Colloques en ligne

Jean-Christophe Cavallin (Université de Provence)

Le Complexe d’Avramiott. De la Patrie au Ciel dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem

Les masures accrochées aux flancs de l'Acropole me redisaient la phrase dont vécut la mélancolie des voyageurs romantiques : « Athènes n'est plus qu'un village albanais. »

 Maurice Barrès, Le Voyage de Sparte 1

1À Argos, Chateaubriand est reçu par le docteur Avramiotti. Celui-ci a beau être un natif de Zante et donc d'origine grecque, Chateaubriand en fait un exilé italien regrettant sa Venise natale. À la faveur de ce mensonge, il institue un parallèle entre ce faux exilé et « le soldat argien qui suivait Énée, [et] se souvint d’Argos en mourant en Italie 2 ». Le beau chassé-croisé des nostalgies réversibles du Grec mourant en Italie et de l’Italien languissant en Grèce ne saurait justifier à lui seul le mensonge de Chateaubriand. La raison profonde de celui-ci se trouve dans la moralité que le voyageur tire de la nostalgie italienne de son Avramiotti :

M. Avramiotti avait fait sa fortune, et il commençait à soupirer après l’Italie. Il y a deux choses qui revivent dans le cœur de l’homme à mesure qu’il avance dans la vie, la patrie et la religion 3.

2Dans le commentaire de Chateaubriand, on comprend d'abord assez mal ce que la religion a à voir avec le cas Avramiotti. Pour éclaircir cette légère incohérence, il suffit de compléter la citation de l’Enéide insérée par Chateaubriand dans le portrait d'Avramiotti. Blessé par un javelot pendant les guerres du Latium, le soldat argien de Virgile caelum[que] aspicit et dulcis moriens reminiscitur Argos 4« lève les yeux vers le ciel et, mourant, se souvient de sa chère Argos ». Le souvenir latent de ce vers suggère contextuellement une confusion ou une correspondance entre le désir de la patrie et le désir du ciel, et justifie le parallèle que l'épiphrase de Chateaubriand institue entre « la patrie et la religion ». L'Argien de Virgile regarderait le ciel comme une patrie promise devant le consoler de la douce patrie qu'il ne reverra plus. La religion promettrait donc une patrie céleste à tous les hommes languissant dans un irrémédiable exil.

3La figure romancée de l'exilé Avramiotti constitue un point nodal du discours allégorique de translatio de l'origine configurant le périple grec de Chateaubriand. Entre la France et la Judée, c'est-à-dire entre la terre natale du voyageur et la terre promise au pèlerin, la Grèce fonctionne comme une terre de transition et de conversion des valeurs : comme patrie intellectuelle de l'homme civilisé, elle fait le lien entre la patrie physique de l'homme Chateaubriand et la patrie spirituelle de tous les hommes. Entre Paris ou la patrie selon la chair et Jérusalem ou la patrie selon la grâce, la Grèce correspond à la patrie selon l'esprit.  Sa seule chance d'échapper au statut de terre d'exil – ce qu'elle est pour Avramiotti – est de permettre au voyageur d'opérer une conversion initiatique de la première à la dernière, c'est-à-dire d'une acception territoriale à une acception spirituelle de la notion de patrie.  

4Aussi bien la Grèce de l'Itinéraire est-elle une voie des Mystères préparant le voyageur sorti de sa terre natale à son entrée en terre promise. Dans l'eschatologie secrète du voyage, sa raison d'être s'explique par l'initiation ou le cycle d'initiations qu'elle propose au pèlerin : les diverses stations du périple grec représentent autant de leçons d'un catéchisme. Nous nous proposons de gloser les principales étapes de ce catéchisme hellène en y suivant les métamorphoses de cet « instinct de la patrie » que le Génie du christianisme définit comme « le plus moral des instincts », justement parce que, de l'animal à l'homme, il passe du statut d'instinct à celui d'amour, c'est-à-dire de l'ordre de la chair à l'ordre de la charité.

