L’Enlèvement de Michel Houellebecq : quelqu’un de « normal à 80% » étant, pour les 20% qui restent, une sensibilité à l’état pur, une sorte démonstration incarnée de l’existence possible de ce personnage sans psychologie que Houellebecq campe dans ses romans. Dans cette perspective, ses apparitions dans le milieu de l’art contemporain, bien que scellées déjà en 2006 par un entretien accordé à Hans Ulrich Obrist47, pourraient être interprétées comme l’énième tour de magie d’un apprenti‑sorcier.


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16Afin de rendre compte du changement de paradigme concernant la figure de l’auteur que Houellebecq est en train d’opérer, nous pourrions l’envisager comme un personnage de Perec, une véritable incarnation du formalisme mimétique auquel nous avons fait allusion au début de notre article. Un faussaire, un héros sans foi ni loi, un picaro contemporain qui roule à 300 km/h sur une autoroute comme dans le film de Guillaume Nicloux. Une figure à mi‑chemin entre l’observateur critique du monde tel qu’il est et le personnage romanesque, une figure qui est à la fois le chantre de notre époque et la marionnette de ses contemporains : un illusionniste toujours habillé de la même manière, sa cigarette entre l’annulaire et le majeure, un ventriloque à qui l’on ne peut jamais faire confiance. Et pourtant un personnage attachant, que l’on écoute comme on lit les classiques, à savoir ‑ comme le dit Borges ‑ avec une « ferveur préalable et une mystérieuse loyauté »48.

1737  Dominique Viart, « Mémoires du récit. Question à la modernité », dans Écritures contemporaines 1 : « Mémoires du récit », textes réunis par Dominique Viart, Paris‑Caen, Minard, coll. « Lettres Modernes », 1998, p. 14‑15.