5 À Sparte, le montage érudit des références historiques et littéraires démultiplie le motif de la quête du père. Trois figures principales en composent le récit symbolique : Télémaque, Léonidas et le Cygne de Léda. La figure de Télémaque se rendant dans les palais de Ménélas afin d'y apprendre des nouvelles de son père configure la visite des ruines de Magoula :

Aussi, tout voyageur que je suis, je ne suis point le fils d'Ulysse ; quoique je préfère, comme Télémaque, mes rochers paternels aux plus beaux pays 5.

6Si Télémaque cherche en vain son père dans la Sparte de Ménélas, Chateaubriand y cherche en vain le tombeau de Léonidas. Or, Léonidas a cela en commun avec Télémaque que    le courage qu'il eut de sacrifier sa vie pour assurer le salut de sa patrie, la ville de ses pères, en fait le modèle du bon fils. Il meurt pour défendre ces « rochers paternels » que le fils d'Ulysse préférait aux plus beaux pays. Dans l'Itinéraire, conformément à l'imago traditionnelle, Lacédémone fournit ainsi le symbole d'un attachement indéfectible à la terre des origines.

7L'allégorie du bon fils s'y complique pourtant de celle du père disparu. Chateaubriand y suit le cours de l'Eurotas sans pouvoir « rencontrer ces oiseaux qui, selon Platon, ont avant d'expirer une vue de l'Olympe » :

Mes recherches furent inutiles. Apparemment que je n'ai pas comme Horace la faveur des Tyndarides, et qu'ils n'ont pas voulu me laisser pénétrer le secret de leur berceau 6.

8L'Eurotas pleure ses cygnes. On ne trouve plus à Sparte cet oiseau dont le mythe de Léda fait l'ancêtre de la famille royale de Lacédémone. Télémaque ne trouve pas plus son père dans les palais de Ménélas que Chateaubriand ne rencontre sur les rives de l'Eurotas le père d'Hélène, de Castor et de Pollux. Plus heureux que le fils d'Ulysse, il le retrouve cependant, mais sous une forme renouvelée, alors qu'il bivouaque à la belle étoile au milieu des ruines de Sparte :

La nuit était si pure et si sereine, que la voie lactée formait comme une aube réfléchie par l'eau du fleuve, et à la clarté de laquelle on aurait pu lire. Je m'endormis les yeux attachés au ciel, ayant précisément au-dessus de ma tête la belle constellation du Cygne de Léda7.

9La configuration élégamment platonicienne de cette nuit de Laconie – le fleuve céleste (« la voie lactée ») se reflétant dans le fleuve sublunaire qui en paraît le simulacre – semble indiquer que les cygnes que Chateaubriand n'avait pas trouvés sur les rives de l'Eurotas n'étaient que les avatars sensibles de l'Idée ou Forme intellectuelle qui nage, dans le monde intelligible, dans les eaux du fleuve étoilé. Comme le cygne de Platon chantait au moment de mourir la vision de la patrie céleste vers laquelle il allait s'envoler, Chateaubriand jouit in extremis d'une vision de ce Cygne détenant les secrets du berceau de la dynastie lacédémonienne. Une exégèse chrétienne du mythe de Léda pourrait voir dans le cygne divin une image du Père céleste. « Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant dans le ciel ? » Ce passage de saint Luc serait un magnifique exergue de la visite de Sparte dans l'Itinéraire. Le discours symbolique du texte suggère la nécessaire translation céleste des cendres du père et donc une conversion spirituelle de la notion d'origine. Le berceau des Tyndarides n'est plus nulle part que dans le ciel. À la dernière station du voyage en Grèce, alors qu'il a remonté la voie des mystères et découvre Athènes dans toute sa gloire, Chateaubriand explicite cette conversion par le biais d'un parallèle entre Sparte et Athènes. « Devant la ville de Solon », écrit-il,

on a l'idée de la perfection de l'homme considéré comme un être intelligent et immortel. Les hauts sentiments de la nature humaine prenaient à Athènes quelque chose d'élégant qu'ils n'avaient point à Sparte. L'amour de la patrie et de la liberté n'était point pour les Athéniens un instinct aveugle, mais un sentiment éclairé, fondé sur ce goût du beau dans tous les genres, que le ciel leur avait si libéralement départi 8.

10Les Spartiates étaient attachés à leur terre natale par un « instinct aveugle » et quasi animal (ce sont les termes du Génie du christianisme). Sous l'influence d'un goût du beau qui est une inspiration du ciel, ce même instinct se spiritualise chez les Athéniens et devient un sentiment moral qui les attache, non plus tant à une entité territoriale, qu'à un système de valeurs immortelles dans lesquelles ils se reconnaissent. Leur identité accède ainsi à l'universel. En termes pascaliens, l'influence du ciel convertit un instinct aveugle et le fait passer, de Sparte à Athènes, de l'ordre de la chair à l'ordre de l'esprit. La patrie des Athéniens est, non pas une terre physique, mais la pensée universelle. Il manque encore un troisième ordre, mais cette ultime conversion attendra Jérusalem.

11La leçon de Sparte est que, pour exister, l'homme doit être fils et a besoin de pères. C'est le sens de la belle méditation nocturne à laquelle se livre le voyage en guise d'adieu à la ville de Léonidas. Il y désavoue son ancienne passion pour la solitude anonyme des déserts américains et y confesse son amour pour les vieilles terres nourries « des souvenirs et des exemples de l'histoire 9 ». L'homme qu'il est devenu y apprécie de « vieux déserts » où il retrouve « le sang, les larmes et les sueurs de l'homme ». La station spartiate symbolise le retour du prodigue au pays de ses pères (ad patres). Si le voyageur n'y retrouve pas les cendres de Léonidas, les ruines de Lacédémone lui rendent pourtant à volonté les « grandia ossa » des illustres ancêtres qui furent les éducateurs et modèles de la civilisation européenne. Aux errances américaines du fils prodigue dont la jeunesse « se suffit pour ainsi dire à elle-même » se substitue la quête du nouveau Télémaque, qui ne cherche pas tant l'inconnu dans des contrées toujours nouvelles que des souvenirs de lui-même dans des terres à jamais pétries des grands vestiges de ses pères. Dans les forêts américaines, le jeune voyageur découvrait l'original ; dans les ruines de Magoula, un pèlerin mûri exhume l'originel. Or, comme le disait l'apologiste du Génie du christianisme :

Nous doutons qu'il soit possible d'avoir une seule vraie vertu, un seul véritable talent, sans amour de la patrie 10.

12Le voyageur apprend à Sparte que son amour de la Grèce comme patrie intellectuelle de l'homme européen consiste, non pas en un reniement, mais en un accomplissement de son amour de la France comme patrie physique. Il ne trouverait rien dans le ciel s'il n'y cherchait pas le père qu'il a perdu sur la terre et dont les grandia ossia sont la promesse d'une relève.

13Argos ou les Lares interdits.

14 De Sparte, Chateaubriand se rend à Argos. Deux figures complémentaires en configurent la visite : Agamemnon et Avramiotti –  l'Atride et l'apatride.

Nous parlâmes donc de la France et de l'Italie à Argos, par la même raison que le soldat argien qui suivait Enée, se souvint d'Argos en mourant en Italie. Il ne fut presque point question entre nous d'Agamemnon […] Nous causions sur la terrasse de la maison qui dominait le golfe d'Argos. [...] M. Avramiotti me montrait un promontoire de l'autre côté de la mer, et me disait : « C'était là que Clytemnestre avait placé l'esclave qui devait donner le signal du retour de la flotte des Grecs »; et il ajoutait : « Vous venez de Venise à présent ? Je crois que je ferais bien de retourner à Venise 11. »

15Cette mise en scène rétrospective d'une conversation qui n'eut jamais lieu, puisque le grec Avramiotti ne pouvait regretter Venise, a une valeur hautement symbolique : deux exilés y évoquent leurs patries, à l'instar d'un soldat d'Argos mort dans un lointain exil, et évitent soigneusement de parler d'un ancien roi qui mourut au moment fatal où il rentra dans sa patrie. Ils refoulent le souvenir d'Agamemnon, mais doivent beaucoup y penser, puisque Avramiotti évoque le noir dessein de Clytemnestre guettant le retour de son mari. Le parallélisme entre l'Agamemnon de Sophocle et l'Argien de l'Enéide est marqué par l'écho des deux répliques d'Avramiotti évoquant quasi de suite, et comme involontairement, le « retour de la flotte des Grecs » et son propre désir de « retourner à Venise ». Le texte suggère un double péril : on dépérit loin de sa patrie; mais l'on s'expose à périr si l'on retourne dans sa patrie. Cette double entrave configure la tristesse que Chateaubriand dit éprouver dès son arrivée à Argos et qui fait de cette ville « attristée par le souvenir des malheurs et des fureurs des Pélopides » (144) une des étapes les plus sombres de son périple grec.

16Du temps de Pausanias, nous apprend l'Itinéraire, on pouvait voir à Argos la statue de Jupiter qui trônait sur l'autel des Pénates troyens et « aux pieds de laquelle Priam fut massacré dans son palais […] »12. Au centre des pages consacrées à Argos, l'image de ces Pénates troyens en exil rappelant la mort d'un grand roi égorgé dans ses foyers, offre le parfait symbole de la nécessité de la translatio de l'origine. Priam et Agammemnon moururent l'un et l'autre pour avoir voulu rester ou retourner dans leur terre natale. Leur mort sanctionne l'aporie d'un instinct de la patrie conçu trop régressivement comme un attachement physique. La leçon d'Argos revêt la forme d'une double entrave : la double impossibilité à la fois d'oublier et de retrouver sa patrie. La solution viendra bien sûr d'une conversion spirituelle de la notion d'origine, mais dans la ville d'Agamemnon, cette translatio est paralysée. La nostalgie du retour y est sans remède parce que sans relève.

17De Sparte, le voyageur se rend à Corinthe. Au centre du périple grec, entre le Péloponnèse et l'Attique, la ville de l'Isthme représente le moment du bivium ou croisée des chemins. Chateaubriand, qui n'est jamais passé par Corinthe, agrandit un passage du Voyage du jeune Anacharsis et lui donne valeur de symbole. Barthélémy écrivait :

Nous promenions avec plaisir notre regard sur les deux golfes dont les eaux viennent se briser contre cet isthme 13.

18 

19Chateaubriand écrit :

Je contemplais tristement les deux mers, surtout celle qui s'étendait au couchant, et qui semblait me tenter par les souvenirs de la France. Cette mer était si tranquille ! le chemin était si court ! Dans quelques jours j'aurais pu revoir mes amis ! Je ramenais mes regards sur l'Isthme, sur l'endroit où se célébraient les jeux : quel désert ! quel silence ! infortuné pays ! malheureux Grecs ! La France perdra-t-elle ainsi sa gloire ? Sera-t-elle ainsi dévastée, foulée aux pieds dans la suite des siècles ?
Cette image de ma patrie, qui vint soudain se mêler aux tableaux que j'avais sous les yeux, m'attendrit 14.

20 

21Sur l'isthme de Corinthe, le voyageur voit, d'un côté, la mer qui ramène à Paris, de l'autre, la mer qui conduit à Jérusalem. Le plaisir d'Anacharsis se change pour lui en tristesse parce qu'il regarde avec regret en direction de sa terre natale et devrait regarder avec espérance en direction de la terre promise. Cette ultime tentation rétrograde correspond au moment de crise préludant à une conversion des valeurs. Le vieil homme résiste encore sous l'habit du pèlerin, mais la leçon de Corinthe est celle de l'espérance et du renouvellement. Au milieu de la ville écroulée, le voyageur rencontre en effet le souvenir de saint Paul et de l'Épître aux Corinthiens. Des raisins qui sont la spécialité de Corinthe, Chateaubriand tire une très belle figure eschatologique. Il décrit d'abord « les vignes, qui font la richesse du pays », puis se décrit examinant « un marbre dans une vigne », avant d'évoquer cet « ouvrier obscur » qui, « lorsque les Césars relevaient les murs de Corinthe et que les temples des dieux sortaient de leurs ruines plus éclatants que jamais », « bâtissait en silence un monument, resté debout au milieu des débris de la Grèce ». La leçon est explicite : il ne faut pas essayer de restaurer de vieilles ruines, il ne faut pas essayer de retourner en arrière afin de retrouver la splendeur d'une patrie perdue. Le salut de Corinthe ne vint pas de la restauration de ses temples, mais de la construction d'un « temple indestructible » dont les fondations étaient dans le ciel. Saint Paul, lui-même un grand converti, convertit les vignes de Corinthe en la vigne de vie d'un message évangélique adressé à tous les peuples de la terre. À Corinthe, il entreprend une nouvelle vendange : celle des Gentils accueillis aux côtés des Juifs au sein de la nouvelle alliance. L'apôtre dit aux Corinthiens avoir trouvé indifféremment : « périls de la part de ceux de ma nation, périls de la part des Gentils 15 ». Il n'y a donc plus de peuple élu ; au sens spirituel, il n'y a même plus de peuples. Quelle que soit leur nationalité, tous les hommes sont donc invités à vendanger la vigne du seigneur. À ce fragment de « marbre dans une vigne », ruine représentant Corinthe, Paul substitue un temple indestructible, ouvert à toutes les nations, dans les vignes du Seigneur. La France sera un jour en ruines, « dévastée, foulée aux pieds dans la suite des siècles » ; il faut donc, non pas y revenir pour lui porter secours, mais savoir la retrouver dans cette patrie commune dont les prédications de Paul, périmant les différences nationales que l'ancienne alliance et l'histoire établissaient entre les peuples, ont ouvert les portes à toutes les nations de la terre.

22De la ville de Mégare, parce qu'il entend faire « le voyage d'un poète », Chateaubriand ne voudrait retenir que « l'aventure de la fille de Pandion ». Pourtant, au lieu d'hirondelle, de rossignol et de huppe mythologiques (Procné, Philomèle, Térée), il ne trouve à Mégare qu'une de ces « poules sans croupion et sans queue » que son hôte albanais insiste pour lui faire manger. L'origine de ces volailles donne lieu à un excursus qui n'est qu'en apparence une foucade. Chandler, écrit Chateaubriand, les prétend natives du lieu (soit Mégarites) alors qu'elles seraient en fait originaires de Virginie. Le voyageur apprend à son hôte qu'il a « voyagé dans la patrie de ces oiseaux [...], et qu'il y avait dans ce pays des Grecs établis au milieu des bois, parmi les sauvages » :

En effet, quelques Grecs, fatigués du joug, ont passé dans la Floride, où les fruits de la liberté leur ont fait perdre le souvenir de leur terre natale. « Ceux qui avaient goûté de ce doux fruit n'y pouvaient plus renoncer ; mais ils voulaient demeurer parmi les Lotophages, et ils oubliaient leur patrie 16. »

23Les poules sans croupion faussement natives de Mégare, les Grecs exilés dans les Florides et les marins d'Ulysse nourris de lotus sont trois figures d'exilés ayant oblitéré le souvenir de la terre de leurs origines. Leurs trois motifs analogiques font de la ville de Mégare le symbole d'une terre abâtardie – en l'espèce, albanisée –, ayant irrémédiablement perdu conscience de son identité. « La misérable Mégare, d'aspect tout oriental », écrira à son tour Barrès 17.

24Ce fut à Mégare que « la huppe parut pour la première fois », écrit Chateaubriand, mais cet oiseau indigène de Mégare, défini par la crête de plume qu'il porte au front, y a été remplacé par « une poule sans croupion et sans queue », fausse indigène qui ne sait plus la patrie de ses origines – comme le prouve figurativement cette absence d'arrière-train qui paraît symboliser la perte de ses arrières, c'est-à-dire de son passé. Si les « fruits de la liberté » et le « doux fruit » du Lotus faisaient oublier leur patrie aux Moraïtes exilés et aux marins d'Ulysse, c'est une autre espèce de fruit que son hôte offre à Chateaubriand :

L'Albanais [...] m'invitait à manger sa poule et quelques frutti di mare. J'aurais préféré ce poisson, appelé glaucus, que l'on pêchait autrefois sur la côte de Mégare 18.

25À l'instar du « doux fruit » d'Homère et des « fruits de la liberté » américaine, les « frutti di mare » de cet occupant albanais qui parle italien en terre hellène voudrait faire oublier à Chateaubriand le souvenir de cet ancestral poisson indigène au beau nom grec de glaucus. Remarquons en outre que cet aquatique glaucus, symbole d'une origine perdue, rappelle irrésistiblement cette « statue de Glaucus » renflouée des eaux et « que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu'elle ressemblait moins à un dieu qu'à une bête féroce 19 ». Pour Rousseau, le Glaucus était la figure de l'âme humaine « altérée au sein de la société [...] au point d'être presque méconnaissable » ; pour Chateaubriand, il est l'image, non pas d'une nature originelle abâtardie par l'état social, mais tout au contraire d'une civilisation originelle étouffée par la barbarie et le retour à l'état sauvage.

26À Mégare, les frutti di mare albanais remplacent donc le beau poisson grec comme de vilaines volailles naturalisées se substituent au souvenir des trois oiseaux poétiques et originaires du lieu que sont Procné, Philomèle et Térée changé en huppe. Ces métèques sans poésie, en se substituant à la faune originelle, effacent l'identité du lieu. Cette dénaturation et cette crise d'identité s'étendent sur toute la ville. La « troupe de femmes albanaises » qui lavent gaiement du linge à l'entrée de Mégare ne sont « pas aussi belles que Nausicaa et ses compagnes » ; la jeune enfant que Chateaubriand soigne dans la ville est d'abord identifiée comme grecque (« Un Grec vint […] me chercher pour voir sa fille 20 »), mais devient quelques lignes plus loin une fille d'Albanie (« J'eus toute la nuit sous les yeux l'image de l'Albanaise expirante 21 »). S'il y a bien un lapsus, ce n'est pas un lapsus de plume, mais un lapsus ontologique : toute la ville est abâtardie au point qu'on y distingue plus l'indigène de l'étranger. Cette confusion de l'origine est la leçon de Mégare et s'étend bien sûr à toute la terre hellène : la Grèce n'est plus en Grèce ; la patrie de la civilisation européenne que le voyageur venait y chercher n'est plus une patrie terrestre, mais une patrie spirituelle qui ne saurait plus exister que dans les grands souvenirs dont les vestiges matériels sont entièrement disparus. Comme le thrace Térée violait la fille de Mégare et lui arrachait la langue pour qu'elle ne puisse plus parler, ses descendants albanais ont condamné au silence la patrie de la belle Procné. Comme les poules qu'on y rencontre semblent avoir perdu leur queue, Mégare a perdu sa langue : elle ne parle plus qu'italien et n'a plus la faculté de parler de ses origines.

27En quittant Mégare, le voyageur se rend à Éleusis. Un marchand de goudron, ami de monsieur Fauvel, lui indique sans en connaître ni la gloire ni les noms anciens les emplacements du temple de Cérès et, « de l'autre côté du bras de mer », de l'île de Salamine. Avant le séjour à Athènes, l'étape d'Éleusis achève l'itinéraire à travers la Grèce. On y retrouve réunies pour une ultime leçon les deux notions corollaires de la religion et de l'amour de la patrie que liait le commentaire sur l'exil d'Avramiotti :

Éleusis est, selon moi, le lieu le plus respectable de la Grèce, puisqu'on y enseignait l'unité de Dieu, et que ce lieu fut témoin du plus grand effort que jamais les hommes aient tenté en faveur de la liberté 22.

28La victoire de Thémistocle sur l'armée des Perses dans la baie de Salamine représente l'ultime et le plus bel effort des cités grecques coalisées pour défendre la liberté de leur patrie. Sur le site d'Éleusis, ce grand souvenir patriotique s'enrichit du grand souvenir du paganisme spiritualisé parvenant au monothéisme. Pourtant, écrit Chateaubriand, « les fêtes et la gloire étaient passées ». Les fêtes, pour les mystères de Cérès Éleusine ; la gloire, pour le triomphe de la patrie grecque contre Xerxès. Salamine, en effet, « est aujourd'hui presque entièrement effacée du souvenir des Grecs » ; et encore : « cette indifférence des Grecs touchant leur patrie est aussi déplorable qu'elle est honteuse 23 ». Et quant aux mystères d'Eleusis, « Cérès est allée en Angleterre 24 » ou encore : « l'idole mutilée de ce temple (la statue de Cérès Eleusine) ; les Anglais l'ont emportée 25 ». En tant que grande Mère divine,  Déméter réunit les deux caractères de la religion et de la terre maternelle : sa statue mutilée emportée en Angleterre rappelle la statue de Jupiter qui trônait sur l'autel des Pénates troyens emportés à Argos par Agamemnon. L'indifférence des Grecs touchant leur patrie, leur abâtardissement, se complète de l'image de leur patrie en exil. Pourtant, à Éleusis, le voyageur  ne semble pas abattu par cette double désolation : il banquette chez son hôtesse comme au beau temps des Mystères. La raison de sa bonne humeur est qu'un mystère s'est accompli dans la symbolique du texte. En arrivant à Éleusis, Chateaubriand traverse le « chaume d'une moisson nouvellement coupée 26 ». Plus tard, du banquet de son hôtesse, il ne retient que le pain :

Notre hôtesse avait fait cuire du pain qui n'était pas très bon, mais qui était tendre et sortant du four. J'aurais volontiers renouvelé le cri de Vive Cérès ! Caire, Dhmhter ! Ce pain, qui provenait de la nouvelle récolte, faisait voir la fausseté d’une prédiction rapportée par Chandler. Du temps de ce voyageur, on disait à Eleusis que, si jamais on enlevait la statue mutilée de la déesse, la plaine cesserait d'être fertile. Cérès est allée en Angleterre, et les champs d'Eleusis n'en ont pas moins été fécondés par cette Divinité réelle qui appelle tous les hommes à la connaissance de ses mystères, qui ne craint point d'être détrônée,

Qui donne aux fleurs leur aimable peinture,

   Qui fait naître et mûrir les fruits,

   Et leur dispense avec mesure

Et la chaleur des jours et la fraîcheur des nuits. 27

29La citation d'Athalie est essentielle à la compréhension symbolique du passage. Dans sa tragédie, Racine choisit le jour de la Pentecôte comme jour de la proclamation de Jonas. À propos de ce jour, il précise dans la Préface de la pièce :

L'histoire ne spécifie point le jour où Joas fut proclamé. Quelques interprètes veulent que ce fût un jour de fête. J'ai choisi celle de la Pentecôte, qui était l'une des trois grandes fêtes des Juifs. On y célébrait la mémoire de la publication de la loi sur le mont de Sinaï, et on y offrait aussi à Dieu les premiers pains de la nouvelle moisson: ce qui faisait qu'on la nommait encore la fête des prémices 28.

30En suggérant que le texte de Chateaubriand confond les fêtes céréales d'Éleusis et la fête des prémices ou de la nouvelle moisson, la citation de Racine fonctionne comme signal herméneutique. Dans la Pentecôte chrétienne, la « nouvelle moisson » représente la nouvelle alliance à laquelle sont conviés, non plus le seul peuple juif, mais tous les peuples de la terre – ce que Chateaubriand glose dans son allusion à « cette Divinité réelle qui appelle tous les hommes à la connaissance de ses mystères ». Cette nouvelle moisson de fidèles, dont la conversion est traditionnellement célébrée le jour de la Pentecôte chrétienne, implique une péremption des nationalités et des peuples. Les nouveaux catéchumènes naissent à une existence spirituelle qui invalide leur naissance physique et leur appartenance à diverses patries terrestres. Ils sont tous unis au sein de l'Église comme nouvelle patrie et préfiguration de la Jérusalem céleste. Le Dieu catholique des moissons est donc bien une nouvelle Cérès : il parachève et spiritualise l'unité de Dieu professée dans les Mystères en offrant aux hommes, non plus la Terre comme patrie originelle, mais le Ciel comme patrie universelle.

31Dans l'Itinéraire, le pain d'Éleusis subit ainsi la même transsubstantiation que le vin de Corinthe : l'un et l'autre participent du même sacrement et figurent le même mystère : la transformation d'une réalité physique en un réalité spirituelle. Cette conversion des valeurs grecques en valeurs chrétiennes élaborent un nouveau lien consacrant l'identité, non plus à travers l'amour d'une patrie et l'appartenance à un peuple, mais à travers la réunion sacramentelle au corps christique et à une communauté universelle.

32À Athènes, dans sa visite de l'Aréopage et du Pnyx, hauts lieux de la politique grecque, Chateaubriand réutilise la figure de Cérès errant sur la terre désolée à la recherche de Proserpine. Dans le rôle de Cérès, lui-même ; dans le rôle de Proserpine, les Athéniens du temps de Périclès :

Et ce peuple, qu'est-il devenu ? Où le trouverai-je ? […] C'est à Jérusalem que j'allais chercher la réponse à cette question, et je connaissais déjà d'avance les paroles de l'oracle : Dominus mortificat et vivificat ; deducit ad inferos et reducit 29.

33Parmi les ruines du Pnyx, le voyageur attristé cherche en vain « le peuple le plus léger et le plus spirituel de la terre ». Comme Pluton deducit ad inferos et reducit Proserpinam – « emmena dans les enfers Proserpine, puis l'en ramena » – de même le Dieu de la Bible plongea Athènes et son peuple dans la mort, et les en ramena sous les traits de Jérusalem et de la communauté catholique (soit universelle) des fidèles. D'Athènes à Jérusalem, pas de solution de continuité, mais une translation de valeurs et une conversion spirituelle. La Rome de l'Énéide se définissait comme Pergama recidiva ; la Jérusalem de l'Itinéraire se définit comme Athena rediviva ou Athènes ressuscitée. Comme le trajet ferroviaire de la Modification de Butor superposera plus tard Rome et Paris, l'Itinéraire de Chateaubriand relie et superpose trois réalités analogiques : la France comme patrie physique du voyageur, la Grèce comme patrie culturelle de l'homme occidental, et Jérusalem comme patrie spirituelle de l'homme universel. L'Itinéraire revêt ainsi la forme d'un exode. « En quittant de nouveau [sa] patrie, le 13 juillet 1806 », le voyageur écrivait :

presque étranger dans mon pays, je n'abandonnais après moi ni château, ni chaumière 30.

34La patrie qu'il ne trouve plus dans la France post-révolutionnaire, il la cherche en vain parmi les ruines de la Grèce et ne la retrouve qu'à Jérusalem, figure de cette religion qu'il définira plus tard, exilé dans la Bohème, comme « la patrie universelle 31 ». À travers les désillusions du voyage, et particulièrement du périple grec de l'Itinéraire, l'amour de la patrie et la recherche d'une terre se transforment en un amour et en une recherche du ciel.

35Au centre du périple grec le personnage d'Avramiotti, figure d'exilé créée ad hoc par Chateaubriand, est donc bien moins un souvenir réel du voyageur qu'un jalon symbolique du voyage. Au contraire du soldat d'Argos mourant en Italie, le docteur en exil regrette sa patrie, mais oublie de tourner ses regards vers le ciel. Son désir est voué à la frustration parce que trop exclusivement rétrograde et rétrospectif. Argos ne saurait être pour lui autre chose qu'une terre d'exil et une voie sans issue. Devant ce désir sans remède, Chateaubriand comprend et précise le lieu d'être eschatologique de la Grèce entre la France, sa terre natale, et la Judée, sa terre promise. Ces trois terres – la France natale, la Grèce de l'exil et la Judée promise – sont trois avatars de patrie. Au cours d'une longue et douloureuse anabase, le pèlerin remonte à travers elles, d'abord de l'ordre de la chair (la France ou la patrie physique) jusqu'à l'ordre de l'esprit (la Grèce ou la patrie intellectuelle), puis de l'ordre de l'esprit jusqu'à l'ordre de la charité (Jérusalem ou la patrie spirituelle).

36Une telle configuration fait de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem le symbole de l'existence terrestre considérée comme voyage entre un berceau perdu et un tombeau promis. Entre regret du départ et espérance du but, le voyageur – c'est-à-dire l'homme – y marche de la terre au ciel. Plus il s'éloigne de sa patrie, plus il se rapproche de son origine.